CHAPITRE XII
Dans lequel la caravane quitte Saïda et arrive à Daya.
Le lendemain, une heure avant le départ, le personnel et le matériel de la caravane attendaient à la gare l'arrivée des
touristes. L'
agent Derivas donnait ses derniers ordres. L'Arabe Moktani finissait de seller son
cheval. Trois chars à bancs et un chariot, rangés au fond de la cour, les conducteurs sur le siège, étaient prêts à
s'élancer au galop de leurs attelages. Une douzaine de
chevaux et de mulets s'ébrouaient et piaffaient, tandis que deux paisibles chameaux, richement harnachés, étaient couchés sur le sol. Cinq indigènes, engagés pour la durée de l'excursion, accroupis en un coin, les bras
croisés,
immobiles sous leurs burnous blancs, guettaient le signal du chef.
Avec le groupe Dardentor, représenté par neuf personnes, la caravane devait se composer de seize excursionnistes. Sept voyageurs, partis d'Oran M. Oriental compris descendus depuis deux
jours à Saïda, allaient accomplir cette tournée circulaire, organisée dans les meilleures conditions. Aucune voyageuse ne s'était jointe à eux. Mme et Mlle Elissane, Mme Désirandelle, seraient seules à représenter le contingent féminin.
Clovis Dardentor, ses
compagnons et ses compagnes que Patrice avait
précédés, arrivèrent les premiers à la gare. Peu à peu les autres touristes apparurent, la plupart des Oranais, dont quelques-uns
connaissaient Mme Elissane.
M. Eustache Oriental, sa longue-vue au dos, son sac à la main, salua les ex-passagers de l'
Argèlès, qui lui rendirent son salut. Cette fois, M. Dardentor alla franchement à lui, la main ouverte, la bouche souriante.
« Vous en êtes ?... demanda-t-il.
J'en suis, répondit le président de la Société astronomique de
Montélimar.
Et je constate que vous n'avez pas oublié votre lunette d'approche. Tant mieux, car ce serait le cas d'ouvrir l'il... et le bon... si nos guides nous fichaient dans le moutardier ! »
Patrice détourna sa figure sévère, tandis que le Perpignanais et le Montélimarois se secouaient l'avant-bras avec vigueur.
Entre-temps, Marcel Lornans débarrassait Mme et Mlle Elissane des menus objets qu'elles tenaient à la main, M. Désirandelle veillait
à ce que les bagages fussent soigneusement déposés dans le chariot,
Agathocle faisait de sottes agaceries au mulet de son choix, dont les longues oreilles se
redressaient frénétiquement, Jean Taconnat, pensif, interrogeait cet avenir d'une quinzaine de
jours, auquel se bornait le voyage à travers les territoires sud-oranais.
La caravane fut rapidement formée. Le premier char à bancs, muni de coussins mlleux, abrité sous les rideaux de sa toiture,
reçut Mme Elissane et sa fille, M. Désirandelle et sa femme. Le second et le troisième prirent cinq des touristes, qui préféraient la
tranquillité de ce mode de transport à l'agitation des montures.
Les deux Parisiens eurent, d'un bond, enfourché leurs
chevaux en cavaliers pour lesquels l'équitation n'avait pas de secrets. Quant à
Agathocle, il se hissa très gauchement sur son mulet.
« Tu ferais mieux de monter dans notre char à bancs, où ton père pourrait te céder sa place... » lui cria Mme
Désirandelle.
Et M. Désirandelle était prêt à favoriser cette combinaison, qui aurait eu l'avantage de mettre son fils près de Louise Elissane. Naturellement
Agathocle ne voulut rien entendre et s'obstina à chevaucher sa bête, laquelle, non moins obstinée, se promettait sans doute de
lui jouer quelque mauvais tour.
L'
agent Derivas était déjà en selle sur son
cheval, et deux des touristes sur les leurs, lorsque les regards se dirigèrent vers
Clovis Dardentor.
