DEUXIÈME PARTIE LA VICTOIRE D'ARSÈNE LUPIN
CHAPITRE IV LA « BELLE-HÉLÈNE »
Pas d'erreur, fit Patrice. L'avertissement même qui fut donné à M. Desmalions que l'or était expédié... la rapidité avec laquelle le travail fut exécuté, de nuit, sans préparatifs et par les gens mêmes du bateau... la nationalité étrangère de ces gens... la direction qu'ils ont prise... tout concorde. Il est probable qu'il y a, entre la cave où on le jetait et le réduit où il aboutissait, une cachette intermédiaire où l'or séjournait, à moins que les dix-huit cents sacs aient pu attendre leur expédition, suspendus les uns derrière les autres le long de la canalisation ?...
« Mais cela importe peu. L'essentiel est de savoir que la
Belle-Hélène, blottie dans quelque coin de banlieue, attendait l'occasion propice.
Jadis, Essarès bey, par prudence, lui lançait un signal à l'aide de cette
pluie d'étincelles que j'ai observée. Cette fois-ci, le vieux Siméon, qui continue l'uvre d'Essarès, sans doute pour son propre compte, a prévenu l'équipage, et les sacs d'or filent du côté de
Rouen et du
Havre, où quelque vapeur les emmènera vers l'Orient. Après tout, quelques dizaines de tonnes à fond de cale sous une couche de
charbon, ce n'est rien. Qu'en dites-vous ? Nous y sommes, n'est-ce pas ? Pour moi, il y a là une certitude...
« Et Mantes, cette ville pour laquelle il a pris son billet et vers laquelle navigue la
Belle-Hélène ? Est-ce clair ? Mantes, où il rattrapera sa cargaison d'or, et où il s'embarquera sous quelque déguisement de matelot... Ni vu ni connu... L'or et le bandit s'évanouissent. Qu'en dites-vous ?
Pas d'erreur ? »
Cette fois encore, don
Luis ne répondit pas. Cependant, il devait acquiescer aux idées de Patrice, car, au bout d'un instant, il déclara :
Soit, j'y vais. Nous verrons bien...
Et il dit au chauffeur :
File au garage, et ramène la quatre-vingts
chevaux. Avant une heure,
je veux être à Mantes. Quant à vous, mon capitaine...
Quant à moi, je vous accompagne.
Et qui gardera ?...
Maman Coralie ? Quel danger court-elle ? Personne ne peut plus l'attaquer
maintenant. Siméon a manqué son coup et ne songe qu'à
sa sûreté personnelle... et à ses sacs d'or.
Vous insistez ?
Absolument.
Vous avez peut-être tort. Mais enfin, cela vous regarde. Partons...
Ah ! cependant, une précaution...
Il appela :
Ya-Bon !
Le Sénégalais accourut.
Si Ya-Bon éprouvait pour Patrice un attachement de bête fidèle, il semblait professer à l'égard de don
Luis un culte
religieux.
Le moindre geste de l'aventurier le plongeait dans l'extase. Il ne cessait pas de rire en présence du grand chef.
Ya-Bon, tu vas tout à fait bien ? Ta blessure est finie ? Plus de
fatigue ? Parfait. En ce cas, suis-moi.
Il le conduisit jusqu'au quai, un peu à l'écart du chantier
Berthou.
Dès neuf heures, ce soir, tu prendras la garde ici, sur ce banc.
Tu apporteras de quoi manger et boire, et tu surveilleras particulièrement
ce qui se passe là, en contrebas. Que se passera-t-il ? Peut-être
rien du tout. N'importe, tu ne bougeras pas avant que je sois revenu... à
moins... à moins qu'il ne se passe quelque chose... auquel cas tu
agiras en conséquence.
Il fit une pause et reprit :
Surtout, Ya-Bon, méfie-toi de Siméon. C'est lui qui
t'a blessé. Si tu l'apercevais, saute-lui à la gorge,
et amène-le ici... Mais ne le tue pas, fichtre !
Pas de blague, hein !
Je ne veux pas que tu me livres un cadavre... mais un homme vivant. Compris, Ya-Bon
?
Patrice s'inquiéta :
Vous craignez donc quelque chose de ce côté ? Voyons, c'est
inadmissible, puisque Siméon est parti...
Mon capitaine, dit don
Luis, quand un bon général se met
à la poursuite de l'
ennemi, cela ne l'empêche pas d'assurer
le terrain conquis et de laisser des garnisons dans les places fortes. Le chantier
Berthou est évidemment un des points de ralliement, le plus important,
peut-être, de notre adversaire. Je le surveille.
