VOLUME II
Elle n'est pas jolie,
Elle n'a point de rouge.
Sainte-Beuve
CHAPITRE IV
L'HÔTEL DE LA MOLE
Que fait-il ici ? s'y plairait-il ? penserait-il y plaire ?
RONSARD
Si tout semblait étrange à Julien, dans le noble salon de l'hôtel
de La Mole, ce jeune homme, pâle et vêtu de noir, semblait à
son tour fort singulier aux personnes qui daignaient le remarquer. Mme de La Mole
proposa à son mari de l'envoyer en mission les
jours où l'on avait
à dîner certains personnages.
J'ai
envie de pousser l'expérience jusqu'au
bout, répondit le
marquis. L'abbé Pirard prétend que nous
avons tort de briser l'amour-propre des gens que nous admettons auprès
de nous.
On ne s'appuie que sur ce qui résiste, etc. Celui-ci
n'est inconvenant que par sa figure inconnue, c'est du reste un sourd-muet.
Pour que je puisse m'y reconnaître, il faut, se dit
Julien, que j'écrive les noms et un mot sur le caractère des personnages
que je vois arriver dans ce salon.
Il plaça en première ligne cinq ou six amis
de la maison, qui lui faisaient la cour à tout hasard, le croyant protégé
par un caprice du
marquis. C'étaient de pauvres hères, plus ou
moins plats ; mais, il faut le dire à la louange de cette classe d'hommes,
telle qu'on la trouve aujourd'hui dans les salons de l'aristocratie, ils n'étaient
pas plats également pour tous. Tel d'entre eux se fût laissé
malmener par le
marquis, qui se fût révolté contre un mot
dur à lui adressé par Mme de La Mole.
Il y avait trop de fierté et trop d'ennui au fond
du caractère des maîtres de la maison, ils étaient trop
accoutumes à outrager pour se désennuyer, pour qu'ils pussent
espérer de vrais amis. Mais, excepté les
jours de
pluie, et dans
les moments d'ennui féroce, qui étaient rares, on les trouvait
toujours d'une politesse parfaite.
Si les cinq ou six complaisants qui témoignaient
une amitié si paternelle à Julien eussent déserté
l'hôtel de La Mole, la
marquise eût été exposée
à de grands moments de solitude ; et, aux veux des femmes de cc rang,
la solitude est affreuse : c'est l'
emblème de la
disgrâce.
Le
marquis était parlait pour sa femme ; il veillait
à ce que son salon fût suffisamment garni ; non pas de pairs, il
trouvait ses nouveaux
collègues pas assez nobles pour venir chez lui
comme amis, pas assez amusants pour y être admis comme subalternes.
Ce ne fut que bien plus tard que Julien pénétra
ces secrets. La politique dirigeante qui fait l'entretien des maisons bourgeoises
n'est abordée dans celle de la classe du
marquis, que dans les instants
de détresse.
Tel est encore, même dans ce siècle ennuyé,
l'empire de la nécessité de s'amuser, que même les
Jours
de dîners, à peine le
marquis avait-il quitté le salon,
tout le monde prenait la fuite. Pourvu qu'on ne plaisantât ni de
Dieu,
ni des
prêtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protégés
par la Cour, ni de tout ce qui est établi ; pourvu qu'on ne dît
du bien ni de Béranger, ni des journaux de l'opposition, ni de Voltaire,
ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler ; pourvu
surtout qu'on ne parlât jamais politique, on pouvait librement raisonner
de tout.
Il n'y a pas de cent mille écus de rentes ni de
cordon bleu qui puissent lutter contre une telle charte de salon. La moindre
idée vive semblait une grossièreté. Malgré le bon
ton, la politesse parfaite, l'
envie d'être agréable, l'ennui se
lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens qui venaient rendre des devoirs,
ayant peur de parler de quelque chose qui fît soupçonner une pensée,
ou de trahir quelque lecture prohibée, se taisaient après quelques
mots bien élégants sur Rossini et le temps qu'il taisait.
