V L'ÉCHARPE DE SOIE ROUGE
Ce matin-là, en sortant de chez lui, à l'heure ordinaire où il se rendait au Palais de Justice, l'inspecteur principal Ganimard nota le manège assez curieux d'un individu qui marchait devant lui, le long de la rue Pergolèse.
Tous les cinquante ou soixante pas, cet homme, pauvrement vêtu, coiffé, bien qu'on fût en novembre, d'un chapeau de paille, se baissait, soit pour renouer les lacets de ses chaussures, soit pour ramasser sa canne, soit pour tout autre motif. Et, chaque fois, il tirait de sa poche, et déposait furtivement sur le bord même du trottoir, un petit morceau de peau d'orange.
Simple manie, sans doute, divertissement puéril auquel personne n'eût prêté attention ; mais Ganimard était un de ces observateurs
perspicaces que rien ne laisse indifférents, et qui ne sont satisfaits que quand ils savent la raison secrète des choses. Il se mit donc à suivre l'individu.
Or, au moment où celui-ci tournait à droite par l'avenue de la Grande-Armée, l'inspecteur le surprit qui échangeait des signes avec un gamin d'une douzaine d'années, lequel gamin longeait les maisons de gauche.
Vingt mètres plus loin, l'individu se baissa et releva le bas de son pantalon. Une pelure d'orange marqua son passage. A cet instant même, le gamin s'arrêta, et, à l'aide d'un morceau de craie, traça sur la maison qu'il côtoyait, une
croix blanche, entourée d'un cercle.
Les deux personnages continuèrent leur promenade. Une minute après, nouvelle halte. L'inconnu ramassa une épingle et laissa tomber une peau d'orange, et aussitôt le gamin dessina sur le mur une seconde
croix qu'il inscrivit également dans un cercle blanc.
« Sapristi, pensa l'inspecteur principal avec un grognement d'aise, voilà qui promet... Que diable peuvent comploter ces deux clients-là ? »
Les deux « clients » descendirent par l'avenue Friedland et par le faubourg
Saint-Honoré, sans que, d'ailleurs, il se produisît un fait digne d'être retenu.
A intervalles presque réguliers, la double opération recommençait, pour ainsi dire mécaniquement. Cependant il était visible, d'une
part, que l'homme aux pelures d'orange n'accomplissait sa besogne qu'après avoir choisi la maison qu'il fallait marquer, et, d'autre part, que le gamin ne marquait cette maison qu'après avoir observé le signal de son
compagnon.
L'accord était donc certain, et la manuvre surprise présentait un intérêt considérable aux yeux de l'inspecteur principal.
Place
Beauvau, l'homme hésita. Puis, semblant se décider, il releva et rabattit deux fois le bas de son pantalon. Alors le gamin s'assit sur le bord du trottoir, en face du soldat qui montait la garde au ministère de l'Intérieur, et il marqua la pierre de deux petites
croix et de deux cercles.
A
hauteur de l'Elysée, même cérémonie. Seulement, sur le trottoir où cheminait le factionnaire de la Présidence, il y eut trois signes au lieu de deux.
« Qu'est-ce que ça veut dire ? » murmura Ganimard, pâle d'émotion, et qui, malgré lui, pensait à son éternel
ennemi Lupin, comme il y pensait chaque fois que s'offrait une circonstance mystérieuse...
« Qu'est-ce que ça veut dire ? »
Pour un peu, il eût empoigné et interrogé les deux « clients ». Mais il était trop habile pour commettre une pareille bêtise. D'ailleurs, l'homme aux peaux d'orange avait allumé une cigarette, et le gamin, muni également d'un bout de cigarette, s'était approché de lui dans le but apparent de lui demander du
feu.
Ils échangèrent quelques paroles. Rapidement, le gamin tendit à son
compagnon un objet qui avait, du moins l'inspecteur le crut, la forme d'un revolver dans sa gaine. Ils se penchèrent ensemble sur cet objet, et six fois, l'homme tourné vers le mur porta la main à sa poche et fit un geste comme s'il eût chargé une arme.
Sitôt ce travail achevé, ils revinrent sur leurs pas, gagnèrent la rue de Surène, et l'inspecteur, qui les suivait d'aussi près que possible, au risque d'éveiller leur attention, les vit pénétrer sous le porche d'une vieille maison dont tous les volets étaient clos, sauf ceux du troisième et dernier étage.
Il s'élança derrière eux. A l'extrémité de la porte cochère, il avisa au fond d'une grande cour l'enseigne d'un peintre en bâtiment et, sur la gauche, la cage d'un escalier.
Il monta, et dès le premier étage, sa hâte fut d'autant plus grande qu'il entendit, tout en haut, un vacarme, comme des coups que l'on frappe.
Quand il arriva au dernier palier, la porte était ouverte. Il entra, prêta l'oreille une seconde, perçut le bruit d'une lutte, courut jusqu'à
la
chambre d'où ce bruit semblait venir, et resta sur le seuil fort essoufflé et très surpris de voir l'homme aux peaux d'orange et le gamin qui tapaient le parquet avec des chaises.
A ce moment, un troisième personnage sortit d'une pièce voisine. C'était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, qui portait des favoris coupés court, des lunettes, un veston d'appartement fourré d'astrakan, et qui avait l'
air d'un étranger, d'un Russe.
Bonjour, Ganimard, dit-il.
Et s'adressant aux deux
compagnons :
Je vous remercie, mes amis, et tous mes compliments pour le résultat obtenu. Voici la récompense promise.
Il leur donna un billet de cent francs, les poussa dehors, et referma sur lui les deux portes.
Je te demande pardon, mon vieux, dit-il à Ganimard. J'avais besoin de te parler... un besoin urgent.
Il lui offrit la main, et comme l'inspecteur restait abasourdi, la figure ravagée de colère, il s'exclama :
Tu ne sembles pas comprendre... C'est pourtant clair... J'avais un besoin urgent de te voir... Alors, n'est-ce pas ?...
