I - LE COUP DE FEU
Raymonde prêta l'oreille. De nouveau et par deux fois le bruit se fit entendre, assez net pour qu'on pût le détacher de tous les bruits confus qui formaient le grand silence nocturne, mais si faible qu'elle n'aurait su dire s'il était proche ou lointain, s'il se produisait entre les murs du vaste château, ou dehors, parmi les retraites ténébreuses du parc.
Doucement elle se leva. Sa fenêtre était entrouverte, elle en écarta les battants. La
clarté de la
lune reposait sur un calme paysage de pelouses et de bosquets où les ruines éparses de l'ancienne
abbaye se découpaient en silhouettes tragiques, colonnes tronquées, ogives incomplètes, ébauches de portiques et lambeaux d'arcs-boutants. Un peu d'
air flottait à la surface des choses, glissant à travers les rameaux nus et
immobiles des
arbres, mais agitant les petites feuilles naissantes des massifs.
Et soudain, le même bruit... C'était vers sa gauche et au-dessous de l'étage qu'elle habitait, par conséquent dans les salons qui occupaient l'aile occidentale du château.
Bien que vaillante et forte, la jeune fille sentit l'angoisse de la peur. Elle passa ses vêtements de nuit et prit les allumettes.
Raymonde... Raymonde...
Une voix faible comme un souffle l'appelait de la
chambre voisine dont la porte n'avait pas été fermée. Elle s'y rendait à tâtons, lorsque
Suzanne, sa cousine, sortit de cette
chambre et s'effondra dans ses bras.
Raymonde... c'est toi ?... tu as entendu ?...
Oui... tu ne dors donc pas ?
Je suppose que c'est le
chien qui m'a réveillée... il y a longtemps... Mais il n'aboie plus. Quelle heure peut-il être ?
Quatre heures environ.
Ecoute... On marche dans le salon.
Il n'y a pas de danger, ton père est là,
Suzanne.
Mais il y a du danger pour lui. Il couche à côté du petit salon.
M. Daval est là aussi...
A l'autre bout du château... Comment veux-tu qu'il entende ?
Elles hésitaient, ne sachant à quoi se résoudre. Appeler ? Crier au secours ? Elles n'osaient, tellement le bruit même de leur voix leur semblait redoutable. Mais
Suzanne qui s'était approchée de la fenêtre étouffa un cri.
Regarde... un homme près du bassin.
Un homme en effet s'éloignait d'un pas rapide. Il portait sous le bras un objet d'assez grandes
dimensions dont elles ne purent discerner la nature, et qui, en ballottant contre sa jambe, contrariait sa marche. Elles le virent qui passait près de l'ancienne chapelle et qui se dirigeait vers une petite porte dont le mur était percé. Cette porte devait être ouverte, car l'homme disparut subitement, et elles n'entendirent point le grincement habituel des gonds.
Il venait du salon, murmura
Suzanne.
Non, l'escalier et le vestibule l'auraient conduit bien plus à gauche... A moins que...
Une même idée les secoua. Elles se penchèrent. Au-dessous d'elles, une échelle était dressée contre la façade et s'appuyait au premier étage. Une lueur éclairait le balcon de pierre. Et un autre homme qui portait aussi quelque chose enjamba ce balcon, se laissa glisser le long de l'échelle et s'enfuit par le même chemin.
Suzanne, épouvantée, sans
forces, tomba à genoux, balbutiant :
Appelons !... appelons au secours !...
Qui viendrait ? ton père... Et s'il y a d'autres hommes et qu'on se jette sur lui ?
On pourrait avertir les domestiques... ta sonnette communique avec leur étage.
Oui... oui... peut-être, c'est une idée... Pourvu qu'ils arrivent à temps !
Raymonde chercha près de son
lit la sonnerie électrique et la pressa du doigt. Un timbre en haut vibra, et elles eurent l'impression que, d'en bas, on avait dû en percevoir le son distinct.
Elles attendirent. Le silence devenait effrayant, et la brise elle-même n'agitait plus les feuilles des arbustes.
J'ai peur... j'ai peur... répétait
Suzanne.
Et, tout à coup, dans la nuit profonde, au-dessous d'elles, le bruit d'une lutte, un fracas de meubles bousculés, des exclamations, puis, horrible, sinistre, un gémissement rauque, le râle d'un être qu'on égorge...
Raymonde bondit vers la porte.
Suzanne s'accrocha désespérément à son bras.
Non... ne me laisse pas... j'ai peur.
Raymonde la repoussa et s'élança dans le corridor, bientôt suivie de
Suzanne qui chancelait d'un mur à l'autre en poussant des cris. Elle parvint à l'escalier, dégringola de marche en marche, se précipita sur la grande porte du salon et s'arrêta net, clouée au seuil, tandis que
Suzanne s'affaissait à ses côtés. En face d'elles, à trois pas, il y avait un homme qui tenait à la main une lanterne. D'un geste, il la dirigea vers les deux jeunes filles, les aveuglant de lumière, regarda longuement leurs visages, puis sans se presser, avec les mouvements les plus calmes du monde, il prit sa casquette, ramassa un chiffon de papier et deux brins de paille, effaça des traces sur le tapis, s'approcha du balcon, se retourna vers les jeunes filles, les salua profondément, et disparut.
