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Les Grands Initiés

Edouard Schuré
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LIVRE IV
MOÏSE – LA MISSION D'ISRAËL


III – LE SÉPHER BÉRÉSHIT

Moïse épousa Séphora, la fille de Jétro, et séjourna de longues années auprès du sage de Madian. Grâce aux traditions éthiopiennes et chaldéennes qu'il trouva dans son temple, il put compléter et contrôler ce qu'il avait appris dans les sanctuaires égyptiens, étendre son regard sur les plus anciens cycles de l'humanité, et le plonger par induction dans les horizons lointains de l'avenir. Ce fut chez Jétro qu'il trouva deux livres de cosmogonie cités dans la Genèse : Les guerres de Jéhovah et Les générations d'Adam. Il s'abîma dans cette étude.

      Pour l'œuvre qu'il méditait il fallait se ceindre les reins. Avant lui Rama, Krishna, Hermès, Zoroastre, Fo Hi avaient créé des religions pour les peuples ; Moïse voulut créer un peuple pour la religion éternelle. A ce projet si hardi, si nouveau, si colossal il fallait une base puissante. C'est pour cela que Moïse écrivit son Sépher Béreshit son Livre des Principes, synthèse concentrée de la science passée et cadre de la science future, clef des mystères, flambeau des initiés, point de ralliement de toute la nation.

      Essayons de voir ce que fut la Genèse dans le cerveau de Moïse. Certes, là, elle irradiait une autre lumière, elle embrassait des mondes autrement vastes que le monde enfantin et la petite terre qui nous apparaissent dans la traduction grecque des Septante, ou dans la traduction latine de saint Jérôme !

      L'exégèse biblique de ce siècle a mis à la mode cette idée que la Genèse n'est pas l'œuvre de Moïse, que même ce prophète pourrait bien n'avoir pas existé et n'être qu'un personnage purement légendaire, fabriqué quatre ou cinq siècles plus tard par le sacerdoce juif, pour se donner une origine divine. La critique moderne fonde cette opinion sur la circonstance que la Genèse se compose de fragments divers (élohiste et jéhoviste) cousus ensemble, et que sa rédaction actuelle est postérieure d'au moins quatre cents ans à l'époque où Israël sortit d'Egypte. – Les faits établis par la critique moderne, quant à l'époque de la rédaction des textes que nous possédons, sont exacts ; les conclusions qu'elle en tire sont arbitraires et illogiques. De ce que l'Elohiste et le Jéhoviste ont écrit quatre cents ans après l'Exode, il ne s'ensuit pas qu'ils aient été les inventeurs de la Genèse et qu'ils n'aient pas travaillé sur un document antérieur peut-être mal compris. De ce que le Pentateuque nous donne un récit légendaire de la vie de Moïse, il ne s'ensuit pas davantage qu'il ne contienne rien de vrai. Moïse devient vivant, toute sa prodigieuse carrière s'explique, lorsqu'on commence par le replacer dans son milieu natal : le temple solaire de Memphis. Enfin, les profondeurs même de la Genèse ne se dévoilent qu'à la lueur des flambeaux arrachés à l'initiation d'Isis et d'Osiris.

      Une religion ne se constitue pas sans un initiateur. Les Juges, les Prophètes, toute l'histoire d'Israël prouvent Moïse ; Jésus même ne se conçoit pas sans lui. Or, la Genèse contient l'essence de la tradition moïsiaque. Quelques transformations qu'elle ait subies, la vénérable momie doit contenir, sous la poussière des siècles et les bandelettes sacerdotales, l'idée mère, la pensée vivante, le testament du prophète d'Israël.

      Israël gravite autour de Moïse aussi sûrement, aussi fatalement que la terre tourne autour du soleil. – Mais, cela posé, autre chose est de savoir quelles furent les idées mères de la Genèse, ce que Moïse a voulu léguer à la postérité dans ce testament secret du Sépher Béreshit. Le problème ne peut être résolu qu'au point de vue ésotérique, et se pose ainsi : En sa qualité d'initié égyptien, l'intellectualité de Moïse devait être à la hauteur de la science égyptienne, qui admettait, comme la nôtre, l'immutabilité des lois de l'univers, le développement des mondes par évolution graduelle, et qui avait en outre, sur l'âme et la nature invisible, des notions étendues, précises, raisonnées. Si telle fut la science de Moïse – et comment le prêtre d'Osiris ne l'aurait-il pas eue ? – comment la concilier avec les idées enfantines de la Genèse sur la création du monde et sur l'origine de l'homme ? Cette histoire de la création, qui, prise à la lettre, fait sourire un écolier de nos jours, ne cacherait-elle pas un profond sens symbolique, et n'y aurait-il pas une clef pour l'ouvrir ? Ce sens, quel est-il ? Cette clef, où la trouver ?