Julien observa que la conversation était ordinairement
maintenue vivante par deux vicomtes et cinq
barons que M. de La Mole avait connus
dans l'émigration. Ces messieurs jouissaient de six à huit mille
livres de rente ; quatre tenaient pour ta
Quotidienne, et trois pour
la Gazette de France. L'un d'eux avait tous les
jours à raconter quelque
anecdote du
Château où le mot admirable n'était pas épargné.
Julien remarqua qu'il avait cinq
croix, les autres n'en avaient en général
que trois.
En revanche, on voyait dans l'antichambre dix laquais en
livrée, et toute la soirée, on avait des glaces ou du thé
tous les quarts d'heure ; et, sur le minuit, une espèce de souper avec
du vin de
Champagne.
C'était la raison qui quelquefois faisait rester
Julien jusqu'à la fin ; du reste, il ne comprenait presque pas que l'on
pût écouter sérieusement la conversation ordinaire de ce
salon si magnifiquement doré. Quelquefois il regardait les interlocuteurs,
pour voir si eux-mêmes ne se moquaient pas de ce qu'ils disaient. Mon
M. de Maistre, que je sais par cur, a dit cent fois mieux, pensait-il,
et encore est-il bien ennuyeux.
Julien n'était pas le seul à s'apercevoir
de l'asphyxie morale. Les uns se consolaient en prenant
force glaces ; les autres
par le plaisir de dire tout le reste de la soirée : je sors de l'hôtel
de La Mole, où j'ai su que la Russie, etc...
Julien apprit, d'un des complaisants, qu'il n'y avait pas
encore six mois que Mme de La Mole avait récompensé une assiduité
de plus de vingt années en faisant préfet le pauvre
baron Le
Bourguignon,
sous-préfet depuis la Restauration.
Ce grand événement avait retrempé
le zèle de tous ces messieurs, ils se seraient fâchés de
bien peu de chose auparavant, ils ne se fâchèrent plus de rien.
Rarement le manque d'égards était direct mais Julien avait déjà
surpris à table deux ou trois petits dialogues brefs, entre le
marquis
et sa femme, cruels pour ceux qui étaient placés auprès
d'eux. Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le mépris sincère
pour tout ce qui n'était pas issu de gens
montant dans les carrosses
du roi. Julien observa que le mot
croisade était le seul qui donnât
à leur figure l'expression du sérieux profond, mêlé
de respect. Le respect ordinaire avait toujours une nuance de complaisance.
Au milieu de cette magnificence et de cet ennui, Julien
ne s'intéressait à rien qu'à M. de La Mole ; il l'entendit
avec plaisir protester un
jour qu'il n'était pour rien dans l'avancement
de ce pauvre Le
Bourguignon. C'était une attention pour la
marquise,
Julien savait la vérité par l'abbé Pirard.
Un matin que l'abbé travaillait avec Julien dans
la bibliothèque du
marquis, à l'éternel procès de
Frilair :
Monsieur, dit Julien tout à coup, dîner tous
les
jours avec Mme la
marquise, est-ce un de mes devoirs, ou est-ce une bonté
que l'on a pour moi ?
C'est un honneur insigne ! reprit l'abbé, scandalisé.
Jamais M. N... l'académicien, qui, depuis quinze ans, fait une cour assidue,
n'a pu l'obtenir pour son neveu M. Tanbeau.
C'est pour moi, monsieur, la partie la plus pénible
de mon emploi. Je m'ennuyais moins au
séminaire. Je vois bâiller
quelquefois jusqu'à Mlle de La Mole, qui pourtant doit être accoutumée
à l'amabilité des amis de la maison. J'ai peur de m'endormir.
De grâce, obtenez-moi la permission d'aller dîner à quarante
sous dans quelque auberge obscure.
