II - LA GRANDE-CHARTREUSE ET LA LÉGENDE DE SAINT BRUNO
II - HISTOIRE DE SAINT BRUNO
Il faut aller voir la chapelle de saint Bruno perdue dans sa forêt pour comprendre l'âme de ce moine du XIème siècle, de ce pur contemplatif, de ce fanatique de solitude, qui fonda l'ordre des chartreux.
Lorsqu'on sort de la Grande-Chartreuse, la
vue embrasse le magnifique amphithéâtre du Grand-Som, du Petit-Som et du Charmanson. Ces cimes abruptes forment l'extrême limite de la gorge, sauvage
couronne murale du désert. Des mamelons boisés s'étagent les uns par-dessus les autres à la base de ces sommets. Le chemin montant s'enfonce sous la haute futaie des hêtres qui deviennent de plus en plus gigantesques. Au bout de trois quarts d'heure, on débouche dans une clairière où se trouve la petite
église de Notre-Dame de Casalibus, bâtie sur l'emplacement de l'ancien
couvent. A deux cents pas, au fin fond du
ravin, au plus noir de la
forêt, une petite chapelle se dresse sur un rocher à pic. Appuyé d'un côté à la
montagne, inaccessible des trois autres, ce bloc
carré s'avance en forme de promontoire escarpé. Trois ou quatre sapins sortent du rocher même et projettent leur ombre sur la façade blanche et nue de la chapelle, qui n'a que trois fenêtres romanes et une seule porte avec un petit péristyle de deux colonnes. Au pied du rocher jaillit une fontaine claire et abondante. La tristesse de cette chapelle est rehaussée par la noire
forêt de sapins qui se hérisse tout autour, qui la surplombe et l'ensevelit en quelque sorte sous ses ombres épaisses. Le fond du
ravin est comblé d'énormes quartiers de rochers détachés des sommités voisines ; débris d'une
montagne entière qui s'est écroulée ici en des temps préhistoriques. Depuis des milliers d'années, les lichens et les fougères ont habillé ces décombres d'une robe de verdure, et l'armée des sapins a poussé dessus en colonnes serrées. Mais leur sauvage irrégularité témoigne encore de l'antique désastre.
C'est dans cette sinistre solitude, c'est au fond de cet abîme que saint Bruno vint se retirer avec ses six
compagnons, vers l'an 1070, pour fonder la confrérie qui devint l'ordre des chartreux. Entrez dans la pénombre de la chapelle, et vous verrez peints à fresque sur les murs latéraux les six
disciples du saint. Le clair-obscur prête à ces peintures médiocres une étrange vitalité. L'un des
frères, au visage jeune, vous suit d'un long regard triste. Il a l'
air de chercher encore le maître absent qui dut abandonner les siens dans ce désert pour obéir aux ordres du pape.
Voici en peu de mots la vie de ce personnage peu connu. Ce n'est pas une
légende, mais de l'
histoire, et de ces faits sommaires ressortent assez clairement les traits principaux de sa physionomie
(13).
Saint Bruno naquit à
Cologne en l'an 1035 de parents
nobles.
Ame tendre et
mystique, il aima dès son enfance les livres saints,
la nature et la solitude. Studieux, intelligent et précoce, on le voyait
dès l'âge de dix ans courbé sur les missels et les parchemins
enluminés dans la
collégiale de Saint-Cunibert. Il avait, comme
les madones que peignirent plus tard les maîtres de
Cologne, des yeux candides
couleur de véronique et un de ces fronts bombés qui semblent gonflés
d'un trop-plein de pensées et de sentiments inexprimables. La bouche ferme
et sévère indiquait la
force de la volonté, et la maigreur
extrême du visage un
ascétisme précoce. Au milieu de ses
compagnons,
il ressemblait à un lis du paradis, tombé dans un buisson d'épines.
Ce lis ne devait s'épanouir qu'au désert. Bruno devint
chanoine
à
Cologne. Il étudia ensuite la
théologie à
Reims
et la philosophie à
Tours sous le fameux Béranger,
chanoine de
Saint-Martin.
Ces écoles jouissaient alors d'une renommée
européenne. Fort
savant, doué d'une éloquence suave, entraînante, Bruno semblait
destiné à fournir une brillante carrière ecclésiastique.
A la mort de Gervais,
archevêque de
Reims, la voix publique le désigna
pour lui succéder. « Nous le préférions à tous,
dit un auteur du temps, et à juste titre. Il était doux, humain,
savant, éloquent, riche et puissant. Mais lorsque tous les suffrages paraissaient
lui être favorables, il se détermina à tout abandonner pour
suivre Jésus-Christ. » Bruno, pour se soustraire au redoutable fardeau
qu'on voulait lui imposer, s'enfuit secrètement de
Reims.