      Cette clef se trouve : dans la symbolique égyptienne ; dans celle de toutes les religions de l'ancien cycle ; dans la synthèse de la doctrine des initiés, telle qu'elle résulte de la comparaison de l'enseignement ésotérique depuis l'Inde védique jusqu'aux initiés chrétiens des premiers siècles.

      Les prêtres de l'Egypte, nous disent les auteurs grecs, avaient trois manières d'exprimer leur pensée. « La première était claire et simple, la seconde symbolique et figurée, la troisième sacrée et hiéroglyphique. Le même mot prenait, à leur gré, le sens propre, figuré ou transcendant. Tel était le génie de leur langue. Héraclite a parfaitement exprimé cette différence en la désignant par les épithètes de parlant, de signifiant et de cachant (58). »

      Dans les sciences théogoniques et cosmogoniques, les prêtres égyptiens employèrent toujours la troisième manière d'écrire. Leurs hiéroglyphes avaient alors trois sens correspondants et distincts. Les deux derniers ne se pouvaient comprendre sans clef. Cette manière d'écrire énigmatique et concentrée tenait elle-même à un dogme fondamental de la doctrine d'Hermès, selon lequel une même loi régit le monde naturel, le monde humain et le monde divin. Cette langue, d'une concision prodigieuse, inintelligible au vulgaire, avait une singulière éloquence pour l'adepte ; car, au moyen d'un seul signe, elle évoquait les principes, les causes et les effets qui de la divinité rayonnent dans la nature aveugle, dans la conscience humaine et dans le monde des purs esprits. Grâce à cette écriture, l'adepte embrassait les trois mondes d'un seul coup d'œil.

      Nul doute, étant donné l'éducation de Moïse, qu'il écrivit la Genèse en hiéroglyphes égyptiens à trois sens. Il en confia les clefs et l'explication orale à ses successeurs. Lorsque, au temps de Salomon, on traduisit la Genèse en caractères phéniciens ; lorsque, après la captivité de Babylone, Esdras la rédigea en caractères araméens chaldaïques, le sacerdoce juif ne maniait déjà plus ces clefs que très imparfaitement. Quand vinrent finalement les traducteurs grecs de la Bible, ceux-ci n'avaient plus qu'une faible idée du sens ésotérique des textes. Saint Jérôme, malgré ses sérieuses intentions et son grand esprit, lorsqu'il fit sa traduction latine d'après le texte hébreu, ne put pénétrer jusqu'au sens primitif ; et, l'eût-il fait, il aurait dû se taire. Donc, quand nous lisons la Genèse dans nos traductions, nous n'en avons que le sens primaire et inférieur. Bon gré malgré, les exégètes et les théologiens eux-mêmes, orthodoxes ou libres penseurs, ne voient le texte hébraïque qu'à travers la Vulgate. Le sens comparatif et superlatif, qui est le sens profond et véritable, leur échappe. Il n'en demeure pas moins mystérieusement enfoui dans le texte hébreu, qui plonge, par ses racines, jusqu'à la langue sacrée des temples, refondue par Moïse, langue où chaque voyelle, chaque consonne avait un sens universel en rapport avec la valeur acoustique de la lettre et l'état d'âme de l'homme qui la produit. Pour les intuitifs, ce sens profond jaillit quelquefois, comme une étincelle, du texte ; pour les voyants, il reluit dans la structure phonétique des mots adoptés ou créés par Moïse : syllabes magiques où l'initié d'Osiris coula sa pensée, comme un métal sonore dans un moule parfait. Par l'étude de ce phonétisme qui porte l'empreinte de la langue sacrée des temples antiques, par les clefs que nous fournit la Kabbale et dont quelques-unes remontent jusqu'à Moïse, enfin par l'ésotérisme comparé, il nous est permis aujourd'hui d'entrevoir et de reconstituer la Genèse véritable. Ainsi, la pensée de Moïse sortira brillante comme l'or de la fournaise des siècles, des scories d'une théologie primaire et des cendres de la critique négative (59).