Don Luis prit également des précautions sérieuses à
l'égard de maman Coralie. Très lasse, la jeune femme avait
besoin de repos et de soins. On l'installa dans l'automobile, et, après
une pointe vers le centre de
Paris, exécutée à toute allure,
afin de dépister un espionnage possible, on la conduisit à l'annexe
du boulevard
Maillot, où Patrice la remit aux mains de la surveillante
et la recommanda au docteur. Défense était faite d'introduire
auprès d'elle aucune personne étrangère. Elle ne devait
répondre à aucune lettre, à moins qu'elle ne fût
signée : « Capitaine
Patrice. »
A neuf heures du soir, l'auto filait sur la route de
Saint-Germain
et de Mantes.
Placé dans le fond, près de don
Luis, Patrice éprouvait
l'
exaltation de la victoire et se dépensait en hypothèses qui,
d'ailleurs, avaient toutes pour lui la valeur de certitudes irréfutables.
Quelques doutes cependant persistaient en son
esprit, des points demeuraient obscurs
sur lesquels il eût été bien aise de recueillir l'opinion
d'Arsène
Lupin.
Pour moi, disait-il, deux choses restent absolument incompréhensibles.
D'abord, qui est-ce qui a été assassiné par Essarès,
le 4 avril, à 7 heures 19 du matin ? J'ai entendu les cris d'agonie.
Qui est mort ? et qu'est devenu le cadavre ?
Don Luis ne répondait toujours pas, et Patrice reprenait :
Deuxième point, plus étrange encore, la conduite de Siméon.
Comment, voilà un homme qui consacre sa vie à un seul but, venger
l'assassinat de son ami
Belval, et, en même temps assurer mon bonheur
et celui de Coralie.
Pas un fait ne dément l'unité de sa vie. On devine en lui l'obsession,
la manie même. Et puis, le
jour où son
ennemi Essarès bey
succombe, tout à coup, il fait volte-face, et nous persécute, Coralie
et moi, jusqu'à ourdir et mettre à exécution cette affreuse
machination qu'Essarès bey avait réussie contre nos parents
!
« Voyons, avouez qu'il y a là quelque chose d'inouï.
Est-ce l'appât de l'or qui lui a tourné la tête,
le trésor prodigieux mis à sa
disposition, du
jour où il
a pénétré le secret ? Est-ce là l'explication
de ses forfaits ? L'honnête homme est-il devenu bandit pour assouvir
des instincts subitement éveillés ? Qu'en pensez-vous ? »
Silence de don
Luis. Patrice, qui s'attendait à ce que toutes les
énigmes fussent résolues en un tournemain par l'
illustre aventurier,
en concevait de l'humeur et de l'étonnement.
Il fit une dernière tentative.
Et le
triangle d'or ? Encore un mystère ? Car enfin, dans tout
cela, pas de trace d'un
triangle ! Où est-il le
triangle d'or
? Avez-vous une idée à ce propos ?
Silence de don
Luis. A la fin, l'officier ne put s'empêcher de dire :
Mais qu'y a-t-il donc ? Vous ne répondez pas... Vous avez l'
air soucieux...
Peut-être, fit don
Luis.
Mais pour quelle raison ?
Oh ! il n'y a pas de raison.
Cependant...
Eh bien, je trouve que cela marche trop bien.
Qu'est-ce qui marche trop bien ?
Notre affaire.
Et, comme Patrice allait encore l'interroger, il prononça :
Mon capitaine, j'ai pour vous la plus franche sympathie, et je porte
le plus vif intérêt à tout ce qui vous concerne, mais, je
vous l'avouerai, il y a un problème qui domine toutes mes pensées,
et un but où tendent maintenant tous mes efforts. C'est la poursuite
de l'or qu'on nous a volé, et, cet or-là, je ne veux pas
qu'il nous échappe... J'ai réussi de votre côté.
De l'autre, pas encore. Vous êtes sains et saufs tous les deux, mais je n'ai pas les dix-huit cents sacs, et il me les faut... il me les faut...
Mais vous les aurez, puisque vous savez où ils sont.
Je les aurai, dit don
Luis, lorsqu'ils seront sous mes yeux, étalés. Jusque-là, c'est l'inconnu.
A Mantes, les recherches ne furent pas longues. Ils eurent presque aussitôt
la satisfaction d'apprendre qu'un voyageur dont le signalement correspondait à celui du vieux Siméon était descendu à l'hôtel des Trois-Empereurs, et qu'à l'heure actuelle il dormait dans une
chambre du troisième étage.