L'abbé, véritable parvenu, était fort
sensible à l'honneur de dîner avec un grand seigneur. Pendant qu'il
s'efforçait de faire comprendre ce sentiment par Julien un bruit loger
leur fit tourner la tête. Julien vit Mlle de La Mole qui écoutait.
Il rougit. Elle était venue chercher un livre et avait tout entendu ;
elle prit quelque considération pour Julien. Celui-là n'est pas
né à genoux pensa-t-elle, comme ce vieil abbé.
Dieu ! qu'il
est laid.
A dîner, Julien n'osait pas regarder Mlle de La Mole
mais elle eut la bonté de lui adresser la parole. Ce jour-là on
attendait beaucoup de monde, elle l'engagea à rester. Les jeunes filles
de
Paris n'aiment guère les gens d'un certain âge, surtout quand
ils sont mis sans soin. Julien n'avait pas eu besoin de beaucoup de
sagacité
pour s'apercevoir que les
collègues de M. Le
Bourguignon restés
dans le salon, avaient l'honneur d'être l'objet ordinaire des plaisanteries
de mademoiselle de La Mole. Ce jour-là, qu'il y eût ou non de l'affectation
de sa part, elle fut cruelle pour les ennuyeux.
Mademoiselle de La Mole était le centre d'un petit
groupe qui se formait presque tous les soirs derrière l'immense bergère
de la
marquise. Là, se trouvaient le
marquis de Croisenois, le comte
de
Caylus, le vicomte de Luz et deux ou trois autres jeunes officiers, amis
de Norbert ou de sa sur. Ces messieurs s'asseyaient sur un grand canapé
bleu. A l'extrémité du canapé, opposée à
celle qu'occupait la brillante Mathilde Julien était placé silencieusement
sur une petite chaise de paille assez basse. Ce poste modeste était envié
par tous les complaisants, Norbert y maintenait décemment le jeune secrétaire
de son père, en lui adressant la parole ou en le nommant une ou deux
fois par soirée. Ce jour-là, Mlle de La Mole lui demanda quelle
pouvait être la
hauteur de la
montagne sur laquelle est placée
la citadelle de
Besançon. Jamais Julien ne put dire si cette
montagne
était plus ou moins haute que Montmartre. Souvent if riait de grand cur
de ce qu'on disait dans ce petit groupe ; mais il se sentait incapable de rien
inventer de semblable. C'était comme une langue étrangère
qu'il eût comprise et admirée, mais qu'il n'eût pu parler.
Les amis de Mathilde étaient ce jour-là en
hostilité continue avec les gens qui arrivaient dans ce magnifique salon.
Les amis de la maison eurent d'abord la préférence, comme étant
mieux connus. On peut juger si Julien était attentif ; tout l'intéressait,
et le fond des choses, et la manière d'en plaisanter.
Ah ! voici M. Descoulis, dit Mathilde, il n'a plus
de perruque ; est-ce qu'il voudrait arriver à la préfecture par
le génie ? il étale ce front chauve qu'il dit rempli de hautes
pensées.
C'est un homme qui connaît toute la terre,
dit le
marquis de Croisenois ; il vient aussi chez mon oncle le
cardinal. Il
est capable de cultiver un mensonge auprès de chacun de ses amis, pendant
des années de suite, et il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter
l'amitié, c'est son talent. Tel que vous le voyez, il est déjà
crotté, à la porte d'un de ses amis, dès les sept heures
du matin, en
hiver.
Il se brouille de temps en temps, et il écrit
sept ou huit lettres pour la brouillerie. Puis il se réconcilie, et il
a sept ou huit lettres pour les transports d'amitié. Mais c'est dans
l'épanchement franc et sincère de l'honnête homme qui ne
garde rien sur le cur, qu'il brille le plus. Cette manuvre paraît,
quand il a quelque service à demander. Un des grands
vicaires de mon
oncle est admirable quand il raconte la vie de M. Descoulis depuis la Restauration.
Je vous l'amènerai.
Bah ! je ne croirais pas à ces propos, c'est
jalousie de métier entre petites gens, dit le comte de
Caylus.