Et affectant de répondre à une objection :
Mais non, mon vieux, tu te trompes. Si je t'avais écrit ou téléphoné, tu ne serais pas venu... ou bien tu serais venu
avec un régiment. Or je voulais te voir tout seul, et j'ai pensé qu'il n'y avait qu'à envoyer ces deux braves gens à ta rencontre, avec ordre de semer des peaux d'orange, de dessiner des
croix et des cercles, bref, de te tracer un chemin jusqu'ici. Eh bien, quoi ? tu as l'
air ahuri. Qu'y a-t-il ? Tu ne me reconnais pas, peut-être
?
Lupin... Arsène
Lupin... Fouille dans ta mémoire... Ce nom-là ne te rappelle pas quelque chose ?
Animal, grinça Ganimard entre ses dents.
Lupin sembla désolé, et d'un ton affectueux :
Tu es fâché ? Si, je vois ça à tes yeux... L'affaire
Dugrival, n'est-ce pas ? J'aurais dû attendre que tu vinsses m'arrêter
?... Saperlipopette, l'idée ne m'en est pas venue ! Je te jure
bien qu'une autre fois...
Canaille, mâchonna Ganimard.
Et moi qui croyais te faire plaisir ! Ma foi
oui, je me suis dit : « Ce bon gros Ganimard, il y a longtemps qu'on
ne s'est vus. Il va me sauter au cou. »
Ganimard, qui n'avait pas encore bougé, parut sortir de sa stupeur.
Il regarda autour de lui, regarda
Lupin, se demanda visiblement s'il n'allait
pas, en effet, lui sauter au cou, puis, se dominant, il empoigna une chaise et
s'installa, comme s'il eût pris subitement le parti d'écouter
son adversaire.
Parle, dit-il... et pas de balivernes. Je suis pressé.
C'est ça, dit
Lupin, causons. Impossible de rêver un
endroit plus tranquille. C'est un vieil hôtel qui appartient au
duc
de Rochelaure, lequel, ne l'habitant jamais, m'a loué cette étape
et a consenti la jouissance des communs à un entrepreneur de peinture.
J'ai quelques logements analogues, fort pratiques. Ici, malgré mon
apparence de grand seigneur russe, je suis M. Jean Dubreuil, ancien ministre...
Tu comprends, j'ai choisi une profession un peu encombrée pour ne
pas attirer l'attention...
Qu'est-ce que tu veux que ça me fiche ? interrompit Ganimard.
En effet, je bavarde et tu es pressé. Excuse-moi, ce ne sera pas
long... Cinq minutes... Je commence... Un cigare ? Non. Parfait. Moi non plus.
Il s'assit également, joua du piano sur la table tout en réfléchissant
et s'exprima de la sorte :
Le 17
octobre 1599, par une belle journée chaude
et joyeuse... Tu me suis bien ?... Donc, le 17
octobre 1599... Au fait, est-il
absolument nécessaire de remonter jusqu'au règne d'Henri IV et de
te documenter sur la chronique du Pont-Neuf ? Non, tu ne dois pas être ferré
en
histoire de France, et je risque de te brouiller les idées. Qu'il te
suffise donc de savoir que, cette nuit, vers une heure du matin, un batelier qui
passait sous la dernière arche de ce même Pont-Neuf, côté
rive gauche, entendit tomber, à l'avant de sa péniche, une chose
qu'on avait lancée du haut du pont, et qui était visiblement destinée
aux profondeurs de la Seine.
Son chien se précipita en aboyant, et, quand
le batelier parvint à l'extrémité de sa péniche, il vit que sa bête secouait avec sa gueule un morceau
de journal qui avait servi à envelopper divers objets. Il recueillit ceux
des objets qui n'étaient pas tombés à l'
eau et,
rentré dans sa cabine, les examina. L'examen lui parut intéressant,
et, comme cet homme est en relations avec un de mes amis, il me fit prévenir.
Et ce matin, on me réveillait pour me mettre au courant de l'affaire
et en possession des objets recueillis. Les voici.
Il les montra, rangés sur une table. Il y avait d'abord les bribes
déchirées d'un numéro de journal. Il y avait ensuite
un gros encrier de cristal, au couvercle duquel était attaché un
long bout de ficelle. Il y avait un petit éclat de verre, puis une sorte
de cartonnage flexible, réduit en chiffon. Et il y avait enfin un morceau
de soie rouge écarlate, terminé par un gland de même étoffe
et de même
couleur.
Tu vois nos pièces à conviction, mon bon ami, reprit
Lupin.
Certes, le problème à résoudre serait plus facile si nous
avions les autres objets que la stupidité du
chien a dispersés.
Mais il me
semble cependant qu'on peut s'en tirer avec un peu de réflexion
et d'intelligence. Et ce sont là précisément tes qualités
maîtresses. Qu'en dis-tu ?
Ganimard ne broncha pas. Il consentait à subir les bavardages de
Lupin,
mais sa dignité lui commandait de n'y répondre ni par un seul
mot ni même par un hochement de tête qui pût passer pour une
approbation ou une critique.
Je vois que nous sommes entièrement du même
avis, continua
Lupin, sans paraître remarquer le silence de l'inspecteur
principal. Et je résume ainsi, en une phrase définitive, l'affaire
telle que la racontent ces pièces à conviction.
Hier soir, entre
neuf heures et minuit, une demoiselle d'allures excentriques fut blessée
à coups de couteau, puis serrée à la gorge jusqu'à
ce que mort s'ensuivît, par un monsieur bien habillé, portant monocle,
appartenant au monde des courses, et avec lequel ladite demoiselle venait de manger
trois meringues et un éclair au café.
Lupin alluma une cigarette, et, saisissant la
manche de Ganimard :
Hein ! ça t'en bouche un coin, inspecteur principal ! Tu t'imaginais
que, dans le domaine des déductions policières, de pareils tours
de
force étaient interdits au
profane. Erreur, monsieur.
Lupin jongle avec
les déductions comme un détective de roman. Mes preuves ? Aveuglantes
et enfantines.