      Deux exemples vont mettre en pleine lumière ce qu'était la langue sacrée des temples antiques, et comment, les trois sens se correspondent dans les symboles de l'Egypte et dans ceux de la Genèse. Sur une foule de monuments égyptiens, on voit une femme couronnée, tenant d'une main la croix ansée, symbole de la vie éternelle, de l'autre un sceptre à fleur de lotus, symbole de l'initiation. C'est la déesse ISIS. Or, Isis a trois sens différents. Au propre, elle typifie la Femme, et, par suite, le genre féminin universel. Au comparatif, elle personnifie l'ensemble de la nature terrestre avec toutes ses puissances conceptives. Au superlatif, elle symbolise la nature céleste et invisible, l'élément propre des âmes et des esprits, la lumière spirituelle et intelligible par elle-même, qui seule confère l'initiation. – Le symbole qui correspond à Isis dans le texte de la Genèse et dans l'intellectualité judéo-chrétienne c'est ÈVÈ, Héva, la Femme éternelle. Cette Eve n'est pas seulement la femme d'Adam, elle est encore l'épouse de Dieu. Elle constitue les trois quarts de son essence. Car le nom de l'Eternel IÈVÈ dont nous avons fait improprement Jéhovah et Javèh, se compose de la préfixe Jod et du nom d'Evè. Le grand prêtre de Jérusalem prononçait une fois par an le nom divin en l'énonçant lettre par lettre de la manière suivante: Jod, hè, vau, hè. La première exprimait la pensée divine (60) et les sciences théogoniques ; les trois lettres du nom d'Evè exprimaient trois ordres de la nature (61), les trois mondes dans lesquels cette pensée se réalise et par suite les sciences cosmogoniques, psychiques et physiques qui y correspondent (62). L'Ineffable renferme en son sein profond l'Eternel masculin et l'Eternel féminin. Leur union indissoluble fait sa puissance et son mystère. Voilà ce que Moïse, ennemi juré de toute image de la divinité, ne disait pas au peuple, mais ce qu'il a consigné figurativement dans la structure du nom divin en l'expliquant à ses adeptes. Ainsi la nature voilée dans le culte judaïque se cache dans le nom même de Dieu. L'épouse d'Adam, la femme curieuse, coupable et charmante, nous révèle ses affinités profondes avec l'Isis terrestre et divine, la mère des dieux qui montre dans son sein profond des tourbillons d'âmes et d'astres.

      Autre exemple. Un personnage qui joue un grand rôle dans l'histoire d'Adam et d'Eve, c'est le serpent. La Genèse l'appelle Nahash. Or, que signifiait le serpent pour les temples antiques ? Les mystères de l'Inde, de l'Egypte et de la Grèce répondent d'une seule voix : Le serpent disposé en cercle signifie : la vie universelle, dont l'agent magique est la lumière astrale. Dans un sens plus profond encore, Nahash veut dire : la force qui met cette vie en mouvement, l'attraction de soi pour soi, en laquelle Geoffroy Saint-Hilaire voyait la raison de la gravitation universelle. Les Grecs l'appelaient Erôs, l'Amour ou le Désir. – Appliquez maintenant ces deux sens à l'histoire d'Adam, d'Eve et du serpent, et vous verrez que la chute du premier couple, le fameux péché originel devient tout à coup le vaste enroulement de la nature divine, universelle, avec ses règnes, ses genres, ses espèces dans le cercle formidable et inéluctable de la vie.

      Ces deux exemples nous ont permis de jeter un premier coup d'œil dans les profondeurs de la Genèse moïsiaque. Déjà nous entrevoyons ce qu'était la cosmogonie pour un initié antique et ce qui la distinguait d'une cosmogonie dans le sens moderne.

      Pour la science moderne, la cosmogonie se réduit à une cosmographie. On y trouvera la description d'une portion de l'univers visible avec une étude sur l'enchaînement des causes et des effets physiques dans une sphère donnée. Ce sera par exemple le système du monde de Laplace, où la formation de notre système solaire est devinée par son fonctionnement actuel et déduite de la seule matière en mouvement, ce qui est une pure hypothèse. Ce sera encore l'histoire de la terre, dont les couches superposées du sol sont les témoins irréfutables. La science antique n'ignorait pas ce développement de l'univers visible, et si elle avait sur lui des notions moins précises que la science moderne, elle en avait formulé intuitivement les lois générales.

