CHAPITRE XXVII
Quand je revins à la vie, mon visage était mouillé, mais mouillé de larmes. Combien dura cet état d'insensibilité, je ne saurais le dire. Je n'avais plus aucun moyen de me rendre compte du temps. Jamais solitude ne fut semblable à la mienne, jamais abandon si complet !
Après ma chute, j'avais perdu beaucoup de sang. Je m'en sentais inondé ! Ah ! combien je regrettai de n'être pas mort « et que ce fût encore à faire ! » Je ne voulais plus penser. Je chassai toute idée et, vaincu par la douleur, je me roulai près de la paroi opposée.
Déjà je sentais l'évanouissement me reprendre, et, avec lui, l'anéantissement suprême, quand un bruit violent vint
frapper mon oreille. Il ressemblait au roulement prolongé du tonnerre, et j'entendis les ondes sonores se perdre peu a peu dans les lointaines profondeurs du
gouffre.
D'où provenait ce bruit ? de quelque phénomène sans doute, qui s'accomplissait au sein du massif terrestre. L'explosion d'un gaz, ou
la chute de quelque puissante assise du globe.
J'écoutai encore. Je voulus
savoir si ce bruit se renouvellerait. Un quart d'heure se passa. Le
silence régnait dans la galerie, Je n'entendais
même plus les battements de mon
cœur.
Tout à coup mon oreille,
appliquée par hasard sur la muraille, crut surprendre des
paroles vagues, insaisissables, lointaines. Je tressaillis.
« C'est une hallucination !
» pensais-je.
Mais non. En écoutant avec
plus d'attention, j'entendis réellement un murmure de voix.
Mais de comprendre ce qui se disait, c'est ce que ma faiblesse ne me
permit pas. Cependant on parlait. J'en étais certain.
J'eus un instant la crainte que ces
paroles ne fussent les miennes, rapportées par un
écho. Peut-être avais-je crié
à mon insu ? Je fermai fortement les lèvres et
j'appliquai de nouveau mon oreille à la paroi.
« Oui, certes, on parle ! on
parle ! »
En me portant même
à quelques pieds plus loin, le long de la muraille,
j'entendis plus distinctement. Je parvins à saisir des mots
incertains, bizarres, incompréhensibles. Ils m'arrivaient
comme des paroles prononcées à voix basse,
murmurées, pour ainsi dire. Le mot «
förlorad » était plusieurs fois
répété, et avec un accent de douleur.
Que signifiait-il ? Qui le
prononçait ? Mon oncle ou
Hans, évidemment. Mais
si je les entendais, ils pouvaient donc m'entendre.
« A moi ! criai-je de toutes
mes
forces, à moi ! »
J'écoutai,
j'épiai dans l'ombre une réponse, un cri, un
soupir. Rien ne se fit entendre. Quelques minutes se
passèrent. Tout un monde d'idées avait
éclos dans mon
esprit. Je pensai que ma voix affaiblie ne
pouvait arriver jusqu'à mes
compagnons.
« Car ce sont eux,
répétai-je. Quels autres hommes seraient enfouis
à trente
lieues sous terre ? »
Je me remis à
écouter. En promenant mon oreille sur la paroi, je trouvai
un point mathématique où les voix paraissaient
atteindre leur maximum d'intensité. Le mot «
förlorad » revînt encore à mon
oreille, puis ce roulement de tonnerre qui m'avait tiré de
ma torpeur.
« Non, dis-je, non. Ce n'est
point à travers le massif que ces voix se font entendre. La
paroi est faite de granit ; elle ne permettrait pas à la
plus forte
détonation de la traverser ! Ce bruit arrive par
la galerie même ! Il faut qu'il y ait là un effet
d'acoustique tout particulier ! »
J'écoutai de nouveau, et
cette fois, oui ! cette fois, j'entendis mon nom distinctement
jeté à travers l'espace !
C'était mon oncle qui le
prononçait ? Il causait avec le guide, et le mot «
förlorad » était un mot danois !
Alors je compris tout. Pour me faire
entendre il fallait précisément parler le long de
cette muraille qui servirait à conduire ma voix comme le fil
de fer conduit l'électricité.
Mais je n'avais pas de temps
à perdre. Que mes
compagnons se fussent
éloignés de quelques pas et le
phénomène d'acoustique eût
été détruit. Je m'approchai donc de la
muraille, et je prononçai ces mots, aussi distinctement que
possible :
« Mon oncle Lidenbrock !
»
J'attendis dans la plus vive
anxiété. Le son n'a pas une rapidité
extrême. La densité des couches d'air
n'accroît même pas sa vitesse ; elle n'augmente que
son intensité. Quelques secondes, des siècles, se
passèrent, et enfin ces paroles arrivèrent
à mon oreille.
« Axel, Axel ! est-ce toi ?
»
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« Oui ! oui ! »
répondis-je ! »
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« Mon pauvre
enfant,
où es-tu ? »
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« Perdu dans la plus
profonde obscurité ! »
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« Mais ta lampe ?
