Jacques Cur, fils d'un orfèvre de
Bourges, fut d'abord employé aux monnaies, et se livra ensuite au commerce, dans lequel il fit des gains considérables. Charles VII, qui voulait l'attacher à son service, lui donna l'emploi de maître de la monnaie à
Bourges, et, bientôt après, lui confia l'administration des finances du royaume, avec le titre d'argentier. L'exercice de cette charge était, dans le principe, borné à la direction des dépenses de la maison du roi ; mais Jacques Cur eut un pouvoir bien plus étendu, puisqu'il réglait les contributions que chaque province devait fournir, et qu'il réunissait les fonctions de dépositaire des fonds royaux à celles de ministre des finances.
Ces fonctions ne l'empêchèrent pas de continuer
le commerce maritime et d'envoyer ses vaisseaux dans le Levant, pour y porter
des marchandises d'
Europe, des lingots d'or et d'
argent, des armes, et pour en
rapporter de la soie et des épiceries. Il avait trois cents facteurs à
ses ordres, et faisait lui seul plus de commerce que tous les autres négociants
de France et d'Italie. Ses richesses s'accrurent tellement, que, pour désigner
un homme qui jouissait d'une fortune immense, on disait : « Il est aussi
riche que Jacques Cur ».
En 1445, Charles VII l'envoya, avec l'
archevêque de
Reims, St-Vallier et Duchastel, prendre possession de Gênes, que
Janus Frégose, qui y était entré à l'aide des Français, devait leur remettre ; mais
Janus, sommé de remplir ses engagements, répondit
aux commissaires : « J'ai conquesté le pays et la ville à
l'espée, et à l'espée les garderai contre tous ». Lorsqu'en
1448 Charles entreprit la réduction de la Normandie, Jacques Cur
lui prêta 200.000 écus d'or, et entretint quatre armées à
ses frais. Agnès
Sorel mourut l'année suivante, et le choisit pour
l'un de ses exécuteurs testamentaires.
Son zèle pour le bien de
l'Etat accrut le crédit dont il jouissait, et son intelligence aurait réparé
le désordre des finances, si les circonstances eussent été
moins difficiles.
Son opulence, que d'heureuses spéculations augmentaient
sans cesse, lui permit d'acheter des palais et des terres si considérables,
que sa seule seigneurie de St-Fargeau renfermait vingt-deux
paroisses. Cette immense
fortune excita la cupidité des courtisans, et quand le roi lui eut donné
des lettres de noblesse, il ne craignit pas d'effacer, par son faste, les chefs
des plus
illustres maisons du royaume, auxquels leur fortune ne permettait pas
de paraître avec tant de magnificence. Lorsque le roi fit son entrée
à
Rouen, Jacques Cur affecta de marcher à côté
de Dunois, et de porter une tunique et des armes semblables aux siennes.
Tant d'imprudence éveilla la haine, et l'on résolut
de le perdre pour partager ses dépouilles. Charles VII l'ayant mis au nombre
des ambassadeurs qu'il envoyait à Lausanne afin de terminer le schisme
de Félix V, les
ennemis de Cur profitèrent de son absence,
et le perdirent dans l'
esprit du roi, en rendant suspectes ses relations avec
le
dauphin, depuis
Louis XI. Jeanne de
Vendôme l'accusa d'avoir empoisonné
Agnès
Sorel, dont il avait été l'exécuteur testamentaire.
Charles le fit aussitôt arrêter à
Taillebourg ; mais il se
justifia, et son accusatrice fut condamnée à lui faire amende honorable.
Cependant, à la voix de ses
ennemis, il s'éleva contre lui une foule
de dénonciateurs qui l'accusèrent d'altération dans les monnaies
; d'avoir fait transporter hors du royaume beaucoup d'or d'un titre inférieur
à celui du prince ; d'avoir contrefait le petit scel du secret du roi ;
d'avoir exercé des concussions dans plusieurs provinces, fourni des armes
aux
musulmans, fait enchaîner comme forçats sur ses
galères
des gens qui ne le méritaient pas ; enfin, de s'être servi du nom
du roi pour forcer des particuliers, et même des provinces, à remettre
entre ses mains des sommes considérables. Charles nomma pour juger Cur
une commission spéciale, que Chabannes, l'un de ses plus violents
ennemis,
présida, en 1452. Les commissaires, qui voulaient le trouver coupable afin
de profiter de la confiscation de ses biens, se conduisirent avec une injustice
révoltante. Cur invoqua le bénéfice de cléricature,
qui le rendait justiciable de l'autorité ecclésiastique ; mais on
n'eut aucun égard à sa réclamation, sous prétexte
qu'il avait été arrêté en
habit de courtisan.
