La première circulaire
relative au convent fut adressée dès 1784
à tous les maçons distingués de
l'
Europe. Cette circulaire, qui ne donnait qu'une idée
générale des recherches du convent que l'on
voulait ouvrir en
janvier 1786, avait pour but d'assurer le concours
des
frères les plus éclairés de tous
les
rites. Les noms de quelques-uns des destinataires ont fait supposer
à tort à Clavel que la circulaire avait
été également adressée
à des personnes qui n'appartenaient pas à la
société maçonnique. Mais Mesmer,
Eteilla et
Saint-Martin étaient francs-maçons.
A dire vrai,
Saint-Martin n'assistait
plus depuis longtemps aux assemblées maçonniques
où il avait toujours été
reçu avec distinction parce qu'on lui reconnaissait de la
conviction et qu'il était un parfait honnête
homme. Nous avons vu comment il avait abandonné les travaux
de la loge de Willermoz et comment il s'était
séparé de l'Ordre des
Elus-Coëns
pour de spécieuses raisons de pneumatologie, et nous savons
l'aversion que lui inspiraient les travaux
hermétiques des
chapitres
Philalèthes.
D'ailleurs il ne faisait point
mystère de cette aversion. Il suffit pour s'en assurer de
lire certains passages de son
Tableau
naturel, publié en 1782,
soit environ deux ans avant la circulaire des
Philalèthes.
Dans cet ouvrage,
Saint-Martin,
après avoir déclaré que les
emblèmes, les
allégories, les antiques symboles
de la mythologie, etc., n'ont pas plus de rapport avec les sciences
hermétiques
[Note
de l'auteur : Le bénédictin Dom
Pernéty avait soutenu le contraire dans trois volumes
publiés en 1757 et intitulés Fables
égyptiennes et grecques dévoilées
et Dictionnaire mytho-hermétique. Dom
Pernéty avait fondé dès 1760,
à Avignon, une société de disciples de Swedenborg
connus sous le nom d'Illuminés d'Avignon. Il
établit également plus tard la loge
hermétique du Comtat-Venaisin.]
qu'avec l'astronomie, attaque la science
hermétique et ses
partisans d'une façon qui nous ferait soupçonner
une certaine mauvaise foi chez tout autre auteur que notre
théosophe
[Note
de l'auteur : Cela n'a pas empêché M. Papus
d'écrire que « Saint-Martin devint la
tête du mouvement hermétique tout entier.
»]. Nous comprendrions qu'il se
fût contenté d'appliquer à la
Haute-Chimie le raisonnement qu'il appliquait à la
Théurgie, pour arriver à conclure que cette
science
hermétique « renferme en elle seule plus
d'illusion et de danger que toutes les autres sciences
matérielles ensemble, parce qu'étant fausse comme
elles dans sa base et dans son objet, elle a néanmoins par
ses procédés, par sa doctrine et par ses
résultats, plus de ressemblance avec la
vérité », et pour déclarer
que « parmi ses partisans il en est qui sembleraient assez
habiles et assez persuadés pour être dangereux
» ; mais après quelques critiques peu heureuses
qui nous montrent combien leur auteur avait négligé d'étudier la
question,
Saint-Martin ne craint pas d'écrire que
« la doctrine des Philosophes
hermétiques, ainsi
que leur marche, conduit à l'erreur tous ceux qui se
laissent séduire par le merveilleux des faits qu'ils nous
présentent », en ajoutant que « l'usage
où ils sont d'employer la prière pour le
succès de leur œuvre, et leur persuasion de ne pouvoir
jamais l'obtenir sans cette voie, ne doit point en imposer. Car c'est
ici où leur erreur se manifeste avec plus
d'évidence ; puisque leur travail se bornant à
des substances matérielles, ne s'élève
pas au-dessus des causes secondes ». « Je
m'arrête peu, dit-il encore, au motif qui les
empêche de révéler leurs
prétendus secrets, à cette crainte qu'ils
affectent que si leur science devenait universelle, elle
n'anéantît les sociétés
civiles et les empires, et ne détruisît l'harmonie
qui paraît être sur la terre. Comment leur science
pourrait-elle devenir universelle, si comme ils l'enseignent, elle ne
peut être le partage que du petit nombre des élus
de
Dieu ?
