CHAPITRE IV
La goélette Ebba
Ce fut le lendemain seulement, et sans y mettre aucun
empressement, que l'
Ebba commença ses préparatifs. De
l'extrémité du quai de New-Berne, on put voir, après le
lavage du
pont, l'équipage dégager les voiles de leurs étuis sous
la
direction du maître Effrondat, larguer les garcettes, parer les
drisses, hisser les embarcations, en
vue d'un appareillage.
A huit heures du matin, le comte d'Artigas ne s'était pas encore
montré.
Son compagnon, l'ingénieur Serkö, ainsi le désignait-on
à bord, n'avait pas encore quitté sa cabine. Quant au capitaine
Spade, il s'occupait à donner aux matelots divers ordres qui
indiquaient le départ immédiat.
L'
Ebba était un yacht remarquablement taillé pour la course,
bien qu'il n'eût jamais figuré dans les matches de l'Amérique
du
Nord ou du Royaume-Uni. Sa mâture élevée, sa surface de
voilure,
la croisure de ses vergues, son tirant d'
eau qui lui assurait une
grande stabilité même lorsqu'il se couvrait de toile, ses formes
élancées à l'avant, fines à l'arrière, ses
lignes d'
eau
admirablement dessinées, tout dénotait un navire très rapide,
très
marin, capable de tenir par les plus gros temps.
En effet, au plus près du vent, par forte brise, la goélette
Ebba pouvait aisément enlever ses douze milles à l'heure.
Il est vrai, les voiliers sont toujours soumis aux inconstances de
l'atmosphère. Lorsque les calmes surviennent, ils doivent se
résigner à ne plus faire route. Aussi, bien qu'ils possèdent
des
qualités nautiques supérieures à celles des steam-yachts,
ils
n'ont jamais les garanties de marche que la vapeur donne à ces
derniers.
Il semble de là que, tout pesé, la supériorité
appartient au
navire qui réunit les avantages de la voile et de l'hélice. Mais
telle n'était pas, sans doute, l'opinion du comte d'Artigas,
puisqu'il se contentait d'une goélette pour ses excursions
maritimes, même lorsqu'il franchissait les limites de
l'Atlantique.
Ce matin-là, le vent soufflait de l'ouest en petite brise. L'
Ebbaserait donc favorisée, d'abord pour sortir de l'estuaire de la
Neuze, ensuite pour atteindre, à travers le Pamplico-Sound, un de
ces inlets sortes de détroits qui établissent la
communication entre le lac et la haute mer.
Deux heures après, l'
Ebbase balançait encore sur son ancre,
dont la chaîne commençait à raidir avec la marée
descendante. La
goélette, évitée de
jusant, présentait son avant
à l'embouchure de
la Neuze. La petite bouée qui, la veille, flottait par bâbord,
devait avoir été relevée pendant la nuit, car on ne l'apercevait
plus dans le clapotis du courant.
Soudain, un coup de canon retentit à la distance d'un mille. Une
légère fumée couronna les batteries de la côte. Quelques
détonations lui répondirent, envoyées par les pièces
échelonnées
sur la chaîne des longues îles, du côté du large.
A ce moment, le comte d'Artigas et l'ingénieur Serkö parurent sur
le pont.
Le capitaine Spade vint à eux.
« Un coup de canon... dit-il.
Nous l'attendions, répondit l'ingénieur Serkö, en haussant
légèrement l'épaule.
Cela indique que notre opération a été découverte
par les gens
de Healthful-House, reprit le capitaine Spade.
Assurément, répliqua l'ingénieur Serkö, et ces
détonations
signifient l'ordre de
fermer les passes.
En quoi cela peut-il nous intéresser ?... demanda d'un ton
tranquille le comte d'Artigas.
En rien », répondit l'ingénieur Serkö. Le capitaine
Spade avait
eu raison de dire qu'à cette heure la disparition de Thomas Roch
et de son gardien était connue du personnel de Healthful-House. En
effet, au lever du
jour, le médecin, qui s'était rendu au pavillon
17 pour sa visite habituelle, avait trouvé la
chambre vide.
Aussitôt prévenu, le directeur fit opérer des recherches
à
l'intérieur de l'enclos. L'enquête révéla que, si
la porte du mur
d'enceinte, dans la partie qui longe la base de la colline, était
fermée à
clé, la
clé n'était plus sur la
serrure, et, en outre,
que les verrous avaient été retirés de leurs gâches.