M. Descoulis aura un nom dans l'
histoire, reprit
le
marquis, il a fait la Restauration avec l'abbé de Pradt et MM. de
Talleyrand et Pozzo di
Borgo.
Cet homme a manié des millions, dit Norbert,
et je ne conçois pas qu'il vienne ici embourser les
épigrammes
de mon père, souvent abominables. Combien avez-vous trahi de fois vos
amis, mon cher Descoulis ? Lui criait-il l'autre
jour d'un bout de la table
à l'autre.
Mais est-il vrai qu'il ait trahi ? dit mademoiselle
de La Mole. Qui n'a pas trahi ?
Quoi ! dit le comte de
Caylus à Norbert,
vous avez chez vous M. Sainclair, ce fameux libéral, et que diable vient-il
y faire ? Il faut que je l'approche, que je lui parle que je me fasse parler
; on dit qu'il a tant d'
esprit.
Mais comment ta mère va-t-elle le recevoir
? dit M. de Croisenois. Il a des idées si extravagantes, si généreuses,
si indépendantes...
Voyez, dit mademoiselle de La Mole, voilà
l'homme indépendant, qui salue jusqu'à terre M. Descoulis, et
qui saisit sa main. J'ai presque cru qu'il allait la porter à ses lèvres.
Il faut que Descoulis soit mieux avec le pouvoir
que nous ne le croyons, reprit M. de Croisenois.
Sainclair vient ici pour être de l'académie,
dit Norbert, voyez comme il salue le
baron L..., Croisenois.
Il serait moins bas de se mettre à genoux,
reprit M. de Luz.
Mon cher
Sorel, dit Norbert, vous qui avez de l'
esprit,
mais qui arrivez de vos
montagnes, tâchez de ne jamais saluer comme fait
ce grand poète, fût-ce
Dieu le Père.
Ah ! voici l'homme d'
esprit par excellence, M. le
baron Bâton, dit mademoiselle de La Mole, imitant un peu la voix du laquais
qui venait de l'annoncer.
Je crois que même vos gens se moquent de lui.
Quel nom,
baron Bâton ! dit M. de
Caylus.
Que fait le nom ? nous disait-il l'autre
jour, reprit
Mathilde Figurez-vous le
duc de
Bouillon annoncé pour la première
fois : Il ne manque au public, à mon égard, qu'un peu d'habitude...
Julien quitta le voisinage du canapé. Peu sensible
encore aux charmantes finesses d'une moquerie légère pour rire
d'une plaisanterie, il prétendait qu'elle fût fondée en
raison. Il ne voyait, dans les propos de ces jeunes gens, que le ton de dénigrement
général, et en était choqué. Sa pruderie provinciale
ou anglaise allait jusqu'à y voir de l'
envie, en quoi assurément
il se trompait.
Le comte Norbert, se disait-il, à qui j'ai vu faire
trots brouillons pour une lettre de vingt lignes à son colonel, serait
bien heureux s'il avait écrit de sa vie une page comme celles de M. Sainclair.
Passant inaperçu à cause de son peu d'importance,
Julien s'approcha successivement de plusieurs groupes ; il suivait de loin le
baron Bâton et voulait l'entendre. Cet homme de tant d'
esprit avait l'
air
inquiet, et Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu'il eut trouvé
trots ou quatre phrases piquantes. Il sembla à Julien que ce genre d'
esprit
avait besoin d'espace.
Le
baron ne pouvait pas dire des mots, il lui fallait au
moins quatre phrases de six lignes chacune pour être brillant.
Cet homme disserte, il ne cause pas, disait quelqu'un
derrière Julien.
Il se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer
le comte Chalvet. C'est l'homme le plus fin du siècle. Julien avait souvent
trouvé son nom dans le
Mémorial de Sainte-Hélène
et dans les morceaux d'
histoire dictés par Napoléon. Le comte
Chalvet était bref dans sa parole, ses traits étaient des éclairs,
justes, vifs, quelquefois profonds. S'il parfait d'une affaire, sur-le-champ
on voyait la discussion faire un pas. Il y portait des faits, c'était
plaisir de l'entendre. Du reste, en politique, il était cynique effronté.