Et il reprit, en désignant les objets au fur et à mesure de sa démonstration
:
Ainsi, donc,
hier soir après neuf heures
(ce fragment de journal porte la date d'hier et la mention « journal du
soir » ; en outre tu peux voir ici, collée au papier, une parcelle
de ces bandes jaunes sous lesquelles on envoie les numéros d'abonnés,
numéros qui n'arrivent à domicile qu'au courrier de neuf heures),
donc, après neuf heures,
un monsieur bien habillé
(veuille bien noter que ce petit éclat de verre présente sur un
des bords le trou rond d'un monocle, et que le monocle est un ustensile essentiellement
aristocratique),
un monsieur bien habillé est entré dans une
pâtisserie (voici le cartonnage très mince, en forme de boîte,
où l'on voit encore un peu de la crème des meringues et de l'éclair
qu'on y rangea selon l'habitude). Muni de son paquet, le monsieur au monocle rejoignit
cette jeune personne dont cette écharpe de soie rouge écarlate indique
suffisamment les
allures excentriques. L'ayant rejointe, et pour des motifs
encore inconnus, il la frappa d'abord à
coups de couteau, puis l'étrangla
à l'aide de cette écharpe de soie. (Prend ta loupe, inspecteur
principal, et tu verras, sur la soie, des marques d'un rouge plus foncé
qui sont, ici, les marques d'un couteau que l'on essuie, et là, celles
d'une main sanglante qui se cramponne à une étoffe.)
Son crime commis,
et afin de ne laisser aucune trace derrière lui, il sort de sa poche :
1° le journal auquel il est abonné, et qui (parcours ce fragment) est
un journal de courses dont il te sera facile de connaître le titre ; 2°
une corde qui se trouve être une corde à fouet (et ces deux détails
te prouvent, n'est-ce pas, que notre homme s'intéresse aux courses et s'occupe
lui-même de
cheval). Ensuite, il recueille les débris de son monocle
dont le cordon s'est cassé pendant la lutte. Il coupe avec des ciseaux
(examine les hachures des ciseaux), il coupe la partie maculée de l'écharpe,
laissant l'autre sans doute aux mains crispées de la victime. Il fait une
boule avec le cartonnage du pâtissier. Il
dépose aussi certains objets
dénonciateurs qui, depuis, ont dû glisser dans la Seine, comme le
couteau. Il enveloppe le tout avec un journal, ficelle et attache, pour faire
poids, cet encrier de cristal. Puis il décampe. Un instant plus tard, le
paquet tombe sur la péniche du marinier. Et voilà. Ouf ! j'en ai
chaud. Que dis-tu de l'aventure ?
Il observa Ganimard pour se rendre compte de l'effet que son discours avait
produit sur l'inspecteur. Ganimard ne se départit pas de son mutisme.
Lupin se mit à rire.
Au fond, tu es estomaqué. Mais tu te méfies. « Pourquoi
ce diable de
Lupin me passe-t-il cette affaire, au lieu de la garder pour lui,
de courir après l'assassin, et de le
dépouiller, s'il
y a eu vol ? » Evidemment, la question est logique. Mais... il y
a un mais : je n'ai pas le temps. A
l'heure actuelle, je suis débordé de besogne. Un cambriolage
à Londres, un autre à Lausanne, une substitution d'
enfant à
, le sauvetage d'une jeune fille autour de qui rôde la mort,
tout me tombe à la fois sur les bras. Alors je me suis dit : « Si
je passais l'affaire à ce bon Ganimard ? Maintenant qu'elle est
à moitié débrouillée, il est bien capable de réussir.
Et quel service je lui rends ! comme il va pouvoir se distinguer ! »
« Aussitôt dit, aussitôt fait. A huit heures du matin,
j'expédiais à ta rencontre le type aux peaux d'orange.
Tu mordais à l'hameçon, et, à neuf heures, tu arrivais
ici tout frétillant.
Lupin s'était levé. Il se baissa un peu vers l'inspecteur
et lui dit, les yeux dans les yeux :
Un point c'est tout. L'
histoire est finie. Tantôt, probablement,
tu connaîtras la victime... quelque danseuse de ballet, quelque chanteuse
de café-concert. D'autre part, il y a des chances pour que le coupable
habite aux environs du Pont-Neuf, et plutôt sur la rive gauche. Enfin, voici
toutes les pièces à conviction. Je t'en fais cadeau. Travaille.
Je ne garde que ce bout d'écharpe. Si
tu as besoin de reconstituer l'écharpe tout entière, apporte-moi
l'autre bout, celui que la justice recueillera au cou de la victime. Apporte-le
moi dans un mois,
jour pour
jour, c'est-à-dire le 28 décembre
prochain, à 10 heures. Tu es sûr de me trouver. Et sois sans crainte
: tout cela est sérieux, mon bon ami, je te le jure. Aucune fumisterie.
Tu peux aller de l'avant. Ah ! à propos, un détail qui a son
importance. Quand tu arrêteras le type au monocle, attention ; il est gaucher.
Adieu, ma vieille, et bonne chance !
Lupin fit une pirouette, gagna la porte, l'ouvrit et disparut, avant même
que Ganimard ne songeât à prendre une décision. D'un
bond, l'inspecteur se précipita, mais il constata aussitôt que
la poignée de la serrure, grâce à un mécanisme qu'il
ignorait, ne tournait pas. Il lui fallut dix minutes pour dévisser cette
serrure, dix autres pour dévisser celle de l'antichambre. Quand il
eut dégringolé les trois étages, Ganimard n'avait plus
le moindre espoir de rejoindre Arsène
Lupin.
D'ailleurs, il n'y pensait pas.
Lupin lui inspirait un sentiment bizarre
et complexe où il y
avait de la peur, de la rancune, une admiration involontaire et aussi l'intuition
confuse que, malgré tous ses efforts, malgré la persistance de ses
recherches, il n'arriverait jamais à bout d'un pareil adversaire.
Il le poursuivait par devoir et par amour-propre, mais avec la crainte continuelle
d'être dupé par ce redoutable
mystificateur, et bafoué
devant un public toujours prêt à rire de ses mésaventures.
