CHAPITRE V
Dans lequel Patrice continue à trouver que son maître manque parfois de distinction.
Le lendemain, à huit heures, il n'y avait encore personne sur la dunette. L'étatde la mer n'était point cependant pour obliger les passagersà se chambrer dans leurs cabines. A peine les courtes houles
méditerranéennes imprimaient-elles un faible balancement à l'
Argèlès. A cette paisible nuit allait succéder une journée splendide.
Si donc les passagers n'avaient point quitté leur cadre au lever du
soleil, c'est que la paresse les y retenait, les uns sous l'empire d'un reste de sommeil, les autres rêvassant tout éveillés, ceux-ci comme
ceux-là s'abandonnant à ce roulis de l'
enfant dans son berceau.
Il ne s'agit ici que de ces privilégiés qui ne sont jamais malades en mer, même par mauvais temps, et non de ces malchanceux qui le sont
toujours, même par beau temps. A ranger dans cette dernière catégorie les Désirandelle et nombre d'autres, qui ne recouvreraient leur aplomb moral et physique qu'au mouillage du paquebot dans le port.
L'atmosphère, très claire et très pure, s'échauffait de rayons lumineux que réverbérait le léger clapotis à la surface des
eaux. L'
Argèlès marchait à une vitesse de dix milles à l'heure, cap au sud-sud-est, dans la direction de l'archipel des Baléares. Quelques bâtiments passaient au large à contre-bord, déroulant leur panache de fumée ou arrondissant leur blanche voilure sur le fond un peu brumeux de l'
horizon.
D'un bout à l'autre du pont allait le capitaine
Bugarach pour les besoins du service.
En ce moment, Marcel Lornans et Jean Taconnat parurent à l'entrée de la dunette.
Aussitôt le capitaine s'approcha pour leur serrer la main, disant :
« Vous avez joui d'une bonne nuit, messieurs ?...
Plus que bonne, capitaine, répondit Marcel Lornans, et il serait difficile d'en imaginer une meilleure. Je ne connais pas de
chambre d'hôtel qui vaille une cabine de l'
Argèlès.
Je suis de votre avis, monsieur Lornans, reprit le capitaine
Bugarach, et je ne comprends pas qu'on puisse vivre ailleurs qu'à bord d'un navire.
Allez dire cela à M. Désirandelle, observa le jeune homme, et s'il partage votre
goût...
Pas plus à ce terrien qu'à ses pareils, incapables d'apprécier les charmes d'une traversée !... s'écria le capitaine. De vrais colis à fond de cale !... Ces passagers-là, c'est la honte des paquebots !... En somme, comme ils paient passage...
Voilà ! » répliqua Marcel Lornans.
Jean Taconnat, d'habitude si loquace, si expansif, s'était contenté de serrer la main du capitaine et n'avait point pris part à la conversation. Il paraissait préoccupé.
Marcel Lornans, continuant d'interroger le capitaine
Bugarach, lui dit alors :
« Quand serons-nous en
vue de Majorque ?...
En
vue de Majorque ?...
Vers une heure de l'après-midi. Pour ce qui est de relever les premières
hauteurs des Baléares, cela ne tardera guère.
Et nous resterons en relâche à Palma ?...
Jusqu'à huit heures du soir, le temps d'embarquer des marchandises à destination d'Oran.
Nous aurons tout le loisir de visiter l'île ?...
L'île... non pas, mais la ville de Palma, qui en vaut la peine, dit-on...
Comment... dit-on ?... Capitaine, est-ce que vous n'êtes pas déjà venu à Majorque ?...
Trente ou quarante fois, à bien compter.
Sans l'avoir jamais explorée ?...
Et le temps, monsieur Lornans, et le temps ?... Est-ce que je l'ai eu ?...
Ni le temps... ni le
goût,
peut-être ?...
Ni le
goût, en effet !
J'ai le mal de terre, quand je ne suis plus sur mer ! »
Et, là-dessus, le capitaine
Bugarach, de quitter son interlocuteur pour monter sur la passerelle.
Marcel Lornans se retourna vers son
cousin :
« Eh bien ! Jean, dit-il, tu
es muet, ce matin, comme un
Harpocrate ?
C'est que je pense, Marcel.
A quoi ?...
A ce que je t'ai dit hier.
Que m'as-tu dit ?...
Que nous avions une occasion unique
de nous faire adopter par ce citoyen de
Perpignan.