Quelles sont les causes qui ont déterminé
cette vocation ? Quelles crises la précédèrent ? Dans les
vies de presque tous les saints, il y a de formidables tentations. Ce n'est pas
ce qu'elles ont de moins intéressant, car c'est presque toujours la femme
qui y joue le premier rôle, et les moyens qu'emploient les lutteurs du désert
pour lui échapper sont péremptoires. Tous ils appliquent instinctivement
le mot de Napoléon : « La seule victoire en
amour, c'est la fuite.
» Quand cela ne sert de rien, ils usent contre leur propre
corps des moyens
les plus barbares. Dans sa grotte de Subiaco,
saint Benoît, pour ne pas
céder au désir d'aller rejoindre certaine
dame romaine dont le souvenir
le poursuivait trop, se roula dans un buisson d'épines jusqu'à ce
que son
corps ne fût plus qu'une plaie. Zoé, courtisane d'
Alexandrie,
se mit en tête de séduire le jeune saint Martinien. Elle se rendit
au désert déguisée en vieille mendiante et se fit héberger
dans la cellule du saint. Mais le matin elle parut devant lui demi-nue, éblouissante
et parée. Le saint eut le vertige ; il allait céder, quand tout
d'un coup il se mit les pieds dans un
feu allumé. Il y resta, jusqu'à
ce qu'il roulât par terre en hurlant, ce qui, dit la
légende, attendrit
et étonna tellement la courtisane, qu'elle se convertit
(14).
Les biographes ne rapportent rien de pareil de saint Bruno. Il ne semble
avoir connu aucune des trois grandes tentations : la femme, l'orgueil et l'ambition.
Le rêve d'échapper au monde et de réaliser la vie divine dans
la solitude le hantait depuis ses jeunes années. « Souvenez-vous
du
jour, écrit-il à son ami Raoul de
Vert, où j'étais
avec vous et Fulcius dans le
jardin contigu à la maison d'
Adam, dans laquelle
je demeurais alors. Nous eûmes un entretien sur les
faux plaisirs et sur
les richesses périssables de la terre ; ainsi que sur les délices
de la gloire éternelle, et nous fîmes la promesse et le vu
d'abandonner le siècle au plus tôt et de revêtir l'habit monastique.
»
Les horreurs du XIème siècle vinrent renforcer
cette naturelle inclination. On sortait des terreurs de l'an 1000, mais le siècle
de grâce ne valait guère mieux que la fin du monde tant redoutée.
Pestes, famines et guerres ravageaient cette époque. Guerre entre le roi
de France et les
barons féodaux ; guerre entre le pape et l'empereur d'Allemagne
; guerre acharnée dans l'
Eglise même. Papes et
antipapes s'excommuniaient
réciproquement. Les murs étaient d'une brutalité, d'une
violence
extrêmes. Les
évêques se faisaient nommer à
prix d'
argent ; ils soudoyaient des bandes armées qui enfonçaient
et pillaient les maisons de leurs rivaux. Beaucoup d'entre eux vivaient avec leurs
femmes ou leurs concubines et distribuaient les prébendes à leurs
enfants. Pour imposer le
célibat aux
prêtres, Grégoire VII
dut lancer contre eux le peuple fanatisé par les moines. Des scènes
affreuses s'ensuivirent. On vit des
prêtres arrachés à leur
église avec leurs femmes et leurs
enfants et massacrés dans la rue
par la foule. On comprend que de tels spectacles aient poussé des
âmes
tendres comme celle de Bruno à la solitude absolue.
