CHAPITRE V
Où suis-je ?
(Notes de l'ingénieur Simon Hart.)
Où suis-je ?... Que s'est-il passé depuis cette agression soudaine, dont j'ai été victime à quelques pas du pavillon ?...
Je venais de quitter le docteur, j'allais gravir les marches du perron, rentrer dans la
chambre, en
fermer la porte, reprendre mon poste près de Thomas Roch, lorsque plusieurs hommes m'ont assailli et terrassé ?... Qui sont-ils ?... Je n'ai pu les reconnaître, ayant les yeux bandés... Je n'ai pu appeler au secours, ayant un bâillon sur la bouche... Je n'ai pu résister, car ils m'avaient lié bras et jambes... Puis, en cet état, j'ai senti qu'on me soulevait, que l'on me transportait l'espace d'une centaine de pas... que l'on me hissait... que l'on me descendait... que l'on me déposait...
Où ?... où ?...
Et Thomas Roch, qu'est-il devenu ?... Est-ce à lui qu'on en voulait plutôt qu'à moi ?... Hypothèse infiniment probable. Pour
tous, je n'étais que le gardien Gaydon, non l'ingénieur Simon Hart, dont
la véritable qualité, la véritable nationalité n'ont
jamais donné prise au soupçon, et pourquoi aurait-on tenu à s'emparer d'un simple surveillant d'hospice ?...
Il y a donc eu enlèvement de l'inventeur français, cela ne fait
pas doute... Si on l'a arraché de Healthful-House, n'est-ce pas
avec l'espérance de lui tirer ses secrets ?...
Mais je raisonne dans la supposition que Thomas Roch a disparu
avec moi... Cela est-il ?... Oui... cela doit être... cela est...
Je ne puis hésiter à cet égard... Je ne suis pas entre
les mains
de malfaiteurs qui n'auraient eu que le projet de voler... Ils
n'eussent pas agi de la sorte... Après m'avoir mis dans
l'impossibilité d'appeler, m'avoir jeté dans un coin du
jardin
au
milieu d'un massif... après avoir enlevé Thomas Roch, ils ne
m'auraient pas renfermé... où je suis maintenant...
Où ?... C'est l'invariable question que, depuis quelques heures, je
ne parviens pas à résoudre.
Quoi qu'il en soit, me voici lancé dans une extraordinaire
aventure, qui se terminera... De quelle façon, je l'ignore... je
n'ose même en prévoir le dénouement. En tout cas, mon intention
est d'en
fixer, minute par minute, les moindres circonstances dans
ma mémoire, puis, si cela est possible, de consigner par écrit
mes
impressions quotidiennes... Qui sait ce que me réserve l'avenir,
et pourquoi ne finirais-je pas, dans les nouvelles conditions où
je me trouve, par découvrir le secret du Fulgurateur Roch ?... Si
je dois être délivré un
jour, il faut qu'on le connaisse,
ce
secret, et que l'on sache aussi quel est l'auteur ou quels sont
les auteurs de ce criminel attentat dont les conséquences peuvent
être si graves !
J'en reviens sans cesse à cette question, espérant qu'un incident
se chargera d'y répondre :
Où suis-je ?...
Reprenons les choses dès le début.
Après avoir été transporté à bras hors de
Healthful-House, j'ai
senti que l'on me déposait, sans brutalité, d'ailleurs, sur les
bancs d'une embarcation qui a donné la bande, un canot, sans
doute, et de petite
dimension...
A ce premier balancement en a succédé presque aussitôt
un autre, ce que j'attribue à l'embarquement d'une seconde personne. Dès
lors puis-je douter qu'il s'agit de Thomas Roch ?... Lui, on n'aura
pas eu à prendre la précaution de le bâillonner, de lui
voiler les
yeux, de lui attacher les pieds et les mains. Il devait encore
être dans un état de prostration qui lui interdisait toute
résistance, toute conscience de l'acte attentatoire dont il était
l'objet. La preuve que je ne me trompe pas, c'est qu'une odeur
caractéristique d'éther s'est introduite sous mon bâillon.
Or,
hier, avant de nous quitter, le docteur avait
administré quelques
gouttes d'éther au malade, et, je me le rappelle, un peu de
cette substance, si prompte à se volatiliser, était tombée
sur ses
vêtements, alors qu'il se débattait au paroxysme de sa crise.