Ce personnage étonnant, aidé de son domestique, venait de jeter sur ses épaules le zerbani africain. Il est vrai, le fez ou le turban manquait à son front couronné du casque blanc des excursionnistes ; mais ses housiaux figuraient la botte arabe, et il avait grand
air sous cet accoutrement, approuvé de Patrice, d'ailleurs. Peut-être le serviteur espérait-il que son maître ne s'exprimerait plus qu'en termes choisis et avec une élégance tout orientale.
Alors M. Dardentor alla s'achevaler contre la bosse de l'un des deux chameaux couchés, tandis que le guide Moktani se plaçait sur le dos de l'autre. Puis les deux méharis se relevèrent majestueusement, et le Perpignanais salua d'un geste gracieux ses
compagnons de voyage.
« Il n'en fait jamais d'autres ! dit Mme Désirandelle.
Pourvu qu'il ne lui arrive pas quelque accident ! murmura la jeune fille.
Quel homme, répétait Jean Taconnat à son cousin, et qui ne serait honoré d'être son fils...
En même temps que de
l'avoir pour père ! » répliqua Marcel
Lornans, dont le magnifique
pléonasme fut accueilli par un
éclat de rire de son cousin.
Patrice, très dignement,
avait enfourché son mulet, et l'
agent Derivas donna le
signal du départ.
La caravane s'était formée dans l'ordre suivant : En tête, sur son
cheval, l'
agent Derivas, puis, sur leurs chameaux, le guide Moktani et
M. Dardentor, les deux jeunes gens et les deux touristes à
cheval,
Agathocle mal en
équilibre sur sa monture, ensuite les trois chars à bancs, qui se suivaient et dont l'un véhiculait M. Eustache Oriental, enfin le chariot qui
transportait les indigènes avec les provisions, les bagages et les armes, moins deux d'entre eux montés à l'arrière-garde.
Le trajet de Saïda à Daya ne dépassait pas cent kilomètres. L'
itinéraire, soigneusement étudié, indiquait un hameau à mi-chemin, auquel on devait arriver vers huit heures du soir, dans
lequel on passerait la nuit, et d'où l'on repartirait le lendemain afin d'atteindre Daya dans la soirée. Une
lieue à l'heure, en moyenne, permettrait de transformer le voyage en une promenade à travers ces territoires si
variés d'aspect.
En quittant Saïda, la
caravane abandonna immédiatement le terrain de colonisation
pour le territoire de Béni-Méniarin. Une voie de
grande communication, qui se prolonge jusqu'à Daya,
s'ouvrait devant les touristes dans la direction de l'ouest. Il n'y
avait qu'à la suivre.
Le
ciel était
semé de nuages, que chassait rapidement une brise de
nord-est. La température se tenait à une moyenne
très acceptable, grâce au
rafraîchissement de l'atmosphère. Le soleil
n'envoyait que ce qu'il fallait de rayons pour produire des oppositions
d'ombre et de lumière et mettre les paysages en valeur. La
marche ne se faisait qu'au petit trot des attelages, car la route monte
de la cote neuf cents à la cote quatorze cents.
A quelques kilomètres, la
caravane laissa des ruines sur la droite et franchit
l'extrémité de la
forêt de Doui-Thabet
en se dirigeant vers les sources de l'Oued- Hounet. On côtoya
alors la
forêt des Djeffra-Chéraga, dont la
superficie n'est pas inférieure à vingt et un
mille hectares.
Au nord se développent de vastes exploitations d'alfaciers, avec leurs chantiers, leurs
ateliers pourvus de presses hydrauliques pour comprimer la « stipa tendrissima », l'alfa, en arabe. Cette graminée, qui résiste à la sécheresse et à la
chaleur, sert à la nourriture des
chevaux et des bestiaux, et ses feuilles rondes sont employées à la fabrication de la sparterie, des nattes, des cordes, des tapis, des chaussures, et d'un papier très solide.
« Au surplus, fit observer l'
agent à M. Dardentor, immenses plaines d'alfa, immenses
forêts,
montagnes dont on extrait le minerai de fer, carrières qui fournissent la pierre et le marbre, se succéderont le long de notre route.