Aucun doute,
c'était par cette porte que l'enlèvement s'était effectué
pendant
la soirée ou pendant la nuit. A qui devait-il être attribué
?... A
ce propos, impossible d'établir même une simple présomption,
ni de
soupçonner qui que ce fût. Ce que l'on savait, c'est que, la
veille, vers sept heures et demie du soir, un des médecins de
l'établissement était venu voir Thomas Roth, en proie à
une crise
violente. Après lui avoir donné ses soins, l'ayant laissé
dans un
état qui lui enlevait toute conscience de ses actes, il avait
quitté le pavillon, accompagné du gardien Gaydon jusqu'au bout
de
l'allée latérale.
Que s'était-il passé ensuite ?... on l'ignorait.
La nouvelle de ce double rapt fut envoyée télégraphiquement
à New-
Berne, et de là à Raleigh. Par dépêche, le gouverneur
de la
Caroline du Nord donna aussitôt l'ordre de ne laisser sortir aucun
navire du Pamplico-Sound, sans qu'il eût été l'objet d'une
visite
minutieuse. Une autre dépêche prévint le croiseur de station
Falcon de se prêter à l'exécution de ces mesures. En même
temps,
des prescriptions sévères furent prises à l'effet de mettre
en
surveillance les villes et la campagne de toute la province.
Aussi, en conséquence de cet arrêté, le comte d'Artigas
put-il
voir, à deux milles dans l'est de l'estuaire, le
Falconcommencer ses préparatifs d'appareillage. Or, pendant le temps
qui lui serait nécessaire pour se mettre en pression, la goélette
aurait pu faire route sans crainte d'être poursuivie du moins
durant une heure.
« Faut-il lever l'ancre ?... demanda le capitaine Spade.
Oui, puisque le vent est bon, mais ne marquer aucune hâte,
répondit le comte d'Artigas.
Il est vrai, ajouta l'ingénieur Serkö, les passes du Pamplico-
Sound doivent être observées maintenant, et pas un navire ne
pourrait, avant de gagner le large, éviter la visite de gentlemen
aussi curieux qu'indiscrets...
Appareillons quand même, ordonna le comte d'Artigas. Lorsque
les officiers du croiseur ou les
agents de la douane auront
perquisitionné à bord de l'
Ebba, l'embargo sera levé
pour elle,
et je serais bien étonné si on ne lui accordait pas libre
passage...
Avec mille excuses, mille souhaits de bon voyage et de prompt
retour ! » répliqua l'ingénieur Serkö, dont la phrase
se termina par
un rire prolongé.
Lorsque la nouvelle fut connue à New-Berne, les autorités se
demandèrent d'abord s'il y avait eu fuite ou enlèvement de Thomas
Roch et de son gardien. Comme une fuite n'aurait pu s'opérer sans
la connivence de Gaydon, cette idée fut abandonnée. Dans la pensée
du directeur et de l'administration, la conduite du gardien Gaydon
ne pouvait prêter à aucun soupçon.
Donc, il s'agissait d'un enlèvement, et on peut imaginer quel
effet cet événement produisit dans la ville. Quoi ! l'inventeur
français, si sévèrement gardé, avait disparu, et
avec lui le
secret de ce Fulgurateur dont personne n'avait encore pu se rendre
maître !... Est-ce qu'il n'en résulterait pas de très graves
conséquences ?... La découverte du nouvel engin n'était-elle
pas
définitivement perdue pour l'Amérique ?... A supposer que le coup
eût été fait au profit d'une autre nation, cette nation
n'obtiendrait-elle pas enfin de Thomas Roch, tombé en son pouvoir,
ce que le gouvernement fédéral n'avait pu obtenir ?... Et, de
bonne
foi, comment admettre que les auteurs du rapt eussent agi pour le
compte d'un simple particulier ?...
Aussi, les mesures s'étendirent-elles sur les divers comtés de
la
Caroline du Nord. Une surveillance spéciale fut organisée le long
des routes, des
railroads, autour des habitations des villes et
de la campagne. Quant à la mer, elle allait être fermée
sur tout
le littoral depuis Wilmington jusqu'à Norfolk.