[Note de
l'auteur : On remarquera que les motifs donnés par les
Philosophes hermétiques sont
interprétés, ici, par Saint-Martin, d'une
manière exclusivement mystique et qui nous montre encore une
fois que notre auteur n'a aucune idée de la
méthode initiatique. Les Philosophes hermétiques
qui s'honorent, à juste titre, de compter parmi eux des
hommes comme Roger Bacon, Raymond Lulle, Arnaud de Villeneuve,
Paracelse, Van Helmont et Thomas d'Aquin, savaient parfaitement que
leur science n'était pas inaccessible aux
méchants. C'est la principale sinon l'unique raison
d'être des symboles et des allégories, dont,
à l'instar de toutes les sociétés
initiatiques, ils ont voilé leurs enseignements. Nolite
mittere margaritas ante porcos.]. Et
il termine en déclarant que « si dans les
différentes classes de Philosophes
hermétiques,
il en est qui prétendent parvenir à l'uvre, sans
employer aucune substance matérielle, nous ne pouvons nier
que leur marche ne soit fort distinguée ; mais nous ne
trouverons pas leur objet plus digne d'eux, ni leur but plus
légitime »
[Note
de l'auteur : Le Tableau naturel est le dernier
ouvrage de Saint-Martin portant la désignation toute
maçonnique de publication « A Edimbourg
» alors que l'ouvrage était réellement
publié à Lyon. Quant à la mention
« par un Philosophe Inconnu », elle semblerait
assez déplacée sur un tel ouvrage, si l'on songe
que la très ancienne société des Philosophes
Inconnus, au régime de laquelle avaient appartenu
les premiers Philalèthes,
était une société
d'hermétistes. Les statuts des Philosophes Inconnus
ont été publiés par le baron de
Tschoudy, dans son Etoile flamboyante, en 1766. Il
est presque inutile de dire que la société des Philosophes
Inconnus n'était pas martiniste,
ainsi que le déclare un auteur par trop naïf.].
Les opinions de Saint-Martin
n'étaient évidemment pas ignorées des
organisateurs du convent
philalèthe. L'hermétiste
Henri de
Loos qui, lors du premier séjour de
Martinès de Pasqually à
Paris, avait
participé à l'établissement du
Tribunal-Souverain des Elus-Coëns
[Note
de l'auteur : Un auteur maçonnique, évidemment
trompé par similitude de noms et par un rapprochement de
dates, a écrit à ce sujet que le
peintre Van Loo aida Martinès de Pasqually
à faire connaître le rite des Elus-Coëns
dans les loges parisiennes en 1768.], avait
déjà critiqué, dans un ouvrage paru un
an avant le
Tableau
naturel, certaines affirmations
contenues dans le premier livre de
Saint-Martin,
Des Erreurs et de la
Vérité [Note de l'auteur :
Hâtons-nous de dire que ces critiques sont très
bienveillantes. De Loos, tout en annonçant que, pour suivre
l'auteur au sujet de la médecine universelle, il a voulu
donner un peu d'étendue à cette
matière « afin de lui prouver en raccourci son
étoignement sur cet objet » déclare en
effet qu'il respecte le génie et l'éloquence de
Saint-Martin, en restant persuadé que ce dernier aurait
corrigé quelques articles de son ouvrage, s'il les
eût examinés avec plus d'attention.]
