LETTRE
ENCYCLIQUE DU SOUVERAIN PONTIFE JEAN-PAUL II
(25 mars 1995)
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Aux évêques, aux presbytres et aux diacres, aux religieux et aux religieuses, aux fidèles laïcs et à toutes les personnes de bonne volonté, sur la valeur et l'inviolabilité de la vie humaine.
INTRODUCTION 1. L'
Evangile de la vie se trouve au cur du message de
Jésus. Reçu chaque
jour par l'
Eglise avec
amour, il doit être annoncé avec courage et
fidélité comme une bonne nouvelle pour les hommes de toute époque et de toute culture. A l'aube du salut, il y a la naissance d'un
enfant, proclamée comme une joyeuse nouvelle : « Je vous annonce une grande joie, qui sera celle de tout le peuple : aujourd'hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la cité de David » (
Luc 2, 10-11). Assurément, la naissance du Sauveur a libéré cette "grande joie", mais, à
Noël, le sens plénier de toute naissance humaine setrouve également révélé, et la joie
messianique apparaît ainsi comme le fondement et l'accomplissement de la joie qui accompagne la naissance de tout
enfant (cf. Jn 16, 21).
Exprimant ce qui est au cur de sa mission rédemptrice,
Jésus dit : « Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance » (Jn 10, 10). En vérité, il veut parler de la vie "nouvelle" et "éternelle" qui est la communion avec lePère, à laquelle tout homme est appelé par grâce dans le Fils, par l'action de l'
Esprit sanctificateur. C'est précisément dans cette "vie" que les aspects et les moments de la vie de l'homme acquièrent tous leur pleine signification.
La valeur incomparable de la personne humaine
2. L'homme est appelé à une plénitude de vie qui va bien au-delà des
dimensions de son existence sur
terre, puisqu'elle est la participation à la vie même de
Dieu.
La profondeur de cette vocation surnaturelle révèle la grandeur et le prix de la vie humaine, même dans sa phase temporelle. En effet, la vie dans le temps est une condition fondamentale, un moment initial et une partie intégrante du développement entier et unitaire de l'existence humaine. Ce développement de la vie, de manière inattendue et
imméritée,
est éclairé par la promesse de la vie divine et
renouvelé par le don de cette vie divine ; il atteindra son
plein accomplissement dans l'éternité (cf. 1 Jn
3, 1-2). En même temps, cette vocation surnaturelle souligne
le caractère relatif de la vie terrestre de l'homme et de la
femme. En vérité, celle-ci est une réalité qui n'est pas "dernière", mais "avant-dernière" ; c'est de toute façon une
réalité sacrée qui nous est confiée pour que nous la gardions de manière responsable et que nous la portions à sa perfection dans
l'
amour et dans le don de nous-mêmes à
Dieu et à nos
frères.
L'
Eglise sait que cet
Evangile de la vie, qui lui a été remis par son Seigneur (1), trouve un écho profond et convaincant dans le
cœur de chaque personne, croyante et même non croyante, parce que, tout en dépassant infiniment ses attentes, il y correspond de manière surprenante. Malgré les difficultés et les incertitudes, tout homme
sincèrement ouvert à la vérité et au bien peut, avec la
lumière de la raison et sans oublier le travail secret de la grâce, arriver à reconnaître, dans la loi naturelle inscrite dans les
cœurs (cf. Rm 2, 14-15), la valeur sacrée de la vie humaine depuis son commencement
jusqu'à son terme ; et il peut affirmer le droit de tout
être humain à voir intégralement
respecter ce bien qui est pour lui
primordial. La
convivialité humaine et la communauté politique
elle-même se fondent sur la reconnaissance de ce droit.
La défense et la mise en valeur de ce droit doivent
être, de manière particulière, l'œuvre
de ceux qui croient au Christ, conscients de la merveilleuse
vérité rappelée par le
Concile Vatican
II : «
Par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est
en quelque sorte uni lui-même à tout homme
». (2) Dans cet événement de salut, en
effet, l'humanité reçoit non seulement la
révélation de l'
amour infini de
Dieu qui
«
a tant aimé le monde qu'il a
donné son Fils unique » (Jn 3, 16), mais
aussi celle de la valeur incomparable de toute personne humaine.
Et, scrutant assidûment le
mystère de la
Rédemption, l'
Eglise
reçoit cette valeur avec un étonnement toujours
renouvelé (3), et elle se sent appelée
à annoncer aux hommes de tous les temps cet "
Evangile ",
source d'une espérance invincible et d'une joie
véritable pour chaque époque de l'
histoire.
L'
Evangile de l'
amour de
Dieu pour l'homme, l'
Evangile de la
dignité de la personne et l'
Evangile de la vie sont un
Evangile unique et indivisible.
C'est pourquoi l'homme, l'homme vivant, constitue la route première et fondamentale de l'
Eglise. (4)
Les nouvelles menaces contre la vie humaine
3. En vertu du mystère du Verbe de
Dieu qui s'est fait chair (cf. Jn 1, 14), tout homme est confié à la sollicitude
maternelle de l'
Eglise. Aussi toute menace contre la dignité de l'homme et contre sa vie ne peut-elle que
toucher le cur même de l'
Eglise ; elle ne peut que l'atteindre au centre de sa foi en l'Incarnation rédemptrice du Fils de
Dieu et dans sa mission d'annoncer l'
Evangile de la vie dans le monde entier et
à toute créature (cf. Mc 16, 15).
Aujourd'hui, cette annonce devient particulièrement urgente en raison de la multiplication et de l'aggravation impressionnantes des menaces contre la vie des personnes et des peuples, surtout quand cette vie est faible et sans défense. Aux fléaux anciens et douloureux de la misère, de la faim, des maladies endémiques, de la violence et des guerres, il s'en ajoute d'autres, dont les modalités sont nouvelles et les
dimensions inquiétantes.
Dans une page d'une dramatique actualité, le
Concile Vatican II a déploré avec
force les multiples crimes et attentats contre la vie humaine. Trente ans plus tard, faisant miennes les paroles de l'assemblée conciliaire, je déplore ces maux encore une fois et avec la même
force au nom de l'
Eglise tout entière, certain d'être l'interprète du sentiment authentique de toute conscience droite : « Tout ce qui s'oppose à
la vie elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide, l'avortement, l'
euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui constitue une violation de l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture physique ou morale, les tentatives de contraintes psychiques ; tout ce qui est offense à la dignité de l'homme, comme les conditions de vie infra-humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable : toutes ces pratiques et d'autres analogues sont, en vérité,
infâmes. Tandis qu'elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plus encore que ceux qui les subissent, et elles insultent gravement à l'honneur du Créateur ". (5)
4. Malheureusement, ce panorama inquiétant, loin de se rétrécir, va plutôt en s'élargissant : avec les nouvelles perspectives ouvertes par le progrès scientifique et technique, on voit
naître de nouvelles formes d'attentats à la
dignité de l'être humain. En même temps,
se dessine et se met en place une nouvelle situation culturelle qui
donne aux crimes contre la vie un aspect inédit et – si cela
se peut – encore plus injuste, ce qui suscite d'autres graves
préoccupations : de larges couches de l'opinion publique
justifient certains crimes contre la vie au nom des droits de la
liberté individuelle, et, à partir de ce
présupposé, elles prétendent avoir non
seulement l'impunité, mais même l'autorisation de
la part de l'Etat, afin de les pratiquer dans une
liberté
absolue et, plus encore, avec l'intervention gratuite des services de
santé.
Tout cela provoque un profond
changement dans la façon de considérer la vie et
les relations entre les hommes. Le fait que les législations
de nombreux pays, s'éloignant le cas
échéant des principes mêmes qui fondent
leurs Constitutions, aient accepté de ne pas punir ou, plus
encore, de reconnaître la légitimité
totale de ces pratiques contre la vie est tout à la fois un
symptôme préoccupant et une cause non
négligeable d'un grave effondrement moral : des choix
considérés jadis par tous comme criminels et
refusés par le sens moral commun deviennent peu à
peu socialement respectables. La médecine
elle-même, qui a pour vocation de défendre et de
soigner la vie humaine, se prête toujours plus largement dans
certains secteurs à la réalisation de ces actes
contre la personne ; ce faisant, elle défigure son visage,
se met en contradiction avec elle-même et blesse la
dignité de ceux qui l'exercent. Dans un tel contexte
culturel et
légal, même les graves
problèmes démographiques, sociaux ou familiaux,
qui pèsent sur de nombreux peuples du monde et qui exigent
une attention responsable et active des communautés
nationales et internationales, risquent d'être
résolus de manière fausse et
illusoire, en
contradiction avec la vérité et avec le bien des
personnes et des nations.
Le résultat auquel on
parvient est dramatique : s'il est particulièrement grave et
inquiétant de voir le phénomène de
l'élimination de tant de vies humaines naissantes ou sur le
chemin de leur déclin, il n'est pas moins grave et
inquiétant que la conscience elle-même, comme
obscurcie par d'aussi profonds conditionnements, ait toujours plus de
difficulté à percevoir la distinction entre le
bien et le mal sur les points qui concernent la valeur fondamentale de
la vie humaine.
En
communion avec tous les Evêques du monde
5. Le
problème des menaces contre la vie humaine en notre temps a
fait l'objet du Consistoire extraordinaire des
Cardinaux qui a eu lieu
à Rome du 4 au 7 avril 1991. Après un examen
ample et approfondi du problème et des défis
lancés à toute la famille humaine, en particulier
à la communauté chrétienne, les
Cardinaux m'ont, par un vote unanime, demandé de
réaffirmer avec l'autorité du Successeur de
Pierre la valeur de la vie humaine et son inviolabilité, eu
égard aux circonstances actuelles et aux attentats qui la
menacent aujourd'hui.