Aucun bâtiment ne
serait exempté de la visite des officiers ou
agents, et il devrait
être retenu au moindre indice suspect. Et, non seulement le
Falcon faisait ses préparatifs d'appareillage, mais quelques
steam-launches, en réserve dans les
eaux du Pamplico-Sound, se
disposaient à le parcourir en tous sens avec injonction de
fouiller, jusqu'à fond de cale, navires de commerce, navires de
plaisance, barques de pêche, aussi bien ceux qui demeuraient à
leur poste de mouillage que ceux qui s'apprêtaient à prendre le
large.
Et, cependant, la goélette
Ebba se mettait en mesure de lever
l'ancre. Au total, il ne paraissait pas que le comte d'Artigas
éprouvât le moindre souci des précautions ordonnées
par
l'administration, ni des éventualités auxquelles il serait exposé,
si l'on trouvait à son bord Thomas Roch et le gardien Gaydon.
Vers neuf heures, les dernières manuvres furent achevées.
L'équipage de la goélette vira au cabestan. La chaîne remonta
à
travers l'écubier, et, au moment où l'ancre était à
pic, les
voiles furent rapidement bordées.
Quelques instants plus tard, sous ses deux focs, sa trinquette, sa
misaine, sa grande voile et ses
flèches, l'
Ebbamit le cap à
l'est, afin de doubler la rive gauche de la Neuze.
A vingt-cinq kilomètres de New-Berne, l'estuaire se coude
brusquement, et, sur une étendue à peu près égale,
remonte vers le
nord-ouest en s'élargissant. Après avoir passé devant Croatan
et
Havelock, l'
Ebba atteignit le coude, et fila dans la direction
du nord en serrant le vent le long de la rive gauche. Il était
onze heures, lorsque, favorisée par la brise, et n'ayant rencontré
ni le croiseur ni les
steam-launches, elle évolua à la pointe
de
l'île de Sivan, au-delà de laquelle se développe le Pamplico-
Sound.
Cette vaste surface liquide mesure une centaine de kilomètres
depuis l'île Sivan jusqu'à l'île Roadoke. Du côté
de la mer
s'égrène un chapelet de longues et étroites îles,
autant de
digues naturelles, qui courent sud et nord, depuis le cap Look-out
jusqu'au cap
Hatteras, et depuis ce dernier jusqu'au cap Henri, à
la
hauteur de la cité de Norfolk, située dans l'Etat de Virginie,
limitrophe de la Caroline du Nord.
Le Pamplico-Sound est éclairé par de multiples
feux, disposés
sur
les
îlots et les îles, de manière à rendre possible
la navigation
pendant la nuit. De là, grande facilité pour les bâtiments,
désireux de chercher un refuge contre les houles de l'Atlantique,
et qui sont assurés d'y trouver de bons mouillages.
Plusieurs passes établissent la communication entre le Pamplico-
Sound et l'océan Atlantique. Un peu en dehors des
feux de l'île
Sivan, s'ouvrent l'Ocracoke-inlet, au-delà l'Hatteras-inlet, puis,
au-dessus, ces trois autres qui portent les noms de Logger-Head,
de New-inlet et d'Oregon.
Il résulte de cette
disposition que la passe qui se présentait
à
la goélette étant celle d'Ocracoke, on devait présumer
que
l'
Ebba y donnerait, afin de ne pas changer ses amures.
Il est vrai, le
Falcon surveillait alors cette partie du
Pamplico-Sound, visitant les bâtiments de commerce et les barques
de pêche qui manuvraient pour sortir. Et, de fait, à cette
heure, par une entente commune des ordres reçus de
l'administration, chaque passe était observée par des navires
de
l'Etat, sans parler des batteries qui commandaient le large.
Arrivée par le travers d'Ocracoke-inlet, l'
Ebba ne chercha point
à s'en rapprocher non plus qu'à éviter les chaloupes à
vapeur qui
évoluaient à travers le Pamplico-Sound. Il semblait que ce yacht
de plaisance ne voulût faire qu'une promenade matinale, et il
continua sa marche indifférente en gagnant vers le détroit
d'
Hatteras.
C'était par cette passe, sans doute, et pour des raisons de lui
connues, que le comte d'Artigas avait l'intention de sortir, car
sa goélette, arrivant d'un quart, prit alors cette direction.