La première,
Suzanne courut au petit boudoir qui séparait le grand salon de la
chambre de son père. Mais dès l'entrée, un spectacle affreux la terrifia. A la lueur oblique de la
lune on apercevait à terre deux
corps inanimés, couchés l'un près de l'autre.
Père !... père !... c'est toi ?... qu'est-ce que tu as ? s'écria-t-elle affolée, penchée sur l'un d'eux.
Au bout d'un instant, le comte de
Gesvres remua. D'une voix brisée, il dit :
Ne crains rien... je ne suis pas blessé... Et Daval ? est-ce qu'il vit ? le couteau ?... le couteau ?...
A ce moment, deux domestiques arrivaient avec des bougies. Raymonde se jeta devant l'autre
corps et reconnut Jean Daval, le secrétaire et l'homme de confiance du comte. Sa figure avait déjà la pâleur de la mort.
Alors elle se leva, revint au salon, prit, au milieu d'une panoplie accrochée au mur, un fusil qu'elle savait chargé, et passa sur le balcon. Il n'y avait, certes, pas plus de cinquante à soixante secondes que l'individu avait mis le pied sur la première barre de l'échelle. Il ne pouvait donc être bien loin d'ici, d'autant plus qu'il avait eu la précaution de déplacer l'échelle pour qu'on ne pût s'en servir. Elle l'aperçut bientôt, en effet, qui longeait les débris de l'ancien cloître. Elle épaula, visa tranquillement et fit
feu. L'homme tomba.
Ça y est ! ça y est ! proféra l'un des domestiques, on le tient celui-là. J'y vais.
Non, Victor, il se relève... descendez l'escalier, et filez sur la petite porte. Il ne peut se sauver que par là.
Victor se hâta, mais avant même qu'il ne fût dans le parc, l'homme était retombé. Raymonde appela l'autre domestique.
Albert, vous le voyez là-bas ? près de la grande arcade ?...
Oui, il rampe dans l'herbe... il est fichu...
Surveillez-le d'ici.
Pas moyen qu'il échappe. A droite des ruines, c'est la pelouse découverte...
Et Victor garde la porte à gauche, dit-elle en reprenant son fusil.
N'y allez pas, mademoiselle !
Si, si, dit-elle, l'accent résolu, les gestes saccadés, laissez-moi... il me reste une cartouche... S'il bouge...
Elle sortit. Un instant après,
Albert la vit qui se dirigeait vers les ruines. Il lui cria de la fenêtre :
Il s'est traîné derrière l'arcade. Je ne le vois plus... attention, mademoiselle...
Raymonde fit le tour de l'ancien cloître pour
couper toute retraite à l'homme, et bientôt
Albert la perdit de
vue. Au bout de quelques minutes, ne la revoyant pas, il s'inquiéta, et, tout en surveillant les ruines, au lieu de descendre par l'escalier, il s'efforça d'atteindre l'échelle. Quand il y eut réussi, il descendit rapidement et courut droit à l'arcade près de laquelle l'homme lui était apparu pour la dernière fois. Trente pas plus loin, il trouva Raymonde qui cherchait Victor.
Eh bien ? fit-il.
Impossible de mettre la main dessus, dit Victor.
La petite porte ?
J'en viens... voici la
clef.
Pourtant... il faut bien...
Oh ! son affaire est sûre... D'ici dix minutes, il est à nous, le bandit.
Le fermier et son fils, réveillés par le coup de fusil, arrivaient de la ferme dont les bâtiments s'élevaient assez loin sur la droite, mais dans l'enceinte des murs ; ils n'avaient rencontré personne.
Parbleu, non, fit
Albert, le gredin n'a pas pu quitter les ruines... On le dénichera au fond de quelque trou.
Ils organisèrent une battue méthodique, fouillant chaque buisson, écartant les lourdes traînes de lierre enroulées autour du fût des colonnes. On s'assura que la chapelle était bien fermée et qu'aucun des vitraux n'était brisé. On contourna le cloître, on visita tous les coins et recoins. Les recherches furent vaines.
Une seule découverte à l'endroit même où l'homme s'était abattu, blessé par Raymonde, on ramassa une casquette de chauffeur, en cuir fauve. Sauf cela, rien.
A six heures du matin, la gendarmerie d'
Ouville-la-Rivière
était prévenue et se rendait sur les lieux, après avoir envoyé
par exprès au parquet de
Dieppe une petite note relatant les circonstances
du crime, la capture
imminente du principal coupable, «
la découverte
de son couvre-chef et du poignard avec lequel il avait perpétré
son forfait ». A dix heures, deux autos descendaient la pente légère
qui aboutit au château. L'une,
vénérable calèche, contenait
le substitut du procureur et le
juge d'instruction accompagné de son greffier.
Dans l'autre, modeste cabriolet, avaient pris place deux jeunes reporters, représentant
le Journal de
Rouen et une grande feuille parisienne.
Le vieux château apparut. Jadis demeure
abbatiale des
prieurs d'Ambrumésy, mutilé par la Révolution, restauré
par le comte de
Gesvres auquel il appartient depuis vingt ans, il comprend un
corps de logis que surmonte un pinacle où veille une horloge, et deux ailes
dont chacune est enveloppée d'un perron à balustrade de pierre.
Par-dessus les murs du parc et au-delà du plateau que soutiennent les hautes
falaises normandes, on aperçoit, entre les villages de
Sainte-Marguerite
et de Varangeville, la ligne bleue de la mer.