Don Luis s'installa au rez-de-chaussée, tandis que Patrice qui, à cause de sa jambe, eût plus facilement attiré l'attention, se rendait au Grand-Hôtel.
Il s'éveilla tard, le lendemain. Un coup de téléphone
de don
Luis annonça que Siméon, après avoir passé à la poste, était allé au bord de la Seine, puis à
la gare, d'où il avait ramené une
dame, assez élégante, dont une voilette épaisse cachait le visage. Tous deux déjeunaient dans la
chambre du troisième étage.
A quatre heures, nouveau coup de téléphone.
Don Luis priait le capitaine de le rejoindre sans retard dans un petit café situé au sortir de la ville, en face du
fleuve. Là, Patrice put voir Siméon qui se promenait sur le quai.
Il se promenait les mains au dos, de l'
air d'un homme qui flâne et qui n'a point de but précis.
Cache-nez, lunettes, toujours le même accoutrement, toujours la même allure, dit Patrice.
Et il ajouta :
Regardez-le bien, il affecte l'insouciance, mais on devine que ses
yeux se portent en amont du
fleuve, vers le côté par où la
Belle-Hélène doit arriver.
Oui, oui, murmura don
Luis. Tenez, voici la
dame.
Ah ! c'est celle-là ? fit Patrice. Je l'ai rencontrée déjà deux ou trois fois dans la rue.
Un manteau de gabardine dessinait sa taille et ses épaules qui étaient larges et un peu fortes. Autour de son feutre à grands bords, un voile
tombait. Elle tendit à Siméon le papier bleu d'un télégramme qu'il
lut aussitôt.
Puis ils s'entretinrent un moment, semblèrent s'orienter, passèrent
devant le café et, un peu plus loin, s'arrêtèrent.
Là, Siméon écrivit quelques mots sur une feuille de papier
qu'il donna à sa compagne. Celle-ci le quitta et rentra en ville. Siméon continua de suivre le cours du
fleuve.
Vous allez rester, mon capitaine, fit don
Luis.
Pourtant, protesta Patrice, l'
ennemi ne semble pas sur ses gardes. Il ne se retourne pas.
Il vaut mieux être prudent, mon capitaine. Mais quel dommage que nous ne puissions pas prendre connaissance du papier que Siméon a écrit.
Et si je rejoignais...
Si vous rejoigniez la
dame ? Non, non, mon capitaine. Sans vous offenser, vous n'êtes pas de
force. C'est tout juste si moi-même...
Il s'éloigna.
Patrice attendit. Quelques barques montaient ou descendaient la rivière.
Machinalement, il regardait leurs noms. Et, tout à coup, une demi-heure
après l'instant où don
Luis l'avait quitté, il
entendit la cadence très nette, le martèlement rythmé d'un
de ces forts moteurs que l'on a, depuis quelques années, adaptés
à certaines péniches.
De fait, une péniche débouchait au détour de la rivière.
Quand elle passa devant lui, il
lut distinctement, et avec quelle émotion
:
Belle-Hélène !
Elle glissait assez rapidement, dans un fracas d'explosions régulières.
Elle était épaisse, ventrue, lourde, et assez profondément
enfoncée, bien qu'elle ne semblât porter aucune cargaison.
Patrice vit deux mariniers, assis, et qui fumaient distraitement. Amarrée
derrière, une barque flottait.
La péniche s'éloigna et atteignit le tournant.
Patrice attendit encore une heure avant que don
Luis fût de retour. Il lui
dit aussitôt :
Eh bien, la
Belle-Hélène ?
A deux kilomètres d'ici, ils ont détaché
leur barque et sont venus chercher Siméon.
Alors il est parti avec eux ?
Oui.
Sans se douter de rien ?
Vous m'en demandez un peu trop, mon capitaine.
N'importe ! la victoire est gagnée. Avec l'auto, nous
allons les rattraper, les dépasser, et, à
Vernon, par exemple, prévenir
les autorités, militaires et autres, afin qu'elles procèdent
à l'arrestation, à la saisie...
Nous ne préviendrons personne, mon capitaine. Nous procéderons
nous-mêmes à ces petites opérations.
Nous-mêmes ? Comment ? Mais...
Les deux hommes se regardèrent. Patrice n'avait pu dissimuler la pensée qui s'était présentée à son
esprit.
Don Luis ne se fâcha pas.
Vous avez peur que je n'emporte les trois cents millions ?
