LIVRE VI
PYTHAGORE LES MYSTÈRES DE DELPHES
I LA GRÈCE AU SIXIÈME SIÈCLE
L'âme d'Orphée avait traversé comme un divin météore le ciel orageux de la Grèce naissante. Lui disparu, les ténèbres l'envahirent de nouveau. Après une série de révolutions, les tyrans de la Thrace brûlèrent ses livres, renversèrent ses temples, chassèrent ses disciples. Les rois grecs et beaucoup de villes, plus jalouses de leur licence effrénée que de la justice qui découle des pures doctrines, les imitèrent. On voulut effacer son souvenir détruire ses derniers vestiges, et l'on fit si bien, que quelques siècles après sa mort, une partie de la Grèce doutait de son existence. En vain les initiés conservèrent-ils sa tradition pendant plus de mille ans ; en vain Pythagore et Platon en parlaient-ils, comme d'un homme divin ; les sophistes et les rhéteurs
ne voyaient plus en lui qu'une légende sur l'origine de la musique. De nos jours encore les savants nient carrément l'existence d'Orphée. Ils s'appuient principalement sur ce fait que ni Homère, ni Hésiode n'ont prononcé son nom. Mais le silence de ces poètes s'explique amplement par l'interdit que les gouvernements locaux avaient jeté sur le grand initiateur. Les disciples d'Orphée ne manquaient aucune occasion de rappeler tous les pouvoirs à l'autorité suprême du temple de Delphes et ne cessaient de répéter qu'il fallait soumettre les différends survenus entre les divers Etats de la Grèce au conseil des Amphyctions. Cela gênait les démagogues autant que les tyrans. Homère, qui reçut probablement son initiation au sanctuaire de Tyr et dont la mythologie est la traduction poétique de la théologie de Sankoniaton, Homère l'Ionien put fort bien ignorer le Dorien Orphée, dont on tenait la tradition d'autant plus secrète qu'elle était plus persécutée. Quant à Hésiode, né près du Parnasse, il dut connaître son nom et sa doctrine par le sanctuaire de Delphes ; mais ses initiateurs lui imposèrent le silence ; et pour cause.
Cependant Orphée vivait dans son uvre ; il vivait dans ses
disciples et dans ceux-là même qui le niaient. Cette uvre, quelle est-elle ? Cette
âme de vie, où faut-il la chercher ? Est-ce dans l'
oligarchie militaire et féroce de Sparte où la science est méprisée, l'
ignorance érigée en système, la brutalité exigée comme un complément du courage ? Est-ce dans ces implacables guerres de Messénie, où l'on vit les Spartiates poursuivre un peuple voisin jusqu'à l'extermination, et ces Romains de la Grèce préluder à la
roche Tarpéienne et aux lauriers sanglants du
Capitole, en précipitant dans un
gouffre l'héroïque Aristomène, défenseur de sa patrie ? Est-ce plutôt dans la
démocratie turbulente d'Athènes, toujours prête à verser dans la
tyrannie ? Est-ce dans la garde
prétorienne de Pisistrate ou dans le poignard d'Harmodius et d'Aristogiton, caché sous une branche de
myrte ? Est-ce dans les villes nombreuses de l'
Hellade, de la Grande-Grèce et de l'Asie Mineure, dont Athènes et Sparte offrent les deux types opposés ? Est-ce dans toutes ces
démocraties et ces
tyrannies envieuses, jalouses et toujours prêtes à s'entre-déchirer ? Non ; l'
âme
de la Grèce n'est pas là. Elle est dans ses temples, dans ses Mystères
et dans leurs
initiés. Elle est au
sanctuaire de Jupiter à
Olympie,
de
Junon à
Argos, de
Cérès à
Eleusis ; elle règne
sur Athènes avec
Minerve, elle rayonne à
Delphes avec
Apollon, qui
domine et pénètre tous les temples de sa lumière. Voilà
le centre de la vie
hellénique, le cerveau et le cur de la Grèce.