Donc, rien d'étonnant à ce que cette odeur eût persisté,
ni que
mon
odorat en ait été affecté sensiblement. Oui... Thomas
Roch
était là, dans ce canot, étendu près de moi... Et
si j'eusse tardé
de quelques minutes à regagner le pavillon, je ne l'y aurais pas
retrouvé...
J'y songe... pourquoi faut-il que ce comte d'Artigas ait eu la
malencontreuse fantaisie de visiter Healthful-House ? Si mon
pensionnaire n'avait pas été mis en sa présence, rien de
tout cela
ne serait arrivé. De lui avoir parlé de ses inventions a déterminé
chez Thomas Roch cette crise d'une exceptionnelle violence. Le
premier reproche revient au directeur, qui n'a pas tenu compte de
mes avertissements...
S'il m'eût écouté, le médecin n'aurait pas été
appelé à donner ses
soins à mon pensionnaire, la porte du pavillon aurait été
close,
et le coup eût manqué...
Quant à l'intérêt que peut présenter l'enlèvement
de Thomas Roch,
soit au profit d'un particulier, soit au profit de l'un des Etats
de l'Ancien Continent, inutile d'insister à ce sujet. Là-dessus,
ce me semble, je dois être pleinement rassuré. Personne ne pourra
réussir là où j'ai échoué depuis quinze mois.
Au degré
d'affaissement intellectuel où mon
compatriote est réduit, toute
tentative pour lui arracher son secret sera sans résultat. Au
vrai, son état ne peut plus qu'empirer, sa folie devenir absolue,
même sur les points où sa raison est restée intacte jusqu'à
ce
jour.
Somme toute, il ne s'agit pas de Thomas Roch en ce moment, il
s'agit de moi, et voici ce que je constate.
A la suite de quelques balancements assez vifs, le canot s'est mis
en mouvement sous la poussée des avirons. Le trajet n'a duré
qu'une minute à peine. Un léger choc s'est produit. A coup sûr,
l'embarcation, après avoir heurté une coque de navire, s'est
rangée contre. Il s'est fait une certaine agitation bruyante. On
parlait, on commandait, on manuvrait... Sous mon bandeau, sans
rien comprendre, j'ai perçu un murmure confus de voix, qui a
continué pendant cinq à six minutes...
La seule pensée qui ait pu me venir à l'
esprit, c'est qu'on allait
me transborder du canot sur le bâtiment auquel il appartient,
m'enfermer à fond de cale jusqu'au moment où ledit bâtiment
serait
en pleine mer. Tant qu'il naviguera sur les
eaux du Pamplico-
Sound, il est évident qu'on ne laissera ni Thomas Roch ni son
gardien paraître sur le pont...
En effet, toujours bâillonné, on m'a saisi par les jambes et les
épaules. Mon impression a été, non point que des bras me
soulevaient au-dessus du bastingage d'un bâtiment, mais qu'ils
m'affalaient au contraire... Etait-ce pour me lâcher... me
précipiter à l'
eau, afin de se débarrasser d'un témoin
gênant ?...
Cette idée m'a traversé un instant l'
esprit, un frisson d'angoisse
m'a couru de la tête aux pieds... Instinctivement, j'ai pris une
large respiration, et ma poitrine s'est gonflée de cet
air qui ne
tarderait peut-être pas à lui manquer...
Non ! on m'a descendu avec de certaines précautions sur un plancher
solide, qui m'a donné la sensation d'une froideur métallique.
J'étais couché en long. A mon extrême surprise, les liens
qui
m'entravaient avaient été relâchés. Les piétinements
ont cessé
autour de moi. Un instant après, j'ai entendu le bruit sonore
d'une porte qui se refermait...
Me voici... Où ?... Et d'abord, suis-je seul ?... J'arrache le
bâillon de ma bouche et le bandeau de mes yeux...
Tout est noir, profondément noir.
Pas le plus mince rayon de
clarté, pas même cette vague perception de lumière que conserve
la
prunelle dans les
chambres closes
hermétiquement...
J'appelle... j'appelle à plusieurs reprises... Aucune réponse.
Ma
voix est étouffée, comme si elle traversait un milieu impropre
à
transmettre des sons.
En outre, l'
air que je respire est chaud, lourd, épaissi, et le
jeu de mes poumons va devenir difficile, impossible, si cet
air
n'est pas renouvelé...