      Mais ce n'était là pour les sages de l'Inde et de l'Egypte que l'aspect extérieur du monde, son mouvement réflexe. Ils en cherchaient l'explication dans son aspect intérieur, dans son mouvement direct et originaire. Ils le trouvaient dans un autre ordre de lois qui se révèle à notre intelligence. Pour la science antique, l'univers sans bornes n'était pas une matière morte régie par des lois mécaniques, mais un tout vivant doué d'une intelligence, d'une âme et d'une volonté. Ce grand animal sacré avait des organes sans nombre correspondant à ses facultés infinies. Comme dans le corps humain, les mouvements résultent de l'âme qui pense, de la volonté qui agit – ainsi, aux yeux de la science antique l'ordre visible de l'univers n'était que la répercussion d'un ordre invisible, c'est-à-dire des forces cosmogoniques et des monades spirituelles, règnes, genres, espèces qui, par leur perpétuelle involution dans la matière, produisent l'évolution de la vie. Au lieu que la science moderne ne considère que le dehors, l'écorce de l'univers, la science des temples antiques avait pour but d'en révéler le dedans, d'en découvrir les rouages cachés. Elle ne tirait pas l'intelligence de la matière, mais la matière de l'intelligence. Elle ne faisait pas naître l'univers de la danse aveugle des atomes, mais elle générait les atomes par les vibrations de l'âme universelle. En un mot, elle procédait en cercles concentriques de l'universel au particulier, de l'Invisible au Visible, de l'Esprit pur à la Substance organisée, de Dieu à l'homme. Cet ordre descendant des Forces et des Ames inversement proportionnel à l'ordre ascendant de la Vie et des Corps était l'ontologie ou la science des principes intelligibles et faisait le fondement de la cosmogonie.

      Toutes les grandes initiations de l'Inde, de l'Egypte, de la Judée et de la Grèce, celles de Krishna, d'Hermès, de Moïse et d'Orphée ont connu sous des formes diverses cet ordre des principes, des puissances, des âmes, des générations qui descendent de la cause première, du Père ineffable.

      L'ordre descendant des incarnations est simultané de l'ordre ascendant des vies et seul il le fait comprendre. L'involution produit l'évolution et l'explique.

      En Grèce, les temples mâles et doriens, ceux de Jupiter et d'Apollon, surtout celui de Delphes furent les seuls qui possédèrent à fond l'ordre descendant. Les temples ioniens ou féminins ne le connurent qu'imparfaitement. Toute la civilisation grecque étant ionienne, la science et l'ordre dorien s'y voilèrent de plus en plus. Mais il n'en est pas moins incontestable que ses grands initiateurs, ses héros et ses philosophes, d'Orphée à Pythagore, de Pythagore à Platon, et de celui-ci aux Alexandrins relèvent de cet ordre. Tous ils reconnurent Hermès pour maître.

      Revenons à la Genèse. Dans la pensée de Moïse, cet autre fils d'Hermès, les dix premiers chapitres de la Genèse constituaient une véritable ontologie selon l'ordre et la filiation des principes. Tout ce qui commence doit finir. La Genèse raconte à la fois l'évolution dans le temps et la création dans l'éternité, la seule digne de Dieu.

      Je me réserve de donner dans le livre de Pythagore un tableau vivant de la théogonie et de la cosmogonie ésotérique, dans un cadre moins abstrait que celui de Moïse et plus voisin de l'esprit moderne. Malgré la forme polythéiste, malgré l'extrême diversité des symboles, le sens de cette cosmogonie pythagoricienne selon l'initiation orphique et les sanctuaires d'Apollon sera identique pour le fond à celle du prophète d'Israël. Chez Pythagore, elle sera comme éclairée par son complément naturel : la doctrine de l'âme et de son évolution. On l'enseignait dans les sanctuaires grecs sous les symboles du mythe de Perséphone. On l'appelait aussi : l'histoire terrestre et céleste de Psyché. Cette histoire qui correspond à ce que le christianisme appelle la rédemption manque complètement dans l'Ancien Testament. Non que Moïse et les prophètes l'ignorassent, mais ils la jugeaient trop haute pour l'enseignement populaire et la réservaient à la tradition orale des initiés. La divine Psyché ne restera si longtemps cachée sous le symboles hermétiques d'Israël que pour se personnifier dans l'apparition éthérée et lumineuse du Christ.

      Quant à la cosmogonie de Moïse, elle a l'âpre concision du génie sémitique et la précision mathématique du génie égyptien. Le style du récit rappelle les figures qui revêtent l'intérieur des tombeaux des rois ; droites, sèches et sévères elles renferment dans leur nudité dure un mystère impénétrable. L'ensemble fait penser à une construction cyclopéenne ; mais çà et là, comme un jet de lave entre les blocs géants, la pensée de Moïse jaillit avec l'impétuosité du feu initial entre les versets tremblants des traducteurs. Dans les premiers chapitres d'une incomparable grandeur on sent passer le souffle d'Aelig;lohim qui tourne une à une les lourdes pages de l'univers.