Bigre,
c'est un paquet difficile à cacher dans un veston.
Cependant, dit Patrice, puis-je vous demander quelles sont vos intentions
à cet égard ?
Vous le pouvez, mon capitaine ; mais permettez-moi de retarder ma réponse,
jusqu'au moment où nous aurons réussi. A l'heure
présente, il faut d'abord retrouver la péniche.
Ils revinrent à l'hôtel des Trois-Empereurs, et repartirent
en auto dans la direction de
Vernon. Cette fois, tous deux se taisaient.
La route rejoignait le
fleuve quelques kilomètres plus loin, au bas de
la côte escarpée qui commence à Rosny. Au moment où
ils arrivaient à Rosny, la
Belle-Hélène entrait déjà
dans la grande boucle au sommet de laquelle se trouve la
Roche-Guyon et qui revient
vers la route nationale à
Bonnières. Il lui fallait au moins trois heures
pour effectuer ce trajet, tandis que l'auto, escaladant la colline, et coupant
droit, débouchait dans
Bonnières quinze minutes après.
Ils traversèrent le village.
Un peu plus loin, à droite, il y avait une auberge.
Don Luis s'y arrêta
et dit à son chauffeur :
Si, à minuit, nous ne sommes pas revenus, retourne à
Paris.
Vous m'accompagnez, capitaine ?
Patrice le suivit vers la droite et ils aboutirent, par un petit chemin, aux berges
du
fleuve qu'ils suivirent durant un quart d'heure. Enfin, don
Luis
trouva ce qu'il semblait chercher : une barque, attachée à
un pieu, non loin d'une
villa dont les volets étaient clos.
Don Luis défit la chaîne.
Il était environ sept heures du soir. La nuit venait rapidement, mais un
beau clair de
lune illuminait l'espace.
Tout d'abord, dit don
Luis, un mot
d'explication. Nous allons guetter la péniche, qui débouchera
sur le coup de dix heures. Elle nous rencontrera en travers du
fleuve et, à
la lueur de la
lune... ou de ma lampe électrique, nous lui ordonnerons
de stopper, ce à quoi, sans doute, étant donné votre uniforme,
elle obéira. Alors nous montons.
Si elle n'obéit pas ?
C'est l'abordage. Ils sont trois, mais nous sommes deux. Donc...
Et après ?
Après ? Il y a tout lieu de croire que les deux hommes de l'équipage
ne sont que des comparses, au service de Siméon, mais
ignorants de ses
actes, et ne sachant pas la nature de la cargaison. Siméon réduit
à l'impuissance, eux-mêmes payés largement par moi, ils
conduiront la péniche où je voudrai. Mais et c'est là
que je voulais en venir, mon capitaine je dois vous avertir que je ferai
de cette péniche ce qu'il me plaira. J'en livrerai le chargement
à l'heure qui me conviendra. C'est mon butin, ma prise. Personne
n'a de droit sur elle que moi.
L'officier se cabra :
Cependant, je ne puis accepter un tel rôle...
En ce cas, donnez-moi votre parole d'honneur que vous garderez un
secret qui ne vous appartient pas. Et alors, bonsoir, chacun de son côté.
Je vais seul à l'abordage et vous retournez à vos affaires.
Notez d'ailleurs que je n'exige nullement une réponse immédiate.
Vous avez tout le temps de réfléchir et de prendre la décision
que vous dicteront vos intérêts et vos très honorables
scrupules.
« Pour ma part, excusez-moi, mais je vous ai confié mes petites faiblesses
: quand les circonstances m'accordent un peu de répit, j'en profite
pour dormir.
Carpe sumnum, a dit le poète. Bonsoir, mon capitaine. »
Et, sans un mot de plus, don
Luis s'enveloppa dans son manteau, sauta dans
la barque, et s'y coucha.
Patrice avait dû faire un violent effort pour refréner sa colère.
Le calme ironique de don
Luis, son intonation polie, où il y avait un peu
de persiflage, lui donnaient d'autant plus sur les nerfs qu'il subissait
l'
influence de cet homme étrange, et qu'il se reconnaissait incapable
d'agir sans son assistance. Et puis, comment oublier que don
Luis lui avait
sauvé la vie, ainsi qu'à Coralie ?
Les heures passèrent. L'aventurier dormait dans la nuit fraîche.
Patrice hésitait, cherchant un plan de conduite qui lui permît d'atteindre
Siméon et de se débarrasser de cet
ennemi implacable en empêchant
don
Luis de mettre la main sur l'énorme trésor. Il s'effarait
d'être complice. Et pourtant, lorsque les premiers battements du moteur
se firent entendre au loin et que don
Luis s'éveilla, Patrice était
auprès de lui, prêt à l'action.
