Roger Bacon était un moine anglais du
XIIIème siècle, qui, par la
force seule de son génie, s'éleva au-dessus des connaissances comme des erreurs de son siècle, et fit, dans plusieurs sciences, des découvertes qui ont obtenu l'admiration des nations les plus éclairées. Il naquit en 1214 à Ilchester, dans le comté de Sommerset, où sa famille était ancienne et considérée. Il était commun alors de voir des jeunes gens des meilleures familles se vouer à l'état monastique ; et c'est dans son sein que se sont formés presque tous les hommes qui, dans le
moyen-âge, se sont distingués par des talents extraordinaires. Il est intéressant de rechercher quels moyens un simple
religieux a pu trouver dans les lumières de son siècle, pour exciter et mettre en activité cet
esprit d'invention qu'il avait reçu de la nature, et en même temps quels obstacles il eut à vaincre pour suivre les mouvements de son génie, et n'être pas arrêté dans ses travaux par les superstitions que lui suscitèrent l'
ignorance et la persécution. Après les études élémentaires, Roger fut admis à l'université d'Oxford, puis il passa à l'université de
Paris, où la réputation des professeurs, leur zèle et leurs talents pour l'enseignement, attiraient, de toutes les parties de l'
Europe, une grande affluence de
disciples : c'était surtout un usage commun en Angleterre. Roger y suivit avec ardeur les leçons des plus habiles maîtres, fit dans toutes ses études des progrès qui furent remarqués, et y reçut le degré de docteur en
théologie. Revenu en Angleterre en 1240, il y prit l'habit monastique dans l'Ordre de
Saint-François, et alla se
fixer à Oxford. Il paraît que la physique fut d'abord le principal objet de ses travaux ; mais cette étude demandait des secours que sa fortune ne lui permettait pas de se procurer. Il trouva de généreux amis de la science, qui, par des contributions volontaires, le mirent en état d'acheter les livres, de construire les instruments, et de faire les expériences dont il avait besoin. Il dit lui-même que, dans le cours de vingt années, il employa à cet usage 2000 livres sterling, qui représenteraient aujourd'hui près de 100.000 francs. En recherchant avec application les secrets de la nature, il parvint à découvrir certaines propriétés, certaines combinaisons des
corps, dont il tira des effets nouveaux, qui excitèrent l'admiration des gens assez éclairés pour en saisir l'explication naturelle, mais qui parurent tellement merveilleux aux
ignorants, qu'ils les attribuèrent à la magie. Cette opinion extravagante fut accréditée par la jalousie et la haine que la supériorité de l'auteur et ses opinions lui avaient suscitées parmi les
religieux de son
couvent. Roger d'ailleurs était lié d'amitié avec Robert Greathead,
évêque de Lincoln,
ennemi du pape Innocent IV, qu'il déclara publiquement être l'
antéchrist ; et lui-même censurait hautement, de vive voix et par écrit, l'
ignorance et les mauvaises murs des ecclésiastiques, et surtout des moines ; il avait même écrit une lettre au pape, pour lui exposer la nécessité d'une réforme du clergé. On dénonça à la cour de Rome les opinions dangereuses et suspectes qu'il manifestait, ainsi que les opérations extraordinaires qu'on regardait comme l'uvre du démon. Le pape défendit d'abord à Roger de professer dans l'université ; mais on ne s'en tint pas là : il fut bientôt renfermé dans une prison, où il ne pouvait communiquer avec personne, et où il n'avait pas même, dit-il, une nourriture suffisante. Il trouva cependant des protecteurs dans les personnages les plus éclairés et les plus respectables de son temps. Le digne
cardinal,
évêque de Sabina et
légat du pape en Angleterre, admirait le génie et plaignait le sort du malheureux Roger. Ce
cardinal ayant été élevé à la chaire
pontificale, sous le nom de
Clément IV, lui rendit la
liberté, et le prit sous sa protection. Il lui avait demandé un recueil de tous les écrits qu'il avait
composés ; c'est ce recueil, imprimé sous le titre d'
Opus majus, que Bacon fit remettre au pape par Jean de
Paris, son élève favori, qu'il avait instruit de tout ce que contenaient ces divers écrits. C'est à ce sujet que Bacon, dans la préface de l'
Opus majus, remarque, comme un exemple des
forces naturelles de l'
esprit humain, qu'un jeune homme ait été en état, dans l'espace d'une année, de se rendre propre, à
force d'intelligence et d'application, tout ce qu'un observateur zélé de la nature a pu acquérir ou découvrir dans l'espace de quarante ans. La tranquillité dont Bacon jouit sous la protection d'un pape généreux et sage ne fut pas de longue durée. Sous le
pontificat de Nicolas III, successeur de
Clément IV, le général des
franciscains, Jérôme de Esculo, se déclara contre Roger, défendit la lecture de ses ouvrages, et rendit contre lui une sentence d'emprisonnement, qui fut confirmée par le pape. Cette nouvelle détention dura dix ans entiers. Jérôme de Esculo ayant été fait pape, sous le nom de Nicolas IV, Roger essaya de le fléchir, en lui adressant, comme une preuve de l'innocence et de l'utilité de ses travaux, un traité intitulé :
des Moyens d'éviter les infirmités de la vieillesse. Cette démarche n'eut pas un succès bien efficace. ce ne fut qu'à la fin de ce
pontificat, et à la sollicitation de quelques nobles anglais, que Roger obtint sa
liberté. Il retourna à Oxford, et publia, vers l'an 1291, un
Abrégé de théologie. Il mourut bientôt après, en 1292, suivant quelques auteurs ; en 1294, suivant d'autres.