Je suis indépendant, moi, disait-il à un
monsieur portent trots plaques, et dont apparemment il se moquait. Pourquoi
veut-on que je sois aujourd'hui de la même opinion qu'il y a six semaines
? En ce cas, mon opinion serait mon tyran.
Quatre jeunes yens graves, qui l'entouraient, firent la
mine, ces messieurs n'aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu'il était
allé trop loin. Heureusement, il aperçut l'honnête M. Balland,
tartufe d'honnêteté. Le comte se mit à lui parler : on se
rapprocha, on comprit que le pauvre Balland allait être
immolé.
A
force de morale et de moralité, quoique horriblement laid, et après
des premiers pas dans le monde, difficiles à raconter, M. Balland a épousé
une femme fort riche, qui est morte ; ensuite une seconde femme fort riche,
que l'on ne volt point dans le monde. Il jouit en toute humilité de soixante
mille livres de rentes, et a lui-même des flatteurs. Le comte Chalvet
lui parla de tout cela et sans pitié. Il y eut bientôt autour d'eux
un cercle de trente personnel. Tout le monde souriait, même les jeunes
yens graves, l'espoir du siècle.
Pourquoi vient-il chez M. de La Mole, où il est
le plastron évidemment ? pensa Julien. Il se rapprocha de l'abbé
Pirard, pour le lui demander.
M. Balland s'esquiva.
Bon ! dit Norbert, voilà un des espions de mon père
parti il ne reste plus que le petit
boiteux Napier.
Serait-ce là le mot de l'
énigme ? pensa Julien.
Mais en ce cas, pourquoi le
marquis reçoit-il M. Balland ?
Le sévère abbé Pirard faisait la mine
dans un coin du salon, en entendant les laquais annoncer.
C'est donc une caverne, disait-il comme Basile, je ne vois
arriver que des yens tarés.
C'est que le sévère abbé ne connaissait
pas ce qui tient à la haute société. Mais, par ses amis
les
jansénistes, il avait des notions fort exactes sur ces hommes qui
n'arrivent dans les salons que par leur extrême finesse au service de
tous les partis, ou leur fortune scandaleuse. Pendant quelques minutes, ce soir-là,
il répondit d'abondance de cur aux questions empressés de
Julien, puis s'arrêta tout court, désolé d'avoir toujours
du mal à dire de tout le monde, et se l'imputant à péché.
Bilieux,
janséniste, et croyant au devoir de la
charité chrétienne
sa vie dans le monde était un combat.
Quelle figure a cet abbé Pirard ! disait mademoiselle
de La Mole, comme Julien se rapprochait du canapé.
Julien se sentit irrité, mais pourtant elle avait
raison. M. Pirard était sans contredit le plus honnête homme du
salon, mais sa figure couperosée, qui s'agitait des bourrèlements
de sa conscience, le rendait hideux en ce moment. Croyez après cela aux
physionomies pensa Julien ; c'est dans le moment où la délicatesse
de l'abbé Pirard se reproche quelque peccadille, qu'il a l'
air atroce
; tandis que sur la figure de ce Napier, espion connu de tous, on
lit un bonheur
pur et tranquille. L'abbé Pirard avait fait cependant de grandes concessions
à son parti ; il avait pris un domestique, il était fort bien
vêtu.
Julien remarqua quelque chose de singulier dans le salon
: c'était un mouvement de tous les yeux vers la porte, et un demi-silence
subit. Le laquais annonçait le fameux
baron de Tolly, sur lequel les
élections venaient de
fixer tous les regards. Julien s'avança
et le vit fort bien. Le
baron présidait un
collège : il eut l'idée
lumineuse d'escamoter les petite
carrés de papier portent les votes d'un
des partis. Mais, pour qu'il y eût compensation, il les remplaçait
à mesure par d'autres petite morceaux de papier portent un nom qui lui
était agréable. Cette manuvre décisive fut aperçue
par quelques électeurs qui s'empressèrent de faire compliment
au
baron de Tolly. Le bonhomme était encore pâle de cette grande
affaire. Des
esprits mal faits avaient annoncé le mot de
galères.