En particulier, l'
histoire de cette écharpe rouge lui sembla bien
équivoque. Intéressante, certes, par plus d'un côté,
mais combien invraisemblable ! Et combien aussi l'explication de
Lupin, si
logique en apparence, résistait peu à un examen sévère
:
« Non, se dit Ganimard, tout cela c'est de la blague... un ramassis
de suppositions et d'hypothèses qui ne repose sur rien. Je ne marche
pas. »
Quand il parvint au 36 du quai des Orfèvres, il était absolument
décidé à tenir l'incident pour nul et non avenu.
Il monta au service de la Sûreté. Là, un de ses
camarades lui dit :
Tu as vu le chef ?
Non.
Il te demandait tout à l'heure.
Ah ?
Oui, va le rejoindre.
Où ?
Rue de Berne... un assassinat qui a été commis cette nuit...
Ah ! et la victime ?
Je ne sais pas trop... une chanteuse de café-concert, je crois.
Ganimard murmura simplement :
Crebleu de crebleu !...
Vingt minutes après, il sortait du métro et se dirigeait vers la
rue de Berne.
La victime, connue dans le monde des théâtres sous le sobriquet de
Jenny Saphir, occupait un modeste appartement situé au second étage.
Conduit par un
agent de police, l'inspecteur
principal traversa d'abord deux pièces, puis pénétra
dans la
chambre où se trouvaient déjà les magistrats chargés
de l'enquête, le chef de la Sûreté, M. Dudouis, et un
médecin légiste.
Au premier coup d'il, Ganimard tressaillit. Il avait
aperçu, couché sur un divan, le cadavre d'une jeune femme dont les
mains se crispaient à un
lambeau de soie rouge ! L'épaule,
qui apparaissait hors du corsage échancré, portait la marque de
deux blessures autour desquelles le sang s'était figé. La face,
convulsée, presque noire, gardait une expression d'épouvante folle.
Le médecin légiste, qui venait de terminer son examen, prononça
:
Mes premières conclusions sont très nettes. La victime a
d'abord été frappée de deux coups de poignard, puis
étranglée. La mort par asphyxie est visible.
« Crebleu de crebleu ! » pensa de nouveau Ganimard qui se rappelait
les paroles de
Lupin, son évocation du crime...
Le
juge d'instruction objecta :
Cependant le cou n'offre point d'ecchymose.
La strangulation, déclara le médecin, a pu être pratiquée
à l'aide de cette écharpe de soie que la victime portait et
dont il reste ce morceau auquel elle s'était cramponnée des
deux mains pour se défendre.
Mais pourquoi, dit le
juge, ne reste-t-il que ce morceau ? Qu'est
devenu l'autre ?
L'autre, maculé de sang peut-être, aura été
emporté par l'assassin. On distingue très bien le déchiquetage
hâtif des ciseaux.
Crebleu de crebleu ! répéta Ganimard entre ses dents pour
la troisième fois, cet
animal de
Lupin a tout vu sans être là
!
Et le motif du crime ? demanda le
juge. Les serrures ont été
fracturées, les armoires bouleversées. Avez-vous quelques renseignements,
monsieur Dudouis ?
Le chef de la Sûreté répliqua :
Je puis tout au moins avancer une hypothèse, qui résulte
des déclarations de la bonne. La victime, dont le talent de chanteuse
était médiocre, mais que l'on connaissait pour sa beauté,
a fait, il y a deux ans, un voyage en Russie, d'où elle est revenue
avec un magnifique saphir que lui avait donné, paraît-il, un personnage
de la cour. Jenny Saphir, comme on appelait la jeune femme depuis ce
jour, était
très fière de ce cadeau, bien que, par prudence, elle ne le portât
pas. N'est-il pas à supposer que le vol du saphir fut la cause du
crime ?
Mais la femme de
chambre connaissait l'endroit où se trouvait
la pierre ?
Non, personne ne le connaissait. Et le désordre de cette pièce
tendrait à prouver que l'assassin l'ignorait également.
Nous allons interroger la femme de
chambre, prononça le
juge d'instruction.
M. Dudouis prit à part l'inspecteur principal, et lui dit :
Vous avez l'
air tout drôle, Ganimard. Qu'y a-t-il ? Est-ce
que vous soupçonnez quelque chose ?
Rien du tout, chef.
Tant pis. Nous avons besoin d'un coup d'éclat à
la Sûreté. Voilà plusieurs crimes de ce genre dont l'auteur
n'a pu être découvert. Cette fois-ci, il nous faut le coupable,
et rapidement.
Difficile, chef.
Il le faut. Ecoutez-moi, Ganimard. D'après la femme
de
chambre, Jenny Saphir, qui avait une vie très régulière,
recevait fréquemment, depuis un mois, à son retour du théâtre,
c'est-à-dire vers dix heures et demie, un individu qui restait environ
jusqu'à minuit. « C'est un homme du monde, prétendait
Jenny Saphir : il veut m'
épouser. » Cet homme du monde prenait
d'ailleurs toutes les précautions pour n'être pas vu, relevant
le col de son vêtement et rabattant les bords de son chapeau quand il passait
devant la loge de la concierge. Et Jenny Saphir, avant même qu'il n'arrivât,
éloignait toujours sa femme de
chambre. C'est cet individu qu'il
s'agit de retrouver.
Il n'a laissé aucune trace ?
Aucune. Il est évident que nous sommes en présence d'un
gaillard très fort, qui a préparé son
crime, et qui l'a exécuté avec toutes les chances possibles
d'impunité.
Son arrestation nous fera grand honneur. Je compte sur
vous, Ganimard.
Ah ! vous comptez sur moi, chef, répondit l'inspecteur. Eh
bien, on verra... on verra... Je ne dis pas non... Seulement...
Il semblait très nerveux et son agitation frappa M. Dudouis.
Seulement, poursuivit Ganimard, seulement je vous jure... vous entendez,
chef, je vous jure...
Vous me jurez quoi ?
Rien... on verra ça, chef... on verra...