Et nous ne songerons pas à nous plaindre... répondit
Clovis Dardentor.
Surtout si les points de
vue sont pittoresques, ajouta Marcel Lornans, en pensant à tout autre
chose.
Est-ce que les cours d'
eau abondent dans cette partie de la province ?... demanda Jean Taconnat.
Des oueds, repartit le guide Moktani, il y en a plus que de veines dans le
corps humain !...
Trop de veines, au pluriel, murmura Jean Taconnat, et pas assez au singulier ! »
La région que traversait l'
itinéraire appartient au Tell, nom donné à cette bande inclinée vers la
Méditerranée. C'est la plus favorisée de la province d'Oran, où les chaleurs sont excessives et supérieures à celles de toute l'ancienne Berbérie.
Cependant la température y
est supportable, alors que sur les Hauts-Plateaux des
pâturages et des lacs salés, puis
au-delà, dans le Sahara, où l'
air se charge d'une
aveuglante poussière, le règne
végétal et le règne
animal sont
dévorés par les ardeurs du
soleil africain.
Si le climat de la province d'Oran est
le plus chaud de l'Algérie, il en est le plus sain. Cette
salubrité tient à la fréquence des
brises du nord-ouest. Peut-être aussi cette portion du Tell
oranais que la caravane allait parcourir est-elle moins montueuse que
le Tell des provinces d'Alger et de Constantine. Mieux
arrosées, ses plaines sont plus propres à la
végétation, leur sol est de premier choix. Aussi
se prêtent-elles à toutes les cultures, plus
particulièrement à celle du coton, lorsqu'elles
sont imprégnées de sel et il y en a trois cent
mille hectares dans ces conditions.
Du reste, sous le couvert de ces immenses
forêts, la caravane devait voyager sans rien redouter des chaleurs estivales, déjà accablantes
au mois de mai. Et quelle végétation
variée, puissante, luxuriante, s'offrait aux regards ! Quel
bon
air on respirait, auquel tant de plantes odoriférantes
mêlaient leurs parfums ! Partout, en fourrés, des
jujubiers, des caroubiers, des arbousiers, des lentisques, des palmiers
nains, en bouquets, des thyms, des
myrtes, des lavandes, en
massifs, toute la série des chênes d'une si grande
valeur forestière, chênes-lièges,
chênes zéens, chênes à glands
doux, chênes verts, puis des
thuyas, des cèdres,
des ormes, des frênes, des oliviers sauvages, des
pistachiers, des genévriers, des citronniers, des
eucalyptus, si prospères en Algérie, des milliers
de ces pins d'
Alep, sans parler de tant d'autres essences résineuses !
Très charmés, très gais, en cet état d'
âme particulier au début de tout voyage, les excursionnistes firent avec entrain la première
étape de leur
itinéraire. Les
oiseaux chantaient
sur leur passage, et M. Dardentor prétendait que
c'était l'aimable Compagnie des chemins de fer
algériens qui avait organisé ce concert. Son
méhari le portait avec les ménagements dus
à un si haut personnage, et, bien que parfois un trot plus
rapide le heurtât contre les deux bosses du ruminant, il
affirmait n'avoir jamais trouvé monture plus douce et plus
régulière.
« C'est très supérieur au canasson ! » affirma-t-il.
«
Cheval... pas canasson ! » aurait dit Patrice, s'il eût été près de son maître.
« Vraiment, monsieur Dardentor, lui demanda Louise Elissane, cet
animal ne vous paraît pas trop dur ?...
Non, ma chère demoiselle... et c'est plutôt moi qu'il doit trouver d'une dureté...
un marbre des
Pyrénées, quoi ! »
A ce moment, les cavaliers s'étaient rapprochés des chars à bancs et ils échangèrent divers propos. Marcel Lornans et Jean Taconnat purent causer avec Mme Elissane et sa fille, au grand ennui des Désirandelle qui ne cessaient de surveiller
Agathocle, en discussion parfois avec son mulet.