Après avoir accueilli cette
requête, j'ai, le
jour de la Pentecôte 1991,
adressé une lettre personnelle à chacun de mes
Frères dans l'
épiscopat pour qu'il m'apporte,
dans l'
esprit de la collégialité
épiscopale, sa collaboration en
vue de la
rédaction d'un document portant sur cette question. (6) Je
suis profondément reconnaissant à tous les
évêques qui m'ont répondu, me donnant
des informations, des suggestions et des propositions qui m'ont
été précieuses. De cette
façon aussi, ils ont apporté le
témoignage de leur participation unanime et
sincère à la mission doctrinale et pastorale de
l'
Eglise au sujet de l'
Evangile de la vie.
Dans la même lettre, peu
avant la célébration du centenaire de
l'Encyclique
Rerum novarum, j'attirais l'attention
de tous sur cette singulière analogie : « De
même qu'il y a un siècle, c'était la
classe ouvrière qui était opprimée
dans ses droits fondamentaux, et que l'
Eglise prit sa
défense avec un grand courage, en proclamant les droits
sacro-saints de la personne du travailleur, de même,
à présent, alors qu'une autre
catégorie de personnes est opprimée dans son
droit fondamental à la vie, l'
Eglise sent qu'elle doit, avec
un égal courage, donner une voix à celui qui n'a
pas de voix. Elle reprend toujours le cri
évangélique de la défense des pauvres
du monde, de ceux qui sont menacés,
méprisés et à qui l'on
dénie les droits humains ". (7)
Il y a aujourd'hui une multitude
d'êtres humains faibles et sans défense qui sont
bafoués dans leur droit fondamental à la vie,
comme le sont, en particulier, les
enfants encore à
naître. Si l'
Eglise, à la fin du siècle
dernier, n'avait pas le droit de se taire face aux injustices qui
existaient alors, elle peut encore moins se taire aujourd'hui, quand,
aux injustices sociales du passé qui ne sont malheureusement
pas encore surmontées, s'ajoutent en de si nombreuses
parties du monde des injustices et des phénomènes
d'oppression même plus graves, parfois
présentés comme des
éléments de progrès en
vue de
l'organisation d'un nouvel ordre mondial.
La présente encyclique,
fruit de la collaboration de l'
épiscopat de tous les pays du
monde, veut donc être une réaffirmation
précise et ferme de la valeur de la vie humaine et de son
inviolabilité, et, en même temps, un appel
passionné adressé à tous et
à chacun, au nom de
Dieu : respecte, défends,
aime et sers la vie, toute vie humaine ! C'est seulement sur cette voie
que tu trouveras la justice, le développement, la
liberté véritable, la paix et le bonheur !
Puissent ces paroles parvenir
à tous les fils et à toutes les filles de
l'
Eglise ! Puissent-elles parvenir à toutes les personnes de
bonne volonté, soucieuses du bien de chaque homme et de
chaque femme ainsi que du
destin de la société
entière !
6. En profonde communion avec chacun de mes
frères et surs dans la foi et animé par une amitié sincère pour tous, je veux méditer à nouveau et annoncer l'
Evangile de la vie, splendeur de la vérité qui éclaire les consciences, lumière vive qui guérit le regard obscurci, source intarissable de constance
et de courage pour faire face aux défis toujours nouveaux que nous rencontrons sur notre chemin.
Et, tandis que je repense aux riches expériences vécues pendant l'
Année de la Famille, comme pour donner une conclusion à la Lettre que j'ai adressée " à chaque famille concrète de toutes les régions de la terre " (8), je porte mon regard avec une confiance renouvelée vers tous les foyers et je souhaite que renaisse et se renforce à tous les niveaux l'engagement de tous à soutenir la famille, pour qu'aujourd'hui encore au milieu de nombreuses difficultés et de lourdes menaces – elle demeure constamment, selon le dessein de
Dieu, comme un "
sanctuaire de la vie". (9) A tous les membres de l'
Eglise, peuple de la vie et pour la vie, j'adresse le plus pressant des appels afin qu'ensemble nous puissions donner à notre monde de nouveaux signes d'espérance, en agissant pour que grandissent la justice et la solidarité, et que s'affirme une nouvelle culture de la vie humaine, pour l'édification d'une authentique civilisation de la vérité et de
l'
amour.
CHAPITRE I
LA VOIX DU SANG DE TON FRÈRE CRIE VERS MOI DU SOL
LES MENACES ACTUELLES CONTRE LA VIE HUMAINE
« Caïn se jeta contre son frère Abel et le tua » (Gn 4, 8) :
à la racine de la violence contre la vie
7. "
Dieu n'a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la
perte des vivants. Il a tout créé pour
l'être... Oui,
Dieu a créé l'homme pour
l'incorruptibilité ; il en a fait une image de sa propre
nature. C'est par l'
envie du diable que la mort est entrée
dans le monde ; ils en font l'expérience, ceux qui lui
appartiennent " (Sg 1, 13-14; 2, 23-24).
L'
Evangile de la vie,
proclamé à l'origine avec la création
de l'homme à l'image de
Dieu en
vue d'un
destin de vie
pleine et parfaite (cf. Gn 2, 7; Sg 9, 2-3), fut contredit par
l'expérience déchirante de la mort qui entre dans
le monde et qui jette l'ombre du non-sens sur toute l'existence de
l'homme. La mort y entre à cause de la jalousie du diable
(cf. Gn 3, 1.4-5) et du péché de nos premiers
parents (cf. Gn 2, 17; 3, 17-19). Et elle y entre de manière
violente, à cause du meurtre d'
Abel par son
frère
Caïn : « Comme ils étaient en pleine
campagne,
Caïn se jeta sur son
frère Abel et le tua
" (Gn 4, 8).
Ce premier meurtre est
présenté avec une éloquence
singulière dans une page paradigmatique du livre de la
Genèse : une page réécrite chaque
jour
dans le livre de l'
histoire des peuples, sans trêve et d'une
manière répétée qui est
dégradante.
Relisons ensemble cette page biblique
qui, malgré son archaïsme et son extrême
simplicité, se présente comme
particulièrement riche d'enseignements.
"
Abel devint pasteur de petit
bétail et
Caïn cultivait le sol. Le temps passa et
il advint que
Caïn présenta des produits du sol en
offrande au Seigneur et qu'
Abel, de son côté,
offrit des premiers-nés de son troupeau, et même
de leur
graisse. Or, le Seigneur agréa
Abel et son offrande.
Mais il n'agréa pas
Caïn et son offrande, et
Caïn en fut très irrité et eut le visage
abattu. Le Seigneur dit à
Caïn : «
Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ?
Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la
tête ? Mais si tu n'es pas bien disposé, le
péché n'est-il pas à la porte, une
bête tapie qui te convoite ? Pourras-tu la dominer ? "
Cependant
Caïn dit à son
frère Abel :
«
Allons dehors ", et, comme ils étaient en pleine
campagne,
Caïn se jeta sur son
frère Abel et le tua.
Le Seigneur dit à
Caïn : «
Où est ton
frère Abel ? » Il répondit :
«
Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon
frère ? » Le Seigneur reprit :
«
Qu'as-tu fait ! Ecoute le sang de ton
frère crier vers moi du sol ! Maintenant, sois maudit et
chassé du sol fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir
de ta main le sang de ton frère. Si tu cultives le sol, il
ne te donnera plus son produit : tu seras un errant parcourant la terre
». Alors
Caïn dit au Seigneur : «
Ma
peine est trop lourde à porter. Vois ! Tu me bannis
aujourd'hui du sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je
serai un errant parcourant la terre, mais le premier venu me tuera !
» Le Seigneur lui répondit : « Aussi
bien si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois
», et le Seigneur mit un signe sur Caïn, afin que le
premier venu ne le frappât point. Caïn se retira de
la présence du Seigneur et séjourna au pays de
Nod, à l'orient d'Eden » (Gn 4, 2-16).
8.
Caïn est " très irrité " et il
a le visage " abattu " parce que " le Seigneur agréa
Abel et
son offrande " (Gn 4, 4). Le texte biblique ne
révèle pas le motif pour lequel
Dieu
préfère le sacrifice d'
Abel à celui de
Caïn ; mais il montre clairement que, tout en
préférant le don d'
Abel, il n'interrompt pas son
dialogue avec
Caïn. Il l'avertit en lui rappelant sa
liberté face au mal : l'homme n'est en rien
prédestiné au mal. Certes, comme
l'était déjà
Adam, il est
tenté par la puissance maléfique du
péché qui, comme une bête
féroce, est tapi à la porte de son
cœur, guettant
le moment de se jeter sur sa proie. Mais
Caïn demeure libre
face au péché. Il peut et il doit le dominer :
«
Il te convoite, mais toi, domine-le !
» (Gn 4, 7).
La jalousie et la colère
l'emportent sur l'avertissement du Seigneur, et c'est pourquoi
Caïn se jette sur son
frère et le tue. Comme on le
lit dans le Catéchisme de l'
Eglise catholique, «
l'Ecriture,
dans le récit du meurtre d'Abel par son frère
Caïn, révèle, dès les
débuts de l'histoire humaine, la présence dans
l'homme de la colère et de la convoitise,
conséquences du péché originel.