Jusqu'à ce moment, l'
Ebba n'avait point été accostée
par les
agents des douanes, ni par les officiers du croiseur, bien qu'elle
n'eût rien fait pour se dérober. D'ailleurs, comment serait-elle
parvenue à tromper leur surveillance ?
L'autorité, par privilège spécial, consentait-elle donc
à lui
épargner les ennuis d'une visite ?... Estimait-on ce comte
d'Artigas un trop haut personnage pour contrarier sa navigation,
ne fût-ce qu'une heure ?... C'eût été invraisemblable,
puisque,
tout en le tenant pour un étranger, menant la grande existence des
favorisés de la fortune, personne ne savait, en somme, ni qui il
était, ni d'où il venait, ni où il allait.
La goélette poursuivit ainsi sa route d'une allure gracieuse et
rapide sur les
eaux calmes du Pamplico-Sound.
Son pavillon, un
croissant d'or frappé à l'
angle d'une étamine rouge, flottant
à sa
corne, se déployait largement sous la brise...
Le comte d'Artigas était assis, à l'arrière, dans un de
ces
fauteuils d'osier, en usage à bord des bâtiments de plaisance.
L'ingénieur Serkö et le capitaine Spade causaient avec lui.
« Ils ne se pressent pas de nous honorer de leur coup de chapeau,
messieurs les officiers de la marine fédérale, fit observer
l'ingénieur Serkö.
Qu'ils viennent à bord quand ils le voudront, répondit le
comte
d'Artigas du ton de la plus complète indifférence.
Sans doute, ils attendent l'
Ebba à l'entrée de l'inlet
d'
Hatteras, observa le capitaine Spade.
Qu'ils l'attendent », conclut le riche yachtman. Et il retomba
dans cette flegmatique insouciance qui lui était habituelle. On
devait croire, d'ailleurs, que l'hypothèse du capitaine Spade se
réaliserait, car il était visible que l'
Ebba se dirigeait vers
l'inlet indiqué. Si le
Falcon ne se déplaçait pas encore
pour
venir la « raisonner », il le ferait certainement lorsqu'elle se
présenterait à l'entrée de la passe. En cet endroit, il
lui serait
impossible de se refuser à la visite prescrite, si elle voulait
sortir du Pamplico-Sound pour atteindre la pleine mer.
Et il ne paraissait point, au surplus, qu'elle voulût l'éviter
en
aucune façon. Est-ce donc que Thomas Roch et Gaydon étaient si
bien cachés à bord que les
agents de l'Etat ne pourraient les
découvrir ?... Cette supposition était permise, mais peut-être
le
comte d'Artigas eût-il montré moins de confiance s'il eût
su que
l'
Ebbaavait été signalée d'une façon toute spéciale
au croiseur
et aux chaloupes de douane.
En effet, la venue de l'étranger à Healthful-House n'avait fait
qu'attirer l'attention sur lui. Evidemment, le directeur ne
pouvait avoir eu aucun motif de suspecter les mobiles de sa
visite. Cependant, quelques heures seulement après son départ,
le
pensionnaire et son surveillant avaient été enlevés, et,
depuis,
personne n'avait été reçu au pavillon 17, personne ne s'était
mis
en rapport avec Thomas Roch. Aussi, les soupçons éveillés,
l'administration se demanda-t-elle s'il ne fallait pas voir la
main de ce personnage dans cette affaire. Une fois la
disposition
des lieux observée, les abords du pavillon reconnus, le
compagnon
du comte d'Artigas n'avait-il pu repousser les verrous de la
porte, en retirer la
clé, revenir à la nuit tombante, se glisser
à
l'intérieur du parc, procéder à cet enlèvement dans
des conditions
relativement faciles, puisque la goélette
Ebba n'était mouillée
qu'à deux ou trois encablures de l'enceinte ?...
Or, ces suspicions, que ni le directeur ni le personnel de
l'établissement n'avaient éprouvées au début de
l'enquête,
grandirent, lorsqu'on vit la goélette lever l'ancre, descendre
l'estuaire de la Neuze et manuvrer de façon à gagner l'une des
passes du Pamplico-Sound.
Ce fut donc par ordre des autorités de New-Berne que le croiseur
Falcon et les embarcations à vapeur de la douane furent chargées
de suivre la goélette
Ebba, de l'arrêter avant qu'elle eût
franchi l'un des inlets, de la soumettre aux fouilles les plus
sévères, de ne laisser inexplorée aucune partie de ses
cabines, de
ses roufs, de ses postes, de sa cale. On ne lui accorderait pas la
libre pratique sans que la certitude fût acquise que Thomas Roch
et Gaydon n'étaient point à bord.