Tu y songes encore ?...
Oui... après y avoir
rêvé toute la nuit.
C'est sérieux ?...
Très
sérieux... Il désire des
enfants adoptifs...
Qu'il nous prenne... Il ne trouvera pas mieux !
Aussi modeste que fantaisiste, Jean !
Vois-tu, Marcel, d'être
soldat, c'est très beau ! De s'engager au 7e chasseurs
d'Afrique, c'est très honorable. Pourtant, je crains bien
que le métier des armes ne soit plus ce qu'il
était autrefois. Au bon temps jadis, on avait une guerre
tous les trois ou quatre ans. C'était l'avancement
assuré, des grades, des
croix. Mais la guerre, – une guerre
européenne, s'entend, – on l'a rendue à peu
près impossible avec les énormes contingents qui
se chiffrent par millions d'hommes à armer, à
conduire, à nourrir. Nos jeunes officiers n'ont plus
à entrevoir, dans l'avenir, que d'être
retraités capitaines, au moins la plupart. La
carrière militaire, même avec beaucoup de chance,
ne donnera jamais ce qu'elle donnait, il y a trente ans. On a
remplacé les grandes guerres par les grandes manœuvres.
C'est le progrès, sans doute, au point de
vue social, mais...
Jean, fit observer Marcel Lornans,
il fallait raisonner ainsi avant de se mettre en route pour
l'Algérie...
Comprenons-nous, Marcel. Je suis
toujours disposé, comme tu l'es, à m'engager.
Cependant, si la déesse aux
mains pleines se décidait à les ouvrir sur notre
passage...
Tu es fou ?
Parbleu !
Tu vois déjà
dans ce M. Dardentor...
Un père !
Tu oublies donc que, pour t'adopter,
il faudrait qu'il t'eût donné des soins pendant
six ans de ta minorité... Est-ce qu'il l'aurait fait, par
hasard ?...
Pas que je sache,
répondit Jean Taconnat, ou, en tout cas, je ne m'en suis
point aperçu.
Je vois que la raison te revient,
mon cher Jean, puisque tu plaisantes...
Je plaisante et je ne plaisante pas.
Eh bien ! est-ce que, toi, tu aurais
sauvé ce digne homme des flots, des
flammes ou dans un
combat ?...
Non... mais je le sauverai... ou
plutôt, toi et moi, nous le sauverons...
Comment ?...
Je ne m'en doute même pas.
Sera-ce sur terre, sur mer, dans
l'espace ?...
Ce sera selon que l'occasion se
présentera, et il n'est pas impossible qu'elle se
présente...
Quand tu devrais la faire
naître ?...
Pourquoi non ?... Nous sommes
à bord de l'
Argèlès,
et à supposer que M. Dardentor tombe à la mer...
Tu n'as pas l'intention de le jeter
par-dessus le bord...
Enfin... admettons qu'il tombe !...
Toi ou moi, nous nous précipitons à sa suite,
comme un héroïque terre-neuve, il est
sauvé par ledit terre-neuve, et, dudit terre- neuve il fait
un
chien... non... un
enfant adoptif...
Parle pour toi, qui sais nager, Jean
! Moi, je ne le sais pas, et si je n'ai jamais que cette occasion de me
faire adopter par cet excellent monsieur...
Entendu, Marcel ! A moi
d'opérer sur mer, et à toi d'opérer
sur terre ! Mais, que ce soit bien convenu entre nous : si c'est toi
qui deviens Marcel Dardentor, je n'en serai pas jaloux, et si c'est moi
auquel revient ce nom magnifique... à moins que tous les
deux...
Je ne veux même pas te
répondre, mon pauvre Jean !
Je t'en dispense, à la
condition que tu me laisses agir... Que tu ne me contrecarres pas...
Ce qui m'inquiète, Jean,
répliqua Marcel Lornans, c'est que tu défiles ce
chapelet de folies avec une gravité qui n'est pas dans tes
habitudes...
Parce que cela est très
grave. Au surplus, tranquillise-toi, je prendrai les choses par leur
côté gai, et, si j'échoue, je ne me
brûlerai pas la cervelle...
Est-ce qu'il t'en reste ?
Encore quelques
grammes !
Je te le
répète... tu es fou !
Parbleu !
Tous deux en demeurèrent là de cette
conversation, à laquelle, d'ailleurs, Marcel Lornans ne
voulait attacher aucune importance, et, en fumant de conserve, ils
parcoururent la dunette de l'avant à l'arrière.