Il partit donc avec six
compagnons
fidèles. Comme lui, ils, avaient renoncé à tous les biens,
terrestres ; comme lui, ils cherchaient une retraite, inaccessible pour vivre
de la vie cénobitique. Mais ils errèrent longtemps sans savoir où
poser leur tête. « Or, en ce temps, disent les biographes de Bruno,
Hugues,
évêque de
Grenoble, qui avait suivi autrefois les leçons de Bruno de
Reims, eut une vision. Il fut transporté, en
esprit, pendant les ténèbres de la nuit, au milieu des
montagnes de Chartreuse. Là, dans des clairières entourées de sombres
forêts et surmontées de rochers menaçants, au sein d'un désert sillonné par les avalanches, il lui sembla que le Seigneur se construisait un temple magnifique. En même temps, il crut voir sept étoiles brillantes s'arrêter sur le faîte de cet édifice et le revêtir d'une pure et mystérieuse lumière. Le lendemain, Bruno et les six
pèlerins qui l'accompagnaient vinrent se jeter aux pieds de l'
évêque de
Grenoble. « Fuyant les scandales et la corruption d'un siècle pervers, nous avons, dirent-ils, été attirés vers vous par la renommée de votre sagesse et de vos vertus. » Bruno, reconnu et accueilli avec le plus vif intérêt par son ancien
disciple, ajouta : « Recevez-nous dans vos bras ; conduisez-nous à la retraite que nous cherchons ». Hugues, ému d'un pareil spectacle, releva et embrassa son maître et ses
compagnons. Il leur fit une réception pleine de
charité, et il comprit alors que l'apparition des sept étoiles était le présage divin de leur arrivée, et qu'elle indiquait le lieu où ces émules des Hilarion et des Antoine devaient arrêter leurs pas et
fixer leur séjour. Néanmoins, Hugues voulut éprouver la fermeté de leur résolution par la peinture fidèle du lieu que, d'après sa vision de la nuit précédente, le
ciel paraissait leur destiner pour demeure. Vous ne trouverez là qu'un site affreux, un repaire de bêtes féroces. De toutes parts ce sont des
forêts immenses, des
montagnes qui élèvent leurs sommets jusque dans les nues. La terre, couverte de neige pendant la plus grande partie de l'année, ne produit aucune espèce de
fruit. Le silence des
bois, le bruit des torrents, souvent grossis par les orages ou les avalanches, tout y excite la tristesse ; tout y
inspire l'effroi. Pensez-y bien : pour y
fixer à jamais votre demeure, il faut une grâce de
Dieu toute particulière. Un pareil tableau, loin de les décourager, ne fit que leur donner plus d'ardeur. Il leur parut que la Providence leur avait choisi une solitude telle qu'ils la désiraient. Quelques
jours après, l'
évêque de
Grenoble conduisit lui-même les nouveaux
anachorètes dans le lieu désigné par l'apparition des sept étoiles. Ils cheminèrent à travers les
forêts et les précipices jusqu'à un endroit sauvage, surtout alors, et où sont accumulés d'énormes fragments de rochers brisés. C'est là qu'il les laissa après leur avoir souhaité toutes les bénédictions du
ciel pour leur sainte entreprise
(15).
Après le départ de l'
évêque, Bruno et ses
compagnons se bâtirent des cabanes de
bois avec des branchages et disposèrent un oratoire dans une espèce de grotte. Souvent, dit
Mabillon, Bruno se retirait encore plus avant dans la
forêt, cherchant les endroits les plus reculés et les plus sauvages pour s'y livrer à la méditation et à la contemplation des choses divines. Il faut croire que cette vie, qui ressemblait à la plus rude
expiation, avait un charme intense pour le maître comme pour les
disciples, et que ce complet repliement de l'
âme sur elle-même et sur son monde intérieur procurait à Bruno des visions et des sensations exquises. Car l'
évêque de
Grenoble venait quelquefois partager leurs exercices spirituels pour se reposer de ses labeurs et y trouvait tant de réconfort et de joie qu'il tardait à rentrer dans son
diocèse. Les sept solitaires formaient une heureuse famille. Ils avaient réalisé leur rêve. Leur
ciel rayonnait de l'
âme du maître, de sa douceur, de sa tendresse.
Son mysticisme avait une
couleur toute féminine. Il parlait du Christ à peu près comme sainte Thérèse : « C'est dans la solitude et le silence du désert, disait-il, qu'on apprend à regarder le divin
époux de ce regard qui va jusqu'au cur. »
Ni lui, ni ses
disciples ne devaient jouir de leur bonheur jusqu'à la fin de leur vie. Un de ses anciens élèves devenu pape sous le nom d'Urbain II l'appela auprès de lui en 1089 pour l'aider de ses conseils dans la lutte contre l'empire, et, connaissant l'
amour excessif de Bruno pour la vie contemplative, son horreur du monde, il lui ordonna formellement, en sa qualité de chef de l'
Eglise, de se rendre sur-le-champ auprès de lui. L'
âme angélique de Bruno désapprouvait secrètement les moyens violents dont se servait le pape pour assurer sa domination politique et spirituelle ; il était dégoûté du monde et de l'
Eglise ! mais il était bon
catholique, il dut obéir. On se figure les adieux déchirants de Bruno quittant ses
compagnons aimés, la tristesse du maître cachée sous une apparente sérénité, et la désolation des
disciples qui le virent disparaître pour toujours entre les colonnes de la lugubre