L'homme est devenu l'ennemi de son semblable ». (10)
Le
frère tue le
frère. Comme dans le premier fratricide, dans tout homicide
est violée la parenté "spirituelle" qui
réunit les hommes en une seule grande famille (11), tous
participant du même bien unique fondamental : une
égale dignité personnelle. Il n'est pas rare que
soit parallèlement violée la parenté "
de la chair et du sang ", par exemple lorsque les menaces contre la vie
se développent dans les rapports entre parents et
enfants :
c'est le cas de l'avortement ou bien, dans un contexte familial ou
parental plus large, celui de l'
euthanasie favorisée ou
provoquée. A la source de toute violence contre le prochain,
il y a le fait de céder à la "logique" du
Mauvais, c'est-à-dire de celui qui «
était
homicide dès le commencement » (Jn 8,
44), comme nous le rappelle l'Apôtre Jean : «
Car
tel est le message que vous avez entendu dès le
début : nous devons nous aimer les uns les autres, loin
d'imiter Caïn, qui, étant du Mauvais,
égorgea son frère » (1 Jn 3,
11-12). Ainsi, le meurtre du
frère à l'aube de
l'
histoire donne un triste témoignage de la
manière dont le mal progresse avec une rapidité
impressionnante : à la révolte de l'homme contre
Dieu au paradis terrestre s'ajoute la lutte mortelle de l'homme contre
l'homme.
Après le crime,
Dieu
intervient pour venger la victime. Face à
Dieu qui
l'interroge sur le sort d'
Abel,
Caïn, au lieu de se montrer
troublé et de demander pardon, élude la question
avec arrogance : «
Je ne sais pas. Suis-je le
gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9).
«
Je ne sais pas » : par le
mensonge,
Caïn cherche à couvrir son crime. C'est
ainsi que cela s'est souvent passé et que cela se passe
quand les idéologies les plus diverses servent à
justifier et à masquer les crimes les plus atroces
perpétrés contre la personne. " Suis-je le
gardien de mon
frère ? " :
Caïn ne veut pas penser
à son
frère et refuse d'assumer la
responsabilité de tout homme vis-à-vis d'un
autre. On pense spontanément aux tendances actuelles qui
font perdre à l'homme sa responsabilité
à l'égard de son semblable : on en à
des symptômes, entre autres, dans la perte de la
solidarité à l'égard des membres les
plus faibles de la société – comme les personnes
âgées, les malades, les immigrés, les
enfants –, et dans l'indifférence qu'on remarque souvent
dans les rapports entre les peuples même quand il y va de
valeurs fondamentales comme la survie, la
liberté et la paix.
9. Mais
Dieu ne peut laisser le crime impuni : du sol sur lequel il a
été versé, le sang de la victime exige
que
Dieu fasse justice (cf. Gn 37, 26; Is 26, 21; Ez 24, 7-8). De ce
texte, l'
Eglise a tiré l'expression de "
péchés qui crient vengeance à la face
de
Dieu " et elle y a inclus, au premier chef, l'homicide volontaire.
(12) Pour les Juifs comme pour de nombreux peuples de
l'Antiquité, le sang est le lieu de la vie ; bien plus, " le
sang est la vie " (Dt 12, 23) et la vie, surtout la vie humaine,
n'appartient qu'à
Dieu ; c'est pourquoi celui qui attente
à la vie de l'homme attente en quelque sorte à
Dieu luimême.
Caïn est maudit par
Dieu et
aussi par la terre qui lui refusera ses
fruits (cf. Gn 4, 11-12). Et il
est puni : il habitera dans la steppe et dans le désert. La
violence homicide change profondément le cadre de vie de
l'homme. La terre, qui était le "
jardin d'Eden " (Gn 2,
15), lieu d'abondance, de relations interpersonnelles sereines et
d'amitié avec
Dieu, devient le " pays de Nod " (Gn 4, 16),
lieu de la " misère ", de la solitude et de
l'éloignement de
Dieu.
Caïn sera " un errant
parcourant la terre " (Gn 4, 14) : l'incertitude et
l'instabilité l'accompagneront sans cesse.
Toutefois
Dieu, toujours
miséricordieux même quand il punit, " mit un signe
sur
Caïn, afin que le premier venu ne le frappât
point " (Gn 4, 15) : il lui donne donc un signe distinctif, qui a pour
but de ne pas le condamner à être
rejeté par les autres hommes mais qui lui permettra
d'être protégé et défendu
contre ceux qui voudraient le tuer, même pour venger la mort
d'
Abel. Meurtrier, il garde sa dignité personnelle et
Dieu
lui-même s'en fait le garant. Et c'est
précisément ici que se manifeste le
mystère paradoxal de la justice
miséricordieuse
de
Dieu, ainsi que l'écrit
saint Ambroise : «
Comme il y avait eu fratricide, c'est-à-dire le plus grand
des crimes, au moment où s'introduisit le
péché, la loi de la
miséricorde divine
devait immédiatement être étendue ;
parce que, si le châtiment avait immédiatement
frappé le coupable, les hommes, quand ils puniraient,
n'auraient pas pu se montrer tolérants ou doux, mais ils
auraient immédiatement châtié les
coupables. (...)
Dieu repoussa
Caïn de sa face et, comme il
était rejeté par ses parents, il le
relégua comme dans l'exil d'une habitation
séparée, parce qu'il était
passé de la douceur humaine à la
cruauté de la bête sauvage. Toutefois,
Dieu ne
voulut pas punir le meurtrier par un meurtre, puisqu'il veut amener le
pécheur au repentir plutôt qu'à la mort
". (13)
"
Qu'as-tu fait ? " (Gn 4, 10) : l'éclipse de la valeur de la
vie
10. Le
Seigneur dit à
Caïn : « Qu'as-tu fait ?
Ecoute le sang de ton
frère crier vers moi du sol ! " (Gn 4,
10). La voix du sang versé par les hommes ne cesse pas de
crier, de
génération en
génération, prenant des tonalités et
des accents variés et toujours nouveaux.
La question du Seigneur " Qu'as-tu
fait ? ", à laquelle
Caïn ne peut se
dérober, est aussi adressée à l'homme
contemporain, pour qu'il prenne conscience de l'étendue et
de la gravité des attentats contre la vie dont l'
histoire de
l'humanité continue à être
marquée ; elle lui est adressée afin qu'il
recherche les multiples causes qui provoquent ces attentats et qui les
alimentent, et qu'il réfléchisse très
sérieusement aux conséquences qui en
découlent pour l'existence des personnes et des peuples.
Certaines menaces proviennent de la
nature elle-même, mais elles sont aggravées par
l'incurie coupable et par la négligence des hommes, qui
pourraient bien souvent y porter remède ; d'autres, au
contraire, sont le fait de situations de violence, de haine, ou bien
d'intérêts divergents, qui poussent des hommes
à agresser d'autres hommes en se livrant à des
homicides, à des guerres, à des massacres ou
à des génocides.
Et comment ne pas évoquer
la violence faite à la vie de millions d'êtres
humains, spécialement d'
enfants, victimes de la
misère, de la malnutrition et de la famine, à
cause d'une distribution injuste des richesses entre les peuples et
entre les classes sociales ? Ou, avant même qu'elle ne se
manifeste dans les guerres, la violence inhérente au
commerce scandaleux des armes qui favorise l'escalade de tant de
conflits armés ensanglantant le monde ? Ou encore la
propagation de
germes de mort qui s'opère par la
dégradation inconsidérée des
équilibres écologiques, par la diffusion
criminelle de la drogue ou par l'encouragement donné
à des types de comportements sexuels qui, outre le fait
qu'ils sont moralement inacceptables, laissent présager de
graves dangers pour la vie ? Il est impossible
d'énumérer de manière exhaustive la
longue série des menaces contre la vie humaine, tant sont
nombreuses les formes, déclarées ou insidieuses,
qu'elles revêtent en notre temps.
11. Mais
nous entendons concentrer spécialement notre attention sur
un autre genre d'attentats, concernant la vie naissante et la vie
à ses derniers instants, qui présentent des
caractéristiques nouvelles par rapport au passé
et qui soulèvent des problèmes d'une
particulière gravité : par le fait qu'ils tendent
à perdre, dans la conscience collective, leur
caractère de " crime " et à prendre
paradoxalement celui de " droit ", au point que l'on prétend
à une véritable et réelle
reconnaissance
légale de la part de l'Etat et, par suite,
à leur mise en œuvre grâce à
l'intervention gratuite des personnels de santé
eux-mêmes. Ces attentats frappent la vie humaine dans des
situations de très grande précarité,
lorsqu'elle est privée de toute capacité de
défense. Encore plus grave est le fait qu'ils sont, pour une
large part, réalisés
précisément à l'intérieur
et par l'action de la famille qui, de par sa constitution, est au
contraire appelée à être "
sanctuaire
de la vie ".
Comment a-t-on pu en arriver
à une telle situation ? Il faut prendre en
considération de multiples facteurs. A
l'arrière-plan, il y a une crise profonde de la culture qui
engendre le scepticisme sur les fondements mêmes du savoir et
de l'éthique, et qui rend toujours plus difficile la
perception claire du sens de l'homme, de ses droits et de ses devoirs.
A cela s'ajoutent les difficultés existentielles et
relationnelles les plus diverses, accentuées par la
réalité d'une société
complexe dans laquelle les personnes, les couples et les familles
restent souvent seuls face à leurs problèmes. Il
existe même des situations critiques de pauvreté,
d'angoisse ou d'exacerbation, dans lesquelles l'effort harassant pour
survivre, la souffrance à la limite du supportable, les
violences subies, spécialement celles qui atteignent les
femmes, rendent exigeants, parfois jusqu'à
l'héroïsme, les choix en faveur de la
défense et de la promotion de la vie.
Tout cela explique, au moins en
partie, que la valeur de la vie puisse connaître aujourd'hui
une sorte d'"éclipse", bien que la conscience ne cesse pas
de la présenter comme sacrée et intangible ; on
le constate par le fait même que l'on tend à
couvrir certaines fautes contre la vie naissante ou à ses
derniers instants par des expressions empruntées au
vocabulaire de la santé, qui détournent le regard
du fait qu'est en
jeu le droit à l'existence d'une personne
humaine concrète.