Lorsqu'ils s'approchaient de la rambarde, ils pouvaient apercevoir le domestique de
Clovis Dardentor, qui se tenait
immobile près du capot de la machine, vêtu de sa livrée de voyage d'une irréprochable correction.
Que faisait-il là et qu'attendait-il, sans donner aucun signe d'impatience ? Il attendait le réveil de son maître. Tel était
l'original au service de M.
Clovis Dardentor, non moins original que lui. Entre ces deux personnages, il est vrai, quelle différence de tempérament et de
caractère !
Patrice il s'appelait ainsi, bien qu'il ne fût point d'origine écossaise, et il méritait ce nom qui vient des patriciens de l'ancienne Rome.
C'était un homme d'une quarantaine d'années, on ne peut plus « comme il faut ».
Ses manières distinguées contrastaient avec les allures sans façon du Perpignanais, qu'il avait à la fois la
bonne et la mauvaise fortune de servir. Les traits de son visage
glabre, toujours rasé de frais, son front qui fuyait
légèrement, son regard empreint d'une certaine
fierté, sa bouche dont les lèvres mi-closes
laissaient voir de belles dents, sa chevelure blonde soigneusement
entretenue, sa voix posée, sa noble prestance, permettaient
de le ranger dans ce type dont la tête, d'après
les physiologistes, forme le « rond allongé
». Il avait l'
air d'un membre de la Chambre- Haute
d'Angleterre. Depuis quinze ans déjà en cette
place, ce n'est pas qu'il n'eût eu maintes fois l'
envie de la
quitter. Inversement,
Clovis Dardentor avait eu non moins souvent
l'idée de lui montrer la porte. A la
vérité, ils ne pouvaient se passer l'un de
l'autre, bien qu'il eût été difficile
d'imaginer deux natures plus opposées. Ce qui enchaînait Patrice à la maison de
Perpignan, ce n'étaient pas ses gages, quoiqu'ils fussent élevés, c'était la certitude que son maître avait en lui une confiance absolue, d'ailleurs méritée. Mais combien Patrice se sentait
blessé dans son amour-propre à voir cette familiarité, cette loquacité, cette
exubérance de Méridional ! A ses yeux, M.
Dardentor manquait de tenue. Il se départissait de la dignité que lui commandaient sa situation sociale. Tout l'ancien tonnelier reparaissait dans ses façons de saluer, de se présenter, de s'exprimer. Les belles manières lui faisaient défaut, et comment aurait-il pu les acquérir à fabriquer, à cercler, à rouler des milliers de futailles à travers ses magasins ?... Non ! ce n'était pas cela, et Patrice ne se privait pas de le lui dire.
Quelquefois,
Clovis Dardentor, qui, on l'a noté déjà, avait la manie de « faire des phrases », voulait bien accepter les observations de son domestique. Il en riait, il se moquait de ce mentor
en livrée, il prenait plaisir à le surexciter par ses reparties.
Quelquefois aussi, dans ses
jours de mauvaise humeur, il se fâchait, il envoyait promener le malencontreux conseilleur, et il lui donnait ces traditionnels huit
jours dont le huitième n'arrivait jamais.
Au fond, si Patrice était marri d'être au service d'un maître si peu gentleman,
Clovis Dardentor était fier d'avoir un serviteur
si distingué.
Or, ce jour-là, Patrice n'avait pas lieu d'être satisfait. Il tenait du maître d'hôtel que, pendant le dîner de
la veille, M.
Clovis Dardentor s'était abandonné à de regrettables intempérances de langage, qu'il avait parlé à tort et à travers, laissant ainsi aux convives une
piètre idée d'un natif des Pyrénées-Orientales.
Non ! Patrice n'était pas content, et il entendait ne point le cacher. C'est pourquoi, d'assez bonne heure, avant d'avoir été appelé, il s'était permis de
frapper à la porte de la cabine 13.
A un premier coup sans réponse, succéda un second coup plus accentué.
« Qui est là ?... grogna une voix brouillée de sommeil.
Patrice...
Va-t'en au diable ! »
Sans aller où on l'envoyait, Patrice s'était aussitôt retiré, très froissé de cette réponse peu parlementaire, à laquelle, pourtant, il aurait dû être habitué.
« Je ne ferai jamais rien d'un pareil homme ! » avait-il murmuré en obéissant.