Ils n'échangèrent aucune parole. Une horloge de village sonna
onze heures. La
Belle-Hélène avançait.
Patrice sentait grandir son émotion. La
Belle-Hélène, c'était
la capture de Siméon, les millions repris, Coralie hors de danger, la fin
du plus abominable
cauchemar, l'uvre d'Essarès à jamais abolie. Le moteur tapait, de plus en plus près.
Son rythme régulier
et puissant s'élargissait sur la Seine
immobile.
Don Luis avait pris les avirons et ramait vigoureusement pour gagner le milieu du
fleuve.
Et tout à coup on vit au loin une masse noire qui surgissait dans la lumière blanche. Encore douze ou quinze minutes, et elle était là.
Voulez-vous que je vous aide ? murmura Patrice. On dirait que le courant vous entraîne et que vous avez du mal à vous redresser.
Aucun mal, dit don
Luis qui se mit à fredonner.
Mais enfin...
Patrice était stupéfait. La barque avait viré sur place et revenait vers la berge.
Mais enfin... mais enfin... répéta-t-il... Enfin quoi ? vous
lui tournez le dos... Quoi ? vous renoncez ?... Je ne comprends pas... ou plutôt,
c'est que nous ne sommes que deux, n'est-ce pas ? deux contre trois...
et vous craignez ?... Est-ce cela ?
D'un bond, don
Luis sauta sur la rive, et tendit la main à Patrice.
Celui-ci le repoussa et grogna :
M'expliquerez-vous ?...
Trop long, répondit don
Luis. Une seule question : ce livre que
j'ai trouvé dans la
chambre du vieux Siméon,
Les Mémoires
de Benjamin Franklin, l'aviez-vous aperçu lors de vos investigations ?
Sacrebleu ! il me semble que nous avons autre chose...
Question urgente, capitaine.
Eh bien, non, il n'y était pas.
Alors, dit don
Luis, c'est bien ça, nous sommes roulés,
ou plutôt, pour être juste, j'ai été roulé.
En route mon capitaine, et rondement.
Patrice n'avait pas bougé de la barque. D'un coup brusque, il
la poussa et saisit la rame en marmottant :
Nom de
Dieu ! je crois qu'il se fiche de moi, le client !
Et, à dix mètres du bord, déjà, il s'écria
:
Si vous avez peur, j'irai seul. Besoin de personne !
Don Luis répondit :
A tout à l'heure, mon capitaine, je vous attends à
l'auberge.
L'expédition de Patrice ne se heurta à aucune
difficulté. Au premier ordre qu'il lança d'une voix impérieuse,
la
Belle-Hélène stoppa, de sorte que l'abordage s'effectua
de la manière la plus paisible.
Les deux mariniers, des hommes d'un certain âge, originaires de la
côte basque et auxquels il se présenta comme
agent délégué
par l'autorité militaire, lui firent visiter leur péniche.
Il n'y trouva pas le vieux Siméon et pas davantage
le plus petit sac d'or. La cale était à peu près vide.
L'interrogatoire fut bref.
Où allez-vous ?
A
Rouen. On est réquisitionné par le service
de ravitaillement.
Mais vous avez pris quelqu'un en cours de route ?
Oui, à Mantes.
Son nom ?
Siméon Diodokis.
Qu'est-il devenu ?
Il s'est fait descendre un peu après pour reprendre le train.
Que voulait-il ?
Nous payer.
De quoi ?
D'un chargement que nous avions fait à
Paris il y a deux
jours.
Des sacs ?
Oui.
De quoi ?
Nous ne savons pas. On nous payait bien. Ça suffisait.
Et où est-il, ce chargement ?
Nous l'avons passé la nuit dernière à un petit
vapeur qui nous a accosté en aval de
Poissy.
Le nom de ce vapeur ?
Le
Chamois. Six hommes d'équipage.
Et où est-il ?
En avant. Il filait vite. Il doit être plus loin que
Rouen. Siméon
Diodokis va le rejoindre.
Depuis quand connaissez-vous Siméon Diodokis ?
C'était la première fois qu'on le voyait. Mais
on le savait au service de M. Essarès.
Ah ! vous avez travaillé pour M. Essarès ?
Plusieurs fois... Le même travail et le même voyage.
Il vous faisait venir au moyen d'un signal ?
Une vieille cheminée d'usine qu'il allumait.