12. En
réalité, si de nombreux et graves aspects de la
problématique sociale actuelle peuvent de quelque
manière expliquer le climat d'incertitude morale diffuse et
parfois atténuer chez les individus la
responsabilité personnelle, il n'en est pas moins vrai que
nous sommes face à une réalité plus
vaste, que l'on peut considérer comme une
véritable structure de péché,
caractérisée par la
prépondérance d'une culture contraire
à la solidarité, qui se présente dans
de nombreux cas comme une réelle "culture de mort". Celle-ci
est activement encouragée par de forts courants culturels,
économiques et politiques, porteurs d'une certaine
conception utilitariste de la société.
En envisageant les choses de ce point
de
vue, on peut, d'une certaine manière, parler d'une guerre
des puissants contre les faibles : la vie qui nécessiterait
le plus d'accueil, d'
amour et de soin est jugée inutile, ou
considérée comme un poids insupportable, et elle
est donc refusée de multiples façons. Par sa
maladie, par son handicap ou, beaucoup plus simplement, par sa
présence même, celui qui met en cause le
bien-être ou les habitudes de vie de ceux qui sont plus
favorisés tend à être
considéré comme un
ennemi dont il faut se
défendre ou qu'il faut éliminer. Il se
déchaîne ainsi une sorte de "conspiration contre
la vie". Elle ne concerne pas uniquement les personnes dans leurs
rapports individuels, familiaux ou de groupe, mais elle va bien
au-delà, jusqu'à ébranler et
déformer, au niveau mondial, les relations entre les peuples
et entre les Etats.
13. Pour
favoriser une pratique plus étendue de l'avortement, on a
investi et on continue à investir des sommes
considérables pour la mise au point de
préparations pharmaceutiques qui rendent possible le meurtre
du fœtus dans le sein maternel sans qu'il soit nécessaire de
recourir au service du médecin. Sur ce point, la recherche
scientifique elle-même semble presque exclusivement
préoccupée d'obtenir des produits toujours plus
simples et plus efficaces contre la vie et, en même temps, de
nature à soustraire l'avortement à toute forme de
contrôle et de responsabilité sociale.
Il est fréquemment
affirmé que la contraception, rendue sûre et
accessible à tous, est le remède le plus efficace
contre l'avortement. On accuse aussi l'
Eglise catholique de favoriser
de fait l'avortement parce qu'elle continue obstinément
à enseigner l'illicéité morale de la
contraception. A bien la considérer, l'objection se
révèle en réalité
spécieuse. Il peut se faire, en effet, que beaucoup de ceux
qui recourent aux moyens contraceptifs le fassent aussi dans
l'intention d'éviter ultérieurement la tentation
de l'avortement. Mais les contrevaleurs présentes dans la
"mentalité contraceptive" – bien différentes de
l'exercice responsable de la paternité et de la
maternité, réalisé dans le respect de
la pleine vérité de l'acte conjugal – sont telles
qu'elles rendent précisément plus forte cette
tentation, face à la
conception éventuelle d'une
vie non désirée. De fait, la culture qui pousse
à l'avortement est particulièrement
développée dans les milieux qui refusent
l'enseignement de l'
Eglise sur la contraception. Certes, du point de
vue moral, la contraception et l'avortement sont des maux
spécifiquement différents : l'une contredit la
vérité intégrale de l'acte sexuel
comme expression propre de l'
amour conjugal, l'autre détruit
la vie d'un être humain ; la première s'oppose
à la vertu de
chasteté conjugale, le second
s'oppose à la vertu de justice et viole directement le
précepte divin " Tu ne tueras pas ".
Mais, même avec cette nature
et ce poids moral différents, la contraception et
l'avortement sont très souvent étroitement
liés, comme des
fruits d'une même plante. Il est
vrai qu'il existe même des cas dans lesquels on arrive
à la contraception et à l'avortement
lui-même sous la pression de multiples difficultés
existentielles, qui cependant ne peuvent jamais dispenser de l'effort
d'observer pleinement la loi de
Dieu. Mais, dans de très
nombreux autres cas, ces pratiques s'enracinent dans une
mentalité hédoniste et de
déresponsabilisation en ce qui concerne la
sexualité et elles supposent une
conception
égoïste de la
liberté, qui voit dans la
procréation un obstacle à
l'épanouissement de la personnalité de chacun. La
vie qui pourrait naître de la relation sexuelle devient ainsi
l'
ennemi à éviter absolument, et l'avortement
devient l'unique réponse possible et la solution en cas
d'échec de la contraception.
Malheureusement, l'étroite
connexion que l'on rencontre dans les mentalités entre la
pratique de la contraception et celle de l'avortement se manifeste
toujours plus ; et cela est aussi confirmé de
manière alarmante par la mise au point de
préparations chimiques, de dispositifs
intra-utérins et de vaccins qui, distribués avec
la même facilité que les moyens contraceptifs,
agissent en réalité comme des moyens abortifs aux
tout premiers stades du développement de la vie du nouvel
individu.
14.
Même les diverses techniques de reproduction
artificielle, qui sembleraient être au service de la vie et
qui sont des pratiques comportant assez souvent cette intention,
ouvrent en réalité la porte à de
nouveaux attentats contre la vie. Mis à part le fait
qu'elles sont moralement inacceptables parce qu'elles
séparent la
procréation du contexte
intégralement humain de l'acte conjugal (14), ces techniques
enregistrent aussi de hauts pourcentages d'échec, non
seulement en ce qui concerne la fécondation, mais aussi le
développement ultérieur de l'
embryon, exposé au risque de mort dans des délais généralement très brefs. En outre, on produit parfois des
embryons en nombre supérieur à ce qui est nécessaire pour l'implantation dans l'utérus de la femme et ces "
embryons surnuméraires", comme on les appelle, sont ensuite supprimés ou utilisés pour des recherches qui, sous prétexte de progrès scientifique ou médical, réduisent en réalité la vie humaine à un simple "matériel biologique" dont on peut librement disposer.
Le diagnostic prénatal, qui ne soulève pas de difficultés morales s'il est effectué pour déterminer les soins
éventuellement nécessaires à l'
enfant non encore né, devient trop souvent une occasion de proposer et de provoquer l'avortement. C'est l'avortement eugénique, dont la légitimation dans l'opinion publique naît d'une mentalité perçue à tort comme en
harmonie avec les exigences "
thérapeutiques" qui accueille la vie seulement à certaines conditions et qui refuse la limite, le handicap, l'infirmité.
En poursuivant la même logique, on en est arrivé à refuser les soins ordinaires les plus élémentaires, et même l'alimentation, à des
enfants nés avec des handicaps ou des maladies graves. En outre, le scénario actuel devient encore plus déconcertant
en raison des propositions, avancées çà et là, de légitimer dans la même ligne du droit à l'avortement, même l'infanticide, ce qui fait revenir ainsi à un stade de barbarie que l'on espérait avoir dépassé pour toujours.
15. Des menaces non moins graves pèsent aussi sur les malades incurables et sur les mourants, dans un contexte social et culturel
qui, augmentant la difficulté d'affronter et de supporter la souffrance, rend plus forte la tentation de résoudre le problème de la souffrance en l'éliminant à la racine par l'anticipation de la mort au moment considéré comme le plus opportun.
En faveur de ce choix, se retrouvent souvent des
éléments de nature différente, qui convergent malheureusement vers cette issue terrible. Chez le sujet malade, le sentiment d'angoisse, d'exacerbation
et même de désespérance, provoqué par l'expérience d'une douleur intense et prolongée, peut être décisif. Cela
met à dure épreuve les
équilibres parfois déjà instables de la vie personnelle et familiale, parce que, d'une part, le malade risque de se sentir écrasé par sa propre fragilité malgré l'efficacité toujours plus grande de l'assistance médicale et sociale ; d'autre part, parce que, chez les personnes qui lui sont directement liées, cela peut créer un sentiment de pitié bien concevable même s'il est mal compris. Tout cela est aggravé par une culture ambiante qui ne reconnaît dans la souffrance aucune signification ni aucune valeur, la considérant au
contraire comme le mal par excellence à éliminer à tout prix ; cela se rencontre spécialement dans les cas où aucun point de
vue religieux ne peut aider à déchiffrer positivement le mystère de la souffrance.
Mais, dans l'ensemble du contexte
culturel, ne manque pas non plus de peser une sorte d'attitude
prométhéenne de l'homme qui croit pouvoir ainsi
s'ériger en maître de la vie et de la mort, parce
qu'il en décide, tandis qu'en réalité
il est vaincu et écrasé par une mort
irrémédiablement fermée à
toute perspective de sens et à toute espérance.
Nous trouvons une tragique expression de tout cela dans l'expansion de
l'
euthanasie, masquée et insidieuse, ou effectuée
ouvertement et même légalisée. Mise
à part une prétendue pitié face
à la souffrance du malade, l'
euthanasie est parfois
justifiée par un motif de nature utilitaire, consistant
à éviter des dépenses improductives
trop lourdes pour la société. On envisage ainsi
de supprimer des nouveaux-nés malformés, des
personnes gravement handicapées ou incapables, des
vieillards, surtout s'ils ne sont pas
autonomes, et des malades en
phase terminale. Il ne nous est pas permis de nous taire face
à d'autres formes d'
euthanasie plus sournoises, mais non
moins graves et réelles. Celles-ci pourraient se
présenter, par exemple, si, pour obtenir davantage d'organes
à transplanter, on procédait à
l'
extraction de ces organes sans respecter les critères
objectifs appropriés pour vérifier la mort du
donneur.