Et, toujours digne, toujours noble, toujours « lord anglais », il était revenu sur le pont afin d'y attendre patiemment l'apparition de son maître.
L'attente dura une grande heure, car M. Dardentor n'éprouvait aucune hâte de quitter son cadre. Enfin la porte de la cabine cria, puis la porte de la dunette s'ouvrit et livra passage au principal personnage de cette
histoire.
A ce moment, Jean Taconnat et Marcel
Lornans, appuyés sur la rambarde, l'aperçurent.
« Fixe !... notre
père ! » dit Jean Taconnat.
Et, à entendre cette
qualification aussi
saugrenue que prématurée,
Marcel Lornans ne put se garder d'un magnifique éclat de
rire.
Cependant, d'un pas mesuré,
la figure sévère, la physionomie
désapprobative, Patrice, assez mal disposé
à recevoir les ordres de son maître,
s'avança vers M. Dardentor.
« Ah ! c'est toi, Patrice...
c'est toi qui es venu me réveiller en plein sommeil, lorsque
je me berçais dans des rêves dorés sur
tranche ?...
Monsieur conviendra que mon devoir...
Ton devoir était
d'attendre que je t'eusse sonné.
Monsieur se croit sans doute
à
Perpignan, dans sa maison de la place de la Loge...
Je me crois où je suis,
répliqua M. Dardentor, et si j'avais eu besoin de toi, on
serait venu te chercher de ma part... espèce de
réveille-matin mal remonté ! »
La face de Patrice se contracta
légèrement, et il dit d'un ton grave :
« Je
préfère ne pas entendre monsieur, lorsque
monsieur exprime sa pensée fort désobligeante en
de pareils termes. En outre, je ferai observer à monsieur
que le béret dont il a cru devoir se coiffer ne me
paraît pas convenable pour un passager de première
classe. »
Et, en effet, le béret,
posé en arrière sur la nuque de
Clovis Dardentor,
manquait de distinction.
« Ainsi, mon
béret ne te plaît pas, Patrice ?...
Pas plus que la vareuse dont
monsieur s'est affublé, sous prétexte qu'il faut
avoir l'
air marin, lorsqu'on navigue !
Vraiment !
Si j'avais été
reçu par monsieur, j'eusse certainement
empêché monsieur de se vêtir de la sorte.
Tu m'aurais
empêché, Patrice ?...
J'ai l'habitude de ne point cacher
mon opinion à monsieur, même quand cela doit le
contrarier, et ce que je fais à
Perpignan, dans la maison de
monsieur, il est naturel que je le fasse à bord de ce
paquebot.
Quand il vous conviendra d'avoir
fini, monsieur Patrice ?...
Bien que cette formule soit d'une
parfaite politesse, continua Patrice, je dois avouer que je n'ai point
dit tout ce que j'ai à dire, et d'abord, que monsieur aurait
dû
hier pendant le dîner s'observer plus qu'il ne l'a fait...
M'observer... sur la nourriture ?...
Et sur les
libations qui ont quelque
peu dépassé la mesure... Enfin, suivant ce que
m'a rapporté le maître d'hôtel... un
homme très comme il faut...
Et que vous a rapporté
cet homme très comme il faut ? demanda
Clovis Dardentor, qui
ne tutoyait plus Patrice, indice d'un agacement montant vers ses
dernières limites.
Que monsieur avait
parlé... parlé... et de choses qu'il vaut mieux
taire, à mon avis, lorsqu'on ne connaît pas les
gens devant qui l'on parle... C'est non seulement une question de
prudence, mais aussi une question de dignité...
Monsieur Patrice...
Monsieur m'interroge ?...
Etes-vous allé
où je vous ai envoyé ce matin, lorsque vous avez
si incongrûment cogné à la porte de ma
cabine ?...
Ma mémoire ne me rappelle
pas...
Eh bien ! je vais vous la
rafraîchir !... Au diable... c'est au diable que je vous ai
dit d'aller, et, avec tous les égards qui vous sont
dus, je
me permettrai de vous y envoyer une seconde fois, et restez-y
jusqu'à ce que je vous sonne ! »
Patrice ferma les yeux à
demi, ses lèvres se pincèrent ; puis, tournant
les talons, il se dirigea vers l'avant, au moment où M.
Désirandelle sortait de la dunette.
« Ah ! cet excellent bon ami
! » s'écria
Clovis Dardentor en l'apercevant.