Là vivait le comte de
Gesvres avec sa fille
Suzanne,
jolie et frêle créature aux
cheveux blonds, et sa nièce Raymonde
de
Saint-Véran, qu'il avait recueillie deux ans auparavant lorsque la mort
simultanée de son père et de sa mère laissa Raymonde orpheline.
L'existence était calme et régulière au château. Quelques
voisins y venaient de temps à autre. L'été, le comte menait
les deux jeunes filles presque chaque
jour à
Dieppe. Lui, c'était
un homme de taille élevée, de belle figure grave, aux
cheveux grisonnants.
Très riche, il gérait lui-même sa fortune et surveillait ses
propriétés avec l'aide de son secrétaire Jean Daval.
Dès l'entrée, le
juge d'instruction recueillit
les premières constatations du brigadier de gendarmerie
Quevillon. La capture
du coupable, toujours
imminente d'ailleurs, n'était pas encore effectuée,
mais on tenait toutes les issues du parc. Une évasion était impossible.
La petite troupe traversa ensuite la salle
capitulaire et
le réfectoire situés au rez-de-chaussée, et gagna le premier
étage. Aussitôt, l'ordre parfait du salon fut remarqué.
Pas
un meuble, pas un bibelot qui ne parussent occuper leur place habituelle, et pas
un vide parmi ces meubles et ces bibelots. A droite et à gauche étaient
suspendues de magnifiques tapisseries flamandes à personnages. Au fond,
sur les panneaux, quatre belles toiles, dans leurs cadres du temps, représentaient
des scènes mythologiques. C'étaient les célèbres tableaux
de Rubens légués au comte de
Gesvres, ainsi que les tapisseries
de Flandre, par son oncle maternel, le
marquis de Bodadilla, grand d'Espagne.
M. Filleul, le
juge d'instruction, observa :
Si le vol fut le mobile du crime, ce salon en tout
cas n'en a pas été l'objet.
Qui sait ? fit le substitut, qui parlait peu, mais
toujours dans un sens contraire aux opinions du
juge.
Voyons, cher monsieur, le premier soin d'un voleur
eût été de déménager ces tapisseries et ces
tableaux dont la renommée est universelle.
Peut-être n'en a-t-on pas eu le loisir.
C'est ce que nous allons savoir.
A ce moment, le comte de
Gesvres entra, suivi du médecin.
Le comte, qui ne semblait pas se ressentir de l'agression dont il avait été
victime, souhaita la bienvenue aux deux magistrats. Puis il ouvrit la porte du
boudoir.
La pièce, où personne n'avait pénétré
depuis le crime, sauf le docteur, offrait, à l'encontre du salon, le plus
grand désordre. Deux chaises étaient renversées, une des
tables démolie, et plusieurs autres objets, une pendule de voyage, un classeur,
une boîte de papier à lettres, gisaient à terre. Et il y avait
du sang à certaines des feuilles blanches éparpillées.
Le médecin écarta le drap qui cachait le cadavre.
Jean Daval, habillé de ses vêtements ordinaires de velours et chaussé
de bottines ferrées, était étendu sur le dos, un de ses bras
replié sous lui. On avait ouvert sa chemise, et l'on apercevait une large
blessure qui trouait sa poitrine.
La mort a dû être instantanée,
déclara le docteur... un coup de couteau a suffi.
C'est sans doute, dit le
juge, le couteau quej'ai
vu sur la cheminée du salon, près d'une casquette de cuir ?
Oui, certifia le comte de
Gesvres, le couteau fut
ramassé ici même. Il provient de la panoplie du salon d'où
ma nièce, Mlle de
Saint-Véran, arracha le fusil. Quant à
la casquette de chauffeur, c'est évidemment celle du meurtrier.
M. Filleul étudia encore certains détails de
la pièce, adressa quelques questions au docteur, puis pria M. de
Gesvres
de lui faire le récit de ce qu'il avait vu et de ce qu'il savait. Voici
en quels termes le comte s'exprima :
C'est Jean Daval qui m'a réveillé. Je
dormais mal d'ailleurs, avec des éclairs de lucidité où j'avais
l'impression d'entendre des pas, quand tout à coup, en ouvrant les yeux,
je l'aperçus au pied de mon
lit, sa bougie à la main, et tout habillé
comme il l'est actuellement, car il travaillait souvent très tard dans
la nuit. Il semblait fort agité, et il me dit à voix basse : «
Il y a des gens dans le salon. » En effet, je perçus du bruit. Je
me levai et j'entrebâillai doucement la porte de ce boudoir. Au même
instant, cette autre porte qui donne sur le grand salon était poussée,
et un homme apparaissait qui bondit sur moi et m'étourdit d'un coup de
poing à la tempe. Je vous raconte cela sans aucun détail, monsieur
le
juge d'instruction, pour cette raison que je ne me souviens que des faits principaux
et que ces faits se sont passés avec une extraordinaire rapidité.
Et après ?
Après, je ne sais plus... Quand je suis revenu
à moi, Daval était étendu, mortellement frappé.
A première
vue, vous ne soupçonnez personne
?
Personne.
Vous n'avez aucun
ennemi ?
Je ne m'en connais pas.
M. Daval n'en avait pas non plus ?
Daval ! un
ennemi ? C'était la meilleure créature
qui fût. Depuis vingt ans que Jean Daval était mon secrétaire,
et, je puis le dire, mon confident, je n'ai jamais vu autour de lui que des sympathies
et des amitiés.