Alors, en étendant les bras, voici ce qu'il m'est permis de
reconnaître au
toucher :
J'occupe un compartiment à parois de tôle, qui ne mesure pas plus
de trois à quatre mètres cubes. Lorsque je promène ma main
sur ces
tôles, je constate qu'elles sont boulonnées comme les cloisons
étanches d'un navire.
En fait d'ouverture, il me semble que sur l'une des parois se
dessine le cadre d'une porte, dont les charnières excèdent la
cloison de quelques centimètres. Cette porte doit s'ouvrir du
dehors en dedans, et c'est par là sans doute que l'on m'a
introduit à l'intérieur de cet étroit compartiment.
Mon oreille collée contre la porte, je n'entends aucun bruit. Le
silence est aussi absolu que l'obscurité, silence bizarre,
troublé seulement, lorsque je remue, par la sonorité du plancher
métallique. Rien de ces rumeurs sourdes qui règnent d'habitude
à
bord des navires, ni le vague frôlement du courant le long de sa
coque, ni le clapotis de la mer qui lèche sa carène. Rien non
plus
de ce bercement qui eût dû se produire, car, dans l'estuaire de
la
Neuze, la marée détermine toujours un mouvement ondulatoire très
sensible.
Mais, en réalité, ce compartiment où je suis emprisonné
appartient-il à un navire ?... Puis-je affirmer qu'il flotte à
la
surface des
eaux de la Neuze, bien que j'aie été transporté
par
une embarcation dont le trajet n'a duré qu'une minute ?... En
effet, pourquoi ce canot, au lieu de rejoindre un bâtiment
quelconque qui l'attendait au pied de Healthful-House, n'aurait-il
point rallié un autre point de la rive ?... Et, dans ce cas, ne
serait-il pas possible que j'eusse été déposé à
terre, au fond
d'une cave ?... Cela expliquerait cette
immobilité complète du
compartiment. Il est vrai, il y a ces cloisons métalliques, ces
tôles boulonnées, et aussi cette vague émanation saline
répandue
autour de moi cette odeur
sui generis, dont l'
air est
généralement imprégné à l'intérieur
des navires, et sur la nature
de laquelle je ne puis me tromper...
Un intervalle de temps que j'estime à quatre heures s'est écoulé
depuis mon incarcération. Il doit donc être près de minuit.
Vais-
je rester ainsi jusqu'au matin ?... Il est heureux que j'aie dîné
à
six heures, suivant les règlements de Healthful-House. Je ne
souffre pas de la faim, et je suis plutôt pris d'une forte
envie
de dormir. Cependant, j'aurai, je l'espère, l'énergie de résister
au sommeil... Je ne me laisserai pas y succomber... Il faut me
ressaisir à quelque chose du dehors... A quoi ?... Ni son ni
lumière ne pénètrent dans cette boite de tôle...
Attendons !...
Peut-être, si faible qu'il soit, un bruit arrivera-t-il à mon
oreille ?... Aussi est-ce dans le sens de l'
ouïe que se concentre
toute ma puissance vitale... Et puis, je guette toujours, en
cas que je ne serais pas sur la terre ferme, un mouvement, une
oscillation, qui finira par se faire sentir... En admettant que le
bâtiment soit encore mouillé sur ses ancres, il ne peut tarder
à
appareiller... ou... alors... je ne comprendrais plus pourquoi on
nous aurait enlevés, Thomas Roch et moi...
Enfin... ce n'est point une illusion... Un léger roulis me berce
et me donne la certitude que je ne suis point à terre... bien
qu'il soit peu sensible, sans choc, sans à-coups... C'est plutôt
une sorte de glissement à la surface des
eaux...
Réfléchissons avec sang-froid. Je suis à bord d'un des
navires
mouillés à l'embouchure de la Neuze, et qui attendait sous voile
ou sous vapeur le résultat de l'enlèvement. Le canot m'y a
transporté ; mais, je le répète, je n'ai point eu la sensation
qu'on me hissait par-dessus des bastingages... Ai-je donc été
glissé à travers un sabord percé dans la coque ? Peu importe,
après
tout ! Que l'on m'ait ou non descendu à fond de cale, je suis sur
un appareil flottant et mouvant...
