Pour en revenir à la
Stricte-Observance, elle était alors dans un grand embarras.
Ses membres, après avoir été
bernés par Stark (
Eques ab aquila fulva)
et escroqués par le fameux Gugomos (
Eques a cygne
triumphante), qui se donnait les titres de
duc,
grand-prêtre du Saint-Siège de Chypre et
envoyé par les
Supérieurs Inconnus
pour reconstituer l'ordre et mettre ceux qui en faisaient partie en
possession des plus secrètes de toutes les sciences des
anciens
templiers, avaient été réduits
à chercher en Ecosse, en Suède et même
en Italie les sources de la sagesse maçonnique. Les
députés qui furent envoyés en Ecosse
en revinrent en disant que les maçons d'Old-Aberdeen
ignoraient complètement qu'ils fussent
dépositaires des secrets et des trésors des
templiers. Le
duc de Brünswick délégua
alors le
frère De Wächter vers le
secrétaire du prétendant Stuart, Aprosi, qui se
trouvait à Florence, afin d'en obtenir des renseignements
sur les
Supérieurs Inconnus et sur les
fameux trésors des
templiers ; mais le
délégué écrivit de Florence
que tout ce qu'on avait débité à cet
égard était
fabuleux et qu'Aprosi ignorait ce
dont il était question.
Le
duc Ferdinand de Brünswick
songea alors à faire fusionner la
Stricte-Observance
avec le système
templier suédois.
Son projet
n'obtint pas la ratification des préfectures, lesquelles
voulaient au préalable être
éclairées sur les attributions de la
grande-maîtrise. Malgré cette opposition, le duc
de Brünswick fit prévaloir sa volonté
l'assemblée de Wolfenbüttel en 1778, et la fusion
sembla un fait accompli. Cependant, du côté de
l'Allemagne, la plupart des loges, suivant en cela une politique
analogue à celle des
Philalèthes,
s'étaient précautionnées avec tant de
soin contre une nouvelle domination étrangère,
que l'orgueilleux et raide
duc de Sudermanie, grand-maître du
système
templier suédois, se sentit atteint dans
son amour-propre. Néanmoins la
fusion s'opéra en
septembre 1779. Elle fut de courte durée, car en Allemagne
elle n'avait été accueillie qu'avec une grande
défiance, partagée par le
duc Ferdinand
lui-même, depuis que, dans le but de recevoir de plus amples
informations, il avait fait un voyage en Suède,
où il n'avait trouvé que quelques additions ou
modifications insignifiantes à l'
histoire de l'Ordre, des
cérémonies sans importance et aucun document
authentique.
La
Stricte-Observance
approchait de sa fin. Malgré les sacrifices
considérables d'
argent et de temps faits par un grand nombre
de
frères tant pour l'amélioration de la vie des
loges que pour la réalisation du projet intérieur
de l'institution ; malgré que le
duc Ferdinand en
particulier prodiguât l'
argent à pleines mains,
les loges étaient généralement peu
visitées, beaucoup de
frères n'envisageant leur
organisation que comme un règlement imposé. Les
travaux se faisaient sans intelligence et manquaient
généralement de mobile vivifiant. Ce
n'était que dans les circonstances solennelles que des
frères prenaient la parole. On n'observait pas toujours la
sévérité nécessaire lors
des réceptions et des élections, et d'ordinaire
le rang ou la fortune suffisait pour toute recommandation. On savait
peu de choses de l'
histoire véritable de la
Franc-Maçonnerie, et on était plus que las de
l'Ordre des
templiers et de ses
Supérieurs Inconnus,
dont usaient et abusaient tous les aventuriers de passage dans les
provinces.
Comme si les embarras
n'étaient point encore assez grands, Starck vint y mettre le
comble en publiant le système complet de la
Stricte-Observance
dans un écrit intitulé
La
Pierre et le Roc de scandale (1780),
écrit dans lequel il attaquait ce système comme
hostile aux gouvernements et comme
séditieux [Note de l'auteur : II n'est pas
indifférent de dire que Stark fut jusqu'en 1783 en
correspondance avec le régime des Philalèthes.].
Des plaintes ne tardèrent
pas à s'élever dans les provinces, et les
Philalèthes
qui jugèrent l'occasion favorable pour
discréditer en France la
Stricte-Observance,
mirent leurs affiliés en mouvement. Ceux de la province de
Bourgogne furent les premiers à demander à la
direction de Brünswick la prompte réunion d'un
convent chargé de résoudre
défnitivement la question
templière. Mais les
hésitations du Grand-Maître firent
traîner les choses en longueur. De 1780, l'ouverture du
convent fut fixée d'abord pour le 15
octobre 1781, puis pour
Pâques 1782, et enfin pour le 16
juillet, à
Wilhemsbad près de Hanau.
Cependant les
Illuminés
de Weishaupt s'apprêtaient eux aussi à jouer un
rôle dans ce convent et à profiter de la
désorganisation de la
Stricte-Observance
pour recruter de nouveaux affiliés. En novembre 1780,
Weishaupt était entré en correspondance avec un
certain
baron De Knigge, qui, jeune homme encore, avait
été reçu en 1779 dans une loge de la
Stricte-Observance
à
Cassel et nourrissait un très grand
mécontentement. Knigge considérait la
Stricte-Observance
d'alors comme une véritable duperie : « Le travail
du perfectionnement moral est complètement
négligé, écrivait-il, et comme aucune
ardeur, aucun
esprit de
corps ne nous
anime, comme on ne se
réunit que rarement, que l'on se voit peu, ou du moins que
l'on ne se réunit point amicalement et à cœur
couvert, on ne se connaît pas, et on n'a pas d'action sur les
cœurs. Dans les grades inférieurs, chacun sent la
médiocrité de son rôle ; il ne songe
qu'à s'élever, il est toujours
mécontent jusqu'à ce qu'il soit parvenu
à pouvoir porter la bague (de chevalier), et alors
s'élèvent dans son
cœur de nouvelles ambitions
pour les dignités et les honneurs de l'Ordre
[Note de l'auteur :
Astrée. Alm. maçonnique. 1850, p. 164. La
lettre de Knigge est de 1779.].
»
Il espérait trouver mieux
dans l'Ordre des
Illuminés. Weishaupt le lui laissait entendre, et chacune de ses lettres exaltait de plus en plus l'imagination et l'activité de Knigge pour la prospérité de l'Ordre. Mais lorsque Knigge réclama l'exposition de tout le système, Weishaupt se vit obligé de lui avouer que ce système n'existait encore qu'à l'état de projet, mais il lui dit aussi qu'il était tout disposé à s'entendre avec lui comme avec le coopérateur le plus habile qu'il eût rencontré jusqu'alors, etc, etc. Cela flatta Knigge, qui n'insista pas davantage et qui vint rendre visite à Weishaupt en 1781.
Dans l'entrevue des deux coopérateurs, il fut décidé que Knigge travaillerait à élaborer le système en le rattachant aux loges franc-maçonniques au sein desquelles on chercherait à ménager la majorité aux
Illuminés [Note de l'auteur : Voir la Dernière déclaration et la Réponse de Philo (Knigge), Hanovre, 1788. C'est ce qui a été écrit de plus complet et de plus digne de foi sur ce sujet.]. Enfin Knigge reçut mission de représenter l'Ordre au convent qui allait s'ouvrir à Wilhemsbad, et de faire toutes les ouvertures nécessaires aux
frères de ce convent dont il pourrait attendre l'approbation au plan projeté.