Pourtant, il y a eu escalade, il y a eu meurtre, il
faut bien un motif à tout cela.
Le motif ? mais c'est le vol, purement et simplement.
On vous a donc volé quelque chose ?
Rien.
Alors ?
Alors, si l'on n'a rien volé et s'il ne manque
rien, on a du moins emporté quelque chose.
Quoi ?
Je l'ignore. Mais ma fille et ma nièce vous
diront, en toute certitude, qu'elles ont vu successivement deux hommes traverser
le parc, et que ces deux hommes portaient d'assez volumineux fardeaux.
Ces demoiselles...
Ces demoiselles ont rêvé ? je serais
tenté de le croire, car, depuis ce matin, je m'épuise en recherches
et en suppositions. Mais il est aisé de les interroger.
On fit venir les deux cousines dans le grand salon.
Suzanne,
toute pâle et tremblante encore, pouvait à peine parler. Raymonde,
plus énergique et plus virile, plus belle aussi avec l'éclat doré
de ses yeux bruns, raconta les événements de la nuit et la part
qu'elle y avait prise.
De sorte, mademoiselle, que votre déposition
est catégorique ?
Absolument. Les deux hommes qui traversaient le parc
emportaient des objets.
Et le troisième ?
Il est parti d'ici les mains vides.
Sauriez-vous nous donner son signalement ?
Il n'a cessé de nous éblouir avec sa
lanterne. Tout au plus dirai-je qu'il est grand et lourd d'aspect...
Est-ce ainsi qu'il vous est apparu, mademoiselle ?
demanda le
juge à
Suzanne de
Gesvres.
Oui... ou plutôt non... fit
Suzanne en réfléchissant...
moi, je l'ai vu de taille moyenne et mince.
M. Filleul sourit, habitué aux divergences d'opinion
et de vision chez les témoins d'un même fait.
Nous voici donc en présence d'une part d'un
individu, celui du salon qui est à la fois grand et petit, gros et mince
et, de l'autre, de deux individus, ceux du parc, que l'on accuse d'avoir enlevé
de ce salon des objets... qui s'y trouvent encore.
M. Filleul était un
juge de l'école ironiste,
comme il le disait lui-même. C'était aussi un
juge qui ne détestait
point la galerie ni les occasions de montrer au public son savoir-faire, ainsi
que l'attestait le nombre croissant des personnes qui se pressaient dans le salon.
Aux journalistes s'étaient joints le fermier et son fils, le jardinier
et sa femme, puis le personnel du château, puis les deux chauffeurs qui
avaient amené les voitures de
Dieppe. Il reprit :
Il s'agirait aussi de se mettre d'accord sur la façon
dont a disparu ce troisième personnage. Vous avez tiré avec ce fusil,
mademoiselle, et de cette fenêtre ?
Oui, l'homme atteignait la pierre tombale presque
enfouie sous les ronces, à gauche du cloître.
Mais il s'est relevé ?
A moitié seulement. Victor est aussitôt
descendu pour garder la petite porte, et je l'ai suivi, laissant ici en observation
notre domestique
Albert.
Albert à son tour fit sa déposition, et le
juge conclut :
Par conséquent, d'après vous, le blessé
n'a pu s'enfuir par la gauche, puisque votre camarade surveillait la porte, ni
par la droite, puisque vous l'auriez vu traverser la pelouse. Donc, logiquement,
il est, à l'heure actuelle, dans l'espace relativement restreint que nous
avons sous les yeux.
C'est ma conviction.
Est-ce la vôtre, mademoiselle ?
Oui.
Et la mienne aussi, fit Victor.
Le substitut du procureur s'écria, d'un ton narquois
:
Le champ des investigations est étroit, il
n'y a qu'à continuer les recherches commencées depuis quatre heures.
Peut-être serons-nous plus heureux.
M. Filleul prit sur la cheminée la casquette en cuir,
l'examina, et, appelant le brigadier de gendarmerie, lui dit à part :
Brigadier, envoyez immédiatement un de vos
hommes à
Dieppe, chez le chapelier Maigret, et que M. Maigret nous dise,
si possible, à qui fut vendue cette casquette.
« Le champ des investigations », selon le mot
du substitut, se limitait à l'espace compris entre le château, la
pelouse de droite, et l'
angle formé par le mur de gauche et par le mur
opposé au château ; c'est-à-dire un quadrilatère d'environ
cent mètres de côté, où surgissaient çà
et là les ruines d'Ambrumésy, le
monastère si célèbre
au
Moyen Age.
Tout de suite, dans l'herbe foulée, on nota le passage
du fugitif. A deux endroits, des traces de sang noirci, presque desséché,
furent observées. Après le tournant de l'arcade, qui marquait l'extrémité
du cloître, il n'y avait plus rien, la nature du sol, tapissé d'aiguilles
de pin, ne se prêtant plus à l'empreinte d'un
corps. Mais alors,
comment le blessé aurait-il pu échapper aux regards de la jeune
fille, de Victor et d'
Albert ? Quelques fourrés, que les domestiques et
les gendarmes avaient battus, quelques pierres tombales sous lesquelles on avait
exploré, et c'était tout.