Toujours des sacs ?
Oui, des sacs. On ne savait pas quoi. Il payait bien.
Patrice n'en demanda pas davantage. En hâte il redescendit dans sa barque, regagna la rive et trouva don
Luis attablé
devant un souper confortable.
Vite, dit-il. La cargaison est à bord d'un vapeur, le Chamois,
que nous rattraperons entre
Rouen et le
Havre.
Don Luis se leva et tendit à l'officier un paquet enveloppé
de papier blanc.
Voilà deux sandwiches, mon capitaine. La nuit va être dure.
Je regrette bien que vous n'ayez pas dormi comme moi. Filons et, cette fois,
je prends le volant. Ça va ronfler. Asseyez-vous près de moi, mon
capitaine.
Ils montèrent tous deux dans l'auto, ainsi que le chauffeur. Mais,
à peine sur la route, Patrice s'écria :
Eh ! dites donc, attention !
Pas de ce côté ! Nous retournons
sur Mantes et sur
Paris.
C'est bien ce que je veux, ricana don
Luis.
Hein ? Quoi ? Sur
Paris ?
Evidemment.
Ah ! non ! non ! Cela devient un peu trop raide. Puisque je vous dis que
les deux mariniers...
Vos mariniers ? Des fumistes.
Ils m'ont affirmé que le chargement...
Le chargement ? Une charge.
Mais enfin, le
Chamois...
Le
Chamois ? Un bateau. Je vous répète que nous sommes roulés,
mon capitaine, roulés jusqu'à la gauche ! Le vieux Siméon
est un bonhomme prodigieux ! Voilà un adversaire, le vieux Siméon
! On s'amuse avec lui ! Il m'a tendu un traquenard où je m'embourbais
jusqu'au cou. A la bonne heure ! Seulement, n'est-ce pas ? la
meilleure plaisanterie a des limites. Fini de rire !
Cependant...
Vous n'êtes pas content, mon capitaine ? Après la
Belle-Hélène,
vous voulez attaquer le
Chamois ? A votre aise, vous descendrez à Mantes. Seulement, je vous en préviens, Siméon est à
Paris, avec trois ou quatre heures d'avance sur nous.
Patrice frissonna. Siméon à
Paris ! à
Paris, où Coralie
se trouvait. Il ne protesta plus, et don
Luis continuait :
Ah ! le gueux ! a-t-il bien joué sa partie ? Un coup de maître,
Les Mémoires de Franklin !... Connaissant mon arrivée, il s'est
dit : « Arsène
Lupin ? Voilà un gaillard dangereux, capable
de débrouiller l'affaire et de me mettre dans sa poche ainsi que les
sacs d'or. Pour me débarrasser de lui, un seul moyen : faire en sorte
qu'il s'élance sur la vraie piste, et d'un tel élan
qu'il ne s'aperçoive pas de la minute psychologique où
la vraie piste devient une fausse piste. » Hein ? Est-ce fort cela ? Et
alors, c'est le volume de Franklin tendu comme un appât, c'est
la page qui s'ouvre toute seule, à l'endroit voulu, c'est
mon inévitable et facile découverte de la canalisation, c'est
le fil d'
Ariane qui m'est offert en toute obligeance et que je suis
docilement, conduit par la main même de Siméon, depuis la cave jusqu'au
chantier Berthou. Et, jusque-là, tout est bien. Mais à partir
de là, attention ! Au chantier Berthou, personne. Seulement, à côté,
une péniche, donc une possibilité de renseignement, donc la certitude
que je me renseignerai. Et je me renseigne. Et une fois renseigné, je suis perdu.
Mais alors, cet homme ?...
Eh ! oui, un complice de Siméon, lequel Siméon, se doutant
bien qu'il serait suivi jusqu'à la gare Saint-Lazare, me fait ainsi donner par deux fois la direction de Mantes.
« A Mantes, la comédie continue. La
Belle-Hélène
passe, avec la double charge de Siméon et des sacs d'or ; nous courons
après la
Belle-Hélène. Bien entendu, sur la
Belle-Hélène,
rien, ni Siméon, ni sacs d'or. Courez donc après le
Chamois.