Son corps fut enterré dans l'
église de son
couvent, où l'on a conservé longtemps une cellule qu'on appelait le cabinet du
frère Bacon, lieu de retraite où il allait se réfugier pour méditer en repos, et où il oubliait les sottises du monde et les calomnies de ses
ennemis.
Il fut pendant sa vie admiré et persécuté ; mais l'admiration était à peu près stérile, et la persécution eut des effets trop cruels. tandis que des moines auraient voulu le faire
brûler comme magicien, quelques savants lui donnaient le titre de docteur admirable, comme on a donné à peu près dans le même temps, à
Scot, le titre de docteur subtil, et à saint Thomas d'
Aquin, celui de docteur angélique. La postérité, plus juste et plus éclairée, en le comparant à ses contemporains, le regarde comme un homme extraordinaire et bien supérieur à son siècle. Cependant il n'a pu s'affranchir de plusieurs des préjugés qui arrêtaient, de son temps, la marche de la raison ; il croyait à la pierre philosophale et à l'astrologie judiciaire : c'était, dit Voltaire,
de l'or encroûté de toutes les ordures de son siècle. La principale découverte de
Roger Bacon est la connaissance du télescope ou des lunettes à longue
vue. Les passages sur lesquels est fondée cette prétention sont tirés de l'
Opus majus, p. 357, et de son
Traité de perspective, chap.
de la vision rompue. Bacon y examine les effets de la réfraction des rayons de lumière tombant sur une surface sphérique, et il prouve fort bien que, si la surface du milieu le plus dense dans lesquel l'objet est plongé est convexe vers l'il, cet objet praîtra plus grand, et au contraire : c'est ce qui lui a fait concevoir que l'inteposition d'un milieu dense, figuré sphériquement, grossirait les objets qui seraient au delà, et il n'en fallait pas davantage à un homme doué d'une forte imagination, comme il l'était, pour lui faire annoncer toutes ces merveilles comme possibles. Les paroles mêmes du texte de Bacon prouvent qu'il n'a jamais fait usage du télescope : il dit qu'au moyen de cet instrument, on peut apercevoir les objets éloignés comme très proches, et les plus proches comme très éloignés ; qu'un homme peut paraître comme une
montagne, et qu'il est possible de compter, à une distance incroyable, les grains d'un monceau de sable. Tout cela est impossible, et surtout ne peut être l'effet du télescope. Il ajoute qu'on peut
faire descendre en apparence le soleil et la lune sur la tête de ses ennemis, ce qui n'a point de sens. Wood, qui a écrit l'
histoire de l'université d'Oxford ; Jebb, éditeur de l'
Opus majus ; Molyneux et quelques autres écrivains ont établi que
Roger Bacon avait connu le télescope ; mais les uns et les autres ne s'étaient laissé entraîner à cette opinion que par l'effet de la prévention nationale, si commune aux Anglais. Smith, plus
impartial et meilleur physicien, a réfuté cette prétention par des raisons qui paraissent sans réplique. On ne peut nier que
Roger Bacon n'ait eu sur l'optique des
vues intéressantes et nouvelles. On trouve dans l'
Opus majus des observations judicieuses sur la réfraction astronomique, sur la grandeur apparente des objets, et la grosseur extraordinaire du
soleil et de la
lune observés à l'
horizon ; mais sur d'autres points de la science, il a commis des erreurs graves, et l'on voit clairment, dans ce qu'il dit des verres concaves et convexes, que ce n'était point d'après des expériences pratiques qu'il raisonne ; mais d'après des conjectures hasardées et une théorie très imparfaite. L'invention de la poudre à canon lui est attribuée avec beaucoup plus de fondement. On voit qu'il possédait plusieurs secrets chimiques très nouveaux pour ses contemporains. Il parle d'une espèce artificielle de