Ce n'est que dehors, une fois seul, que Ganimard acheva sa phrase. Et il
l'acheva tout haut, en frappant du pied, et avec l'accent de la colère
la plus vive :
Seulement, je jure devant
Dieu que l'arrestation se fera par mes propres
moyens, et sans que j'emploie un seul des renseignements que m'a fournis
ce misérable. Ah ! non, alors...
Pestant contre
Lupin, furieux d'être mêlé à cette
affaire, et résolu cependant à la débrouiller,
il se promena au hasard des rues. Le cerveau tumultueux, il cherchait à
mettre un peu d'ordre dans ses idées et à découvrir,
parmi les faits épars, un petit détail, inaperçu de tous,
non soupçonné de
Lupin, qui pût le conduire au succès.
Il déjeuna rapidement chez un marchand de vins, puis reprit sa promenade,
et tout à coup s'arrêta, stupéfié, confondu. Il
pénétrait sous le porche de la rue de Surène, dans la maison
même où
Lupin l'avait attiré quelques heures auparavant.
Une
force plus puissante que sa volonté l'y conduisait de nouveau.
La solution du problème était là. Là, se trouvaient
tous les
éléments de la vérité. Quoi qu'il fît,
les assertions de
Lupin étaient si exactes, ses calculs si justes, que,
troublé jusqu'au fond de l'être par une divination aussi
prodigieuse, il ne pouvait que reprendre l'uvre au point où son
ennemi l'avait laissée.
Sans plus de résistance, il monta les trois étages. L'appartement
était ouvert. Personne n'avait touché aux pièces à
conviction. Il les
empocha.
Dès lors, il raisonna et il agit pour ainsi dire mécaniquement,
sous les impulsions du maître auquel il ne pouvait pas ne pas obéir.
En admettant que l'inconnu habitât aux environs du Pont-Neuf, il fallait
découvrir, sur le chemin qui mène de ce pont, à la rue de
Berne, l'importante pâtisserie ouverte le soir, où les gâteaux
avaient été achetés. Les recherches ne furent pas longues.
Près de la gare Saint-Lazare, un pâtissier lui montra de petites
boîtes en carton, identiques, comme matière et comme forme, à
celle que Ganimard possédait. En outre, une des vendeuses se rappelait
avoir servi, la veille au soir, un monsieur engoncé dans son col de fourrure,
mais dont elle avait aperçu le monocle.
Voilà, contrôlé, un premier indice, pensa l'inspecteur,
notre homme porte un monocle.
Il réunit ensuite les fragments du journal de courses,
et les soumit à un marchand de journaux qui reconnut aisément le
Turf illustré. Aussitôt, il se rendit aux bureaux du
Turf
et demanda la liste des abonnés. Sur cette liste, il releva les noms et
adresses de tous ceux qui demeuraient dans les parages du Pont-Neuf, et principalement,
puisque Lupin l'avait dit, sur la rive gauche du
fleuve.
Il retourna ensuite à la Sûreté, recruta une demi-douzaine
d'hommes, et les expédia avec les instructions nécessaires.
A sept heures du soir, le dernier de ces hommes revint et
lui annonça la bonne nouvelle. Un M. Prévailles, abonné au
Turf, habitait un entresol sur le quai des Augustins. La veille au soir,
il sortait de chez lui, vêtu d'une pelisse de fourrure, recevait des mains
de la concierge sa correspondance et son journal le
Turf illustré,
s'éloignait et rentrait vers minuit.
Ce M. Prévailles portait un monocle. C'était un habitué
des courses, et lui-même possédait plusieurs
chevaux qu'il montait
ou mettait en location.
L'enquête avait été si rapide, les résultats étaient
si conformes aux prédictions de
Lupin que Ganimard se sentit bouleversé
en écoutant le rapport de l'
agent. Une fois de plus, il mesurait l'étendue
prodigieuse des ressources dont
Lupin
disposait. Jamais, au cours de sa vie déjà longue, il n'avait
rencontré une telle clairvoyance, un
esprit aussi
aigu et aussi prompt.
Il alla trouver M. Dudouis.
Tout est prêt, chef. Vous avez un mandat ?
Hein ?
Je dis que tout est prêt pour l'arrestation, chef.
Vous savez qui est l'assassin de Jenny Saphir ?
Oui.
Mais comment ? Expliquez-vous.
Ganimard éprouva quelque
scrupule, rougit un peu, et cependant répondit
:
Un hasard, chef. L'assassin a jeté dans la Seine tout ce qui
pouvait le compromettre. Une partie du paquet a été recueillie et
me fut remise.
Par qui ?
Un batelier qui n'a pas voulu dire son nom, craignant les représailles.
Mais j'avais tous les indices nécessaires. La besogne était
facile.
Et l'inspecteur raconta comment il avait procédé.
Et vous appelez cela un hasard ! s'écria M. Dudouis. Et vous
dites que la besogne était facile ! Mais c'est une de vos plus belles
campagnes. Menez-la jusqu'au bout vous-même, mon cher Ganimard, et
soyez prudent.
Ganimard avait hâte d'en finir. Il se rendit au quai des Augustins
avec ses hommes qu'il répartit autour de la maison. La concierge,
interrogée, déclara que son locataire prenait ses repas dehors,
mais qu'il passait régulièrement chez lui après son
dîner.
De fait, un peu avant neuf heures, penchée à sa fenêtre, elle
avertit Ganimard, qui donna aussitôt un léger coup de sifflet. Un
monsieur en chapeau haut de forme, enveloppé dans sa pelisse de fourrure,
suivait le trottoir qui longe la Seine. Il traversa la chaussée et se dirigea
vers la maison.
Ganimard s'avança :
Vous êtes bien monsieur Prévailles ?
Oui, mais vous-même ?...
Je suis chargé d'une mission...
Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. A la
vue des hommes
qui surgissaient de l'ombre, Prévailles avait reculé vivement
jusqu'au mur, et tout en faisant face à ses adversaires, il se tenait
adossé contre la porte d'une boutique située au rez-de-chaussée
et dont les volets étaient clos.
Arrière, cria-t-il, je ne vous connais pas.
Sa main droite brandissait une lourde canne, tandis que sa main gauche, glissée
derrière lui, semblait chercher à ouvrir la porte.