16.
Fréquemment, des menaces et des attentats contre
la vie sont associés à un autre
phénomène actuel, le
phénomène démographique. Il se
présente de manière différente dans
les diverses parties du monde : dans les pays riches et
développés, on enregistre une diminution et un
effondrement préoccupants des naissances ; à
l'inverse, les pays pauvres connaissent en
général un taux élevé de
croissance de la population, difficilement supportable dans un contexte
de faible développement économique et social, ou
même de grave sous-développement. Face
à la surpopulation des pays pauvres, il manque, au niveau
international, des interventions globales – des politiques familiales
et sociales sérieuses, des programmes de
développement culturel ainsi que de production et de
distribution justes des ressources –, alors que l'on continue
à mettre en œuvre des politiques anti-natalistes. La
contraception, la stérilisation et l'avortement doivent
évidemment être comptés parmi les
causes qui contribuent à provoquer les situations de forte
dénatalité. On peut facilement être
tenté de recourir à ces méthodes et
aux attentats contre la vie dans les situations d'"explosion
démographique".
L'antique pharaon, ressentant comme
angoissantes la présence et la multiplication des fils
d'Israël, les soumit à toutes les formes
d'oppression et il ordonna de faire mourir tout
enfant de sexe masculin
né des femmes des Hébreux (cf. Ex 1, 7-22). De
nombreux puissants de la terre se comportent aujourd'hui de la
même manière. Eux aussi ressentent comme
angoissant le développement démographique en
cours et ils craignent que les peuples les plus prolifiques et les plus
pauvres représentent une menace pour le bien-être
et pour la tranquillité de leurs pays. En
conséquence, au lieu de vouloir affronter et
résoudre ces graves problèmes dans le respect de
la dignité des personnes et des familles, ainsi que du droit
inviolable de tout homme à la vie, ils
préfèrent promouvoir et imposer par tous les
moyens une planification massive des naissances. Les aides
économiques elles-mêmes, qu'ils seraient
disposés à donner, sont injustement
conditionnées par l'acceptation d'une politique
anti-nataliste.
17.
L'humanité contemporaine nous offre un spectacle
vraiment alarmant lorsque nous considérons non seulement les
différents secteurs dans lesquels se développent
les attentats contre la vie, mais aussi leur forte proportion
numérique, ainsi que le puissant soutien qui leur est
apporté par un large consensus social, par une
fréquente reconnaissance
légale, par la
participation d'une partie du personnel de santé.
Comme je l'ai dit avec
force
à Denver, à l'occasion de la VIIIème
Journée Mondiale de la
Jeunesse, «
les
menaces contre la vie ne faiblissent pas avec le temps. Au contraire,
elles prennent des dimensions énormes. Ce ne sont pas
seulement des menaces venues de l'extérieur, des forces de
la nature ou des "Caïn" qui assassinent des "Abel" ; non, ce
sont des menaces programmées de manière
scientifique et systématique. Le vingtième
siècle aura été une époque
d'attaques massives contre la vie, une interminable série de
guerres et un massacre permanent de vies humaines innocentes. Les faux
prophètes et les faux maîtres ont connu le plus
grand succès » (15). Au-delà
des intentions, qui peuvent être variées et
devenir convaincantes au nom même de la
solidarité, nous sommes en réalité
face à ce qui est objectivement une "conjuration contre la
vie", dans laquelle on voit aussi impliquées des
Institutions internationales, attachées à
encourager et à programmer de véritables
campagnes pour diffuser la contraception, la stérilisation
et l'avortement. Enfin, on ne peut nier que les médias sont
souvent complices de cette conjuration, en répandant dans
l'opinion publique un état d'
esprit qui présente
le recours à la contraception, à la
stérilisation, à l'avortement et même
à l'
euthanasie comme un signe de progrès et une
conquête de la
liberté, tandis qu'il
dépeint comme des
ennemis de la
liberté et du
progrès les positions inconditionnelles en faveur de la vie.
"
Suis-je le gardien de mon frère? " (Gn 4, 9) : une
conception pervertie de la liberté
18. Le
panorama que l'on a décrit demande à
être connu non seulement du point de
vue des
phénomènes de mort qui le
caractérisent, mais encore du point de
vue des causes
multiples qui le déterminent. La question du Seigneur "
Qu'as-tu fait ? " (Gn 4, 10) semble être comme un appel
adressé à
Caïn pour qu'il
dépasse la matérialité de son geste
homicide afin d'en saisir toute la gravité au niveau des
motivations qui en sont à l'origine et des
conséquences qui en découlent.
Les choix contre la vie sont parfois
suggérés par des situations difficiles ou
même dramatiques de souffrance profonde, de solitude,
d'impossibilité d'espérer une
amélioration économique, de dépression
et d'angoisse pour l'avenir. De telles circonstances peuvent
atténuer, même considérablement, la
responsabilité personnelle et la culpabilité qui
en résulte chez ceux qui accomplissent ces choix en
eux-mêmes criminels. Cependant le problème va
aujourd'hui bien au-delà de la reconnaissance, il est vrai
nécessaire, de ces situations personnelles. Le
problème se pose aussi sur les plans culturel, social et
politique, et c'est là qu'apparaît son aspect le
plus subversif et le plus troublant, en raison de la tendance, toujours
plus largement admise, à interpréter les crimes
en question contre la vie comme des expressions légitimes de
la
liberté individuelle, que l'on devrait
reconnaître et défendre comme de
véritables droits.
On en arrive ainsi à un
tournant aux conséquences tragiques dans un long processus
historique qui, après la découverte de
l'idée des "droits humains" – comme droits innés
de toute personne, antérieurs à toute
constitution et à toute législation des Etats –,
se trouve aujourd'hui devant une contradiction surprenante : en un
temps où l'on proclame solennellement les droits inviolables
de la personne et où l'on affirme publiquement la valeur de
la vie, le droit à la vie lui-même est
pratiquement dénié et violé,
spécialement à ces moments les plus significatifs
de l'existence que sont la naissance et la mort.
D'une part, les différentes
déclarations des droits de l'homme et les nombreuses
initiatives qui s'en inspirent montrent, dans le monde entier, la
progression d'un sens moral plus disposé à
reconnaître la valeur et la dignité de tout
être humain en tant que tel, sans aucune distinction de race,
de nationalité, de
religion, d'opinion politique ou de
classe sociale.
D'autre part, dans les faits, ces
nobles proclamations se voient malheureusement opposer leur tragique
négation. C'est d'autant plus déconcertant, et
même scandaleux, que cela se produit
justement dans une
société qui fait de l'affirmation et de la
protection des droits humains son principal objectif et en
même temps sa fierté. Comment accorder ces
affirmations de principe répétées avec
la multiplication continuelle et la légitimation
fréquente des attentats contre la vie humaine ? Comment
concilier ces déclarations avec le rejet du plus faible, du
plus démuni, du vieillard, de celui qui vient
d'être conçu ? Ces attentats s'orientent dans une
direction exactement opposée au respect de la vie, et ils
représentent une menace directe envers toute la culture des
droits de l'homme. A la limite, c'est une menace capable de mettre en
danger le sens même de la convivialité
démocratique : au lieu d'être des
sociétés de "vie en commun", nos cités
risquent de devenir des sociétés d'exclus, de
marginaux, de bannis et d'éliminés. Et, si l'on
élargit le regard à un
horizon
planétaire, comment ne pas penser que la proclamation
même des droits des personnes et des peuples, telle qu'elle
est faite dans de hautes assemblées internationales, n'est
qu'un exercice
rhétorique stérile tant que n'est
pas démasqué l'égoïsme des
pays riches qui refusent aux pays pauvres l'accès au
développement ou le subordonnent à des
interdictions insensées de procréer, opposant
ainsi le développement à l'homme ? Ne faut-il pas
remettre en cause les modèles économiques
adoptés fréquemment par les Etats, notamment
conditionnés par des pressions de caractère
international qui provoquent et entretiennent des situations
d'injustice et de violence dans lesquelles la vie humaine de
populations entières est avilie et opprimée ?
19.
Où se trouvent les racines d'une contradiction si
paradoxale ? Nous pouvons les constater à partir d'une
évaluation globale d'ordre culturel et moral, en
commençant par la mentalité qui, exacerbant et
même dénaturant le concept de
subjectivité, ne reconnaît comme seul sujet de
droits que l'être qui présente une autonomie
complète ou au moins à son commencement et qui
échappe à une condition de totale
dépendance des autres. Mais comment concilier cette
manière de voir avec la proclamation que l'homme est un
être "indisponible" ? La théorie des droits
humains est précisément fondée sur la
prise en considération du fait que l'homme, à la
différence des
animaux et des choses, ne peut être
soumis à la domination de personne. Il faut encore
évoquer la logique qui tend à identifier la
dignité personnelle avec la capacité de
communication verbale explicite et, en tout cas, dont on fait
l'expérience. Il est clair qu'avec de tels
présupposés il n'y pas de place dans le monde
pour l'être qui, comme celui qui doit naître ou
celui qui va mourir, est un sujet de faible constitution, qui semble
totalement à la merci d'autres personnes, radicalement
dépendant d'elles, et qui ne peut communiquer que par le
langage muet d'une profonde symbiose de nature affective. C'est donc la
force qui devient le critère de choix et d'action dans les
rapports interpersonnels et dans la vie sociale. Mais c'est l'exact
contraire de ce que,
historiquement, l'Etat de droit a voulu proclamer,
en se présentant comme la communauté dans
laquelle la "
force de la raison" se substitue aux "raisons de la
force".