C'est là que vont s'instruire les poètes qui traduisent à
la foule les vérités sublimes en vivantes images, les sages qui
les propagent en dialectique subtile. L'
esprit d'Orphée circule partout
où palpite la Grèce immortelle. Nous le retrouvons dans les luttes
de
poésie et de gymnastique, dans les
jeux de
Delphes et d'
Olympie, institutions
heureuses qu'imaginèrent les successeurs du maître pour rapprocher
et
fondre les douze tribus grecques. Nous la touchons du doigt dans le tribunal
des Amphyctions, dans cette assemblée des grands
initiés, cour suprême
et arbitrale, qui se réunissait à
Delphes, grand pouvoir de justice
et de
concorde, en qui seul la Grèce retrouva son unité aux heures
d'héroïsme et d'
abnégation (80).
Cependant cette Grèce d'Orphée ayant pour intellect
une pure doctrine gardée dans les temples, pour
âme une
religion
plastique et pour
corps une haute cour de justice centralisée à
Delphes, cette Grèce commençait à péricliter dès
le septième siècle. Les ordres de
Delphes n'étaient plus
respectés ; on violait les territoires sacrés. C'est que la race
des grands inspirés avait disparu. Le niveau intellectuel et moral des
temples avait baissé. Les
prêtres se vendaient aux pouvoirs politiques
; les Mystères eux-mêmes commencèrent dès lors à
se corrompre. L'aspect général de la Grèce avait changé.
A l'ancienne
royauté sacerdotale et agricole succédait, ici la
tyrannie
pure et simple, là l'aristocratie militaire, là encore la
démocratie
anarchique. Les temples étaient devenus impuissants à prévenir
la
dissolution menaçante. Ils avaient besoin d'un aide nouveau. Une vulgarisation
des doctrines
ésotériques était devenue nécessaire.
Pour que la pensée d'Orphée put vivre et s'épanouir dans
tout son éclat, il fallait que la science des temples passât dans
les ordres
laïques. Elle se glissa donc sous divers déguisements dans
la tête des législateurs civils, dans les écoles des poètes,
sous les portiques des philosophes. Ceux-ci sentirent, dans leur enseignement,
la même nécessité qu'Orphée avait reconnue pour la
religion, celle de deux doctrines : l'une publique, l'autre secrète, qui
exposaient la même vérité, dans une mesure et sous des formes
différentes, appropriées au développement de leurs élèves.
Cette évolution donna à la Grèce ses trois grands siècles
de création artistique et de splendeur intellectuelle. Elle permit à
la pensée orphique, qui est à la fois l'impulsion première
et la synthèse
idéale de la Grèce, de concentrer toute sa
lumière et de l'irradier sur le monde entier, avant que son édifice
politique, miné par les dissensions intestines, ne s'ébranlât
sous les coups de la Macédoine, pour s'écrouler enfin sous la main
de fer de Rome.
L'évolution dont nous parlons eut bien des ouvriers. Ellesuscita des physiciens comme Thalès, des législateurs comme Solon, des poètes comme Pindare, des héros comme Epaminondas ; mais elle eut un chef reconnu, un
initié de premier ordre, une intelligence souveraine, créatrice et ordonnatrice. Pythagore est le maître de la Grèce
laïque comme Orphée est le maître de la Grèce sacerdotale. Il traduit, il continue la pensée
religieuse de son prédécesseur et l'applique aux temps nouveaux. Mais sa traduction est une création. Car il coordonne les inspirations orphiques en un système complet ; il en fournit la preuve scientifique dans son enseignement et la preuve morale dans son institut d'éducation, dans l'ordre pythagoricien qui lui survit.