      Avant de les quitter, jetons encore un coup d'œil sur quelques-uns de ces puissants hiéroglyphes composés par le prophète du Sinaï. Comme la porte d'un temple souterrain, chacun d'eux s'ouvre sur une galerie de vérités occultes qui éclairent de leurs lampes immobiles la série des mondes et des temps. Essayons d'y pénétrer avec les clefs de l'initiation. Tâchons de voir ces symboles étranges, ces formules magiques dans leur puissance évocatrice, telles que les vit l'initié d'Osiris, alors qu'elles sortirent en lettres de feu de la fournaise de sa pensée.

      Dans une crypte du temple de Jétro, Moïse assis sur un sarcophage médite seul. Murs et pilastres ont couverts d'hiéroglyphes et de peintures qui représentent les noms et les figures des Dieux de tous les peuples de la terre. Ces symboles résument l'histoire des cycles évanouis et prédisent les cycles futurs. Une lampe de naphte posée à terre éclaire faiblement ces signes dont chacun lui parle sa langue. Mais déjà il ne voit plus rien du monde extérieur ; il cherche en lui-même le Verbe de son livre, la figure de son œuvre, la Parole qui sera l'Action : La lampe s'est éteinte ; mais devant son œil intérieur, dans la nuit de la crypte, flamboie ce nom :

IÈVÈ

      La première lettre I a la couleur blanche de la lumière, – les trois autres brillent comme un feu changeant où roulent toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Et quelle vie étrange dans ces caractères ! Dans la lettre initiale, Moïse perçoit le Principe masculin, Osiris, l'Esprit créateur par excellence, – dans Evè la faculté conceptive, l'Isis céleste qui en fait partie. Ainsi les facultés divines, qui renferment en puissance tous les mondes, se déploient et s'ordonnent dans le sein de Dieu. Par leur union parfaite, le Père et la Mère ineffable forment le Fils, le Verbe vivant qui crée l'univers. Voilà le mystère des mystères, fermé pour les sens, mais qui parle par le signe de l'Eternel comme l'Esprit parle à l'Esprit. Et le tétragramme sacré brille d'une lumière toujours plus intense. Moïse en voit jaillir par grandes effulgurations les trois mondes, tous les règnes de la nature et l'ordre sublime des sciences. Alors son œil ardent se concentre sur le signe masculin de l'Esprit créateur. C'est lui qu'il invoque pour descendre l'ordre des créations et puiser dans la volonté souveraine la force d'accomplir sa création à lui, après avoir contemplé l'œuvre de l'Eternel.

      Et voici que dans les ténèbres de la crypte reluit l'autre nom divin :

ÆLOHIM

      Il signifie pour l'initié : Lui, – les Dieux, le Dieu des Dieux. (63) Ce n'est plus l'Etre replié en lui-même et dans l'Absolu, mais le Seigneur des mondes dont la pensée s'épanouit en millions d'étoiles, sphères mobiles de flottants univers. « En principe Dieu créa les cieux et la terre. » Mais ces cieux ne furent d'abord que la pensée du temps et de l'espace sans bornes, habités par le vide et le silence. « Et le souffle de Dieu se mouvait sur la face de l'abîme (64). » Qu'est-ce qui va sortir d'abord de son sein ? Un soleil ? une terre ? Une nébuleuse ? Une substance quelconque de ce monde visible ? Non. Ce qui naquit d'abord de lui ce fut Aour, la Lumière. Mais cette lumière n'est pas la lumière physique, c'est la lumière intelligible, née du tressaillement de l'Isis céleste dans le sein de l'Infini ; âme universelle, lumière astrale, substance qui fait les âmes et où elles viennent éclore comme dans un fluide éthéré ; élément subtil par qui la pensée se transmet à d'infinies distances ; lumière divine, antérieure et postérieure à celle de tous les soleils. D'abord elle s'épand dans l'Infini, c'est le puissant respir de Dieu ; puis elle revient sur elle-même d'un mouvement d'amour, profond aspir de l'Eternel. Dans les ondes du divin éther, palpitent comme sous un voile translucide les formes astrales des mondes et des êtres. Et tout cela se résume pour le Mage-Voyant dans les paroles qu'il prononce et qui reluisent dans les ténèbres en caractères étincelants :

ROUA ÆLOHIM AOUR (65)

      « Que la lumière soit et la lumière fut. » Le souffle d'Aelohim est la Lumière !