« Prends garde de tomber ! lui recommandait sa mère, lorsque ledit mulet se jetait de côté par un écart brusque.
S'il tombe, il se ramassera !
répondait M. Dardentor.
Allons,
Agathocle, tâche
de ne pas te faire décrocher...
J'aurais
préféré le voir prendre place dans la
voiture, répétait M. Désirandelle.
Eh bien !... où va-t-il
donc ? s'écria soudain notre Perpignanais. Est-ce qu'il
retourne à Saïda ?...
Hé !...
Agathocle... tu fais fausse route, mon garçon ! »
En effet, malgré les
efforts de son cavalier, le mulet, détalant d'un pas
sautillant et rébarbatif, rebroussait chemin, sans vouloir
rien entendre.
Il fallut s'arrêter quelques
minutes, et Patrice fut dépêché par son
maître avec ordre de ramener la bête.
« A qui s'applique cette
qualification ?... demanda Jean Taconnat à mi-voix, au
cavalier ou à sa monture ?...
A tous les deux, murmura Marcel
Lornans.
Messieurs... messieurs... un peu
d'
indulgence ! » répondit M. Dardentor, qui
réprimait difficilement son
envie de rire.
Mais, très certainement,
Louise entendit le propos, et il n'est pas impossible qu'un
léger sourire se soit dessiné sur ses
lèvres.
Enfin, les inquiétudes de
Mme Désirandelle se calmèrent. Patrice avait
promptement rejoint
Agathocle et ramené le
récalcitrant
animal.
« Ce n'est pas ma faute, dit
le nigaud, j'avais beau tirer...
Tu ne t'en tirais pas ! »
riposta M. Dardentor, dont les retentissants éclats de voix
éparpillèrent les hôtes
ailés d'un épais buisson de lentisques.
Vers dix heures et demie, la caravane
avait franchi la limite qui sépare le Béni-
Méniarin du Djafra-ben-Djafour. Le passage à
gué d'un petit rio tributaire de ce Hounet, qui alimente les
oueds de la région
septentrionale, s'opéra sans
difficulté. Il en fut de même, quelques
kilomètres au-delà, du Fénouan, dont
les premières
eaux sourdent au plus épais de la
forêt de Chéraga. Les attelages en eurent
à peine jusqu'au paturon.
Il s'en fallait de vingt minutes que
le
soleil eût atteint sa culmination
méridienne,
lorsque le signal d'arrêt fut donné par Moktani.
L'agréable endroit pour une halte de déjeuner,
sur la lisière des
arbres, sous l'ombrage de ces
chênes verts que les plus ardents rayons ne sauraient percer,
au bord de cet Oued-Fénouan, d'un cours si frais et si
limpide !
Les cavaliers descendirent de cheval
et de mulet, puisque ces
animaux n'ont pas l'habitude de
s'étendre sur le sol. Les deux méharis, pliant
les genoux, allongèrent leurs longues têtes sur
l'herbe qui tapissait la route.
Clovis Dardentor et le guide prirent
terre, – expression assez juste, puisque le chameau, au dire des
Arabes, est le « vaisseau du désert ».
Ces diverses bêtes
allèrent paître quelques pas plus loin, sous la
surveillance des indigènes. Leur repas était
largement servi, alfa, diss, chiehh, à proximité
d'un massif de térébinthes, magnifiques
échantillons des essences forestières du Tell.
Le chariot fut
déchargé des provisions emportées de
Saïda, conserves variées, viandes froides, pain
frais,
fruits appétissants dans leurs paniers de verdure,
bananes, goyaves, figues, nèfles du Japon, poires,
chermolias, dattes. Et quel appétit en
général, si vivement aiguisé par le
grand
air !
« Cette fois, observa Jean
Taconnat, il n'y aura pas un capitaine
Bugarach pour mettre son bateau
dans le creux des lames à l'heure du déjeuner !
Comment, le capitaine de l'
Argèlès
aurait osé ?... demanda M. Désirandelle.