Sur un autre plan, les racines de la
contradiction qui apparaît entre l'affirmation solennelle des
droits de l'homme et leur négation tragique dans la pratique
se trouvent dans une
conception de la
liberté qui
exalte de
manière absolue l'individu et ne le prépare pas
à la solidarité, à l'accueil sans
réserve ni au service du prochain. S'il est vrai que,
parfois, la suppression de la vie naissante ou de la vie à
son terme est aussi tributaire d'un sens mal compris de l'
altruisme ou
de la pitié, on ne peut nier que cette culture de mort, dans
son ensemble, révèle une
conception de la
liberté totalement individualiste qui finit par
être la
liberté des "plus forts"
s'exerçant contre les faibles près de succomber.
C'est dans ce sens que l'on peut
interpréter la réponse de
Caïn
à la question du Seigneur " Où est ton
frère Abel ? " : «
Je ne sais pas.
Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn
4, 9). Oui, tout homme est " le gardien de son
frère ",
parce que
Dieu confie l'homme à l'homme. Et c'est parce
qu'il veut confier ainsi l'homme à l'homme que
Dieu donne
à tout homme la
liberté, qui comporte une
dimension relationnelle essentielle. C'est un grand don du
Créateur, car la
liberté est mise au service de
la personne et de son accomplissement par le don d'elle-même
et l'accueil de l'autre ; au contraire, lorsque sa
dimension
individualiste est absolutisée, elle est vidée de
son sens premier, sa vocation et sa dignité mêmes
sont démenties.
Il est un autre aspect encore plus
profond à souligner : la
liberté se renie
elle-même, elle se détruit et se
prépare à l'élimination de l'autre
quand elle ne reconnaît plus et ne respecte plus son lien
constitutif avec la vérité. Chaque fois que la
liberté, voulant s'émanciper de toute tradition et de toute autorité, qu'elle se ferme même aux évidences premières d'une
vérité objective et commune, fondement de la vie personnelle et sociale, la personne finit par prendre pour unique et indiscutable critère de ses propres choix, non plus la vérité sur le bien et le mal, mais seulement son opinion subjective et changeante ou même ses intérêts égoïstes et ses caprices.
20. Avec cette
conception de la
liberté, la vie en société est profondément altérée. Si l'accomplissement du moi est compris en termes d'autonomie absolue, on arrive inévitablement à la négation de l'autre, ressenti comme un
ennemi dont il faut se défendre. La société devient ainsi un ensemble d'individus placés les uns à côté des
autres, mais sans liens réciproques : chacun veut s'affirmer
indépendamment de l'autre, ou plutôt veut faire
prévaloir ses propres intérêts.
Cependant, en face
d'intérêts comparables de l'autre, on doit se
résoudre à chercher une sorte de compromis si
l'on veut que le maximum possible de
liberté soit garanti
à chacun dans la société. Ainsi
disparaît toute référence à
des valeurs communes et à une vérité
absolue pour tous : la vie sociale s'aventure dans les sables mouvants
d'un relativisme absolu. Alors, tout est matière
à convention, tout est négociable, même
le premier des droits fondamentaux, le droit à la vie.
De fait, c'est ce qui se produit aussi
dans le cadre politique proprement dit de l'Etat : le droit
à la vie originel et inaliénable est
discuté ou dénié en se
fondant sur un
vote parlementaire ou sur la volonté d'une partie – qui peut
même être la majorité – de la
population. C'est le résultat
néfaste d'un
relàtivisme qui règne sans rencontrer
d'opposition : le "droit" cesse d'en être un parce qu'il
n'est plus fermement fondé sur la dignité
inviolable de la personne mais qu'on le fait dépendre de la
volonté du plus fort. Ainsi la
démocratie, en
dépit de ses principes, s'achemine vers un totalitarisme
caractérisé. L'Etat n'est plus la "maison
commune" où tous peuvent vivre selon les principes de
l'égalité fondamentale, mais il se transforme en
Etat tyran qui prétend pouvoir disposer de la vie des plus
faibles et des êtres sans défense, depuis l'
enfant
non encore né jusqu'àu vieillard, au nom d'une
utilité publique qui n'est rien d'autre, en
réalité, que l'intérêt de
quelques-uns.
Tout semble se passer dans le plus
ferme respect de la
légalité, au moins lorsque
les lois qui permettent l'avortement ou l'
euthanasie sont
votées selon les règles prétendument
démocratiques. En réalité, nous ne
sommes qu'en face d'une tragique apparence de
légalité et l'
idéal
démocratique, qui n'est tel que s'il reconnaît et
protège la dignité de toute personne humaine, est
trahi dans ses fondements mêmes : «
Comment
peut-on parler encore de la dignité de toute personne
humaine lorsqu'on se permet de tuer les plus faibles et les plus
innocentes ? Au nom de quelle justice pratique-t-on la plus injuste des
discriminations entre les personnes en déclarant que
certaines d'entre elles sont dignes d'être
défendues tandis qu'à d'autres est
déniée cette dignité ?
» (16). Quand on constate de telles manières de
faire, s'amorcent déjà les processus qui
conduisent à la
dissolution d'une convivialité
humaine authentique et à la
désagrégation de la réalité
même de l'Etat.
Revendiquer le droit à
l'avortement, à l'infanticide, à l'
euthanasie, et
le reconnaître
légalement, cela revient
à attribuer à la
liberté humaine un
sens pervers et injuste, celui d'un pouvoir absolu sur les autres et
contre les autres. Mais c'est la mort de la vraie
liberté :
« En vérité, en
vérité, je vous le dis, quiconque commet le
péché est esclave du péché
" (Jn 8, 34).
" Je
devrai me cacher loin de ta face " (Gn 4, 14) : l'éclipse du
sens de Dieu et du sens de l'homme
21.
Quand on recherche les racines les plus profondes du combat
entre la "culture de vie" et la "culture de mort", on ne peut
s'arrêter à la
conception pervertie de la
liberté que l'on vient d'évoquer. Il faut arriver
au
cœur du drame vécu par l'homme contemporain :
l'éclipse du sens de
Dieu et du sens de l'homme,
caractéristique du contexte social et culturel
dominé par le sécularisme qui, avec ses
prolongements tentaculaires, va jusqu'à mettre parfois
à l'épreuve les communautés
chrétiennes elles-mêmes. Ceux qui se laissent
gagner par la contagion de cet état d'
esprit entrent
facilement dans le tourbillon d'un terrible cercle vicieux : en perdant
le sens de
Dieu, on tend à perdre aussi le sens de l'homme,
de sa dignité et de sa vie ; et, à son tour, la
violation systématique de la loi morale,
spécialement en matière grave de respect de la
vie humaine et de sa dignité, produit une sorte
d'obscurcissement progressif de la capacité de percevoir la
présence vivifiante et salvatrice de
Dieu.
Une fois encore, nous pouvons nous
inspirer du récit du meurtre d'
Abel par son
frère. Après la malédiction que
Dieu
lui a infligée,
Caïn s'adresse au Seigneur en ces
termes : « Ma peine est trop lourde à porter. Vois
! Tu me bannis aujourd'hui du sol fertile, je devrai me cacher loin de
ta face et je serai un errant parcourant la terre ; mais le premier
venu me tuera ! " (Gn 4, 13-14).
Caïn considère que
son péché ne pourra pas être
pardonné par le Seigneur et que son
destin
inéluctable sera de devoir " se cacher loin de sa face ". Si
Caïn parvient à confesser que sa faute est "trop
grande", c'est parce qu'il à conscience de se trouver
confronté à
Dieu et à son juste
jugement. En réalité, l'homme ne peut
reconnaître son péché et en saisir
toute la gravité que devant le Seigneur. C'est aussi
l'expérience de David qui, après " avoir fait le
mal devant le Seigneur ", réprimandé par le
prophète Nathan (cf. 2 S 11-12), s'écrie :
« Mon péché, moi, je le connais, ma
faute est devant moi sans relâche ; contre toi, toi seul,
j'ai péché, ce qui est coupable à tes
yeux, je l'ai fait " (Ps 5150, 5-6).
22.
C'est pourquoi, lorsque disparaît le sens de
Dieu,
le sens de l'homme se trouve également menacé et
vicié, ainsi que le
Concile Vatican II le déclare
sous une forme lapidaire : «
la créature
sans son Créateur s'évanouit... Et
même, la créature elle-même est
entourée d'opacité, si Dieu est oublié
» (17). L'homme ne parvient plus à se saisir comme
"mystérieusement différent" des autres
créatures terrestres ; il se considère comme l'un
des nombreux êtres vivants, comme un organisme qui, tout au
plus, a atteint un stade de perfection très
élevé. Enfermé dans l'
horizon
étroit de sa réalité physique, il
devient en quelque sorte "une chose", et il ne saisit plus le
caractère "transcendant" de son "existence en tant
qu'homme". Il ne considère plus la vie comme un magnifique
don de
Dieu, une réalité "sacrée"
confiée à sa responsabilité et, par
conséquent, à sa protection aimante, à
sa "vénération". Elle devient tout simplement
"une chose" qu'il revendique comme sa propriété
exclusive, qu'il peut totalement dominer et manipuler.
Ainsi, devant la vie qui
naît et la vie qui meurt, il n'est plus capable de se laisser
interroger sur le sens authentique de son existence ni d'en assumer
dans une véritable
liberté les moments cruciaux.
Il ne se soucie que du "faire" et, recourant à toutes les
techniques possibles, il fait de grands efforts pour programmer,
contrôler et dominer la naissance et la mort. Ces
réalités, expériences originaires qui
demandent à être "vécues", deviennent
des choses que l'on prétend simplement " posséder
" ou " refuser ".