Le
juge d'instruction se fit ouvrir par le jardinier, qui
en avait la
clef, la Chapelle-Dieu, véritable bijou de sculpture que le
temps et les révolutions avaient respecté, et qui fut toujours considérée,
avec les fines ciselures de son porche et le menu peuple de ses statuettes, comme
une des merveilles du style gothique normand. La chapelle, très simple
à l'intérieur, sans autre ornement que son
autel de marbre, n'offrait
aucun refuge. D'ailleurs, il eût fallu s'y introduire. Par quel moyen ?
L'inspection aboutissait à la petite porte qui servait
d'entrée aux visiteurs des ruines. Elle donnait sur un chemin creux resserré
entre l'enceinte et un bois-taillis où se voyaient des carrières
abandonnées. M. Filleul se pencha : la poussière du chemin présentait
des marques de pneumatiques, à bandages antidérapants. De fait,
Raymonde et Victor avaient cru entendre, après le coup de fusil, le halètement
d'une auto. Le
juge d'instruction insinua :
Le blessé aura rejoint ses complices.
Impossible ! s'écria Victor. J'étais
là, alors que Mademoiselle et
Albert l'apercevaient encore.
Enfin, quoi, il faut pourtant bien qu'il soit quelque
part ! Dehors ou dedans, nous n'avons pas le choix !
Il est ici, dirent les domestiques avec obstination.
Le
juge haussa les épaules et s'en retourna vers le
château, assez morose. Décidément l'affaire s'annonçait
mal. Un vol où rien n'était volé, un prisonnier invisible,
il n'y avait pas de quoi se réjouir.
Il était tard. M. de
Gesvres pria les magistrats à
déjeuner ainsi que les deux journalistes. On mangea silencieusement, puis
M. Filleul retourna dans le salon où il interrogea les domestiques. Mais
le trot d'un
cheval résonna du côté de la cour, et, un instant
après, le gendarme que l'on avait envoyé à
Dieppe, entra
:
Eh bien ! vous avez vu le chapelier ? s'écria
le
juge, impatient d'obtenir enfin un renseignement.
La casquette a été vendue à un
chauffeur.
Un chauffeur !
Oui, un chauffeur qui s'est arrêté avec
sa voiture devant le magasin et qui a demandé si on pouvait lui fournir,
pour l'un de ses clients, une casquette de chauffeur en cuir jaune. Il restait
celle-là. Il a payé sans même s'occuper de la pointure, et
il est parti. Il était très pressé.
Quelle sorte de voiture ?
Un coupé à quatre places.
Et quel
jour était-ce ?
Quel
jour ? Mais ce matin.
Ce matin ? Qu'est-ce que vous me chantez là
?
La casquette a été achetée ce
matin.
Mais c'est impossible, puisqu'elle a été
trouvée cette nuit dans le parc. Pour cela il fallait qu'elle y fût,
et par conséquent qu'elle eût été achetée auparavant.
Ce matin. Le chapelier me l'a dit.
Il y eut un moment d'effarement. Le
juge d'instruction, stupéfait,
tâchait de comprendre. Soudain, il sursauta, frappé d'un coup de
lumière.
Qu'on
amène le chauffeur qui nous a conduits
ce matin !
Le brigadier de gendarmerie et son subordonné coururent
en hâte vers les écuries. Au bout de quelques minutes, le brigadier
revenait seul.
Le chauffeur ?
Il s'est fait servir à la cuisine, il a déjeuné,
et puis...
Et puis ?
Il a filé.
Avec sa voiture ?
Non. Sous prétexte d'aller voir un de ses parents
à
Ouville, il a emprunté la bicyclette du
palefrenier. Voici son
chapeau et son paletot.
Mais il n'est pas parti tête nue ?
Il a tiré de sa poche une casquette et il l'a
mise.
Une casquette ?
Oui, en cuir jaune, paraît-il.
En cuir jaune ? Mais non, puisque la voilà.
En effet, monsieur le
juge d'instruction, mais la
sienne est pareille.
Le substitut eut un léger ricanement.
Très drôle ! très amusant ! il
y a deux casquettes... L'une, qui était la véritable, et qui constituait
notre seule pièce à conviction, est partie sur la tête du
pseudo-chauffeur ! L'autre, la fausse, vous l'avez entre les mains. Ah ! le brave
homme nous a proprement roulés.
Qu'on le rattrape ! Qu'on le ramène ! cria
M. Filleul. Brigadier
Quevillon, deux de vos hommes à
cheval, et au galop
!
Il est loin, dit le substitut.
Si loin qu'il soit, il faudra bien qu'on mette la
main sur lui.
Je l'espère, mais je crois, monsieur le
juge
d'instruction, que nos efforts doivent surtout se concentrer ici. Veuillez lire
ce papier que je viens de trouver dans les poches du manteau !
Quel manteau ?
Celui du chauffeur.
Et le substitut du procureur tendit à M. Filleul un
papier plié en quatre où se lisaient ces quelques mots tracés
au crayon, d'une écriture un peu vulgaire :
Malheur à la demoiselle si elle a tué le patron.
L'incident causa une certaine émotion.
A bon entendeur, salut, nous sommes avertis, murmura
le substitut.
Monsieur le comte, reprit le
juge d'instruction, je
vous supplie de ne pas vous inquiéter. Vous non plus, mesdemoiselles. Cette
menace n'a aucune importance, puisque la justice est sur les lieux. Toutes les
précautions seront prises. Je réponds de votre sécurité.
Quant à vous, messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les deux reporters,
je compte sur votre discrétion. C'est grâce à ma complaisance
que vous avez assisté à cette enquête, et ce serait mal me
récompenser...