Assurément, le comte d'Artigas ne pouvait se douter que des
soupçons particuliers se portaient sur lui, que son yacht était
spécialement signalé aux officiers et aux
agents. Mais, quand
même
il l'eût su, est-ce que cet homme de si superbe dédain, de si
hautaine allure, eût daigné en prendre le moindre souci ?...
Vers trois heures de l'après-midi, la goélette, qui croisait
à
moins d'un mille d'Hatteras-inlet, évolua de manière à
conserver
le milieu de la passe.
Après avoir visité quelques barques de pêche qui faisaient
route
vers le large, le
Falcon attendait à l'entrée de l'inlet. Selon
toute probabilité, l'
Ebban'avait pas la prétention de sortir
inaperçue, ni de forcer de voile pour se soustraire aux formalités
qui concernaient tous les navires du Pamplico-Sound. Ce n'était
pas un simple voilier qui aurait pu échapper à la poursuite d'un
bâtiment de guerre, et si la goélette n'obéissait pas à
l'injonction de mettre en panne, un ou deux projectiles l'y
eussent bientôt contrainte.
En ce moment, une embarcation, portant deux officiers et une
dizaine de matelots, se détacha du croiseur ; puis, ses avirons
bordés, elle fila de façon à
couper la route de l'
Ebba.
Le comte d'Artigas, de la place qu'il occupait à l'arrière,
regarda insoucieusement cette manuvre, après avoir allumé un
cigare de pur havane.
Lorsque l'embarcation ne fut plus qu'à une demi-encablure, un des
hommes se leva et agita un pavillon.
« Signal d'arrêt, dit l'ingénieur Serkö.
En effet, répondit le comte d'Artigas.
Ordre d'attendre...
Attendons. » Le capitaine Spade prit aussitôt ses
dispositions
pour mettre en panne. La trinquette, les focs et la grande voile
furent traversés, tandis que le point de la
misaine était relevé,
la barre
dessous. L'erre de la goélette se cassa, et ne tarda pas
à s'immobiliser, ne subissant plus que l'action de la mer
descendante, qui dérivait vers la passe. Quelques coups d'aviron
amenèrent l'embarcation du
Falcon bord à bord avec l'
Ebba.
Une
gaffe la crocha aux
porte-haubans du grand mât. L'échelle fut
déroulée à la coupée, et les deux officiers, suivis
de huit
hommes, montèrent sur le pont, deux matelots restant à la garde
du
canot. L'équipage de la goélette se rangea sur une ligne près
du
gaillard d'avant. L'officier supérieur en grade, un lieutenant
de vaisseau, s'avança vers le propriétaire de l'
Ebba, qui
venait de se lever, et voici quelles demandes et réponses furent
échangées entre eux :
« Cette goélette appartient au comte d'Artigas devant qui j'ai
l'honneur de me trouver ?...
Oui, monsieur.
Elle se nomme ?
Ebba.
Et elle est commandée ?...
Par le capitaine Spade.
Sa nationalité ?...
Indo-malaise. »
L'officier regarda le pavillon de la goélette, tandis que le comte
d'Artigas ajoutait :
« Puis-je savoir pour quel motif, monsieur, j'ai le plaisir de vous
voir à mon bord ?
Ordre a été donné, répondit l'officier, de visiter
tous les
navires qui sont mouillés en ce moment dans le Pamplico-Sound ou
qui veulent en sortir. »
Il ne crut pas devoir insister sur ce point que, plus que tout
autre bâtiment, l'
Ebba devait être soumise aux ennuis d'une
rigoureuse perquisition.
« Vous n'avez sans doute pas, monsieur le comte, l'intention de
vous refuser...
Nullement, monsieur, répondit le comte d'Artigas. Ma goélette
est à votre
disposition depuis la pomme de ses mâts jusqu'au fond
de sa cale. Je vous demanderai seulement pourquoi les navires qui
se trouvent aujourd'hui à l'intérieur du Pamplico-Sound sont
astreints à ces formalités ?...