Du reste, lorsque la
référence à
Dieu est exclue, il n'est
pas surprenant que le sens de toutes les choses en soit
profondément altéré, et que la nature
même, n'étant plus " mater ", soit
réduite à un " matériau " ouvert
à toutes les manipulations. Il semble que l'on soit conduit
dans cette direction par une certaine
rationalité
technico-scientifique, prédominante dans la culture
contemporaine, qui nie l'idée même que l'on doive
reconnaître une vérité de la
création ou que l'on doive respecter un dessein de
Dieu sur
la vie. Et cela n'est pas moins vrai quand l'angoisse devant les
conséquences de cette "
liberté sans loi "
amène certains à la position inverse d'une " loi
sans
liberté ", ainsi que cela arrive par exemple dans des
idéologies qui contestent la
légitimité de toute intervention sur la nature,
presque en vertu de sa " divinisation ", ce qui, une fois encore,
méconnaît sa dépendance par rapport au
dessein du Créateur.
En réalité,
vivant " comme si
Dieu n'existait pas ", l'homme perd non seulement le
sens du mystère de
Dieu, mais encore celui du monde et celui
du mystère de son être même.
23.
L'éclipse du sens de
Dieu et de l'homme conduit
inévitablement au matérialisme pratique qui fait
se répandre l'individualisme, l'utilitarisme et
l'hédonisme. Là encore, on constate la valeur
permanente de ce qu'écrit l'Apôtre : «
Comme ils n'ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance
de
Dieu,
Dieu les a livrés à leur
esprit sans
jugement, pour faire ce qui ne convient pas " (Rm 1, 28). C'est ainsi
que les valeurs de l'être sont
remplàcées par celles de l'avoir. La seule fin
qui compte est la recherche du bien-être matériel
personnel. La prétendue " qualité de la vie " se
comprend essentiellement ou exclusivement comme l'efficacité
économique, la consommation
désordonnée, la beauté et la
jouissance de la vie physique, en oubliant les
dimensions les plus
profondes de l'existence, d'ordre relationnel, spirituel et
religieux.
Dans un contexte analogue, la
souffrance, poids qui pèse inévitablement sur
l'existence humaine mais aussi possibilité de croissance
personnelle, est "censurée", rejetée comme
inutile et même combattue comme un mal à
éviter toujours et à n'importe quel prix.
Lorsqu'on ne peut pas la surmonter et que disparaît la
perspective du bien-être, au moins pour l'avenir, alors il
semble que la vie ait perdu tout son sens et la tentation grandit en
l'homme de revendiquer le droit de la supprimer.
Toujours dans le même
contexte culturel, le
corps n'est plus perçu comme une
réalité spécifiquement personnelle,
signe et lieu de la relation avec les autres, avec
Dieu et avec le
monde. Il est réduit à sa pure
matérialité, il n'est rien d'autre qu'un ensemble
d'organes, de fonctions et d'énergies à employer
suivant les seuls critères du plaisir et de
l'efficacité. En conséquence, la
sexualité, elle aussi, est
dépersonnalisée et exploitée : au lieu
d'être signe, lieu et langage de l'
amour,
c'est-à-dire du don de soi et de l'accueil de l'autre dans
toute la richesse de la personne, elle devient toujours davantage
occasion et instrument d'affirmation du moi et de satisfaction
égoïste des désirs et des instincts.
C'est ainsi qu'est déformé et
altéré le contenu originaire de la
sexualité humaine ; les deux significations, union et
procréation, inhérentes à la nature
même de l'acte conjugal sont artificiellement disjointes ; de
cette manière, on fausse l'union et l'on soumet la
fécondité à l'arbitraire de l'homme et
de la femme. La
procréation devient alors l'"
ennemi"
à éviter dans l'exercice de la
sexualité : on ne l'accepte que dans la mesure où
elle correspond au désir de la personne ou même
à sa volonté d'avoir un
enfant " à
tout prix " et non pas, au contraire, parce qu'elle traduit l'accueil
sans réserve de l'autre et donc l'ouverture à la
richesse de vie dont l'
enfant est porteur.
Dans la perspective
matérialiste décrite jusqu'ici, les relations
interpersonnelles se trouvent gravement appauvries. Les premiers
à en souffrir sont la femme, l'
enfant, le malade ou la
personne qui souffre, le vieillard. Le vrai critère de la
dignité personnelle – celui du respect, de la
gratuité et du service – est remplacé par le
critère de l'efficacité, de la
fonctionnalité et de l'utilité : l'autre est
apprécié, non pas pour ce qu'il "est", mais pour
ce qu'il "a", ce qu'il "fait" et ce qu'il "rend". Le plus fort
l'emporte sur le plus faible.
24.
C'est au plus intime de la conscience morale que s'accomplit
l'éclipse du sens de
Dieu et du sens de l'homme, avec toutes
ses nombreuses et funestes conséquences sur la vie. C'est
avant tout la conscience de chaque personne qui est en cause, car dans
son unité intérieure et avec son
caractère unique, elle se trouve seule face à
Dieu. (18) Mais, en un sens, la "conscience morale" de la
société est également en cause : elle
est en quelque sorte responsable, non seulement parce qu'elle
tolère ou favorise des comportements contraires à
la vie, mais aussi parce qu'elle alimente la "culture de mort", allant
jusqu'à créer et affermir de
véritables " structures de péché "
contre la vie. La conscience morale, individuelle et sociale, est
aujourd'hui exposée, ne serait-ce qu'à cause de
l'
influence envahissante de nombreux moyens de communication sociale,
à un danger très grave et mortel, celui de la
confusion entre le bien et le mal en ce qui concerne
justement le droit
fondamental à la vie. Une grande partie de la
société actuelle se montre tristement semblable
à l'humanité que Paul décrit dans la
Lettre
aux Romains. Elle est faite d'" hommes qui tiennent la
vérité captive dans l'injustice " (1, 18) : ayant
renié
Dieu et croyant pouvoir construire sans lui la
cité terrestre, " ils ont perdu le sens dans leurs
raisonnements ", de sorte que "
leur cœur inintelligent s'est
enténébré » (1,
21); " dans leur prétention à la sagesse, ils
sont devenus fous " (1, 22), ils sont devenus les auteurs d'actions
dignes de mort et, "
non seulement ils les font, mais ils
approuvent encore ceux qui les commettent » (1,
32). Quand la conscience, cet œil lumineux de l'
âme (cf. Mt
6, 22-23), appelle "
bien le mal et mal le bien
» (Is 5, 20), elle prend le chemin de la
dégénérescence la plus
inquiétante et de la cécité morale la
plus ténébreuse.
Cependant, toutes les
influences et les efforts pour imposer le silence n'arrivent pas à faire taire la voix du Seigneur qui retentit dans la conscience de tout homme; car c'est toujours à partir de ce
sanctuaire intime de la conscience que l'on
peut reprendre un nouveau cheminement d'
amour, d'accueil et de service de la vie humaine.
« Vous vous êtes approchés d'un sang
purificateur » (cf. He 12, 22. 24) : signes d'espérance et appel à l'engagement
25. «
Ecoute le sang de ton frère
crier vers moi du sol ! » (Gn 4, 10). Il n'y a pas que le sang d'
Abel, le premier innocent mis à mort, qui crie vers
Dieu, source et défenseur de la vie. Le sang de tout autre homme mis à mort depuis
Abel est aussi une voix qui
s'élève vers le Seigneur. D'une manière absolument unique, crie vers
Dieu la voix du sang du Christ, dont
Abel est dans son innocence une figure
prophétique, ainsi que nous le rappelle l'auteur de la
Lettre aux Hébreux : «
Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion et de la cité du Dieu vivant..., du Médiateur d'une Alliance nouvelle, et d'un sang purificateur plus éloquent que celui d'Abel » (12, 22. 24).
C'est le sang purificateur. Le sang des sacrifices de l'Ancienne Alliance en avait été le signe
symbolique et l'anticipation : le
sang des sacrifices par lesquels
Dieu montrait sa volonté de communiquer sa vie aux hommes, en les purifiant et en les consacrant (cf. Ex 24, 8; Lv 17, 11). Tout cela s'accomplit et se manifeste désormais dans le Christ : son sang est celui de l'aspersion qui rachète, purifie et sauve ; c'est le sang du
Médiateur de la Nouvelle Alliance, "
répandu pour une multitude en rémission des
péchés » (Mt 26, 28). Ce
sang, qui
coule du côté transpercé du
Christ en
croix (cf. Jn 19, 34), est «
plus
éloquent » que celui d'
Abel ; celui-ci,
en effet, exprime et demande une " justice " plus profonde, mais il
implore surtout la
miséricorde (19), il devient intercesseur
auprès du Père pour les
frères (cf. He
7, 25), il est source de
rédemption parfaite et don de vie
nouvelle.
Le sang du Christ, qui
révèle la grandeur de l'
amour du Père,
manifeste que l'homme est précieux aux yeux de
Dieu et que
la valeur de sa vie est inestimable. L'Apôtre Pierre nous le
rappelle : «
Sachez que ce n'est par rien de corruptible, argent ou or, que vous avez été affranchis de la vaine conduite héritée de vos
pères, mais par un sang précieux, comme d'un agneau sans reproche et sans tache, le Christ » (1 P 1, 18-19). C'est en contemplant le sang précieux du Christ, signe du don qu'il fait par
amour (cf. Jn 13, 1), que le croyant apprend à reconnaître et à apprécier la dignité quasi-divine de tout homme ; il peut s'écrier, dans une admiration et une gratitude toujours nouvelles : «
Quelle valeur doit avoir l'homme aux yeux du Créateur s'il a
mérité d'avoir un tel et un si grand Rédempteur (Exultet de la nuit pascale), si Dieu a donné son Fils afin que lui, l'homme, ne se perde pas, mais
qu'il ait la vie éternelle (cf. Jn 3, 16) ! ». (20)
De plus, le sang du Christ révèle à l'homme que sa grandeur, et donc sa vocation, est le don total de lui-même. Parce qu'il
est versé comme don de vie, le sang de
Jésus n'est plus un signe de mort, de séparation définitive d'avec les
frères, mais le moyen d'une
communion qui est richesse de vie pour tous. Dans le sacrement de l'
Eucharistie, celui qui boit ce sang et demeure en
Jésus (cf. Jn 6, 56) est entraîné dans le dynamisme de son
amour et du don de sa vie, afin de porter à sa plénitude la vocation première à l'
amour qui est celle de tout homme (cf. Gn 1, 27; 2, 18-24).