Il s'interrompit, comme si une idée le frappait, regarda
les deux jeunes gens tour à tour, et s'approcha de l'un d'eux :
A quel journal êtes-vous attaché ?
Au
Journal de Rouen.
Vous avez une carte d'identité ?
La voici.
Le document était en règle. Il n'y avait rien
à dire. M. Filleul interpella l'autre reporter.
Et vous, monsieur ?
Moi ?
Oui, vous, je vous demande à quelle rédaction
vous appartenez.
Mon
Dieu, monsieur le
juge d'instruction, j'écris
dans plusieurs journaux...
Votre carte d'identité ?
Je n'en ai pas.
Ah ! et comment se fait-il ?...
Pour qu'un journal vous délivre une carte,
il faut y écrire de façon suivie.
Eh bien ?
Eh bien ! je ne suis que collaborateur occasionnel.
J'envoie de droite et de gauche des articles qui sont publiés... ou refusés,
selon les circonstances.
En ce cas, votre nom ? vos papiers ?
Mon nom ne vous apprendrait rien. Quant à mes
papiers, je n'en ai pas.
Vous n'avez pas un papier quelconque faisant foi de
votre profession !
Je n'ai pas de profession.
Mais enfin, monsieur, s'écria le
juge avec
une certaine brusquerie, vous ne prétendez cependant pas garder l'incognito
après vous être introduit ici par ruse, et avoir surpris les secrets
de la justice.
Je vous prierai de remarquer, monsieur le
juge d'instruction,
que vous ne m'avez rien demandé quand je suis venu, et que, par conséquent,
je n'avais rien à dire. En outre, il ne m'a pas semblé que l'enquête
fût secrète, puisque tout le monde y assistait... même un des
coupables.
Il parlait doucement, d'un ton de politesse infinie. C'était
un tout jeune homme, très grand et très mince, vêtu d'un pantalon
trop court et d'une jaquette trop étroite. Il avait une figure
rose de
jeune fille, un front large planté de
cheveux en brosse et une barbe blonde
mal taillée. Ses yeux brillaient d'intelligence. Il ne semblait nullement
embarrassé et souriait d'un sourire sympathique où il n'y avait
pas trace d'ironie.
M. Filleul l'observait avec une méfiance agressive.
Les deux gendarmes s'avancèrent. Le jeune homme s'écria gaiement
:
Monsieur le
juge d'instruction, il est clair que vous
me soupçonnez d'être un des complices. Mais, s'il en était
ainsi, ne me serais-je point esquivé au bon moment, selon l'exemple de
mon camarade ?
Vous pouviez espérer...
Tout espoir eût été absurde. Réfléchissez,
monsieur le
juge d'instruction, et vous conviendrez qu'en bonne logique...
M. Filleul le regarda droit dans les yeux, et sèchement
:
Assez de plaisanteries ! Votre nom ?
Isidore Beautrelet.
Votre profession ?
Elève de
rhétorique au lycée
Janson-de-Sailly.
M. Filleul le regarda dans les yeux, et sèchement
:
Que me chantez-vous là ? Elève de
rhétorique...
Au lycée Janson, rue de la Pompe, numéro...
Ah çà, mais, s'exclama M. Filleul, vous
vous moquez de moi ! Il ne faudrait pas que ce petit
jeu se prolongeât !
Je vous avoue, monsieur le
juge d'instruction, que
votre surprise m'étonne. Qu'est-ce qui s'oppose à ce que je sois
élève au lycée Janson ? Ma barbe peut-être ? Rassurez-vous,
ma barbe est fausse.
Isidore Beautrelet arracha les quelques boucles qui ornaient
son menton, et son visage imberbe parut plus
juvénile encore et plus
rose,
un vrai visage de lycéen. Et, tandis qu'un rire d'
enfant découvrait
ses dents blanches :
Etes-vous convaincu, maintenant ? Et vous faut-il
encore des preuves ? Tenez, lisez, sur ces lettres de mon père, l'adresse
: « M. Isidore Beautrelet, interne au lycée Janson-de-Sailly. »
Convaincu ou non, M. Filleul n'avait point l'
air de trouver
l'
histoire à son
goût. Il demanda d'un ton bourru :
Que faites-vous ici ?
Mais... je m'instruis.
Il y a des lycées pour cela... le vôtre.
Vous oubliez, monsieur le
juge d'instruction, qu'aujourd'hui,
23 avril, nous sommes en pleines vacances de Pâques.
Eh bien ?
Eh bien, j'ai toute
liberté d'employer ces
vacances à ma guise.
Votre père ?...
Mon père habite loin, au fond de la Savoie, et c'est
lui-même qui m'a conseillé un petit voyage sur les côtes de
la Manche.
Avec une fausse barbe ?
Oh ! ça non. L'idée est de moi. Au lycée,
nous parlons beaucoup d'aventures mystérieuses, nous lisons des romans
policiers où l'on se déguise. Nous imaginons des tas de choses compliquées
et terribles. Alors j'ai voulu m'amuser et j'ai mis une fausse barbe. En outre,
j'avais l'avantage qu'on me prenait au sérieux et je me faisais passer
pour un reporter parisien. C'est ainsi qu'hier soir, après plus d'une semaine
insignifiante, j'ai eu le plaisir de connaître mon confrère de
Rouen,
et que, ce matin, ayant appris l'affaire d'Ambrumésy, il m'a proposé
fort aimablement de l'accompagner et de louer une voiture de compte à demi.