»
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« Eteinte. »
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« Et le ruisseau ?
»
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« Disparu. »
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« Axel, mon pauvre Axel,
reprends courage ! »
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« Attendez un peu, je suis
épuisé ; je n'ai plus la
force de
répondre. Mais parlez-moi ! »
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« Courage, reprit mon oncle
; ne parle-pas, écoute-moi. Nous t'avons cherché
en remontant et en descendant la galerie. Impossible de te trouver. Ah
! je t'ai bien pleuré, mon
enfant ! Enfin, te supposant
toujours sur le chemin du Hans-bach, nous sommes redescendus en tirant
des coups de fusil. Maintenant, si nos voix peuvent se
réunir, pur effet d'acoustique ! nos mains ne peuvent se
toucher ! Mais ne te désespère pas, Axel ! C'est
déjà quelque chose de s'entendre ! »
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Pendant ce temps j'avais
réfléchi. Un certain espoir, vague encore, me
revenait au
cœur. Tout d'abord, une chose m'importait à
connaître. J'approchai donc mes lèvres de la
muraille, et je dis :
« Mon oncle ? »
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« Mon
enfant ? »
me fut-il répondu après quelques instants.
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« II faut d'abord savoir
quelle distance nous sépare. »
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« Cela est facile.
»
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« Vous avez votre
chronomètre ? »
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« Oui. »
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« Eh bien, prenez-le. Prononcez mon nom en notant exactement la seconde où vous parlerez. Je le répéterai, et vous observerez également le moment précis auquel vous arrivera ma réponse. »
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« Bien, et la moitié du temps compris entre ma demande et ta réponse indiquera celui que ma voix emploie pour arriver jusqu'à toi. »
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« C'est cela, mon oncle
»
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« Es-tu prêt ? »
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« Oui. »
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« Eh bien, fais attention, je vais prononcer ton nom.»
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J'appliquai mon oreille sur la paroi, et dès que le mot « Axel » me parvint, je répondis immédiatement « Axel, » puis j'attendis.
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«
Quarante secondes, » dit alors mon oncle ; il s'est écoulé quarante secondes entre les deux mots ; le son met donc vingt secondes à monter. Or, à mille vingt pieds par seconde, cela fait vingt mille quatre cents pieds, ou une
lieue et demie et un huitième. »
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« Une
lieue et demie ! » murmurai-je.
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« Eh bien, cela se franchit, Axel ! »
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« Mais faut-il monter ou descendre ? »
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« Descendre, et voici pourquoi. Nous sommes arrivés à un vaste espace, auquel aboutissent un grand nombre de galeries.
Celle que tu as suivie ne peut manquer de t'y conduire, car il semble que toutes ces fentes, ces fractures du globe rayonnent autour de l'immense caverne que nous occupons. Relève-toi donc et reprends ta route ; marche, traîne-toi, s'il le faut, glisse sur les pentes rapides, et tu trouveras nos bras pour te recevoir au bout du chemin. En route, mon
enfant, en route ! »
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Ces paroles me ranimèrent.
« Adieu, mon oncle, m'écriai-je ; je
pars. Nos voix ne pourront plus communiquer entre elles, du moment que j'aurai quitté cette place !
Adieu donc ! »
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« Au revoir, Axel ! au revoir ! »
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Telles furent les dernières paroles que j'entendis. Cette surprenante conversation faite au travers de la masse terrestre, échangée à plus d'une
lieue de distance, se termina sur ces paroles d'espoir ! Je fis
une prière de reconnaissance à
Dieu, car il m'avait conduit parmi ces immensités sombres au seul point peut-être où la voix de mes
compagnons pouvait me parvenir.
Cet effet d'acoustique très étonnant s'expliquait facilement par les seules lois physiques ; il provenait de la forme du couloir et de la
conductibilité de la roche ; il y a bien des exemples de cette propagation de sons non perceptibles aux espaces intermédiaires. Je me souvins qu'en maint endroit ce
phénomène fut observé, entre autres, dans la galerie intérieure du
dôme de
Saint-Paul à Londres, et surtout au milieu de curieuses cavernes de
Sicile, ces latomies situées près de
Syracuse, dont la plus merveilleuse en ce genre est connue sous le nom d'Oreille de
Denys.
Ces souvenirs me revinrent à l'
esprit, et je vis clairement que, puisque la voix de mon oncle arrivait jusqu'à moi, aucun obstacle n'existait entre nous. En suivant le chemin du son, je devais logiquement arriver comme lui, si les
forces ne me trahissaient pas en route.
Je me levai donc. Je me traînai plutôt que je ne marchai. La pente était assez rapide ; je me laissai glisser.
Bientôt la vitesse de ma descente s'accrut dans une effrayante proportion, et menaçait de ressembler à une chute. Je n'avais plus la
force de m'arrêter.
Tout à coup le terrain manqua sous mes pieds. Je me sentis rouler en rebondissant sur les aspérités d'une galerie verticale, un véritable puits ; ma tête porta sur un roc
aigu, et je perdis connaissance.