Dans le sang du Christ, tous les hommes puisent aussi la
force de s'engager en faveur de la vie. Ce sang est
justement la raison la plus forte d'espérer et même le fondement de la certitude absolue que, selon le plan
de
Dieu, la vie remportera la victoire. «
De mort, il n'y en aura plus », s'écrie la voix puissante qui vient du trône de
Dieu dans la
Jérusalem céleste (Ap 21, 4). Et
saint Paul nous
assure que la victoire présente sur le péché est le signe et l'anticipation de la victoire définitive sur la mort, quand «
s'accomplira
la parole qui est écrite : La mort à été engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô mort, ta victoire ? Où est-il, ô mort, ton aiguillon ? » (1 Co 15, 54-55).
26. En
réalité, on perçoit des signes
annonciateurs de cette victoire dans nos sociétés
et dans nos cultures, bien qu'elles soient fortement
marquées par la "culture de mort". On dresserait donc un
tableau incomplet, qui pourrait conduire à un
découragement stérile, si l'on ne joignait pas
à la dénonciation des menaces contre la vie un
aperçu des signes positifs efficaces dans la situation
actuelle de l'humanité.
Malheureusement, ces signes positifs
apparaissent difficilement et ils sont mal reconnus, sans doute parce qu'ils ne sont pas l'objet d'une attention suffisante de la part des moyens de communication sociale. Mais beaucoup d'initiatives pour aider et soutenir les personnes les plus faibles et sans défense ont été prises et continuent à l'être, dans la communauté chrétienne et dans la société civile, aux niveaux local, national et international, par des personnes, des groupes, des mouvements et diverses organisations.
Il y a de nombreux
époux qui savent prendre généreusement la responsabilité d'accueillir des
enfants comme " le don le plus excellent du
mariage ". (21) Et il ne manque pas de familles qui, au-delà de leur service quotidien de la vie, savent s'ouvrir à l'accueil d'
enfants abandonnés, de jeunes en difficulté, de personnes handicapées, de personnes âgées restées seules. Bien
des centres d'aide à la vie, ou des institutions analogues, sont animés par des personnes et des groupes qui, au prix d'un dévouement et de sacrifices admirables, apportent un soutien moral et matériel à des mères en difficulté, tentées de recourir à l'avortement. On crée et on développe aussi des groupes de bénévoles qui s'engagent à donner l'hospitalité à ceux qui n'ont pas de famille, qui sont dans des conditions particulièrement pénibles ou qui ont besoin de retrouver un milieu éducatif les aidant à surmonter des habitudes nuisibles et à revenir à un vrai sens de la vie.
La médecine, servie avec beaucoup d'ardeur par les chercheurs et les membres des professions médicales, poursuit ses efforts pour trouver des moyens toujours plus efficaces : on obtient aujourd'hui des résultats autrefois impensables et qui ouvrent des perspectives prometteuses en faveur de la vie naissante, des personnes qui souffrent et des malades en phase aiguë ou terminale. Des institutions et des organisations variées se mobilisent pour faire aussi bénéficier de la médecine de pointe les pays les plus touchés par la misère et les maladies endémiques. Des associations nationales et
internationales de médecins travaillent de même pour porter rapidement secours aux populations éprouvées par des calamités naturelles, des épidémies ou des guerres. Même si on est encore loin de la mise en uvre complète d'une vraie justice internationale dans la répartition des ressources médicales, comment ne pas reconnaître dans les progrès déjà accomplis les signes d'une solidarité croissante entre les peuples, d'un sens humain et moral digne d'éloge et d'un plus grand respect de la vie ?
27. Devant les législations qui ont
autorisé l'avortement et devant les tentatives, qui ont abouti ici ou là, de légaliser l'
euthanasie, des mouvements ont été créés et des initiatives prises dans le monde entier pour sensibiliser la
société en faveur de la vie. Lorsque, conformément à leur inspiration authentique, ces mouvements agissent avec une ferme détermination mais sans recourir à la violence, ils favorisent une prise de conscience plus répandue de la valeur de la vie, et ils provoquent et obtiennent des engagements plus résolus pour la défendre.
Comment ne pas rappeler, en outre, tous les gestes quotidiens d'accueil, de sacrifice, de soins désintéressés qu'un nombre
incalculable de personnes accomplissent avec
amour dans les familles, dans les hôpitaux, dans les orphelinats, dans les maisons de retraite pour personnes âgées et dans d'autres centres ou communautés qui défendent la vie ? En se laissant
inspirer par l'exemple de
Jésus «
bon Samaritain » (cf. Lc 10, 29-37) et soutenue par sa
force, l'
Eglise à toujours été en première ligne sur ces fronts de la
charité :
nombreux sont ses fils et ses filles, spécialement les
religieuses et les
religieux qui, sous des formes traditionnelles ou renouvelées, ont consacré et continuent à consacrer leur vie à
Dieu en l'offrant par
amour du prochain le plus faible et le plus démuni. Ils construisent en profondeur la "civilisation de l'
amour et de la vie", sans laquelle l'existence des personnes et de la société perd son sens le plus authentiquement humain. Même si personne ne les remarquait et s'ils restaient cachés aux yeux du plus grand nombre, la foi nous assure que le Père, « qui voit dans le secret » (Mt
6, 4), non seulement saura les récompenser, mais les rend féconds dès maintenant en leur faisant porter des
fruits durables pour le bien de tous.
Parmi les signes d'espérance, il faut aussi inscrire, dans de nombreuses couches de l'opinion publique, le développement d'une sensibilité nouvelle toujours plus opposée au recours à la guerre pour résoudre les conflits entre les peuples et toujours plus orientée vers la recherche de moyens efficaces mais "non violents" pour arrêter l'agresseur armé. Dans le même ordre d'idées, se range aussi l'aversion toujours plus répandue de l'opinion publique envers la peine de mort, même si on la considère seulement comme un moyen de "légitime défense" de la
société, en raison des possibilités dont dispose une société moderne de réprimer efficacement le crime de sorte que, tout en rendant inoffensif celui qui l'a commis, on ne lui ôte pas définitivement la possibilité de se racheter.
Il faut saluer aussi positivement l'attention grandissante à la qualité de la vie, à l'écologie, que l'on rencontre surtout dans les sociétés au développement avancé, où les attentes des personnes sont à présent moins centrées sur les problèmes de la survie que sur la recherche d'une amélioration d'ensemble des conditions de vie. La reprise de la réflexion éthique au sujet de la vie est articulièrement significative ; la création et le développement constant de la bioéthique favorisent la réflexion et le dialogue entre croyants et non-croyants, de même qu'entre croyants de
religions différentes sur les problèmes éthiques fondamentaux qui concernent la vie de l'homme.
28. Ce panorama fait d'ombres et de lumières doit nous rendre tous pleinement conscients que nous nous trouvons en face d'un affrontement rude et dramatique entre le mal et le bien, entre la mort et la vie, entre la "culture de mort" et la "culture de vie". Nous nous trouvons non seulement "en face", mais inévitablement "au milieu" de ce conflit : nous sommes tous activement impliqués, et nous ne pouvons éluder notre responsabilité de faire
un choix inconditionnel en faveur de la vie.
L'injonction claire et forte de
Moïse s'adresse à nous aussi : «
Vois, je te propose aujourd'hui vie et bonheur, mort et malheur... Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez » (Dt 30, 15. 19). Cette injonction convient tout autant à nous qui devons choisir tous les
jours entre la "culture de vie" et la "culture de mort". Mais l'appel du
Deutéronome est encore plus profond, parce qu'il nous demande un choix à proprement parler
religieux et moral. Il s'agit de donner à son existence une orientation fondamentale et de vivre
fidèlement en accord avec la loi du Seigneur : «
Ecoute les commandements que je te donne aujourd'hui : aimer le Seigneur ton Dieu, marcher dans ses chemins, garder ses ordres, ses commandements et ses décrets... Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix, t'attachant à lui ; car là est ta vie, ainsi que la longue durée de ton séjour sur la terre » (30, 16. 19-20).
Le choix inconditionnel pour la vie arrive à la plénitude de son sens
religieux et moral lorsqu'il vient de la foi au Christ, qu'il est formé et nourri par elle. Rien n'aide autant à aborder positivement le conflit entre la mort et la vie dans lequel nous sommes plongés que la foi au Fils de
Dieu qui s'est fait homme et qui est venu parmi les hommes «
pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance » (Jn 10, 10) : c'est la foi au Ressuscité qui a vaincu la mort ; c'est la foi au sang du Christ «
plus éloquent que celui d'Abel » (He 12, 24).
Devant les défis de la situation actuelle, à la lumière et par la
force de cette foi, l'
Eglise prend plus vivement conscience de la grâce et de la responsabilité qui lui viennent du Seigneur pour annoncer, pour célébrer et pour servir l'
Evangile de la vie.
(suite)