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Les grandes légendes de France

Edouard Schuré
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I - LES LÉGENDES DE L'ALSACE

VII - LE MONUMENT DE MORSBRONN

Trois quarts de siècle nous séparent de ces grands jours. Ce temps a suffi pour compléter la fusion entre l'Alsace et la France. Commencée dans l'élan de 1789, continuée dans l'armée et sur les champs de bataille, cette union s'est affirmée depuis, dans tous les domaines de l'industrie, des sciences, des arts et des lettres. Si l'Alsace a toujours tenu à son originalité, elle n'en avait pas moins l'instinct de son unité croissante avec l'esprit et l'âme française. Un signe remarquable que cette unité avait pénétré dans les couches profondes de la population alsacienne, ce sont les romans nationaux de MM. Erckmann-Chatrian, dont l'œuvre considérable nous donne un tableau véridique de la vie populaire en Alsace depuis une centaine d'années. Dans leurs romans d'avant 1870, on voit percer, à côté du patriotisme français le plus sincère, l'espérance d'une entente pacifique entre les deux races, dont l'Alsace française aurait pu être le trait d'union. Beaucoup d'amis de la paix partageaient alors cette illusion généreuse. Ils ignoraient les rancunes séculaires savamment entretenues par la Prusse et l'appétit vigoureux de nos voisins. Comment le trait d'union est-il devenu un fossé de sang que des siècles peut-être ne suffiront pas à combler ? C'est ce qu'il ne nous appartient pas de dire ici. Mais nous ne pouvons clore le cycle des grandes légendes de notre pays sans donner un regard au champ de bataille où son destin se jouait en l'année 1870. Quelque douloureuse que soit notre tâche finale, il nous faut traverser ces lieux où l'Alsace et la France se sont perdues sans se dire adieu. Si ce souvenir est fait pour réveiller nos tristesses, il peut aussi raviver toutes nos espérances.

      Niederbronn est une petite ville située à l'entrée d'un défilé des Vosges qui conduit par Bitche à Metz. De larges collines ondulées s'appuient aux flancs sombres des Vosges et forment le vallon de la Sauer. En suivant la route de Niederbronn à Frœschwiller par Neeweiler, on longe la ligne des hauteurs occupées le 06 août 1870 par l'armée française. C'est le champ de bataille de Wœrth, de funeste mémoire. Dès les premiers pas, il s'annonce par des signes funéraires qui rompent la paix des champs et font des taches sinistres sur le vert des prairies. Ce sont des tertres surmontés de petites croix de bois, où pendent des couronnes d'immortelles et de feuillage flétri. Là sont confondus par centaines Allemands et Français, zouaves, troupiers, Prussiens et Bavarois, entassés pêle-mêle après la lutte suprême, acharnée. Puis viennent de petits monuments, des enclos funèbres, des marbres, avec des noms connus et inconnus. On s'arrête, on lit, on cherche, et l'on reprend sa route d'un pas plus lourd. Nous voici dans le village de Frœschwiller, où se dressent les deux églises reconstruites, l'une par l'Allemagne, l'autre par la France. Elles ont beau être des asiles de paix ; debout, l'une en face, de l'autre, elles semblent se défier encore. Sur l'autre versant, devant le village, en redescendant la pente, les croix se multiplient. Parfois ramassées au coin d'un bois, elles font penser à une lutte sauvage, corps à corps ; plus loin, elles s'échelonnent dans un chemin creux et reproduisent encore, par leur rangée inquiète, une colonne de tirailleurs. On respire mal, on presse le pas. De distance en distance s'élèvent des croix, toujours des croix. De tous côtés, aux montées, aux descentes, elles surgissent et s'étendent à perte de vue. La campagne assombrie se transforme en un immense cimetière. Et, tandis que tous ces morts dorment le grand sommeil sous les arbres doucement agités par la brise, la fièvre de leur dernier combat nous monte au cœur et la sueur nous ruisselle au front.