forêt. Au bout d'un an, les malheureux, ne pouvant plus supporter leur isolement, se mirent en route pour l'Italie et passèrent les Alpes pour rejoindre leur maître à Rome, à la cour du pape. Quand Bruno vit arriver sa petite famille spirituelle comme un navire désagrégé cherchant son pilote, son cur s'émut. Il la reçut avec joie, mais il la réprimanda de sa faiblesse et réussit à lui persuader de retourner dans le désert du
Dauphiné pour y fonder l'asile des naufragés de la vie. Il ne cessa de correspondre par lettres avec ses
disciples, et cette correspondance servit après sa mort à rédiger les règles de l'ordre. S'intéressant peu aux affaires de l'
Eglise, il obtint du pape de fonder une autre chartreuse en
Calabre et devint sur la fin de sa vie le conseiller de Roger de Normandie, fils de Tancrède et conquérant des Deux Siciles. Ce rude batailleur s'était pris pour ce moine d'une amitié et d'une admiration sans limite. Peu avant sa mort, le comte Roger crut avoir de Bruno une apparition miraculeuse, qui, disait-il, lui avait sauvé la vie. Le fait est rapporté par Roger lui-même dans une charte authentique. Roger assiégeait Capoue. Un Grec nommé Sergius se vendit au prince de Capoue moyennant une grosse somme d'
argent et lui promit de le faire pénétrer dans le camp de Roger pendant la nuit. L'heure de la trahison approchait. Roger dormait d'un profond sommeil lorsqu'il eut la vision suivante : « Un vieillard d'un aspect
vénérable m'apparut tout à coup ; ses habits étaient déchirés, ses yeux étaient pleins de larmes. Je lui demandai la cause de sa douleur, il ne fit que pleurer encore davantage. Enfin, sur ma demande réitérée, il me répondit en ces termes : « Je pleure un grand nombre de chrétiens et toi-même, qui dois périr avec eux. Mais lève-toi sur-le-champ, prend ses armes, et peut-être
Dieu te sauvera, toi et tes soldats. » Pendant que j'entendais ces paroles, je croyais reconnaître les traits de mon
vénérable Bruno. Je m'éveille aussitôt, terrifié par cette vision et, prenant mon armure, je crie à mes hommes d'armes de monter à
cheval et de me suivre... » Sergius fut fait prisonnier, et Roger prit Capoue. Quand plus tard il raconta à Bruno sa vision, « le saint répartit humblement que ce n'était pas lui que j'avais vu, mais bien l'
ange du Seigneur qui est chargé de protéger les princes en temps de guerre. »
Les auteurs du récent et curieux livre anglais
Fantasms of the living (
Fantômes des vivants), qui ont recueilli les récits d'une foule d'apparitions contemporaines et authentiques, verraient dans ce fait une télépathie semi-consciente. Le docteur Karl du Prel, le savant et judicieux auteur de la
Philosophie der Mystik, y trouverait l'action du moi supérieur et latent sur la conscience ordinaire pendant le sommeil ; tandis que
brahmanes et kabbalistes affirmeraient la projection du
corps astral du saint
voyant, opérée par sa volonté consciente et précise. Mettant à part tout merveilleux et toute interprétation occultiste, cette tradition prouve le singulier ascendant que le fondateur de la Grande-Chartreuse avait pris sur l'
âme du rude guerrier normand.
Saint Bruno mourut peu après, en
Calabre, à l'âge de soixante et onze ans, l'
esprit fixé sur l'ermitage enfoui dans les
montagnes du
Dauphiné, où il avait trouvé la paix et où ses
disciples devaient continuer sa tradition.
Saint Bruno occupe une place à part dans l'
histoire du
monachisme. Toutes les grandes affirmations de la volonté humaine servent à élever le niveau moral et intellectuel de l'humanité ; toutes intéressent également le psychologue et le penseur. Le
mysticisme des saints est de ce nombre. Mais l'humanité réserve
justement ses respects et ses adorations pour ceux qui, tout en s'élevant à la sainteté, ont brûlé de la
flamme ardente de la
charité active, et qui, non contents de trouver le bonheur en eux-mêmes, n'ont cessé de prendre part aux souffrances et aux luttes de tous les hommes. Tels
saint Benoît,
saint François d'Assise et beaucoup d'autres.
Saint Bruno n'a guère songé qu'à son propre salut et à celui d'un petit groupe d'élus. Il représente, parmi les saints, le
quiétisme parfait qui se désintéresse du monde et du gros de l'humanité. Comme les ordres sont toujours restés fidèles à l'
esprit du fondateur, les
bénédictins et les
franciscains ont joué un rôle dans l'
histoire de la civilisation, les premiers par la science, les autres par la
charité et par l'intimité de leur sentiment
religieux. Les chartreux, malgré leur austérité, n'ont eu aucune
influence sur le monde
laïque. Leur patron est un pur contemplatif ; son mérite est d'avoir fondé un refuge pour les désespérés, pour les vaincus de la vie. Il a été nommé
justement l'étoile du désert.
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(13) Ces faits sont tous empruntés à un excellent livre fait d'après les meilleures sources :
La Grande-Chartreuse, tableau historique et descriptif de ce monastère, par
Albert Duboys, ancien magistrat,
Grenoble, 1845.
(14) Montalembert,
Les Moines d'Occident.
(15) Duboys,
La Grande-Chartreuse.