Ganimard eut l'impression qu'il pouvait s'enfuir par là
et par quelque issue secrète.
Allons, pas de blague, dit-il en s'approchant... Tu es pris... Rends-toi.
Mais au moment où il empoignait la canne de Prévailles, Ganimard
se souvint de l'avertissement donné par
Lupin : Prévailles
était gaucher, et c'était son revolver qu'il cherchait
de la main gauche.
L'inspecteur se baissa rapidement, il avait vu
le geste subit de l'individu. Deux
détonations retentirent. Personne
ne fut touché.
Quelques secondes après, Prévailles recevait un coup de
crosse au
menton, qui l'abattait sur-le-champ. A neuf heures, on l'écrouait
au Dépôt.
Ganimard, à cette époque, jouissait déjà d'une
grande réputation. Cette capture opérée si brusquement, et
par des moyens très simples que la police se hâta de divulguer, lui
valut une célébrité soudaine. On chargea aussitôt Prévailles
de tous les crimes demeurés impunis, et les journaux exaltèrent
les prouesses de Ganimard.
L'affaire, au début, fut conduite vivement. Tout d'abord on constata
que Prévailles, de son véritable nom Thomas Derocq, avait eu déjà
maille à partir avec la justice. En outre, la perquisition que l'on
fit chez lui, si elle ne provoqua pas de nouvelles preuves, amena cependant la
découverte d'un peloton de corde semblable à la corde employée
autour du paquet, et la découverte de poignards qui auraient produit une
blessure analogue aux blessures de la
victime.
Mais, le huitième
jour, tout changea. Prévailles, qui, jusqu'ici,
avait refusé de répondre, Prévailles, assisté de son
avocat, opposa un alibi très net : le soir du crime, il était aux
Folies-Bergère.
De fait on finit par trouver, dans la poche de son smoking, un coupon de fauteuil
et un programme de spectacle qui tous deux portaient la date de ce soir-là.
Alibi préparé, objecta le
juge d'instruction.
Prouvez-le, répondit Prévailles.
Des confrontations eurent lieu. La demoiselle de la pâtisserie
crut reconnaître le monsieur au monocle. Le concierge de la rue de
Berne
crut reconnaître le monsieur qui rendait visite à Jenny
Saphir. Mais personne n'osait rien affirmer de plus.
Ainsi l'instruction ne rencontrait rien de précis, aucun terrain solide
sur lequel on pût établir une accusation sérieuse.
Le
juge fit venir Ganimard et lui confia son
embarras.
Il m'est impossible d'insister davantage, les charges manquent.
Cependant, vous êtes convaincu, monsieur le
juge d'instruction
! Prévailles se serait laissé arrêter sans résistance
s'il n'avait pas été coupable.
Il prétend qu'il a cru à une attaque. De même
il prétend qu'il n'a jamais vu Jenny Saphir, et, en vérité,
nous ne trouvons personne pour le confondre. Et pas davantage, en admettant que
le saphir ait été volé, nous n'avons pu le trouver chez
lui.
Ailleurs non plus, objecta Ganimard.
Soit, mais ce n'est pas une charge contre lui, cela. Savez-vous ce
qu'il nous faudrait, monsieur Ganimard, et avant peu ? L'autre bout
de cette écharpe rouge.
L'autre bout ?
Oui, car il est évident que si l'assassin l'a emporté,
c'est que les marques sanglantes de ses doigts sont sur l'étoffe.
Ganimard ne répondit pas. Depuis plusieurs
jours il sentait bien que toute
l'aventure tendait vers ce dénouement. Il n'y avait pas d'autre
preuve possible. Avec l'écharpe de soie, et avec cela seulement, la
culpabilité de Prévailles était certaine. Or la situation
de Ganimard exigeait cette culpabilité. Responsable de l'arrestation,
illustré par elle, prôné comme l'adversaire le plus redoutable
des malfaiteurs, il devenait absolument ridicule si Prévailles était
relâché.
Par malheur, l'unique et indispensable preuve était dans la poche
de
Lupin. Comment l'y reprendre ?
Ganimard chercha, il s'épuisa en nouvelles investigations, refit l'enquête,
passa des nuits blanches à scruter le mystère de la rue de Berne,
reconstitua l'existence de Prévailles, mobilisa dix hommes pour découvrir
l'invisible saphir. Tout fut inutile.
Le 27 décembre, le
juge d'instruction l'interpella dans les couloirs
du palais.
Eh bien, monsieur Ganimard, du nouveau ?
Non, monsieur le
juge d'instruction.
En ce cas, j'abandonne l'affaire.
Attendez un
jour encore.
Pourquoi ? Il nous faudrait l'autre bout de l'écharpe
: l'avez-vous ?
Je l'aurai demain.
Demain ?
Oui, mais confiez-moi le morceau qui est en votre possession.
Moyennant quoi ?
Moyennant quoi je vous promets de reconstituer l'écharpe complète.
Entendu.
Ganimard entra dans le cabinet du
juge. Il en sortit avec le lambeau de soie.
Crénom de bon sang, bougonnait-il, j'irai la chercher, la preuve,
et je l'aurai... Si toutefois M.
Lupin ose venir au rendez-vous.
Au fond, il ne doutait pas que M.
Lupin n'eût cette audace, et c'était
ce qui, précisément,
l'agaçait. Pourquoi
Lupin le voulait-il, ce rendez-vous ? Quel but
poursuivait-il en l'occurrence ?
Inquiet, la rage au cur, plein de haine, il résolut de prendre toutes
les précautions nécessaires, non seulement pour ne pas tomber dans
un guet-apens, mais même pour ne pas manquer, puisque l'occasion s'en
présentait, de prendre son
ennemi au piège. Et le lendemain, qui
était le 28 décembre,
jour fixé par
Lupin, après avoir
étudié, toute la nuit, le vieil hôtel de la rue de Surène
et s'être convaincu qu'il n'y avait d'autre issue que
la grande porte, après avoir prévenu ses hommes qu'il allait
accomplir une expédition dangereuse, c'est avec eux qu'il arriva
sur le champ de bataille.