      Du sein de cette lumière primitive, immatérielle, jaillissent les six premiers jours de la Création, c'est-à-dire les semences, les principes, les formes, les âmes de vie de toute chose. C'est l'Univers en puissance, avant la lettre et selon l'Esprit. Et quel est le dernier mot de la Création, la formule qui résume l'Etre en acte, le Verbe vivant en qui apparaît la pensée première et dernière de l'Etre absolu. C'est :

ADAM ÈVE

      L'Homme-Femme. Ce symbole ne représente nullement, comme on l'enseigne dans nos églises et comme le croient nos exégètes, le premier couple humain de notre terre, mais Dieu en acte dans l'univers et le genre humain typifié ; l'Humanité universelle à travers tous les cieux. « Dieu créa l'homme à son image ; il le créa mâle et femelle. » Ce couple divin est le verbe universel par lequel Ièvè manifeste sa propre nature à travers les mondes. La sphère qu'il habite primitivement et que Moïse embrasse de sa pensée puissante n'est pas le jardin de l'Eden, le légendaire paradis terrestre, mais la sphère temporelle sans bornes de Zoroastre, la terre supérieure de Platon, le royaume céleste universel, Héden, Hadama, substance de toutes les terres. Mais quelle sera l'évolution de l'Humanité dans le temps et dans l'espace ? Moïse la contemple sous une forme concentrée dans l'histoire de la chute. Dans la Genèse Psyché, l'Ame humaine s'appelle Aïsha, autre nom d'Eve (66). Sa patrie est Shamaïm, le ciel. Elle y vit heureuse dans l'éther divin, mais sans connaissance d'elle-même. Elle jouit du ciel sans le comprendre. Car pour le comprendre, il faut l'avoir oublié et puis s'en ressouvenir ; pour l'aimer, il faut l'avoir perdu et le reconquérir. Elle ne saura que par la souffrance, elle ne comprendra que par la chute. Et quelle chute autrement profonde et tragique que celle de la Bible enfantine que nous lisons ! Attirée vers le gouffre ténébreux par le désir de la connaissance, Aïsha se laisse tomber… Elle cesse d'être l'âme pure, n'ayant qu'un corps sidéral et vivant du divin éther. Elle se revêt d'un corps matériel et entre dans le cercle des générations. Et ses incarnations ne sont pas une, mais cent, mais mille, en des corps de plus en plus grossiers selon les astres qu'elle habite. Elle descend de monde en monde... elle descend et elle oublie… Un voile noir couvre son œil intérieur : noyée la conscience divine, obscurci le souvenir du ciel, dans l'épais tissu de la matière. Pâle comme une espérance perdue, un faible ressouvenir de son ancien bonheur luit en elle ! De cette étincelle elle devra renaître et se régénérer elle-même !

      Oui, Aisha vit encore dans ce couple nu qui gît sans défense sur une terre sauvage, sous un ciel ennemi où gronde la foudre. Le paradis perdu ? – C'est l'immensité du ciel voilé, derrière et devant elle !

      Moïse contemple ainsi les générations d'Adam dans l'univers (67). Il considère ensuite les destinées de l'homme sur la terre. Il voit les cycles passés et le présent. Dans l'Aïsha terrestre, dans l'âme de l'humanité, la conscience de Dieu avait relui jadis avec le feu d'Agni, au pays de Koush, sur kes versants de l'Himalaya.

      Mais la voilà prête à s'éteindre dans l'idolâtrie, sous d'infernales passions, sous la tyrannie assyrienne, parmi les peuples dissociés et des dieux qui s'entre-dévorent. Moïse se jure à lui-même de la réveiller en établissant le culte d'Aelohim.

      L'humanité collective comme l'homme individuel devraient être l'image de Ièvè. Mais où trouver le peuple qui l'incarnera et qui sera le Verbe vivant de l'humanité ?

      Alors Moïse, ayant conçu son Livre et son Œuvre, ayant sondé les ténèbres de l'âme humaine, déclare la guerre à l'Eve terrestre, à la nature faible et corrompue. Pour la combattre et la redresser, il invoque l'Esprit, le Feu originaire et tout-puissant, Ièvè, à la source duquel il vient de remonter. Il sent que ses effluves l'embrasent et le trempent comme l'acier. Son nom est Volonté.