M. Désirandelle
s'était hasardé sur le pont, afin de respirer un
oxygène plus pur que celui des cabines.
« Eh bien ! mon cher
Désirandelle, reprit le Perpignanais, comment cela va-t-il
depuis hier ?...
Cela ne va pas.
Du courage, mon ami, du courage !...
Vous avez bien encore la figure pâle comme un linge, l'œil
vitreux, les lèvres crémeuses... mais cela ne
sera rien, et cette traversée s'achèvera...
Mal, Dardentor !
Quel pessimiste vous êtes
!...
Allons ! Sursum corda, ainsi qu'on chante aux fêtes
carillonnées ! »
Heureuse citation, en
vérité, à propos d'un homme que
détraquaient précisément les
haut-le-cœur !
« D'ailleurs, reprit Clovis
Dardentor, dans quelques heures, vous pourrez mettre le pied sur la
terre ferme. L'
Argèlès aura
jeté l'ancre à Palma...
Où il ne restera qu'une
demi-journée, soupira M. Désirandelle, et, le
soir venu, il faudra se rembarquer sur cette abominable escarpolette
!... Ah ! s'il ne s'était agi de l'avenir d'
Agathocle !...
Sans doute, Désirandelle,
et cela méritait bien ce léger
dérangement. Ah ! mon vieil ami, il me semble que je vois
là-bas cette charmante fille, la lampe à la main,
comme
Héro attendant
Léandre, je veux dire
Agathocle, sur la rive algérienne... Et encore non !... La
comparaison ne vaut pas chipette, puisque, dans la
légende,
paraît-il, ce malheureux
Léandre s'est
noyé en route... Serez-vous de notre déjeuner
aujourd'hui ?...
Oh !... Dardentor, dans
l'état où je suis...
Regrettable... fort regrettable !...
Le dîner d'hier a été
particulièrement gai de reparties et excellent de menu !...
Les mets étaient dignes des convives !... Le docteur Bruno
!... Ce brave docteur, l'ai-je arrangé à la
provençale !... Et ces deux jeunes gens... quels aimables
compagnons de voyage !... Et de quelle manière a
fonctionné cet étonnant
Agathocle !... S'il n'a
pas ouvert la bouche pour parler, du moins l'a-t-il ouverte pour
manger... Il s'en est fourré jusqu'au menton...
Il a eu bien raison.
Certes !... Ah ça ! Mme
Désirandelle, est-ce que nous ne la verrons pas ce matin ?...
Je ne le crois pas... ni ce matin...
ni plus tard...
Quoi !... pas même
à Palma ?...
Elle est incapable de se lever.
La chère femme !... Comme
je la plains... et comme je l'admire !... Tout ce bouleversement pour
son
Agathocle !... Elle a véritablement des entrailles de
mère...
et un
cœur... Mais ne parlons pas de
son
cœur !... Montez-vous sur la dunette ?...
Non... je ne le pourrais, Dardentor
! Je préfère rester dans le salon ! C'est plus
sûr !... Ah ! quand fabriquera-t-on des bateaux qui ne
dansent pas, et pourquoi s'obstiner à faire naviguer de
pareilles machines !...
Il est certain,
Désirandelle, que, sur terre, les navires se ficheraient du
roulis et du
tangage... Nous n'en sommes pas encore là...
Cela viendra... cela viendra ! »
Mais, en attendant la
réalisation de ce progrès, M.
Désirandelle dut se résigner à
s'étendre sur un des canapés du salon qu'il ne
devait quitter qu'à l'arrivée aux
Baléares.
Clovis Dardentor, qui l'avait
accompagné, lui serra la main, puis, revenant sur le pont,
il gravit l'escalier de la dunette, avec l'aplomb d'un vieux
loup de
mer, le béret crânement rejeté en
arrière, la face rayonnante, sa vareuse
déployée à la brise comme le pavillon
d'un amiral.
Les deux cousins vinrent à
lui. De sympathiques salutations furent échangées
de part et d'autre, puis des demandes sur les santés
réciproques... M.
Clovis Dardentor avait-il bien dormi,
après les bonnes heures passées à
table ?... Parfaitement... un sommeil ininterrompu et
réparateur entre les bras de
Morphée... ce qu'on
appelle : taper des deux yeux !
Oh ! si Patrice eût entendu de telles locutions sortir de la
bouche de son maître !...