Isidore Beautrelet disait tout cela avec une simplicité
franche, un peu naïve, et dont il n'était point possible de ne pas
sentir le charme. M. Filleul lui-même, tout en se tenant sur une réserve
défiante, se plaisait à l'écouter.
Il lui demanda d'un ton moins bourru :
Et vous êtes content de votre expédition
?
Ravi ! Je n'avais jamais assisté à une
affaire de ce genre, et celle-ci ne manque pas d'intérêt.
Ni de ces complications mystérieuses que vous
prisez si fort.
Et qui sont si passionnantes, monsieur le
juge d'instruction
! Je ne connais pas d'émotion plus grande que de voir tous les faits qui
sortent de l'ombre, qui se groupent les uns contre les autres, et qui forment
peu à peu la vérité probable.
La vérité probable, comme vous y allez,
jeune homme ! Est-ce à dire que vous avez, déjà prête,
votre petite solution de l'
énigme ?
Oh ! non, repartit Beautrelet en riant... Seulement...
il me semble qu'il y a certains points où il n'est pas impossible de se
faire une opinion, et d'autres, même, tellement précis, qu'il suffit...
de conclure.
Eh ! mais, cela devient très curieux et je
vais enfin savoir quelque chose. Car, je vous le
confesse à ma grande honte,
je ne sais rien.
C'est que vous n'avez pas eu le temps de réfléchir,
monsieur le
juge d'instruction. L'essentiel est de réfléchir. Il
est si rare que les faits ne portent pas en eux-mêmes leur explication.
N'est-ce pas votre avis ? En tout cas je n'en ai pas constaté d'autres
que ceux qui sont consignés au procès-verbal.
A merveille ! De sorte que si je vous demandais quels
furent les objets volés dans ce salon ?
Je vous répondrais que je les connais.
Bravo ! Monsieur en sait plus long là-dessus
que le propriétaire lui-même ! M. de
Gesvres a son compte : M. Beautrelet
n'a pas le sien. Il lui manque une bibliothèque et une statue grandeur
nature que personne n'avait jamais remarquées. Et si je vous demandais
le nom du meurtrier ?
Je vous répondrais également que je
le connais.
Il y eut un sursaut chez tous les assistants. Le substitut
et le journaliste se rapprochèrent. M. de
Gesvres et les deux jeunes filles
écoutaient attentivement, impressionnés par l'assurance tranquille
de Beautrelet.
Vous connaissez le nom du meurtrier ?
Oui.
Et l'endroit où il se trouve, peut-être
?
Oui.
M. Filleul se frotta les mains :
Quelle chance ! Cette capture sera l'honneur de ma
carrière. Et vous pouvez, dès maintenant, me faire ces révélations
foudroyantes ?
Dès maintenant, oui... Ou bien, si vous n'y
voyez pas d'inconvénient, dans une heure ou deux, lorsque j'aurai assisté
jusqu'au bout à l'enquête que vous poursuivez.
Mais non, tout de suite, jeune homme...
A ce moment, Raymonde de
Saint-Véran, qui, depuis
le début de cette scène, n'avait pas quitté du regard Isidore
Beautrelet, s'avança vers M. Filleul.
Monsieur le
juge d'instruction...
Que désirez-vous, mademoiselle ?
Deux ou trois secondes, elle hésita, les yeux fixés
sur Beautrelet, puis, s'adressant à M. Filleul :
Je vous prierai de demander à monsieur la raison
pour laquelle il se promenait hier dans le chemin creux qui aboutit à la
petite porte.
Ce fut un coup de théâtre. Isidore Beautrelet
parut interloqué.
Moi, mademoiselle ! moi ! vous m'avez vu hier ?
Raymonde resta pensive, les yeux toujours attachés
à Beautrelet, comme si elle cherchait à bien établir en elle
sa conviction, et elle prononça d'un ton posé :
J'ai rencontré dans le chemin creux, à
quatre heures de l'après-midi, alors que je traversais le
bois, un jeune
homme de la taille de monsieur, habillé comme lui, et qui portait la barbe
taillée comme la sienne... et j'eus l'impression qu'il cherchait à
se dissimuler.
Et c'était moi ?
Il me serait impossible de l'affirmer d'une façon
absolue, car mon souvenir est un peu vague. Cependant... cependant il me semble
bien...
sinon la ressemblance serait étrange...
M. Filleul était perplexe. Déjà dupé
par l'un des complices, allait-il se laisser jouer par ce soi-disant
collégien
?
Qu'avez-vous à répondre, monsieur ?
Que mademoiselle se trompe et qu'il m'est facile de
le démontrer. Hier, à cette heure, j'étais à Veules.
Il faudra le prouver, il le faudra. En tout cas la
situation n'est plus la même. Brigadier, l'un de vos hommes tiendra compagnie
à monsieur.
Le visage d'Isidore Beautrelet marqua une vive contrariété.
Ce sera long ?
Le temps de réunir les informations nécessaires.
Monsieur le
juge d'instruction, je vous supplie de
les réunir avec le plus de célérité et de discrétion
possible...
Pourquoi ?
Mon père est vieux. Nous nous aimons beaucoup...
et je ne voudrais pas qu'il eût de peine par moi.
Le ton larmoyant de la voix déplut à M. Filleul.