Je ne vois aucune raison de vous laisser dans l'
ignorance,
monsieur le comte, répondit l'officier. Un enlèvement, effectué
à
Healthful-House, vient d'être signalé au gouverneur de la
Caroline, et l'administration veut s'assurer que ceux qui en
furent l'objet n'ont pas été embarqués pendant la nuit...
Est-ce possible ?... dit le comte d'Artigas, en jouant la
surprise. Et quelles sont les personnes qui ont ainsi disparu de
Healthful-House ?...
Un inventeur, un fou, qui a été victime de cet attentat ainsi
que son gardien...
Un fou, monsieur !... S'agirait-il, par hasard, du Français
Thomas Roch ?...
De lui-même.
Ce Thomas Roch que j'ai vu hier pendant une visite à
l'établissement... que j'ai questionné en présence du directeur...
qui a été pris d'une violente crise au moment où nous l'avons
quitté, le capitaine Spade et moi ?... »
L'officier observait l'étranger avec une extrême attention,
cherchant à surprendre quelque chose de suspect dans son attitude
ou dans ses paroles.
« Cela n'est pas croyable ! » ajouta le comte d'Artigas. Et il
dit
cela, comme s'il venait d'entendre parler pour la première fois du
rapt de Healthful-House. « Monsieur, reprit-il, je comprends ce que
doivent être les inquiétudes de l'administration, étant
donné la
personnalité de ce Thomas Roch, et j'approuve les mesures qui ont
été décidées. Inutile de vous affirmer que ni l'inventeur
français
ni son surveillant ne sont à bord de l'
Ebba. Du reste, vous
pouvez vous en assurer en visitant la goélette aussi
minutieusement qu'il vous conviendra. Capitaine Spade, veuillez
accompagner ces messieurs. » Cette réponse faite, après
avoir salué
froidement le lieutenant du
Falcon, le comte d'Artigas revint
s'asseoir dans son fauteuil et replaça le cigare entre ses lèvres.
Les deux officiers et les huit matelots, conduits par le capitaine
Spade, commencèrent aussitôt leurs perquisitions. En premier lieu,
par le capot du rouf, ils descendirent au salon d'arrière,
salon luxueusement aménagé, meublé, panneaux en
bois précieux,
objets d'art de haute valeur, tapis et tentures d'étoffes de grand
prix.
Il va sans dire que ce salon, les cabines y attenant, la
chambre
du comte d'Artigas, furent fouillés avec le soin qu'auraient été
capables d'y apporter les
agents les plus expérimentés de la
police. Le capitaine Spade se prêtait d'ailleurs à ces recherches,
ne voulant pas que les officiers pussent conserver le moindre
soupçon à l'égard du propriétaire de l'
Ebba.
Après le salon et les
chambres de l'arrière, on passa dans la
salle à manger, richement ornée. On fouilla les offices, la
cuisine, et, sur l'avant, les cabines du capitaine Spade et du
maître d'équipage, puis le poste des hommes, sans que ni Thomas
Roch ni Gaydon eussent été découverts.
Restait alors la cale et ses divers aménagements, qui exigeaient
une très précise perquisition. Aussi, lorsque les panneaux furent
relevés, le capitaine Spade dut-il faire allumer deux fanaux afin
de faciliter la visite.
Cette cale ne contenait que des caisses à
eau, des provisions de
toute sorte, des barriques de vin, des pipes d'
alcool, des fûts de
gin, de brandevin et de whisky, des tonneaux de bière, un stock de
charbon, le tout en abondance, comme si la goélette eût été
pourvue pour un long voyage. Entre les vides de cette cargaison,
les matelots américains se glissèrent jusqu'au vaigrage intérieur,
jusqu'à la carlingue, s'introduisant dans les interstices des
ballots et des sacs... Ils en furent pour leur peine.
Evidemment, c'était à tort que le comte d'Artigas avait pu être
soupçonné d'avoir pris part à l'enlèvement du pensionnaire
de
Healthful-House et de son gardien.
Cette perquisition, qui dura deux heures environ, se termina sans
avoir donné aucun résultat.
A cinq heures et demie, les officiers et les hommes du
Falconremontèrent sur le pont de la goélette, après avoir
consciencieusement opéré à l'intérieur et acquis
l'absolue
certitude que ni Thomas Roch ni Gaydon ne s'y trouvaient. A
l'extérieur, ils visitèrent inutilement le gaillard d'avant et
les
embarcations. Leur conviction fut donc que l'
Ebba avait été
suspectée par erreur.