M. de La Mole le reçut froidement. Le pauvre
baron s'échappa.
S'il nous quitte si vise, c'est pour aller chez M. Comte,
dit le comte Chalvet, et l'on
rit.
Au milieu de quelques grands seigneurs muets et des intrigants,
la plupart tarés, mais tous yens d'
esprit qui, ce soir-là, abordaient
successivement dans le salon de M. de La Mole (on parfait de lui pour un ministère),
le petit Tanbeau faisait ses premières armes. S'il n'avait pas encore
la finesse des aperçus, il s'en dédommageait, comme on va voir,
par l'énergie des paroles.
Pourquoi ne pas condamner cet homme à dix ans de
prison ? disait-il au moment où Julien approcha de son groupe ; c'est
dans un fond de basse-fosse qu'il faut confiner les reptiles ; on doit les faire
mourir à l'ombre, autrement leur venin s'
exalte et devient plus dangereux.
A quoi bon le condamner à mille écus d'amende ? Il est pauvre,
soit, tant mieux ; mais son parti paiera pour lui. Il fallait cinq cents francs
d'amende et dix ans de basse-fosse.
Eh bon
dieu ! quel est donc le monstre dont on parle ?
pensa Julien, qui admirait le ton véhément et les gestes saccadés
de son
collègue. La petite figure maigre et tirée du neveu favori
de l'académicien était hideuse en ce moment. Julien apprit bientôt
qu'il s'agissait du plus grand poète de l'époque.
Ah, monstre ! s'écria Julien à demi haut,
et des larmes généreuses vinrent mouiller ses yeux. Ah, petit
gueux ! pensa-t-il, je te revaudrai ce propos.
Voilà pourtant, pensa-t-il, les
enfants perdus du
parti dont le
marquis est un des chefs ! Et cet homme
illustre qu'il calomnie,
que de
croix, que de sinécures n'eût-il pas accumulées,
s'il se fût vendu, je ne dis pas au plat ministère de M. de Nerval,
mais à quelqu'un de ces ministres passablement honnêtes que nous
avons vus se succéder ?
L'abbé Pirard fit signe de loin à Julien,
M. de La Mole venait de lui dire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment
écoutait, les yeux baissés les gémissements d'un
évêque,
fut libre enfin, et put approcher de son ami, il le trouva accaparé par
cet abominable petit Tanbeau. Ce petit monstre l'exécrait comme la source
de la faveur de Julien, et venait lui faire la court.
Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette
vieille pourriture ? C'était dans ces termes, d'une énergie
biblique, que le petit homme de lettres parfait en ce moment du respectable
Lord Holland,
Son mérite était de savoir très bien la biographie
des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes
qui pouvaient aspirer à quelque
influence sous le règne du nouveau
roi d'Angleterre.
L'abbé Pirard passe dans un salon voisin ; Julien
le suivit :
Le
marquis n'aime pas les écrivailleurs, je vous
en avertis ; c'est sa seule antipathie. Sachez le latin, le grec si vous pouvez,
l'
histoire des Egyptiens, des Perses, etc., il vous honorée et vous protégera
comme un savant. Mais n'allez pas écrire une page en français,
et surtout sur des matières graves et au-dessus de votre position dans
le monde, il vous appellerait écrivailleur, et vous prendrait en guignon.
Comment, habitant l'hôtel d'un grand seigneur, ne savez-vous pas le mot
du
duc de
Castries sur d'Alembert et Rousseau : Cela veut raisonner de tout,
et n'a pas mille écus de rente !