Quoiqu'il apparaisse au plein
jour de l'
histoire, Pythagore est resté un personnage quasi-légendaire. La raison principale en est la persécution acharnée dont il fut victime en
Sicile et qui coûta la vie à tant de Pythagoriciens. Les uns périrent écrasés sous les débris de leur école incendiée, les autres moururent de faim dans un temple. Le souvenir et la doctrine du maître ne se perpétuèrent que par les survivants qui purent fuir en Grèce. Platon, à grand peine et à grand prix, se procura par Archytas un manuscrit du maître, qui d'ailleurs n'écrivit jamais sa doctrine
ésotérique qu'en signes secrets et sous forme
symbolique.
Son action véritable, comme celle de tous les réformateurs, s'exerçait par l'enseignement oral. Mais l'
essence du système subsiste dans les
Vers dorés de Lysis dans le commentaire d'Hiéroclès, dans les fragments de Philolaüs et d'Archytas, ainsi que dans le
Timée de Platon qui contient la cosmogonie de Pythagore. Enfin les écrivains de l'antiquité sont pleins du philosophe de
Crotone. Ils ne tarissent pas d'anecdotes qui peignent sa sagesse, sa beauté et son pouvoir merveilleux sur les hommes. Les
néo-platoniciens d'
Alexandrie, les
Gnostiques et jusqu'aux premiers Pères de l'
Eglise le citent comme une autorité.
Précieux témoignages, où vibre toujours l'onde puissante d'enthousiasme que la grande personnalité de Pythagore sut communiquer à la Grèce et dont les derniers remous sont encore sensibles huit siècles après sa mort.
Vue d'en haut, ouverte avec les
clefs de l'
ésotérisme comparé, sa doctrine présente un magnifique ensemble, un tout solidaire dont les parties sont reliées par une
conception fondamentale. Nous y trouvons une reproduction raisonnée de la doctrine
ésotérique de l'Inde et de l'Egypte, à laquelle il donna la
clarté et la simplicité
hellénique, en y joignant un sentiment plus énergique, une idée plus nette de la
liberté humaine.
A la même époque et sur divers points du globe, de grands réformateurs vulgarisaient des doctrines analogues. Lao-Tsée sortait en Chine de l'
ésotérisme de Fo-Hi ; le dernier Bouddha, Çakia-Mouni prêchait sur les bords du Gange ; en Italie, le sacerdoce étrusque envoyait à Rome un
initié muni des livres sybillins, le roi
Numa, qui tenta de réfréner par de sages institutions l'ambition menaçante du Sénat romain. Et ce n'est point par hasard que ces réformateurs apparaissent en même temps chez des peuples si divers. Leurs missions différentes concourent à un but commun. Elles prouvent qu'à certaines époques un même courant spirituel traverse mystérieusement toute l'humanité. D'où vient-il ? De ce monde divin qui est hors de notre
vue, mais dont les génies et les prophètes sont les envoyés et les témoins.
Pythagore traversa tout le monde antique avant de dire son mot à la Grèce. Il vit l'Afrique et l'Asie, Memphis et Babylone, leur politique et leur
initiation. Sa vie orageuse ressemble à un vaisseau lancé en pleine tempête ; voiles déployées, il poursuit son but sans dévier de sa route, image du calme et de la
force au milieu des
éléments déchaînés. Sa doctrine donne la sensation d'une nuit fraîche succédant aux
feux aigus d'une journée sanglante. Elle fait penser à la beauté du
firmament qui déroule peu à peu ses archipels scintillants et ses harmonies éthérées sur la tête du
voyant.
Essayons de dégager l'une et l'autre des obscurité de la
légende comme des préjugés de l'école.
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(80) Le serment amphyctionique des peuples associés donne l'idée de la grandeur et de la
force sociale de cette institution : « Nous
jurons de ne jamais renverser les villes amphyctioniques, de ne jamais détourner soit pendant la paix, soit pendant la guerre les sources nécessaires à leurs besoins.Si quelque puissance ose l'entreprendre, nous marcherons contre elle, et nous détruirons ces villes, Si des
impies enlèvent les
offrandes du temple d'
Apollon, nous
jurons d'employer nos pieds, nos bras, notre voix, toutes nos
forces contre eux et contre leurs complices. »