Il les posta dans un café. La consigne était formelle : s'il
apparaissait à l'une des fenêtres du troisième étage,
ou s'il ne revenait pas au bout d'une heure, les
agents devaient envahir
la maison et arrêter quiconque essaierait d'en sortir.
L'inspecteur principal s'assura que son revolver fonctionnait bien,
et qu'il pourrait le tirer facilement de sa poche. Puis il monta.
Il fut assez surpris de revoir les choses comme il les avait laissées,
c'est-à-dire les portes ouvertes et les serrures fracturées.
Ayant constaté que les fenêtres de la
chambre principale donnaient
bien sur la rue, il visita les trois autres pièces qui constituaient l'appartement.
Il n'y avait personne.
M.
Lupin a eu peur, murmura-t-il, non sans une certaine satisfaction.
T'es bête, dit une voix derrière lui.
S'étant retourné, il vit sur le seuil un vieil ouvrier en longue
blouse de peintre.
Cherche pas, dit l'homme. C'est moi,
Lupin. Je travaille depuis
ce matin chez l'entrepreneur de peinture. En ce moment, c'est l'heure
du repas. Alors je suis monté.
Il observait Ganimard avec un sourire joyeux, et il s'écria :
Vrai ! c'est une satanée minute que j'te dois là,
mon vieux. J'la vendrais pas pour dix ans de ta vie, et cependant j't'aime
bien ! Qu'en penses-tu, l'artiste ? Est-ce combiné, prévu
? prévu depuis
A jusqu'à Z ? J'l'ai t'i comprise, l'affaire ?
J'l'ai ti pénétré, l'mystère de l'écharpe
? Je n'te dis pas qu'il n'y avait pas des trous dans mon argumentation,
des mailles qui manquaient à la chaîne... Mais quel chef-d'uvre
d'intelligence ! Quelle reconstitution, Ganimard ! Quelle intuition de tout
ce qui avait eu lieu, et de tout ce qui allait avoir lieu depuis la découverte
du crime jusqu'à ton arrivée ici, en quête d'une
preuve ! Quelle divination vraiment merveilleuse ! T'as l'écharpe
?
La moitié, oui. Tu as l'autre ?
La voici. Confrontons.
Ils étalèrent les deux morceaux de soie sur la table. Les échancrures
faites par les ciseaux correspondaient exactement. En outre les
couleurs étaient
identiques.
Mais je suppose, dit
Lupin, que tu n'es pas venu seulement pour cela.
Ce qui t'intéresse, c'est de voir les marques du sang. Suis-moi,
Ganimard, le
jour n'est pas suffisant ici.
Ils passèrent dans la pièce voisine, située du
côté de la cour, et plus claire en effet, et
Lupin appliqua son étoffe
sur la vitre.
Regarde, dit-il en laissant la place à Ganimard.
L'inspecteur tressaillit de joie. Distinctement on voyait les traces des
cinq doigts et l'empreinte de la paume. La preuve était irrécusable.
De sa main ensanglantée, de cette même main qui avait frappé
Jenny Saphir, l'assassin avait empoigné l'étoffe et noué
l'écharpe autour du cou.
Et c'est l'empreinte d'une main gauche, nota
Lupin... D'où
mon avertissement, qui n'avait rien de miraculeux, comme tu vois. Car, si
j'admets que tu me considères comme un
esprit supérieur, mon
bon ami, je ne veux pas cependant que tu me traites de sorcier.
Ganimard avait empoché prestement le morceau de soie.
Lupin l'approuva.
Mais oui, mon gros, c'est pour toi. Ça me fait tant de plaisir
de te faire plaisir ! Et tu vois, il n'y avait pas de piège dans tout
cela... rien que de l'obligeance... un service de camarade à
camarade, de copain à copain... Et aussi, je te l'avoue, un peu de
curiosité... Oui, je voulais examiner l'autre morceau de soie... Celui
de la police... N'aie pas peur. N'aie pas peur, je vais te le rendre...
Une seconde seulement.
D'un geste nonchalant, et tandis que Ganimard l'écoutait malgré
lui, il s'amusait avec le gland qui terminait la moitié de l'écharpe.
Comme c'est ingénieux, ces petits ouvrages de femme ! As-tu
remarqué ce détail de l'enquête ? Jenny Saphir était
très adroite, et confectionnait elle-même ses chapeaux et ses robes.
Il est évident que cette écharpe a été faite par elle...
D'ailleurs, je m'en suis aperçu dès le premier
jour. Curieux
de ma nature, comme j'ai eu l'honneur de te le dire, j'avais étudié
à fond le morceau de soie que tu viens d'empocher, et dans l'intérieur
même du gland, j'avais découvert une petite médaille
de sainteté que la pauvre fille avait mise là comme un porte-bonheur.
Détail touchant, n'est-ce pas, Ganimard ? Une petite médaille
de Notre-Dame-de-Bon-Secours.
L'inspecteur ne le quittait pas des yeux, très
intrigué. Et
Lupin continuait :
Alors, je me suis dit : comme il serait intéressant
d'explorer l'autre moitié de l'écharpe, celle que la police trouvera
au cou de la victime ! Car cette autre moitié,
que je tiens enfin,
est terminée de la même façon... De sorte que je saurai si
la même cachette existe et ce qu'elle renferme... Mais regarde donc, mon
bon ami, est-ce habilement fait ! Et si peu compliqué ! Il suffit de prendre
un écheveau de cordonnet rouge et de le tresser autour d'une olive de
bois
creuse, tout en réservant, au milieu, une petite retraite, un petit vide,
étroit forcément, mais suffisant pour qu'on puisse y mettre une
médaille de sainteté... ou tout autre chose... Un bijou, par exemple...
Un saphir...
Au même instant, il achevait d'écarter les cordonnets de soie,
et, au creux d'une olive, il saisissait entre le pouce et l'index une admirable pierre bleue, d'une pureté et d'une taille parfaites.
Hein, que disais-je, mon bon ami ?
Il leva la tête. L'inspecteur, livide, les yeux hagards, semblait ahuri, fasciné par la pierre qui miroitait devant lui. Il comprenait enfin toute la machination.