Sans doute, la
liberté me sera bientôt rendue, ainsi qu'à
Thomas
Roch, en admettant qu'on l'ait enfermé avec autant de soin que
moi. Par
liberté, j'entends la faculté d'aller à ma
convenance
sur
le pont de ce bâtiment. Toutefois, ce ne sera pas avant quelques
heures, car il ne faut pas que nous puissions être aperçus. Donc,
nous ne respirerons l'
air du dehors qu'à l'heure où le bâtiment
aura gagné la pleine mer. Si c'est un navire à voiles, il aura
dû
attendre que la brise s'établisse, cette brise qui vient de
terre au lever du
jour et favorise la navigation sur le Pamplico-
Sound. Il est vrai, si c'est un bateau à vapeur...
Non !... A bord d'un steamer se propagent inévitablement des
exhalaisons de houille, de
graisses, des odeurs échappées des
chambres de chauffe qui seraient arrivées jusqu'à moi... Et puis,
les mouvements de l'hélice ou des aubes, les trépidations des
machines, les à-coups des pistons, je les eusse ressentis...
En somme, le mieux est de patienter. Demain seulement, je serai
extrait de ce trou. D'ailleurs, si l'on ne me rend pas la
liberté,
on m'apportera quelque nourriture. Quelle apparence y a-t-il que
l'on veuille me laisser mourir de faim ?... Il eût été plus
expéditif de m'envoyer au fond de la rivière et de ne point
m'embarquer... Une fois au large, qu'y a-t-il à craindre de
moi ?... Ma voix ne pourra plus se faire entendre... Quant à mes
réclamations, inutiles, à mes récriminations, plus inutiles
encore !
Et puis, que suis-je pour les auteurs de cet attentat ?... Un
simple surveillant d'hospice, un Gaydon sans importance...
C'est Thomas Roch qu'il s'agissait d'enlever de Healthful-House...
Moi... je n'ai été pris que par surcroît... parce que je
suis
revenu au pavillon à cet instant...
Dans tous les cas, quoi qu'il arrive, quels que soient les gens
qui ont conduit cette affaire, en quelque lieu qu'ils m'emmènent,
je m'en tiens à cette résolution : continuer à jouer mon
rôle de
gardien. Personne, non ! personne ne soupçonnera que, sous l'habit
de Gaydon, se cache l'ingénieur Simon Hart. A cela, deux
avantages : d'abord, on ne se défiera pas d'un pauvre diable de
surveillant, et, en second lieu, peut-être pourrai-je pénétrer
les
mystères de cette machination et les mettre à profit, si je
parviens à m'enfuir...
Où ma pensée s'égare-t-elle ?... Avant de prendre la fuite,
attendons d'être arrivé à destination. Il sera temps de
songer à
s'évader, si quelque occasion se présente... Jusque-là,
l'essentiel est qu'on ne sache pas qui je suis, et on ne le saura
pas.
Maintenant, certitude complète à cet égard, nous sommes
en cours
de navigation. Toutefois, je reviens sur ma première idée. Non
!...
le navire qui nous emporte, s'il n'est pas un steamer, ne doit pas
être non plus un voilier. Il est incontestablement poussé par un
puissant engin de locomotion. Que je n'entende point ces bruits
spéciaux des machines à vapeur, quand elles actionnent des hélices
ou des roues, d'accord ; que ce navire ne soit pas ébranlé sous
le
va-et-vient des pistons dans les cylindres, je suis forcé de
l'admettre. C'est plutôt qu'un mouvement continu et régulier, une
sorte de rotation directe qui se communique au propulseur, quel
qu'il puisse être. Aucune erreur n'est possible : le bâtiment est
mu par un mécanisme particulier... Lequel ?...
S'agirait-il d'une de ces turbines dont on a parlé depuis quelque
temps, et qui, manuvrées à l'intérieur d'un tube immergé,
sont
destinées à remplacer les hélices, utilisant mieux qu'elles
la
résistance de l'
eau et imprimant une vitesse plus considérable
?...
Encore quelques heures, et je saurai à quoi m'en tenir sur ce
genre de navigation, qui semble s'opérer dans un milieu
parfaitement
homogène.
D'ailleurs, effet non moins extraordinaire, les mouvements
de roulis et de
tangage ne sont aucunement sensibles. Or, comment
se fait-il que le Pamplico-Sound soit dans un tel état de
tranquillité ?... Rien que les courants de mer montante et
descendante suffisent d'ordinaire à troubler sa surface.