      Et dans le silence noir de la crypte, Moïse entend une voix. Elle sort des profondeurs de sa conscience, elle vibre comme une lumière et dit : « Va à la montagne de Dieu, vers Horeb. »


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(58)  Fabre d'Olivet, Vers dorés de Pythagore.

(59)  Le vrai restaurateur de la cosmogonie de Moïse est un homme de génie aujourd'hui presque oublié, et auquel la France rendra justice le jour où la science ésotérique, qui est la science intégrale et religieuse, sera réédifiée sur ses bases indestructibles. – Fabre d'Olivet ne pouvait être compris de ses contemporains, car il était en avance d'un siècle sur son époque. Esprit universel, il possédait au même degré trois facultés dont l'union fait les intelligences transcendantes : l'intuition, l'analyse et la synthèse. Né à Ganges (Hérault) en 1767, il aborda l'étude des doctrines mystiques de l'Orient, après avoir acquis une notion approfondie des sciences, des philosophies et des littératures de l'Occident. Court de Gébelin, par son Monde primitif, lui ouvrit les premiers aperçus sur le sens symbolique des mythes de l'antiquité et sur la langue sacrée des temples. Pour s'initier aux doctrines de l'Orient, il apprit le chinois, le sanscrit, l'arabe et l'hébreu. En 1815, il publia son livre capital : La Langue hébraïque restituée. Ce livre renferme : Une dissertation introductive sur l'origine de la parole ; 2° une grammaire hébraïque fondée sur des principes nouveaux ; les racines hébraïques envisagées selon la science étymologique ; un discours préliminaire ; une traduction française et anglaise des dix premiers chapitres de la Genèse, qui contiennent la cosmogonie de Moïse. Cette traduction est accompagnée d'un commentaire du plus haut intérêt. Je ne puis ici que résumer les principes et la substance de ce livre révélateur. Il est pénétré de l'esprit ésotérique le plus profond, et construit selon la méthode scientifique la plus rigoureuse. La méthode dont Fabre d'Olivet se sert pour pénétrer la sens intime du texte hébraïque de la Genèse est la comparaison de l'hébreu avec l'arabe, le syriaque, l'araméen et le chaldéen, au point de vue des racines primitives et universelles, dont il fournit un lexique admirable, appuyé d'exemples pris dans toutes les langues, lexique qui peut servir de clef pour les noms sacrés chez tous les peuples. De tous les livres ésotériques sur l'Ancien Testament, celui de d'Olivet donne les clefs les plus sûres. Il donne, en outre, un lumineux exposé de l'histoire de la Bible, et les raisons apparentes pour lesquelles le sens caché s'en est perdu et est, jusqu'à nos jours, profondément ignoré de la science et de la théologie officielles.
      Ayant parlé de ce livre, je dirai quelques mots d'un autre ouvrage plus récent qui en procède et qui, outre son mérite propre, a eu celui de ramener l'attention de quelques chercheurs indépendants sur son premier inspirateur, ce livre est La Mission des Juifs, de M. Saint-Yves d'Alveydre (1884, Calmann Lévy). M. Saint-Yves doit son initiation philosophique aux livres de Fabre d'Olivet. Son interprétation de la Genèse est essentiellement celle de La Langue hébraïque restituée, sa métaphysique celle des Vers dorés de Pythagore, sa philosophie de l'histoire et le cadre général de son ouvrage sont empruntés à l'Histoire philosophique du genre humain. Reprenant ces idées mères, y joignant ses matériaux et les taillant à sa guise, il a construit un édifice nouveau d'une grande richesse, d'une valeur inégale et d'un genre composite. Son but est double : Prouver que la science et la religion de Moïse furent la résultante nécessaire des mouvements religieux qui l'ont précédé en Asie et en Egypte, ce que Fabre d'Olivet avait déjà mis en lumière dans ses œuvres géniales ; prouver ensuite que le gouvernement ternaire et arbitral, composé des trois pouvoirs, économique, judiciaire et religieux ou scientifique, fut de tous temps un corollaire de la doctrine des initiés et une partie constitutive des religions de l'ancien cycle, avant la Grèce. Telle est l'idée propre de M. Saint-Yves, idée féconde et digne de la plus haute attention. Il l'appelle : synarchie, ou gouvernement selon les principes ; il y trouve la loi sociale organique, l'unique salut de l'avenir. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner jusqu'à quel point l'auteur a démontré historiquement sa thèse. M. Saint-Yves n'aime pas à citer ses sources ; il procède trop souvent par simples affirmations et ne craint pas les hypothèses risquées, lorsqu'elles favorisent son idée préconçue. Mais son livre, d'une rare élévation, d'une vaste science ésotérique, abonde en pages d'un grand souffle, en tableaux grandioses, en aperçus profonds et nouveaux. Mes vues diffèrent des siennes sur beaucoup de points, notamment pour la conception de Moïse, auquel M. Saint-Yves a donné, selon moi, des proportions trop gigantesques et trop légendaires. Cela dit, je m'empresse de reconnaître la haute valeur de ce livre extraordinaire, auquel je dois beaucoup. Quelle que soit l'opinion qu'on ait de l'œuvre de M. Saint-Yves, il a un mérite devant lequel il faut s'incliner : celui d'une vie tout entière consacrée à une idée. Voir sa Mission des Souverains et sa France vraie, où M. Saint-Yves a rendu justice, quoique un peu tard et comme malgré lui, à son maître Fabre d'Olivet.