      Arrêtons-nous sur la hauteur d'Elsasshausen. Nous sommes au centre de la ligne française. Le maréchal de Mac-Mahon avait établi son quartier-général à ce poste très exposé. On montre le noyer d'où il suivait les péripéties du combat avec son état-major. D'ici, on domine le vallon de la Sauer, le regard embrasse tout le champ de bataille, et le combat revit pour nous. – Il était une heure de l'après-midi : les Français occupaient encore toute leur ligne ; Frœschwiller et Wœrth étaient en flammes ; la canonnade et la fusillade retentissaient sur un espace de plus de deux lieues. Mais l'arrivée simultanée du prince royal et du général von der Thann sur le lieu de l'action devait changer la fortune du combat. Cette nouvelle venait d'arriver à l'état-major. Une forêt de casques et une mêlée effroyable sur le pont de Gunstett prouvaient que l'aile droite était débordée et forcée de se replier sur Niederwald. C'est alors qu'eut lieu la fameuse charge des cuirassiers dits « de Reichshoffen », restée légendaire en Alsace et connue du monde entier. Le commandant en chef les lança pour couvrir son aile droite. La brigade Michel, postée à Eberbach, reçut l'ordre de reprendre Morsbronn. Ce fut sans doute un spectacle vertigineux pour ceux qui le virent, que ces trois régiments partant et se précipitant, ventre à terre, à travers tout un corps d'armée répandu en pelotons et en essaims de tirailleurs sur une étendue d'une lieue dans le vallon de la Sauer. Suivant le cri de leurs officiers, penchés sur le cou de leurs chevaux, sabrant ce qu'ils trouvaient sur leur passage, ils balayèrent les champs sous les feux et la mitraille du IIème corps. Mais à mesure qu'ils avançaient dans cette furieuse cavalcade de la mort, on voyait chevaux et cavaliers s'abattre dans leurs bonds prodigieux. Ils furent peu nombreux, ceux qui sortirent de cette fournaise, et qui, par la route montante, pénétrèrent dans Morsbronn sous la fusillade plongeante des Bavarois embusqués à toutes les fenêtres des maisons. Leurs corps s'entassèrent dans ce village, qu'ils avaient reçu l'ordre de reprendre et où ils ne purent que mourir !

      Après cet essai infructueux de protéger son aile droite, le maréchal dut se replier sur Frœschwiller. La bataille était perdue. Le centre, si âprement disputé depuis neuf heures du matin, allait être attaqué maintenant de trois côtés à la fois par des forces triples et quadruples, toute la masse de l'armée allemande victorieuse sur les ailes, qui, tournant les Français par leur gauche vers Niederbronn et Reichshoffen, tentait déjà de nous couper la ligne de retraite. Dans cette extrémité, pour éviter un plus grand désastre, le maréchal ordonna une seconde charge à la dernière réserve de cavalerie dont il disposait. Est-il vrai ou apocryphe, ce bref et poignant dialogue qui l'a, dit-on, précédée ? On se le racontait dans l'armée française et je l'ai entendu répéter en Alsace. Si ce n'est pas de l'histoire, cela ressemble beaucoup à la vérité. Le maréchal de Mac-Mahon s'élança vers le général Bonnemain, en lui criant : – « Général, chargez sur la droite avec toute votre division. Allez ! – Maréchal, c'est à la mort, vous le savez ? – Oui, mais vous sauverez l'armée. Embrassez-moi et adieu ! » Le général partit au galop, la masse s'ébranla et disparut dans un gouffre de fumée et de feu. – Ah ! Ces beaux, ces fiers cuirassiers ! La fleur de la jeunesse virile, à la longue crinière, à la poitrine luisante, au regard intrépide, que de bonnes payses leur avaient jeté des bouquets, que de nobles jeunes filles leur avaient souri d'une fenêtre comme à l'espoir de la patrie ! Que sont-ils devenus ? Ils dorment sous la terre. Ils ont sauvé l'armée !

      C'est assez évoquer le passé... c'est trop se souvenir !... Nous touchons à la fin de notre pèlerinage. Pour l'achever, allons saluer la colline où reposent ces braves. En sortant du village de Morsbronn, on gagne le sommet d'un vignoble. Sur la hauteur s'élève une pyramide de grès dont la base est flanquée de quatre boules de fer et qui domine la plaine. C'est le monument consacré aux cuirassiers dits de Reichshoffen. Sur les deux côtés sont inscrits les noms d'une série de régiments français. Sur la façade est gravée l'inscription suivante :

MILITIBUS GALLIS
HIC INTEREMPTIS DIE 6 AUGUSTI 1870
DEFUNCTI ADHUC LOQUUNTUR
EREXIT PATRIA MŒRENS

      Découvrons-nous en présence de cette pierre qui regarde l'Alsace et que dore le soleil couchant. Car ceci est encore la France, et ceux qui sommeillent autour ne sont pas des vaincus. Ils ont passé le mauvais pas et remporté la grande victoire. Defuncti adhuc loquuntur ! Les morts parlent encore ! Il nous semble, en effet, que leur voix sort du monument et nous dit : « Oui, la France est ici ; elle est en nous qui veillons, comme elle est en ceux qui espèrent. Si vous voulez reconquérir ce que vous avez perdu, soyez non des enfants, mais des hommes. Les nations périclitent par la légèreté, par la mollesse, par l'égoïsme ; elles vivent par le sérieux, par la discipline et le dévouement. Le marbre dont se bâtit le temple invisible de la patrie se nomme conscience et volonté. Cette divinité auguste n'a de refuge inexpugnable que dans les âmes fortes, où vit le culte du passé avec la foi en l'avenir. Elle peut se voiler ou disparaître dans les tempêtes de l'histoire, mais elle renaîtrait du néant même, par les cœurs fermes et par les grands courages. »




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