Il est vrai, peut-être le flot est-il étale à cette heure,
et, je
m'en souviens, la brise de terre était tombée hier avec le soir.
N'importe ! Cela me paraît inexplicable, car un bâtiment, mû
par un
propulseur, quelle que soit sa vitesse, éprouve toujours des
oscillations dont je ne puis saisir le plus léger indice.
Voilà de quelles pensées obsédantes ma tête est
maintenant
remplie ! Malgré une pressante
envie de dormir, malgré la torpeur
qui m'envahit au milieu de cette atmosphère étouffante, j'ai
résolu de ne point m'abandonner au sommeil. Je veillerai jusqu'au
jour, et encore ne fera-t-il
jour pour moi qu'au moment où ce
compartiment recevra la lumière extérieure. Et, peut-être
ne
suffira-t-il pas que la porte s'ouvre, et faudra-t-il qu'on me
sorte de ce trou, qu'on me ramène sur le pont...
Je m'accote à l'un des
angles des cloisons, car je n'ai pas même
un banc pour m'asseoir. Mais, comme mes paupières sont alourdies,
comme je me sens en proie à une sorte de somnolence, je me relève.
La colère me prend, je frappe les parois du poing, j'appelle... En
vain mes mains se meurtrissent contre les boulons des tôles, et
mes cris ne font venir personne.
Oui !... cela est indigne de moi. Je me suis promis de me modérer,
et voilà que, dès le début, je perds la possession de moi-même,
et
me conduis en
enfant...
Il est de toute certitude que l'absence de
tangage et de roulis
prouve au moins que le navire n'a pas encore atteint la pleine
mer. Est-ce que, au lieu de traverser le Pamplico-Sound, il aurait
remonté le cours de la Neuze ?... Non ! Pourquoi s'enfoncerait-il au
milieu des territoires du comté ?... Si Thomas Roch a été
enlevé de
Healthful-House, c'est que ses ravisseurs avaient l'intention de
l'entraîner hors des Etats-Unis, probablement dans une île
lointaine de l'Atlantique, ou sur un point quelconque de l'Ancien
Continent. Donc, ce n'est pas la Neuze, de cours peu étendu, que
remonte notre appareil marin... Nous sommes sur les
eaux du
Pamplico-Sound, qui doit être au calme blanc.
Soit ! lorsque le navire aura pris le large, il ne pourra échapper
aux oscillations de la houle, qui, même alors que la brise est
tombée, se fait toujours sentir pour les bâtiments de moyenne
grandeur. A moins d'être à bord d'un croiseur ou d'un cuirassé...
et ce n'est pas le cas, j'imagine !
En ce moment, il me semble bien... En effet... je ne me trompe
pas... Un bruit se produit à l'intérieur... un bruit de pas...
Ces
pas se rapprochent de la cloison de tôle, dans laquelle est percée
la porte du compartiment... Ce sont des hommes de l'équipage, sans
doute... Cette porte va-t-elle s'ouvrir enfin ?... J'écoute... Des
gens parlent, et j'entends leur voix... mais je ne puis les
comprendre... Ils se servent d'une langue qui m'est inconnue...
J'appelle... je crie...
Pas de réponse !
Il n'y a donc qu'à attendre, attendre, attendre ! Ce mot-là,
je me
le répète, et il bat dans ma pauvre tête comme le battant
d'une
cloche !
Essayons de calculer le temps qui s'est écoulé.
En somme, je ne puis pas l'évaluer à moins de quatre ou cinq
heures depuis que le navire s'est mis en marche. A mon estime,
minuit est passé. Par malheur, ma montre ne peut me servir au
milieu de cette profonde obscurité.
Or, si nous naviguons depuis cinq heures, le navire est
actuellement en dehors du Pamplico-Sound, qu'il en soit sorti par
l'Ocracoke-inlet ou par l'Hatteras-inlet. J'en conclus qu'il doit
être au large du littoral d'un bon mille au moins... Et,
cependant, je ne ressens rien de la houle du large...
C'est là l'inexplicable, c'est là l'invraisemblable... Voyons...
Est-ce que je me suis trompé ?... Est-ce que j'ai été dupe
d'une
illusion ?... Ne suis-je point renfermé à fond de cale d'un
bâtiment en marche ?...