et certes, si des
philalèthes comme Savalette de Langes et
De Gleichen n'avaient pu apprécier les idées de
Saint-Martin dans les divers cercles où notre
théosophe exposait ses
conceptions [Note
de l'auteur : De Gleichen, qui avait assisté maintes fois
aux causeries de Saint-Martin dont il connut tous les ouvrages, fait
une distinction fort nette entre les idées de ce dernier et
celles de Martinès de Pasqually mais, sans faire une
critique détaillée de ses publications, il s'est
borné à écrire que Saint-Martin avait
parlé de quelques sciences « d'une
façon fort baroque ». Il est vraisemblable que
l'auteur des Hérésies
métaphysiques ne ménagea pas ses
critiques à l'auteur des Erreurs et de la
Vérité, et qu'il ne faut pas chercher
ailleurs la raison de l'antipathie de Saint-Martin pour Gleichen,
auquel il reprochait de chercher de l'erreur partout.],
les Elus-Coëns De
Loos, Salzac ou De Calvimont les eussent
certainement renseignés sur les faits et gestes de l'ancien
disciple de Martinès. Mais les organisateurs du convent
avaient décidé que, contrairement à ce
qui s'était passé au convent
templier de
Wilhemsbad, on ferait appel aux lumières de tous les
maçons de bonne volonté, et cette
décision justifie amplement les convocations qui furent
envoyées a des maçons qui, comme
Saint-Martin ou
Ferdinand de Brünswick, étaient peu favorables ou
opposés aux
Philalèthes.
Le convent eut une
assemblée préparatoire le 13 novembre 1784. Dans
cette assemblée on déféra la
présidence au
frère Savalette de Langes et on
nomma secrétaires, pour la langue allemande, le
baron de
Gleichen, et, pour la langue française le
marquis de
Chefdebien. Il fut donné lecture des lettres
d'adhésion du comte Félix Potocki qui devait
recevoir trois mois plus tard la grande maîtrise de la
Grande
Loge de Pologne ; du ministre Wallner, chef du
département
religieux de la Prusse et directeur de la loge
des
Rose-Croix de
Potsdam ; du
baron de Bromer,
substitut du
marquis de la Rochefoucault-Bayers, grand-maître
du
Rite Ecossais Philosophique ; du marquis
d'
Ossun, substitut de M. de Las Casas, grand-souverain des
Elus-Coëns,
et du Dr Dubarry, secrétaire des
Rose-Croix
Philadelphes. Le
duc Ferdinand de Brünswick, le Dr
Mesmer et
Saint-Martin s'excusaient de ne pouvoir répondre
à la convocation des
Philalèthes.
Le premier se souvenait sans doute de l'opposition des
Philalèthes
et de la manière dont on avait reçu leur
envoyé au convent de Wilhemsbad. Le second, bien que
très lié avec la plupart des membres des
Amis
réunis et notamment avec Court de
Gébelin, luttait alors désespérément contre l'opposition des Facultés de France et d'
Europe qui couvraient de brocards son
Magnétisme dont la pratique était spécialement étudiée dans la loge
Harmonie universelle de
Paris. Quant à
Saint-Martin, qui, d'ailleurs, détestait Mesmer, « cet homme qui n'est que matière et qui n'est même pas en état de faire un matérialiste », son
refus de participer aux opérations, du convent ne saurait nous surprendre.
Quelques
jours après cette assemblée préparatoire, la Mère-Loge du
Rite Ecossais philosophique s'étant opposée à ce que l'on donnât des renseignements sur les dogmes qu'elle professait, dans une assemblée où elle supposait que les
frères des divers grades participeraient à toutes les discussions, le
marquis de la Rochefoucault-Bayers retira son adhésion. Aussi, pour dissiper les malentendus qui ne pouvaient manquer de se produire, le comité organisateur
rédigea une seconde circulaire. On y expliquait le mécanisme du convent dont on avançait la date, parce que beaucoup de maçons ne pouvaient
répondre que leur adhésion fût possible deux ans plus tard, et aussi parce que l'on avait occasion d'entendre le fameux Cagliostro exposer le système de son
rite égyptien.