« Et ces messieurs...
avaient-ils parfaitement dormi ?...
Tout d'un somme, et même
comme une paire de sabots ! répondit Jean Taconnat, qui
désirait se tenir au diapason de
Clovis Dardentor.
Heureusement, Patrice
n'était pas là. Il se dépensait alors
en phrases élégantes près de son
nouvel ami, le maître d'hôtel. Vrai, il n'aurait
pas eu bonne opinion d'un jeune Parisien, qui s'exprimait de cette
façon vulgaire !
Et la conversation de s'établir dans un cordial abandon. M.
Clovis Dardentor ne pouvait que se féliciter de ses
relations avec ces deux jeunes gens... Et eux, donc, quelle chance
heureuse d'avoir fait la connaissance d'un
compagnon de voyage aussi
sympathique que
Clovis Dardentor !... Il y avait lieu
d'espérer qu'on n'en resterait pas là !... On se
retrouverait à Oran !... Ces messieurs comptaient-ils y
prolonger leur séjour ?...
« Sans doute,
répondit Marcel Lornans, car notre intention est de nous
engager...
Vous engager... au
théâtre ?...
Non, monsieur Dardentor, au 7e
chasseurs d'Afrique.
Beau régiment, messieurs,
beau régiment, et vous saurez y faire votre chemin !...
Ainsi... c'est un projet
arrêté...
A moins, crut devoir insinuer Jean
Taconnat, que certaines circonstances surviennent...
Messieurs, répondit
Clovis Dardentor, quelle que soit la carrière que vous
embrassiez, j'ai la certitude que vous lui ferez honneur ! »
Ah ! si cette phrase fût
venue jusqu'aux oreilles de Patrice !... Mais en compagnie du
maître d'hôtel, il était descendu
à l'office, où le café au lait fumait
dans les vastes tasses du bord.
Enfin, ce qui était acquis,
c'est que MM.
Clovis Dardentor, Jean Taconnat et Marcel Lornans avaient
eu grand plaisir à se rencontrer ; ils espéraient
même que le débarquement à Oran
n'entraînerait pas une brusque séparation, ainsi
qu'il advient d'ordinaire entre passagers...
« Et, dit
Clovis Dardentor,
si vous ne voyez aucun inconvénient à ce que nous
descendions au même hôtel ?...
Aucun inconvénient, se
hâta de répondre Jean Taconnat, et cela
présente même des avantages indiscutables.
C'est convenu, messieurs. »
Nouvel échange de
poignées de main, auxquelles Jean Taconnat trouvait quelque
chose de paternel et de filial.
« Et, pensait-il, si, par
quelque heureux hasard, le
feu prenait à cet
hôtel, quelle occasion de sauver des
flammes cet excellent
homme ! »
Vers onze heures, on signala les
contours lointains encore de l'archipel des Baléares dans le
sud-est. Avant trois heures, le paquebot serait en
vue de Majorque. Sur
cette mer favorable, qui le prenait par l'arrière, il ne
subirait aucun retard, il arriverait à Palma avec
l'exactitude d'un express.
Ceux des passagers qui avaient
été du dîner de la veille descendirent
dans la salle à manger.
La première personne qu'ils
aperçurent fut M. Eustache Oriental, toujours assis au bon
bout de la table.
Au vrai, quel était donc ce
personnage si obstiné, si peu sociable, ce
chronomètre en chair et en os, dont les aiguilles ne
marquaient que les heures des repas ?
« Est-ce qu'il a
passé la nuit à cette place ?... demanda Marcel
Lornans.
Probablement, répondit
Jean Taconnat.
On aura oublié de lui
dévisser son écrou ! » ajouta notre
Perpignanais.
Le capitaine
Bugarach, qui attendait
ses convives, leur souhaita le bonjour, en formulant l'espoir que le
déjeuner mériterait tous leurs éloges.
Puis ce fut le docteur Bruno qui salua
à la ronde. Il avait une faim de
loup, – de
loup marin
s'entend, – et cela trois fois par
jour. Il s'informa plus
particulièrement de l'extravagante santé de M.
Clovis Dardentor.
M.
Clovis Dardentor ne
s'était jamais mieux porté, tout en le regrettant
pour le docteur, dont il n'aurait sans doute pas à utiliser
les précieux services.
« Il ne faut jamais jurer de
rien, monsieur Dardentor, répondit le docteur Bruno.