Nous avons transbordé tout cela sur le
Chamois. Nous courons après
le
Chamois, jusqu'à
Rouen, jusqu'au
Havre, jusqu'au bout
du monde, et, bien entendu, poursuite vaine, puisque le Chamois n'existe
pas. Mais nous croyons
mordicus qu'il existe et qu'il a échappé
à nos investigations. Et alors, le tour est joué. Les millions sont
partis. Siméon a disparu. Et nous
n'avons plus qu'une chose à faire, c'est de nous résigner
et d'abandonner nos recherches. Vous entendez, l'abandon de nos recherches,
voilà le but du bonhomme. Et ce but, il l'aurait atteint si... »
L'auto marchait à toute allure. De temps en temps, avec une adresse
inouïe, don
Luis l'arrêtait net. Un poste de territoriaux. Demande
de
sauf-conduit. Puis un bond en avant, et de nouveau la course folle, vertigineuse.
Si... quoi ?..., demanda Patrice à moitié convaincu. Quel
est l'indice qui vous a mis sur la voie ?
La présence de cette femme à Mantes. Indice vague d'abord.
Mais, tout à coup, je me suis souvenu que, dans la première péniche,
la
Nonchalante, l'individu qui nous a donné ces renseignements...
vous vous rappelez... le chantier Berthou ! Eh bien, en face de cet individu...
j'avais eu l'impression bizarre... inexplicable, que j'étais
peut-être en face d'une femme déguisée. Cette impression
a surgi de nouveau en moi. J'ai fait le rapprochement avec
la femme de Mantes... Et puis... et puis, ce fut un coup de lumière...
Don Luis réfléchit, et, à voix basse, il reprit :
Mais qui diable ça peut-il bien être que cette femme-là ?
Il y eut un silence, et Patrice prononça instinctivement :
Grégoire, sans doute...
Hein ? Que dites-vous ? Grégoire ?
Ma foi, puisque ce Grégoire est une femme.
Voyons, quoi ! Qu'est-ce que vous chantez là ?
Evidemment... Rappelez-vous... C'est ce que les complices m'ont
révélé, le
jour où je les ai fait arrêter, sur
la terrasse d'un café.
Comment ! mais votre journal n'en souffle pas mot !
Ah !... en effet... j'ai oublié ce détail.
Un détail ! il appelle ça un détail. Mais c'est
de la dernière importance, mon capitaine ! Si j'avais su, j'aurais
deviné que ce batelier n'était autre que Grégoire, et nous ne perdions pas toute une nuit. Nom d'un
chien, vous en avez de bonnes, mon capitaine !
Mais ceci ne pouvait altérer la bonne humeur de don
Luis. A son
tour, et tandis que Patrice, assailli de pressentiments, devenait plus sombre,
à son tour, il chantait victoire.
A la bonne heure ! La bataille prend de la gravité ! Aussi,
vraiment, c'est trop commode, et voilà pourquoi j'étais
maussade, moi,
Lupin ! Est-ce que les choses marchent ainsi dans la réalité
? Est-ce que tout s'enchaîne avec cette rigueur ? Franklin, le canal
d'or, la filière ininterrompue, les pistes qui se révèlent
toutes seules, le rendez-vous à Mantes, la
Belle-Hélène,
non, tout cela me gênait. Trop de
fleurs, madame, n'en jetez plus !
Et puis aussi, cette fuite de l'or sur une péniche !... Bon en temps
de paix, mais durant la guerre, en plein régime de
sauf-conduits, de bateaux
patrouilleurs, de visites, de prises... Comment se fait-il qu'un bonhomme
comme Siméon risque un pareil voyage ? Non, je me méfiais, et c'est
pour cela, mon capitaine, qu'à tout hasard j'ai mis Ya-Bon de
faction devant le chantier
Berthou. Une idée comme ça... Ce chantier me semblait bien au centre
de l'aventure ! Hein ? ai-je eu raison ? et M.
Lupin a-t-il perdu son flair
? Mon capitaine, je vous confirme mon départ pour demain soir. D'ailleurs,
je vous l'ai dit, il le faut : vainqueur ou vaincu, je m'en vais...
Mais nous vaincrons... Tout s'éclaircira... Plus de mystère...
Pas même celui du
triangle d'or... Ah ! je ne prétends pas vous
apporter un beau
triangle en métal précieux. Non, il ne faut pas
se laisser éblouir par les mots. C'est peut-être une
disposition
géométrique des sacs d'or, un entassement en forme de
triangle...
ou bien le trou dans la terre qui est creusé de la sorte. N'importe,
on l'aura ! Et les sacs d'or seront à nous ! Et Patrice et Coralie
iront devant M. le
maire et ils recevront ma bénédiction, et ils
auront beaucoup d'
enfants !
On arrivait aux portes de
Paris. Patrice, qui devenait de plus en plus soucieux, demanda :
Ainsi donc, vous croyez qu'il n'y a plus rien à craindre ?