Les deux officiers n'avaient plus alors qu'à prendre congé du
comte d'Artigas, et ils s'avancèrent vers lui.
« Vous nous excuserez de vous avoir dérangé, monsieur le
comte, dit
le lieutenant.
Vous ne pouviez qu'obéir aux ordres dont l'exécution vous
était
confiée, messieurs...
Ce n'était d'ailleurs qu'une simple formalité », crut
devoir
ajouter l'officier. Le comte d'Artigas, par un léger mouvement de
tête, indiqua qu'il voulait bien admettre cette réponse.
« Je vous avais affirmé, messieurs, que je n'étais pour
rien dans
cet enlèvement...
Nous n'en doutons plus, monsieur le comte, et il ne nous reste
qu'à rejoindre notre bord.
Comme il vous plaira. La goélette
Ebba a-t-elle maintenant
libre passage ?...
Assurément.
Au revoir, messieurs, au revoir, car je suis un habitué de ce
littoral, et je ne tarderai pas à y revenir. J'espère qu'à
mon
retour vous aurez découvert l'auteur de ce rapt et réintégré
Thomas Roch à Healthful-House. Ce résultat est à désirer
dans
l'intérêt des Etats-Unis, et j'ajouterai dans l'intérêt
de
l'humanité. »
Ces paroles prononcées, les deux officiers saluèrent courtoisement
le comte d'Artigas, qui répondit par un léger mouvement de tête.
Le capitaine Spade les accompagna jusqu'à la coupée, et, suivis
de
leurs matelots, ils rallièrent le croiseur, qui les attendait à
deux encablures.
Sur un signe du comte d'Artigas, le capitaine Spade commanda de
rétablir la voilure, telle qu'elle était avant que la goélette
eût
mis en panne. La brise avait fraîchi, et, d'une rapide allure,
l'
Ebba se dirigea vers l'inlet d'
Hatteras.
Une demi-heure après, la passe franchie, le yacht naviguait en
pleine mer.
Pendant une heure, le cap fut maintenu vers l'est-nord-est. Mais,
ainsi que cela se produit d'habitude, la brise, qui venait de
terre, ne se faisait plus sentir à quelques milles du littoral.
L'
Ebba, encalminée, les voiles battant sur les mâts, l'action
du
gouvernail nulle, demeura stationnaire à la surface d'une mer que
ne troublait pas le moindre souffle.
Il semblait, dès lors, que la goélette serait dans l'impossibilité
de continuer sa route de toute la nuit.
Le capitaine Spade était resté en observation à l'avant.
Depuis la
sortie de l'inlet, son regard ne cessait de se porter tantôt à
bâbord, tantôt à tribord, comme s'il eût essayé
d'apercevoir
quelque objet flottant dans ces parages.
En ce moment, il cria d'une voix forte :
« A carguer tout ! »
En exécution de cet ordre, les matelots s'empressèrent de larguer
les drisses, et les voiles abattues furent serrées sur les
vergues, sans que l'on prît soin de les recouvrir de leurs étuis.
L'intention du comte d'Artigas était-elle d'attendre le retour de
l'aube à cette place, en même temps que la brise du matin ? Mais
il
est rare que l'on ne demeure pas sous voiles afin d'utiliser les
premiers souffles favorables.
Le canot fut mis à la mer, et le capitaine Spade y descendit
accompagné d'un matelot qui le dirigea à la godille vers un objet
surnageant à une dizaine de
toises de bâbord.
Cet objet était une petite bouée semblable à celle qui flottait sur les
eaux de la Neuze, alors que l'
Ebba stationnait près de la berge de Healthful-House.
Dès que cette bouée eut été relevée ainsi qu'une amarre qui y était fixée, le canot la transporta sur l'avant de la goélette.
Au commandement du maître d'équipage, une remorque, envoyée du bord, fut rattachée à la première amarre. Puis le capitaine Spade et le matelot remontèrent sur le pont de la goélette, aux
portemanteaux de laquelle on hissa le canot.
Presque aussitôt, la remorque se tendit, et l'
Ebba, à sec de toile, prit direction vers l'est avec une vitesse qui ne pouvait être inférieure à une dizaine de milles.
La nuit était close, et les
feux du littoral américain eurent bientôt disparu dans les brumes de l'
horizon.