Bien des hommes aussi solides que vous
l'êtes, après avoir résisté
toute une traversée, ont faibli juste en
vue du port !
Allons donc, docteur ! C'est comme
si vous disiez à un marsouin de prendre garde au mal de
mer...
Mais j'ai vu des marsouins l'avoir,
riposta le docteur... lorsqu'on les tirait de l'
eau au bout d'un harpon
! »
Agathocle occupait sa place de la
veille. Trois ou quatre nouveaux convives vinrent s'asseoir
à la table. Peut-être le capitaine
Bugarach fit-il
la grimace ? Ces estomacs, à la diète depuis la veille, devaient être d'un vide à horrifier la nature. Quelle brèche au menu du déjeuner !
Pendant ce repas, et en dépit des observations qu'avait formulées Patrice, le dé de la conversation ne cessa de s'agiter entre les doigts de M. Dardentor. Mais, cette fois, notre Perpignanais parla moins de son passé et plus de son avenir, et par l'avenir, il entendait son séjour à Oran. Il comptait visiter toute la province, peut-être toute l'Algérie, peut-être s'aventurer jusqu'au désert... pourquoi pas ?... Et, à ce propos, il demanda s'il y avait toujours des Arabes en Algérie.
« Quelques-uns, dit Marcel Lornans. On les conserve pour la
couleur locale.
Et des
lions ?...
Une bonne demi-douzaine, répliqua Jean Taconnat, et encore sont-ils en peau de mouton avec des roulettes aux pattes...
Ne vous y fiez pas, messieurs ! » crut devoir affirmer le capitaine
Bugarach.
On mangea bien, on but mieux. Les nouveaux convives se rattrapèrent. On eût dit des tonneaux de
Danaïdes attablés jusqu'à la bonde. Ah ! si M. Désirandelle eût été là... D'ailleurs, mieux valait qu'il n'y fût pas, car, à plusieurs reprises, les verres tintèrent contre les couverts, et les assiettes rendirent un son strident de vaisselle agitée.
Bref, midi avait déjà sonné, lorsque, le café bu, les liqueurs et pousse-liqueurs absorbés, toute la tablée se leva, quitta la salle à manger et vint chercher abri sous la tente de la dunette.
Seul, M. Oriental resta à sa place, ce qui amena
Clovis Dardentor à demander quel était ce passager, si ponctuel à l'heure des repas, si désireux de se tenir à l'écart.
« Je l'ignore, répondit le capitaine
Bugarach, et ne sais qu'une chose, c'est qu'il s'appelle M. Eustache Oriental.
Et où va-t-il ?... et d'où vient-il... et quelle est sa profession ?...
Personne ne le sait, j'imagine. »
Patrice s'avançait pour offrir ses services, si besoin était. Or, comme il avait entendu la série des questions posées par son maître, il crut pouvoir se permettre de dire :
« Si monsieur m'y autorise, je suis à même de le renseigner sur le passager dont il s'agit...
Tu le connais ?...
Non, mais j'ai appris du maître d'hôtel, qui l'avait appris par le commissionnaire de l'hôtel à Cette...
Mets une sourdine à ta musette, Patrice, et dégoise en trois mots ce qu'il est, ce particulier-là...
Président de la Société astronomique de
Montélimar », répondit Patrice d'un ton sec.
Un astronome, M. Eustache Oriental était un astronome. Cela expliquait la longue-vue qu'il portait en bandoulière et dont il se servait pour interroger les divers points de l'
horizon, lorsqu'il se décidait à paraître sur la dunette. Dans tous les cas, il ne semblait point d'humeur à se lier avec personne.
« C'est sans doute son astronomie qui l'absorbe ! » se contenta de répondre
Clovis Dardentor.
Vers une heure, Majorque montra les ondulations variées de son littoral et les pittoresques
hauteurs qui le dominent.
L'
Argèlès modifia sa direction afin de contourner l'île, et, sous l'abri de la terre, trouva la mer plus calme ce qui fit sortir nombre de passagers de leurs cabines.
Le paquebot doubla bientôt le rocher dangereux de la Dragonera, sur lequel se dresse un phare, et il donna dans l'étroite passe de Friou, entre le parement des falaises abruptes. Puis, le cap Calanguera ayant été laissé sur bâbord, l'
Argèlès évolua à l'entrée de la baie de Palma, et, longeant le môle, vint s'amarrer au quai, où les curieux se pressaient en foule.