feu inextinguible, qui était probablement une sorte de phosphore. Dans un autre endroit, il dit qu'avec du salpêtre et d'autres ingrédients, on peut former un
feu artificiel qui
brûlera à la plus grande distance, et au moyen duquel on pourra produire dans l'
air l'effet du tonnerre et de l'éclair, et même avec plus de
force que la nature n'en produit ; car, ajoute-t-il, une petite portion de matière de la grosseur du pouce, convenablement préparée, peut détruire une armée et une ville entière avec un bruit terrible, accompagné d'une vaste illumination. Dans un autre endroit, il dit positivement qu'avec du salpêtre, du soufre et du
charbon, on peut, si l'on en connaît la préparation, imiter le tonnerre et l'éclair.
Roger Bacon n'était étranger à aucune science. Il regardait les mathématiques, appliquées à l'observation, comme la seule route qui pût conduire à la connaissance de la nature. Il étudia plusieurs langues, et il écrivait en latin avec un degré d'élégance et de
clarté peu commun de son temps. Il fit des travaux utiles sur la
géographie. l'une des choses qui honorent le plus sa mémoire, et qui prouvent l'étendue et la solidité de ses connaissances en astronomie, c'est la
sagacité avec laquelle il découvrit et démontra, sans autre secours que ses propres observations, les erreurs qui existaient dans le
calendrier. Dans une lettre au
pape Clément IV, il expose clairement les causes de ces erreurs, et indique, avec un degré d'exactitude qui approche de la vérité, la méthode propre à les corriger. Il forma ensuite un
calendrier correct, dont il existe encore une copie dans la bibliothèque Bodléienne. Nous ne parlerons pas de la construction prétendue d'une tête de bronze qui parlait distinctement et même prophétisait : ce conte absurde ne mérite pas d'être réfuté. Nous ne dirons pas, comme l'a fait un des
panégyristes de
Roger Bacon, qu'il fut le génie le plus brillant et le plus universel que le monde ait jamais vu ; mais nous croyons qu'on peut le regarder comme un homme extraordinaire, d'un génie aussi étendu que pénétrant, et dont l'exemple fait voir jusqu'où un grand
amour de la vérité, un travail opiniâtre et l'ambition de la gloire peuvent élever un
esprit supérieur, malgré les préjugés de son siècle, et les persécutions de l'
ignorance et de l'
envie.
Ses principaux ouvrages sont :
1° Epistola fratris Rogerii Baconis de secretis operibus artis et naturæ, et de nullitate magiæ,
Paris, in-4°, 1542 ;
Bâle, in-8°, 1593 ; Hambourg, in-8°, 1598, 1608 et 1618.
2° Opus majus, in-fol., Londres, 1733 : ce recueil étant l'ouvrage sur lequel se fonde particulièrement la réputation de
Roger Bacon, il est utile de faire connaître les divers écrits dont il est
composé ; dans les deux premiers livres sont compris trois traités :
1° de Impedimentis sapientiæ ;
2° de Causis ignorantiæ humanæ ;
3° de Utilitate scientiarum ; le 3ème livre contient le traité
de Utilitate linguarum ; le 4ème, les traités
de Centris gravium, de Ponderibus, de Valore musices, de Judiciis astrologiæ, de Cosmographia, de Situ orbis, de Regionibus mundi, de Situ Palestinæ, de Locis sacris, Descriptiones locorum mundi, Prognostica ex siderum cursu ; dans le 5ème livre, se trouvent divers traités de perspective, et le traité
de specierum Multiplicatione ; le 6ème livre enfin renferme trois traités :
1° de Arte experimentali ;
2° de Radiis solaribus ;
3° de Coloribus per artem fiendis.