(60)  La natura naturans de Spinoza.

(61)  La natura naturata du même.

(62)  Voici comment Fabre d'Olivet explique le nom d'IÈVÈ : « Ce nom offre d'abord le signe indicateur de la vie, doublé et formant la racine essentiellement vivante EE (הה). Cette racine n'est jamais employée comme nom et c'est la seule qui jouisse de cette prérogative. Elle est, dès sa formation, non seulement un verbe, mais un verbe unique dont les autres ne sont que des dérivés : en un mot, le verbe הוה (ÈVÈ) être étant. Ici, comme on le voit, et, comme j'ai eu soin de l'expliquer dans ma grammaire, le signe intelligible ו (Vau), est au milieu de la racine de vie. Moïse, prenant ce verbe par excellence pour en former le nom propre de l'Etre des êtres, y ajoute le signe de la manifestation potentielle et de l'Eternité י (I) il obtient יהוה (IÈVÈ) dans lequel le facultatif étant se trouve placé entre un passé sans origine et un futur sans terme. Ce nom admirable signifie donc exactement : l'Etre qui est, qui fut et qui sera.

(63)  Aelohim est le pluxiel d'Aelo nom donné à l'Etre Suprême par les Hébreux et les Chaldéens et dérivant lui-même de la racine Æl qui peint l'élévation, la force et la puissance expansive et qui signifie dans un sens universel Dieu. – Hoa c'est-à-dire Lui est en hébreu, en chaldaïque, en syriaque, en éthiopien, en arabe, un des noms sacrés de la divinité. – Fabre d'Olivet, La Langue hébraïque restituée.

(64)  « Rouah Aelohim, le souffle de Dieu indique figurativement un mouvement vers l'expansion, la dilatation. C'est, dans un sens hiéroglyphique, la force opposée à celle des ténèbres. Que si le mot obscurité caractérise une puissance compressive, le mot rouah caractérisera une puissance expansive : On trouvera dans l'un et dans l'autre ce système éternel de deux forces opposées que les sages et les savants de tous les siècles depuis Parménide et Pythagore jusqu'à Descartes et Newton, ont vues dans la nature et signalées par des noms différents. » – Fabre d'Olivet, La Langue hébraïque restituée.

(65)  Souffle, – Aelohim, – Lumière. Ces trois noms sont le résumé hiéroglyphique du second et du troisième verset de la Genèse. Voici en lettres françaises le texte hébreu du 3ème verset : Wa, – iaômer Aelohim iéhi-aoûr, wa iehi aoûr. Voici la traduction littérale qu'en donne Fabre d'Olivet. « Et il dit Lui l'Etre des êtres : sera faite lumière ; et fut faite lumière (élémentisation intelligible). » – Le mot roua qui signifie le souffle se trouve dans le second verset. On remarquera que le mot aour qui signifie lumière, est le mot roua renversé. Le souffle divin en revenant sur lui-même crée la lumière intelligible.

(66)  Genèse, II, 23. Aïsha, l'Ame, assimilée ici à la Femme, est l'épouse d'Aïsh, l'Intellect, assimilé à l'Homme. Elle est prise de lui, elle constitue sa moitié inséparable ; sa faculté volitive. – Le même rapport existe entre Dionysos et Perséphône dans les Mystères orphiques.

(67)  Dans la version samaritaine de la Bible, au nom d'Adam, en jointe l'épithète d'universel, d'infini. C'est donc bien du genre humain qu'il s'agit, du règne hominal dans tous les cieux.




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