Animal, murmura-t-il, retrouvant son injure de la première entrevue.
Les deux hommes étaient dressés l'un contre l'autre.
Rends-moi ça, fit l'inspecteur.
Lupin tendit le morceau d'étoffe.
Et le saphir ! ordonna Ganimard.
T'es bête.
Rends-moi ça,
sinon...
Sinon, quoi, espèce d'
idiot ? s'écria
Lupin. Ah çà ! mais, t'imagines-tu que c'est pour des prunes que je t'ai octroyé l'aventure ?
Rends-moi ça !
Tu m'as pas regardé ? Comment ! voilà quatre semaines
que je te fais marcher comme un daim, et tu voudrais... Voyons, Ganimard, un petit effort, mon gros... Comprends que, depuis quatre semaines, tu n'es que le bon caniche... Ganimard, apporte... apporte au monsieur... Ah ! le bon toutou à son père... Faites le beau... Susucre ?
Contenant la colère qui bouillonnait en lui, Ganimard ne songeait qu'à une chose, appeler ses
agents. Et comme la pièce où il se trouvait donnait sur la cour, peu à peu, par un mouvement tournant, il essayait de revenir à la porte de communication. D'un bond, il sauterait alors vers la fenêtre et casserait l'un des carreaux.
Faut-il tout de même, continuait
Lupin, que vous en ayez une couche, toi et les autres ! Depuis le temps que vous tenez l'étoffe, il n'y en a pas un qui ait eu l'idée de la palper, pas un qui se soit demandé la raison pour laquelle la pauvre fille s'accrochait à son écharpe.
Pas un ! Vous agissez au hasard, sans réfléchir, sans rien prévoir.
L'inspecteur avait atteint son but. Profitant d'une seconde où
Lupin s'éloignait de lui, il fit volte-face soudain, et saisit la poignée de la porte. Mais un
juron lui échappa : la poignée ne bougea pas.
Lupin s'esclaffa.
Même pas ça ! tu n'avais même pas prévu ça ! Tu me tends un traquenard, et tu n'admets pas que je puisse flairer la chose d'avance... Et tu te laisses conduire dans cette
chambre, sans te demander si je ne t'y conduis pas exprès, et sans te rappeler que les serrures sont munies de mécanismes spéciaux ! Voyons, en toute sincérité, qu'est-ce que tu dis de cela ?
Ce que j'en dis ?... proféra Ganimard, hors de lui.
Rapidement, il avait tiré son revolver et visait l'
ennemi en pleine figure.
Haut les mains ! s'écria-t-il.
Lupin se planta devant lui, en levant les épaules.
Encore la gaffe.
Haut les mains, je te répète !
Encore la gaffe. Ton ustensile ne partira pas.
Quoi ?
Ta femme de ménage, la vieille Catherine, est à mon service. Elle a mouillé la poudre ce matin, pendant que tu prenais ton café au lait.
Ganimard eut un mouvement de rage, empocha l'arme, et se jeta sur
Lupin.
Après ? fit celui-ci, en l'arrêtant net d'un coup de pied sur la jambe.
Leurs vêtements se touchaient presque. Leurs regards se provoquaient, comme les regards de deux adversaires qui vont en venir aux mains.
Pourtant, il n'y eut pas de combat. Le souvenir des luttes précédentes rendait la lutte inutile. Et Ganimard, qui se rappelait toutes les défaites passées, ses vaines attaques, les ripostes foudroyantes de
Lupin, ne bougeait pas. Il n'y avait rien à faire, il le sentait.
Lupin disposait des
forces contre lesquelles toute
force individuelle se brisait. Alors, à quoi bon ?
N'est-ce pas ? prononça
Lupin, d'une voix amicale, il vaut mieux en rester là. D'ailleurs, mon bon ami, réfléchis bien à tout ce que l'aventure t'a rapporté : la gloire, la certitude d'un avancement prochain, et, grâce à cela, la perspective d'une heureuse vieillesse. Tu ne voudrais pas cependant y
ajouter la découverte du saphir et la tête de ce pauvre
Lupin ! Ce ne serait pas juste. Sans compter que ce pauvre
Lupin t'a sauvé la vie. Mais oui, monsieur ! Qui donc vous avertissait ici même que Prévailles était gaucher ?... Et c'est comme ça que tu me remercies ?
Pas chic, Ganimard. Vrai, tu me fais de la peine.
Tout en bavardant,
Lupin avait accompli le même manège que Ganimard et s'était approché de la porte.
Ganimard comprit que l'
ennemi allait lui échapper. Oubliant toute prudence, il voulut lui barrer la route et reçut dans l'estomac un formidable coup de tête qui l'envoya rouler jusqu'à l'autre mur.
En trois gestes,
Lupin fit jouer un ressort, tourna la poignée, entrouvrit le battant et s'esquiva en éclatant de rire.
Lorsque Ganimard, vingt minutes après, réussit à rejoindre ses hommes, l'un de ceux-ci lui dit :
Il y a un ouvrier peintre qui est sorti de la maison, comme ses camarades rentraient de déjeuner, et qui m'a remis une lettre. « Vous donnerez ça à votre patron », qu'il m'a dit. « A quel patron ? » que j'ai répondu. Il était loin déjà. Je suppose que c'est pour vous.
Donne.
Ganimard décacheta la lettre. Elle était griffonnée en hâte, au crayon, et contenait ces mots :
«
Ceci, mon bon ami, pour te mettre en garde contre une excessive crédulité. Quand un quidam te dit que les cartouches de ton revolver sont mouillées, si grande que soit ta confiance en ce quidam, se nommât-il Arsène Lupin, ne te laisse pas monter le coup. Tire d'abord, et, si le quidam fait une pirouette dans l'éternité, tu auras la preuve : 1° que les cartouches n'étaient pas mouillées ; 2 ° que la vieille Catherine est la plus honnête des femmes de ménage.
En attendant que j'aie l'honneur de la connaître, accepte, mon bon ami, les sentiments affectueux de ton fidèle
Arsène Lupin. »