Eh oui ! mon excellent bon, il a
osé, M. Dardentor... et dans l'intérêt
des
actionnaires de la Compagnie ! Les dividendes avant tout, n'est-ce
pas, et ce sont les passagers qui écopent !... Tant mieux
pour ceux dont le cur est solide au poste, et qui se fichent de
l'escarpolette marine, comme un marsouin d'un coup de mer ! »
Le nez de Patrice s'était
redressé trois fois.
« Mais ici, continua M.
Dardentor, le plancher ne remue pas, et nous n'avons pas besoin d'une
table de roulis ! »
L'oreille de Patrice se rabaissa.
Le couvert avait
été mis sur l'herbe. Rien ne manquait, plats,
assiettes, verres, fourchettes, cuillers, couteaux, le tout d'une
propreté réjouissante.
Il va de soi que les touristes prirent
ce repas en commun, ce qui leur permit de faire plus amplement
connaissance. Chacun s'assit à sa guise, – Marcel Lornans
pas trop près de Mlle Elissane, par discrétion,
pas trop loin cependant, à côté de son
sauveur, qui l'adorait depuis qu'il l'avait arraché
« aux
flammes tourbillonnantes d'un wagon en
feu !
» phrase superbe, que répétait
volontiers M. Dardentor, et que saluait Patrice au passage.
Cette fois, la table
champêtre n'offrait ni bon ni mauvais bout. Les plats
n'arrivaient pas par ici pour s'en aller par là. M. Eustache
Oriental n'eut donc pas lieu de choisir une place plutôt
qu'une autre, avec ce sans-gêne dont il avait
donné tant de preuves à bord du paquebot.
Toutefois, il se tint un peu à l'écart, et,
grâce à la finesse d'il dont il était
doué, les bons morceaux ne lui
échappèrent point. Il est vrai, Jean Taconnat
parvint à lui en « chiper » quelques-uns
avec l'adresse d'un prestidigitateur. De là, une moue
d'homme vexé que ne dissimula point M. Oriental.
Ce premier repas en plein
air fut
très joyeux. N'étaient-ils pas toujours d'une
gaieté contagieuse ceux que présidait notre
Perpignanais, débordant comme un gave de ses
montagnes. La
conversation ne tarda pas à s'étendre. On parla
du voyage, des inattendus qu'il réservait sans doute, des
hasards d'un
itinéraire en cette contrée
intéressante. A ce propos, pourtant, Mme Elissane demanda
s'il n'y avait rien à craindre des fauves de la
région ?
« Des fauves ?
répondit
Clovis Dardentor. Peuh ! Est-ce que nous ne sommes
pas en nombre ?... Est-ce que le chariot aux bagages ne porte pas
carabines, revolvers et des munitions suffisantes ?... Est-ce que mes
jeunes amis Jean Taconnat et Marcel Lornans n'ont pas l'habitude des
armes à
feu, puisqu'ils ont servi ?... Et, parmi nos
compagnons, n'en est-il pas qui aient déjà
remporté des prix de tir ?... Quant à moi, sans
me vanter, je ne serais pas gêné d'envoyer
à quatre cents mètres une balle, conique ou non,
dans le fin fond de mon claque-oreilles !...
Hum ! fit Patrice, à qui
ne plaisait guère cette façon de
désigner un chapeau.
Mesdames, dit alors l'
agent Derivas,
vous pouvez être rassurées au sujet des fauves. Il
n'y a point d'attaque à redouter, puisque nous ne voyageons
que le
jour.
C'est la nuit, seulement, que les
lions, les panthères, les guépards, les
hyènes quittent leurs tanières. Or, le soir venu,
notre caravane sera toujours à l'abri dans quelque village
européen ou arabe.
Bast ! reprit
Clovis Dardentor, je
me moque de vos panthères comme d'un matou crevé,
et, quant à vos
lions, ajouta-t-il, en visant une
bête imaginaire de son bras tendu en guise de carabine, pan
!... pan !... dans la boîte aux cervelas ! »
Patrice s'empressa d'aller
quérir une assiette que personne ne lui avait
demandée.