Une nouvelle heure vient de s'écouler, et, soudain, les
trépidations des machines ont cessé... Je me rends parfaitement
compte de l'
immobilité du navire qui m'emporte... Etait-il donc
rendu à destination ?... Dans ce cas, ce ne pourrait être que dans
un des ports du littoral, au nord ou au sud du Pamplico-Sound...
Mais quelle apparence que Thomas Roch, arraché de Healthful-House,
ait été ramené en terre ferme ?... L'enlèvement
ne pourrait tarder
à être connu, et ses auteurs s'exposeraient à être
découverts par
les autorités de l'
Union...
D'ailleurs, si le bâtiment est actuellement au mouillage, je vais entendre le bruit de la chaîne à travers l'écubier, et,
quand il viendra à l'appel de son ancre, une secousse se produira, une
secousse que je guette... que je reconnaîtrai... Cela ne saurait
tarder de quelques minutes.
J'attends... j'écoute...
Un morne et inquiétant silence règne à bord... C'est à se demander s'il y a sur ce navire d'autres êtres vivants que moi...
A présent, je me sens envahir par une sorte de torpeur...
L'atmosphère est viciée... La respiration me manque... Ma poitrine
est comme écrasée d'un poids dont je ne puis me délivrer...
Je veux résister... C'est impossible... J'ai dû m'étendre dans un
coin et me débarrasser d'une partie de mes vêtements, tant la
température est élevée... Mes paupières s'alourdissent,
se
ferment, et je tombe dans une prostration, qui va me plonger en un
lourd et irrésistible sommeil...
Combien de temps ai-je dormi ?... Je l'ignore. Fait-il nuit, fait-
il
jour ?... Je ne saurais le dire. Mais, ce que j'observe en premier lieu, c'est que ma respiration est plus facile. Mes poumons s'emplissent d'un
air qui n'est plus empoisonné d'
acide carbonique.
Est-ce que cet
air a été renouvelé tandis que je dormais ?... Le compartiment a-t-il été ouvert ?... Quelqu'un est-il entré dans cet étroit réduit ?...
Oui... et j'en ai la preuve.
Ma main au hasard vient de saisir un objet, un récipient rempli d'un liquide dont l'odeur est engageante. Je le porte à mes lèvres, qui sont brûlantes, car je suis torturé par la soif
à ce point que je me contenterais même d'une
eau saumâtre.
C'est de l'ale, une ale de bonne qualité, qui me rafraîchit,
me réconforte, et dont j'absorbe une pinte entière.
Mais si on ne m'a pas condamné à mourir de soif, on ne m'a pas, je suppose, condamné à mourir de faim ?...
Non... Dans un des coins a été déposé un panier, et ce panier contient une miche de pain avec un morceau de viande froide.
Je mange donc... je mange avidement, et les
forces peu à peu me reviennent.
Décidément, je ne suis pas aussi abandonné que je l'aurais pu craindre. On s'est introduit dans ce trou obscur, et, par la porte, a pénétré un peu de cet oxygène du dehors sans lequel j'aurais été asphyxié. Puis, on a mis à ma
disposition de quoi calmer ma soif et ma faim jusqu'à l'heure où je serai délivré.
Combien de temps cette incarcération durera-t-elle encore ?... Des
jours... des mois ?... Il ne m'est pas possible, d'ailleurs, de
calculer le temps qui s'est écoulé pendant mon sommeil ni
d'établir avec quelque approximation l'heure qu'il est. J'avais
bien eu soin de remonter ma montre, mais ce n'est pas une montre à
répétition... Peut-être, en tâtant les aiguilles ?...
Oui... il me semble que la petite est sur le chiffre huit... du matin, sans
doute...
Ce dont je suis certain, par exemple, c'est que le bâtiment n'est plus en marche. Il ne se produit pas la plus légère secousse à
bord ce qui indique que le propulseur est au repos. Cependant les heures se passent, des heures interminables, et je me demande si l'on n'attendra pas la nuit pour entrer de nouveau dans ce compartiment, afin de l'aérer comme on l'a fait pendant que je dormais, en renouveler les provisions... Oui... on veut profiter de mon sommeil...
Cette fois, j'y suis résolu... je résisterai... Et même, je feindrai de dormir... et quelle que soit la personne qui entrera, je saurai l'obliger à me répondre !