3° Plusieurs traités sur la chimie, imprimés dans le
Thesaurus chemicus, Francfort, in-8°, 1603 et 1620.
4° De retardandis senectutis Accidentibus, publié pour la première fois à Oxford, en 1590, et traduit ensuite en anglais, avec des notes, par le docteur Richard Browne, sous le titre de
Remède contre la vieillesse et Conservation de la jeunesse, Londres, in-8°, 1683. Quelques autres traités de
Roger Bacon, qui n'ont point été imprimés, tels que le
Liber naturalium, le
Computus Rogerii Baconis, l'
Opus minus, l'
Opus tertium, ont été conservés en manuscrit dans la bibliothèque de l'université de Leyde, et dans les bibliothèques royale et Cotonienne, en Angleterre. Le traité
Speculum alchemiæ, et celui
de Potestate mirabili artis et naturæ, qui n'est qu'un chapitre de l'ouvrage intitulé
Epistola fratris Rogerii Baconis, etc., ont été traduits en français par Jacques Girard de
Tournus, et publiés, le premier, sous le titre de
Miroir d'alquimie,
Lyon, 1557,
in-12 ;
Paris, 1612, 1627, in-8° ; le deuxième, sous le titre de
L'admirable Pouvoir et Puissance de l'art, de nature, etc.,
Lyon, 1557, in-8°, très rare,
Paris, 1629, in-8°.
(Biographie universelle ancienne et moderne - Tome 2 - Pages 575-577)
Dictionnaire universel d'histoire et de géographie de Bouillet Roger Bacon, célèbre moine anglais, surnommé
le Docteur admirable, à cause de sa science prodigieuse, né en 1214 à Ilchester (Somerset), mort en 1292 ou 1294, entra en 1240 dans l'ordre des
Franciscains, après avoir étudié à Oxford et à
Paris ; se fixa à Oxford, se livra avec ardeur à l'étude de toutes les sciences connues de son temps, surtout de la physique, et acquit bientôt une instruction fort supérieure à son siècle. Quelques-uns de ses confrères, jaloux de son mérite et irrité de ce qu'il avait censuré leurs murs dissolues, l'accusèrent de sorcellerie : quoi qu'il eût écrit lui-même contre la magie, il fut condamné et passa dans les cachots la plus grande partie de sa longue vie. A l'avènement du
pape Clément IV, qui l'avait en grande estime, il recouvra la
liberté (1265), mais après la mort de ce pape éclairé, il resta en butte à de nouvelles persécutions, et fut enfermé à
Paris, pendant dix ans, dans le
couvent des
Franciscains. Il ne sortit de prison que peu d'années avant sa mort.
On lui doit d'ingénieuses observations sur l'optique et la réfraction de la lumière ; une explication de l'arc-en-ciel, une description de la
chambre noire. On lui attribue l'invention de la poudre à canon, celle des verres grossissants, du télescope, de la pompe à
air, et d'une substance combustible analogue au phosphore ; on trouve du moins dans ses écrits des passages où ces diverses inventions sont assez exactement décrites. Il proposa dès 1267 la réforme du
calendrier.
Son plus grand mérite est d'avoir renoncé à la méthode purement spéculative et d'avoir conseillé et pratiqué lui-même l'expérience.
Roger Bacon a laissé des écrits sur presque toutes les parties de la science. Ses principaux ouvrages sont : l'
Opus majus (publié par Samuel Jebb, Londres, 1733, in-fol.), qu'il adressa au
pape Clément IV, et où il s'était proposé de rassembler toute sa doctrine ; il en fit deux refontes successives sous les noms d'
Opus minus et
Opus tertium (ces deux ouvrages n'ont été publiés qu'en 1860, à Londres, par J. S. Brewer) :
Epistole de secretis operibus naturæ et artis et de nullitate magiæ,
Paris, 1542 ;
De retardandis seneclutis accidentibus, Oxford, 1590, et plusieurs traités d'
alchimie, dont le principal est le
Speculum alchemicum. Girard de
Tournus a traduit en français, en 1557, l'
Epistola de secretis sous ce titre :
De l'admirable pouvoir de l'art et de la nature, et
Le Miroir d'Alchimie. On doit à M. Emile Charles :
Roger Bacon, sa vie, ses ouvrages et ses doctrines, 1862.
Marie-Nicolas Bouillet, Dictionnaire universel d'histoire et de géographie, 20ème édition (1866), p. 157.