Du reste, l'
agent disait vrai :
l'agression de bêtes féroces était peu
à redouter pendant le
jour. Quant aux autres habitants de
ces
forêts, chacals, singes avec ou sans queue, renards,
mouflons, gazelles, autruches, inutile de s'en préoccuper,
ni même des scorpions et vipères
cérastes, rares dans le Tell.
Il serait superflu de mentionner que
ce repas fut arrosé des bons vins d'Algérie,
principalement le blanc de Mascara, sans parler du café et
des liqueurs au dessert.
A une heure et demie, la marche
recommença dans le même ordre. La route
pénétrait alors plus profondément
à travers la
forêt de Tendfeld, et l'on perdit de
vue les larges exploitations des alfaciers. Sur la droite se
dessinaient ces
hauteurs connues sous le nom de Montagnes-de-Fer,
d'où l'on tire un excellent minerai. Non loin, d'ailleurs,
existent des puits d'origine romaine, qui servaient à son
extraction.
Ces sentiers, qui coupent la zone
forestière de la province, étaient
fréquentés par les ouvriers employés
aux mines ou dans les chantiers d'alfa. La plupart
présentaient ce type
maure, où se
mélange le sang des antiques Lybiens, Berbères,
Arabes, Turcs, Orientaux, aussi bien ceux qui habitent les basses
plaines que ceux qui vivent au milieu des
montagnes, sur les
Hauts-Plateaux, à la limite du désert. Ils
passaient en troupes, et, de leur part, il n'y avait pas lieu de
craindre les attaques rêvées par Jean Taconnat.
Le soir, vers sept heures, les
touristes atteignirent le croisement de la grande route avec le chemin
carrossable des alfaciers, lequel se détache de la route de
Sidi-bel- Abbès à Daya, et se prolonge au sud
jusqu'aux territoires de la Compagnie franco-algérienne.
Là apparut un hameau,
où, conformément à son
itinéraire, la caravane devait passer la nuit. Trois
maisons, assez proprement tenues, avaient été
préparées pour la recevoir. Après le
dîner, les
lits furent partagés à la
convenance de chacun, et cette première étape
d'une douzaine de
lieues procura aux voyageurs dix heures d'un bon
sommeil.
Le lendemain matin, la caravane se
remit en marche et chemina de manière à enlever
dans la journée cette seconde étape qui
s'arrêterait à Daya.
Mais, avant de partir, M. Dardentor,
prenant à l'écart M. et Mme
Désirandelle, avait eu la conversation suivante :
« Ah ça ! mes
bons amis, et votre fils... et Mlle Louise ?... Il me semble que
ça ne va guère !... Que diable ! il faut qu'il
pousse sa pointe !
Que voulez-vous, Dardentor,
répondit M. Désirandelle, c'est un
garçon si discret... dans la réserve de qui...
Dans la réserve !
s'écria le Perpignanais qui sauta sur le mot.
Allons donc !
il n'est pas même dans la territoriale ! Voyons, est-ce qu'il
ne devrait pas toujours être à
côté de votre voiture, le flemmard, et, pendant
les haltes, s'occuper de sa fiancée, lui parler gentiment,
lui faire compliment sur sa bonne humeur et sa bonne mine...
enfin tout le chapelet des riens qu'on
dévide aux jeunes filles ?... Il n'ouvre pas le bec, ce
satané
Agathocle !...
Monsieur Dardentor,
répliqua Mme Désirandelle, voulez-vous que je
vous dise quelque chose, moi... tout ce que j'ai sur le cur ?...
Allez-y, chère
dame !...
Eh bien ! vous avez eu tort d'amener avec vous ces deux Parisiens !...
Jean et Marcel ?... répondit le Perpignanais. D'abord, je ne les ai point amenés, et ils se sont amenés tout seuls !... Personne ne pouvait les empêcher...
Tant pis, car c'est très fâcheux !
Et pourquoi ?...