Tout se sait, pensa Julien, ici comme au
séminaire
! Il avait écrit huit ou dix pages assez emphatiques : c'était
une sorte d'éloge historique du vieux chirurgien-major qui disait-il,
l'avait fait homme. Et ce petit cahier, se dit Julien, a toujours été
enfermé à
clef ! Il monta chez lui brûla son manuscrit,
et revint au salon. Les coquins brillants l'avaient quitté, il ne restait
que les hommes à plaques.
Autour de la table, que les gens venaient d'apporter toute
servie, se trouvaient sept à huit femmes fort nobles, fort dévotes,
fort affectées, âgées de trente à trente-cinq ans.
La brillante maréchale de
Fervaques entra en faisant des excuses sur
l'heure tardive. Il était plus de minuit ; elle alla prendre place auprès
de la
marquise. Julien fut profondément ému ; elle avait les yeux
et le regard de Mme de Rênal.
Le groupe de mademoiselle de La Mole était encore
peuplé. Elle était occupée avec ses amis à se moquer
du malheureux comte de Thaler. C'était le fils unique de ce fameux juif,
célèbre par les richesses qu'il avait acquises en prêtant
de l'
argent aux rois pour faire la guerre aux peuples. Le juif venait de mourir
laissant à son fils cent mille écus de rente par mois, et un nom,
hélas ! trop connu. Cette position singulière eût exigé
de la simplicité dans le caractère, ou beaucoup de
force de volonté.
Malheureusement, le comte n'était qu'un bon garçon
garni de toutes sortes de prétentions qui se réveillaient successivement
à la voix de ses flatteurs.
M. de
Caylus prétendait qu'on lui avait donné
la volonté de demander en
mariage Mlle de La Mole (à laquelle
le
marquis de Croisenois, qui devait être
duc avec cent mille livres de
rente, faisait la cour).
Ah ! ne l'accusez pas d'avoir une volonté, disait
piteusement Norbert.
Ce qui manquait peut-être le plus à ce pauvre
comte de Thaler, c'était la faculté de vouloir. Par ce côté
de son caractère il eût été digne d'être roi.
Prenant sans cesse conseil de tout le monde, il n'avait le courage de suivre
aucun avis jusqu'au bout.
Sa physionomie eût suffi à elle seule, disait
Mlle de La Mole, pour lui
inspirer une joie éternelle. C'était
un mélange singulier d'inquiétude et de désappointement
; mais de temps à autre on y distinguait fort bien des bouffé
es d'importance et de ce ton tranchant que doit avoir l'homme le plus riche
de France, quand surtout il est assez bien fait de sa personne et n'a pas encore
trente-six ans. Il est timidement insolent, disait M. de Croisenois. Le comte
de
Caylus, Norbert et deux ou trois jeunes gens à moustaches le persiflèrent
tant qu'ils voulurent, sans qu'il s'en doutât, et enfin le renvoyèrent comme une heure sonnait :
Sont-ce vos fameux
chevaux arabes qui vous attendent à la porte par le temps qu'il fait ? lui dit Norbert.
Non, c'est un nouvel attelage bien moins cher répondit M. de Thaler. Le
cheval de gauche me coûté cinq mille francs, et celui de droite ne vaut que cent louis, mais je vous prie de croire qu'on ne l'attelle que de nuit. C'est que son trot est parfaitement semblable à celui de l'autre.
La réflexion de Norbert fit penser au comte qu'il était décent pour un homme comme lui d'avoir la passion des
chevaux, et qu'il ne fallait pas laisser mouiller les siens. Il partit, et ces messieurs sortirent un instant après en se moquant de lui.
Ainsi, pensait Julien en les entendant rire dans l'escalier,
il m'a été donné de voir l'autre extrême de ma situation
! Je n'ai pas vingt louis de rente, et je me suis trouvé côte à
côte avec un homme qui a vingt louis de rente par heure, et l'on se moquait
de lui... Une telle
vue guérit de l'
envie.