PREMIÈRE PARTIE UN DRAME DE LA HAINE
VI LE COMPLOT
Durant la semaine qui suivit la victoire de Goël Mordax, une vive effervescence avait régné à . Les concurrents malheureux et mécontents étaient nombreux et criaient à l'injustice sur tous les tons. Chaque jour, c'était des meetings de protestation où la police était obligée d'intervenir. Les inventeurs maniaques étaient presque tous devenus fous furieux, et les maisons de santé regorgeaient de pensionnaires de toutes les nations.
Ceux qu'avait tentés l'appât des cinq millions de prime, et qui avaient dépensé leurs derniers sous pour venir à
, ne savaient comment regagner leur pays. Ursen Stroëm, aussi prévoyant que généreux, avait pourtant mis à la
disposition de la municipalité de
une somme considérable pour couvrir les frais de rapatriement de ces pauvres diables. Mais les uns avaient dédaigneusement refusé la somme qu'on leur offrait et qu'ils considéraient comme une aumône ; les autres avaient accepté sans
scrupule, mais étaient demeurés à
, où ils dépensaient l'
argent en
orgies, les autres en brochures injurieuses pour Ursen Stroëm et Goël Mordax.
Le plus mécontent de tous était Tony Fowler. Le succès de son ancien camarade d'études lui restait sur le cur. Il ruminait des projets de vengeance et il englobait dans sa haine Ursen Stroëm et Goël, Edda et même M. Lepique.
Fils d'un milliardaire américain qui avait gagné sa fortune dans le trust des
aciers, Tony Fowler avait caressé l'espoir de
joindre les millions d'Edda à sa propre fortune et de devenir ainsi l'homme le plus riche de la terre entière.
Obligé de renoncer à cette
chimère, il en voulait aux ingénieurs de son père, qui n'avaient pas su construire le sous-marin
idéal. Il regrettait l'
argent qu'il leur avait donné, et, songeant à son insuccès, il pleurait de rage. Sa haine contre Goël était d'autant plus violente que le fiancé d'Edda l'avait empêché de se suicider, dans un moment où le désespoir l'avait rendu fou.
« Ah ! tu as eu pitié de moi, songeait-il... Tu verras ce qu'il t'en coûtera,
Breton maudit !... »
Quand il avait vu son rival s'éloigner à bord de l'
Etoile-Polaire, il avait éprouvé un horrible serrement de cur. Il lui semblait que le yacht qui emportait la jeune fille emportait en même temps quelque chose de lui-même.
En dépit des lettres de son père qui le pressait de revenir en Amérique, Tony Fowler ne pouvait se décider à quitter
. Il écrivit à son père qu'il ne rentrerait pas chez lui avant d'avoir vu manuvrer le sous-marin de Goël Mordax. Il suivait anxieusement les nouvelles que, chaque
jour, donnaient les journaux sur ce sujet d'actualité.
Comme tout le monde, il s'étonnait que les puissances
européennes ne se fussent pas opposées à la construction d'un sous-marin
idéal. Mais il eut bientôt l'explication de cette anomalie. Ursen Stroëm était soutenu par toutes les ligues en faveur de la paix. L'Amérique elle-même le protégeait occultement, et la plupart des chancelleries regardaient d'un il favorable la tentative d'Ursen Stroëm, bien déterminées, chacune pour son compte, à travailler ferme le Norvégien pour détourner l'invention de Goël à leur profit.
Un soir, Tony Fowler, en se promenant sur le port, croisa un individu, en qui il eut vite fait de reconnaître un
compatriote. L'inconnu salua le jeune homme avec respect.
Bonjour, monsieur Fowler.
Tony le dévisagea... La physionomie du nouveau venu lui était inconnue.
Je comprends que vous ne me reconnaissiez pas... Je m'appelle Robert Knipp, et j'ai été employé, autrefois, dans les
ateliers de votre père, en Amérique.
Ah ! vous avez travaillé chez mon père ! fit Tony... Et maintenant, que faites-vous ?
Récemment, j'étais contremaître dans les chantiers de Goël Mordax, et j'ai assisté au lancement du
Jules-Verne, comme on l'appelle.
Alors, vous devez connaître à fond ce merveilleux appareil ?
Nullement... Chacun travaillait à une pièce détachée et l'assemblage...
Robert Knipp s'interrompit, fit un geste et sourit ironiquement.
Pourquoi me demandez-vous cela ? continua-t-il.
Je vous comprends, reprit Tony Fowler... Vous voulez être payé ?
Oui... fit brusquement Robert Knipp.
Et pourrai-je compter sur votre dévouement ?
Cela dépendra du prix.
Pendant quelques instants, les deux hommes s'entretinrent à voix basse.
Suivez-moi, dit enfin Robert Knipp.
Où cela ?
Suivez-moi, vous dis-je, et vous serez satisfait.
Robert Knipp entraîna son
compagnon à travers le dédale des ruelles obscures et puantes du vieux port.
Enfin, il pénétra dans un cabaret d'apparence sinistre, où une dizaine d'Anglo-Saxons, ceux-là mêmes qui avaient été employés par Ursen Stroëm, chantaient, jouaient aux cartes et fumaient en lampant des « flipps » variés.
L'ex-contremaître s'entretint à voix basse avec chacun de ses camarades et, quelques minutes plus tard, après une dernière conférence avec
Tony Fowler, celui-ci leur faisait une distribution de dollars.
C'est entendu, dit-il, en accompagnant Tony Fowler jusqu'à la porte... Tous seront exacts au rendez-vous.
Les deux hommes se serrèrent la main, et Tony Fowler regagna son hôtel en souriant énigmatiquement.