Parce que l'un d'eux fait plus attention qu'il ne convient à Louise... et Mme Elissane n'est pas sans avoir remarqué cette attitude !...
Et lequel ?...
Ce monsieur Lornans... ce fat... que je ne puis souffrir !
Ni moi ! ajouta M. Désirandelle.
Quoi ! s'écria Dardentor, mon ami Marcel... celui que j'ai arraché aux
flammes tourbillonnantes... »
Mais il conserva la fin de la phrase
in petto.
« Voyons, mes amis,
reprit-il, cela ne tient pas debout !... Marcel Lornans ne s'occupe pas
plus de notre chère Louise qu'un hippopotame d'un bouquet de
violettes !... L'excursion terminée, Jean Taconnat et lui
reviendront à Oran, où ils doivent s'engager au
7e chasseurs !... Vous avez rêvé tout cela !... Et
puis, si Marcel n'était pas venu, je n'aurais pas eu
l'occasion de... »
Et sa phrase finit par ces trois mots : « wagon en
feu ! »
En vérité, il était de bonne foi, ce digne homme, et cependant, si « ça n'allait pas avec
Agathocle », impossible de nier que « ça allait avec Marcel ».
Vers neuf heures, la caravane entra dans la plus vaste
forêt de la région, la
forêt de Zègla, que la grande route traverse
diagonalement, en s'abaissant vers Daya. Elle ne compte pas moins de soixante-huit mille hectares.
A midi, la deuxième étape fut achevée, et, ainsi qu'on l'avait fait la veille, on déjeuna à l'ombre fraîche
des
arbres, sur les bords de l'Oued-Sefioum.
Et telle était la
disposition d'
esprit de M. Dardentor, qu'il ne songea même
pas à observer si Marcel Lornans se montrait ou non
attentionné près de Mlle Elissane.
Pendant ce déjeuner, Jean
Taconnat remarqua que M. Eustache Oriental tirait de son sac diverses
confiseries dont il n'offrit rien à personne, et qu'il
sembla déguster avec la sensualité d'un fin
gourmet. Comme toujours, il avait visé les meilleurs
morceaux pendant le repas.
« Et il n'a pas besoin de sa
longue-vue pour les découvrir », dit Jean Taconnat
à M. Dardentor.
Dans l'après-midi, vers
trois heures, voitures,
chevaux, chameaux et mulets firent halte devant
les ruines berbères de Taourira, qui
intéressèrent deux des touristes, plus
archéologues que les autres.
En poursuivant sa route au sud-ouest,
la caravane pénétra sur le territoire de Djafra-
Thouama et Mehamid, arrosé par l'Oued-Taoulila. Il ne fut
pas même nécessaire de dételer les
voitures pour le franchir en un passage guéable.
Le guide, d'ailleurs, se montrait fort
intelligent, – de cette intelligence qui prévoit les bons
pourboires, lorsque le voyage s'est accompli à la
satisfaction générale.
Enfin la bourgade de Daya, à l'extrémité de la petite
forêt de ce nom, apparut dans la pénombre du crépuscule, vers huit heures du soir.
Une assez bonne auberge donna l'hospitalité à tout ce monde un peu fatigué.
Avant de se mettre au
lit, l'un des Parisiens dit à l'autre :
« Enfin, Marcel, si nous étions attaqués par des fauves, et si nous avions le bonheur de sauver M. Dardentor des griffes d'un
lion ou d'une
panthère, est-ce que ça ne compterait pas ?...
Si, répond Marcel Lornans, qui s'endormait déjà. Je te préviens pourtant que, dans une attaque de ce genre, ce n'est pas lui que je songerais à sauver...
Parbleu ! » fit Jean Taconnat.
Et quand il fut couché, lorsqu'il entendit certains rugissements retentir autour de la bourgade :
« Taisez-vous, sottes bêtes, qui passez le
jour à dormir ! s'écria-t-il.
Puis, avant de
fermer les yeux :
«
Allons, il est écrit que je ne parviendrai pas à devenir le fils de cet excellent homme... ni même sont petit-fils ! »