Il produisit en vain ses lettres de cléricature ; en vain fut-il réclamé
par les grands
vicaires de
Poitiers : on n'écouta ni leur appel au roi,
ni leur protestation. Cur, réduit à se défendre devant
ses
ennemis, demanda des avocats et un conseil. Tout lui fut refusé. On
lui accorda seulement deux mois pour rédiger ses défenses ; mais,
quoiqu'on eût produit contre lui une foule de témoins, on ne voulut
pas lui permettre d'en faire entendre lui-même. Enfin, comme il persistait
à nier les charges portées contre lui, il fut menacé de la
question. L'appareil des tourments l'obligea alors à s'en rapporter au
témoignage de ses accusateurs, et ce fut sur cette déclaration,
arrachée par la crainte, qu'on prononça, le 19 mai 1453, l'arrêt
qui le déclarait convaincu des crimes dont on l'accusait, et pour lesquels
il avait encouru la peine de mort, que le roi lui remettait « en considération
de certains services et à la recommandation du pape », et le condamnait
à faire amende honorable, à 400.000 écus d'indemnité
en faveur du trésor royal, indépendamment de la confiscation de
ses biens, et au bannissement perpétuel. Ses
juges partagèrent ses
dépouilles. Chabannes, outre 20.000 écus qu'il se fit donner, acheta
à vil prix les terres de St-Fargeau, de Tonei et de Péreuse, qui
appartenaient à Jacques Cur. Ce
jugement inique le réduisit
à la misère ; mais ses commis, qui lui étaient très
attachés, se cotisèrent pour l'aider dans sa disgrâce. Quoiqu'il
eût été banni
à perpétuité, le roi, après
qu'il eut fait amende honorable à
Poitiers, lui ordonna de se retirer dans
le
couvent des cordeliers de
Beaucaire pour y demeurer en franchise : c'était
une espèce de prison sous la sauvegarde du roi. Il y resta longtemps. Enfin,
l'un de ses commis, nommé Jean de Village, auquel il avait fait
épouser
une de ses nièces, favorisa son évasion.
Cur se rendit à Rome. Le
pape Calixte III, qui
armait contre les Turcs, lui donna le commandement d'une partie de sa flotte.
Cur s'embarqua ; mais, étant malade, il s'arrêta à Chio,
où il mourut avant l'an 1461, et fut enterré dans l'
église
des cordeliers de cette île. Voltaire dit que, lorsqu'il fut sorti de France,
il s'établit dans l'île de Chypre, où il continua de faire
le commerce. Thévet ajoute qu'il s'y maria, eut deux filles de son
mariage,
et acquit en peu d'années une fortune égale à celle dont
il avait joui ; mais Bonamy a démontré, dans un mémoire lu
à l'Académie des Inscriptions, que c'était une
fable dénuée
de toute espèce de fondement. Les richesses persuadèrent ses
ignorants
contemporains qu'il avait trouvé la pierre philosophale et quelques
emblèmes
singuliers, sculptés dans ses maisons, le firent accuser de magie. Ces
sottises ont été répétées longtemps après,
et l'on a même dit que
Raimond Lulle lui avait appris le secret de faire
de l'or. Ceux qui ont écrit de semblables absurdités n'ont pas fait
attention que
Raimond Lulle était mort plus de cent ans auparavant.
Jacques Cur est un des hommes les plus remarquables
de son siècle. Personne n'entendit mieux que lui le commerce maritime ;
il dirigeait lui-même les opérations de celui qu'il faisait avec
le Levant et les côtes d'Afrique. Il rendit d'importants services à
l'Etat dans sa charge d'argentier, et si, pendant son ministère, il ne
put rétablir les finances, il faut en accuser les malheurs de la France
après les longues guerres contre les Anglais, plutôt que son incapacité
ou sa mauvaise foi. Il était plus instruit que la plupart de ses contemporains,
et avait rédigé des
Mémoires et
Instructions pour policer la maison du roi et tout le royaume.
On lui doit aussi un dénombrement, ou calcul des revenus de la France,
que l'on trouve dans l'ouvrage de Jean
Bouchet de
Poitiers, intitulé :
Le Chevalier sans reproche, et dans
La Division du monde, par Jacques Signet.
Sous le règne de
Louis XI et pendant la détention
de Chabannes, la famille de Jacques Cur rentra dans ses biens. Le roi ordonna
la révision du procès ; mais le parlement, devant qui l'affaire fut plaidée, ne se prononça pas, peut-être parce que Chabannes,
rentré en grâce, devint plus puissant que jamais. La contestation
n'a été terminée que sous le règne de Charles VIII, par une transaction entre Jean de Chabannes et la veuve de Geoffroy Cur, fils de Jacques.
(Biographie universelle ancienne et moderne - Tome 8 - Pages 527-528)