Oh ! oh ! je ne dis pas cela, le drame n'est pas fini. Après la grande scène du troisième acte, que nous appellerons la scène
de l'oxyde de carbone, il y aura sûrement un quatrième acte, et peut-être un cinquième. L'
ennemi n'a pas désarmé,
fichtre !
On longeait les quais.
Descendons ici, fit don
Luis.
Il donna un léger coup de sifflet, qu'il répéta trois
fois.
Aucune réponse, murmura-t-il, Ya-Bon n'est plus là.
La lutte a commencé.
Mais Coralie...
Que craignez-vous pour elle ? Siméon ignore son adresse.
Au chantier Berthou, personne. Sur le quai en contrebas, personne. Mais, au clair
de la
lune, on apercevait l'autre péniche, la
Nonchalante.
Allons-y, dit don
Luis. Cette péniche est-elle l'habitation
ordinaire de la dénommée Grégoire ? Et y est-elle déjà
revenue, nous croyant sur la route du
Havre ? Je l'espère. En tout
cas, Ya-Bon a dû passer par là et, sans doute, laisser quelque signal. Vous venez,
capitaine ?
Voilà. Seulement, c'est étrange comme j'ai peur
!
De quoi ? fit don
Luis, qui était assez brave pour comprendre cette
impression.
De ce que nous allons voir...
Ma foi, peut-être rien.
Chacun alluma sa lampe de poche et tâta la
crosse de son revolver.
Ils franchirent la planche qui reliait le bateau à la berge. Quelques marches.
La cabine.
La porte en était fermée.
Eh ! camarade, il faudrait ouvrir.
Aucune réponse. Ils se mirent alors en devoir de la démolir, ce
qui leur fut difficile, car elle était massive et n'avait rien d'une
porte habituelle de cabine.
Enfin, elle céda.
Crebleu ! fit don
Luis, qui avait pénétré le premier,
je ne m'attendais pas à celle-là !
Quoi ?
Regardez... Cette femme qu'on nommait Grégoire... Elle semble
morte...
Elle était renversée sur un petit
lit de fer, sa blouse d'homme échancrée, la poitrine découverte. La figure gardait une expression de frayeur extrême. Le désordre dans la cabine indiquait que la lutte avait été furieuse.
Je ne me suis pas trompé. Voici tout près d'elle les vêtements qu'elle portait à Mantes. Mais qu'y a-t-il, capitaine ?
Patrice avait étouffé un cri.
Là... en face de nous... au-dessous de la fenêtre...
C'était une petite fenêtre qui donnait sur le
fleuve. Les carreaux en étaient cassés.
Eh bien, fit don
Luis. Quoi ? Oui, en effet, quelqu'un a dû être jeté par là...
Ce voile... Ce voile bleu... bégaya Patrice, c'est son voile d'infirmière..., le voile de Coralie...
Don Luis s'irrita :
Impossible ! Voyons, personne ne connaissait son adresse.
Cependant...
Cependant, quoi ? Vous ne lui avez pas écrit ? Vous ne lui avez pas télégraphié ?
Si... Je lui ai télégraphié... de Mantes...
Qu'est-ce que vous dites ? Mais alors... Voyons, voyons..., c'est de la folie... Vous n'avez pas fait cela ?
Si...
Vous avez télégraphié du bureau de poste de Mantes ?
Oui.
Et il y avait quelqu'un dans ce bureau de poste ?
Oui, une femme.
Laquelle ?
Celle qui est là, assassinée ?
Oui.
Mais elle n'a pas lu ce que vous écriviez ?
Non, mais j'ai recommencé deux fois ma dépêche.
Et le brouillon, vous l'avez jeté au hasard, par terre... De sorte que le premier venu... Ah ! vraiment, vous avouerez, mon capitaine...
Patrice était déjà loin. A toute vitesse, il courait vers l'auto.
Une demi-heure plus tard, il revenait avec deux télégrammes en main, deux télégrammes trouvés sur la table de Coralie.
Le premier, envoyé par lui, contenait ces mots :
«
Tout va bien. Soyez tranquille et ne sortez pas. Vous envoie ma tendresse. CAPITAINE PATRICE. »
Le second, envoyé évidemment par Siméon, était ainsi conçu :
«
Evénements graves. Projets modifiés. Nous revenons. Vous attends ce soir à neuf heures à la petite porte de votre jardin. CAPITAINE PATRICE. »
Cette second dépêche, Coralie l'avait reçue à huit heures. Elle était partie aussitôt.