Cela sentait la scène de mélodrame. Néanmoins, il promit
:
Ce soir... demain au plus tard, je saurai à
quoi m'en tenir.
L'après-midi s'avançait. Le
juge retourna dans
les ruines du vieux cloître, en ayant soin d'en interdire l'entrée
à tous les curieux, et patiemment, avec méthode, divisant le terrain
en parcelles successivement étudiées, il dirigea lui-même
les investigations. Mais, à la fin du
jour, il n'était guère
plus avancé, et il déclara devant une armée de reporters
qui avaient envahi le château :
Messieurs, tout nous laisse supposer que le blessé
est là, à portée de notre main, tout, sauf la réalité
des faits. Donc, à notre humble avis, il a dû s'échapper,
et c'est dehors que nous le trouverons.
Par précaution cependant, il organisa, d'accord avec
le brigadier, la surveillance du parc, et, après, un nouvel examen des
deux salons et une visite complète du château, après s'être
entouré de tous les renseignements nécessaires, il reprit la route
de
Dieppe en compagnie du substitut.
La nuit vint. Le boudoir devant rester clos, on avait transporté
le cadavre de Jean Daval dans une autre pièce. Deux femmes du pays le veillaient,
secondées par
Suzanne et Raymonde. En bas, sous l'oeil attentif du garde
champêtre, que l'on avait attaché à sa personne, le jeune
Isidore Beautrelet sommeillait sur le banc de l'ancien oratoire. Dehors, les gendarmes,
le fermier et une douzaine de paysans s'étaient postés parmi les
ruines et le long des murs.
Jusqu'à onze heures, tout fut tranquille, mais à
onze heures dix, un coup de
feu retentit de l'autre côté du château.
Attention, hurla le brigadier. Que deux hommes restent
ici !... Fossier et Lecanu... Les autres au pas de course.
Tous, ils s'élancèrent et doublèrent
le château par la gauche. Dans l'ombre, une silhouette s'esquiva. Puis,
tout de suite, un second coup de
feu les attira plus loin, presque aux limites
de la ferme. Et soudain, comme ils arrivaient en troupe à la haie qui borde
le verger, une
flamme jaillit à droite de la maison réservée
au fermier, et d'autres
flammes aussitôt s'élevèrent en colonne
épaisse. C'était une grange qui brûlait, bourrée de
paille jusqu'à son faîte.
Les coquins ! cria le brigadier
Quevillon, c'est eux
qui ont mis le
feu. Sautons dessus, mes
enfants. Ils ne peuvent pas être
loin.
Mais la brise courbant les
flammes vers le
corps de logis,
avant tout il fallut parer au danger. Ils s'y employèrent tous avec d'autant
plus d'ardeur que M. de
Gesvres, accouru sur le lieu du sinistre, les encouragea
par la promesse d'une récompense. Quand on se fut rendu maître de
l'
incendie, il était deux heures du matin. Toute poursuite eût été
vaine.
Nous verrons cela au grand
jour, dit le brigadier...
pour sûr ils ont laissé des traces... on les retrouvera.
Et je ne serai pas fâché, ajouta M. de
Gesvres, de savoir la raison de cette attaque. Mettre le
feu à des bottes
de paille me paraît bien inutile.
Venez avec moi, monsieur le comte... la raison, je
vais peut-être vous la dire.
Ensemble ils arrivaient aux ruines du cloître. Le brigadier
appela :
Lecanu ?... Fossier ?...
D'autres gendarmes cherchaient déjà leurs camarades laissés en
faction. On finit par les découvrir à l'entrée de la petite porte. Ils étaient étendus à terre, ficelés, bâillonnés, un bandeau sur les yeux.
Monsieur le comte, murmura le brigadier tandis qu'on les délivrait, nous avons été joués comme des
enfants.
En quoi ?
Les coups de
feu... l'attaque... l'
incendie... tout cela des blagues pour nous attirer là-bas... Une diversion... Pendant ce temps, on ligotait nos deux hommes et l'affaire était faite.
Quelle affaire ?
L'enlèvement du blessé, parbleu !
Allons donc, vous croyez ?
Si je crois ! C'est la vérité certaine. Voilà bien dix minutes que l'idée m'en est venue. Mais je ne suis qu'un imbécile de ne pas y avoir pensé plus tôt. On les aurait tous pincés.
Quevillon frappa du pied dans un subit accès de rage.
Mais où, sacrédié ? Par où sont-ils passés ? Par où l'ont-ils enlevé ? Et lui, le gredin, où se cachait-il ? Car enfin, quoi ! on a battu le terrain toute la journée, et un individu ne se cache pas dans une touffe d'herbe, surtout quand il est blessé. C'est de la magie, ces histoires-là !...
Le brigadier
Quevillon n'était pas au bout de ses étonnements. A l'aube, quand on pénétra dans l'oratoire qui servait de cellule au jeune Beautrelet, on constata que le jeune Beautrelet avait disparu. Sur une chaise, courbé, dormait le garde champêtre. A côté de lui, il y avait une carafe et deux verres. Au fond de l'un de ces verres, on apercevait un peu de poudre blanche.
Après examen, il fut prouvé, d'abord que Beautrelet avait
administré un narcotique au garde champêtre, qu'il n'avait pu s'échapper que par une fenêtre, située à deux mètres cinquante de
hauteur et enfin, détail charmant, qu'il n'avait pu atteindre cette fenêtre qu'en utilisant comme marchepied le dos de son gardien.