IX
Dans lequel l'Albatros franchit près de dix mille kilomètres,
qui se terminent par un bond prodigieux.
Uncle Prudent et Phil Evans étaient bien résolus à fuir. S'ils n'avaient eu affaire aux huit hommes particulièrement vigoureux qui composaient le personnel de l'aéronef, peut-être eussent-ils tenté la lutte. Un coup d'audace aurait pu les rendre maîtres à bord et leur permettre de redescendre sur quelque point des Etats-Unis. Mais à deux Frycollin ne devant être considéré que comme une quantité négligeable , il n'y fallait pas songer. Donc, puisque la
force ne pouvait être employée, il conviendrait de recourir à la ruse, dès que l'
Albatros prendrait terre. C'est ce que Phil Evans essaya de faire comprendre à son irascible
collègue, dont il craignait toujours quelque violence prématurée qui eût aggravé la situation.
En tout cas, ce n'était pas le moment. L'aéronef filait à toute vitesse au-dessus du Pacifique-Nord. Le lendemain matin, 16
juin, on ne voyait plus rien de la côte. Or, comme le littoral s'arrondit depuis l'île de Vancouver jusqu'au groupe des Aléoutiennes, portion de l'Amérique russe cédée aux Etats-Unis en 1867, très
vraisemblablement l'
Albatros le croiserait à son extrême courbure. si sa direction ne se modifiait pas.
Combien les nuits paraissaient longues aux deux
collègues ! Aussi avaient-ils toujours hâte de quitter leur cabine. Ce matin-là, lorsqu'ils vinrent sur le pont, depuis plusieurs heures déjà l'aube avait
blanchi l'
horizon de l'est. On approchait du
solstice de
juin, le plus long
jour de l'année dans l'hémisphère boréal, et, sous le soixantième parallèle, c'est à peine s'il faisait nuit.
Quant à l'ingénieur
Robur, par habitude ou avec intention, il ne se pressait pas de sortir de son roufle. Ce jour-là, lorsqu'il le quitta, il se contenta de saluer ses deux hôtes, au moment où il se croisait avec eux à l'arrière de l'aéronef.
Cependant, les yeux rougis pas l'insomnie, le regard hébété, les jambes flageolantes, Frycollin s'était hasardé hors de sa cabine. Il marchait comme un homme dont le pied sent que le terrain n'est pas solide.
Son premier regard fut pour l'appareil suspenseur qui
fonctionnait avec une régularité rassurante sans trop se hâter.
Cela fait, le Nègre, toujours titubant, se dirigea vers la rambarde et la saisit à deux mains, afin de mieux assurer son
équilibre. Visiblement, il désirait prendre un aperçu du pays que l'
Albatros
dominait de deux cents mètres au plus.
Frycollin avait dû se monter beaucoup pour risquer une pareille tentative. Il lui fallait de l'audace, à coup sûr, puisqu'il soumettait sa personne à une telle épreuve.
D'abord, Frycollin se tint le
corps renversé en arrière devant la rambarde; puis il la secoua pour en reconnaître la solidité; puis il se redressa; puis il se courba en avant; puis il porta la tête en dehors. Inutile de dire que, pendant qu'il exécutait ces mouvements
divers, il avait les yeux fermés. Il les ouvrit enfin.
Quel cri ! Et comme il se retira vite ! Et de combien la tête lui rentra dans les épaules !
Au fond de l'abîme, il avait vu l'immense Océan. Ses
cheveux se seraient dressés sur son front, s'ils n'eussent été crépus.
« La mer !... la
mer !... » s'écria-t-il.
Et Frycollin fût
tombé sur la
plate-forme, si le maître
coq n'eût ouvert les bras
pour le recevoir.
Ce maître
coq
était un
Français, et peut-être un Gascon, bien qu'il se
nommât
François Tapage. S'il n'était
pas Gascon, il avait dû humer les brises de la Garonne
pendant son enfance. Comment ce
François Tapage se
trouvait-il au service de l'ingénieur ? Par quelle suite de
hasards faisait-il partie du personnel de l'
Albatros ?
on ne sait guère. En tout cas, ce narquois parlait l'anglais
comme un
Yankee.
« Eh ! droit donc,
droit !
s'écria-t-il en redressant le Nègre d'un
vigoureux coup dans les reins.
Master Tapage !... répondit le pauvre diable, en jetant des regards désespérés vers les hélices.
S'il te plaît, Frycollin !
Est-ce que ça casse quelquefois ?
Non ! mais ça finira pas casser.
Pourquoi ?... pourquoi ?...
Parce que tout lasse, tout passe, tout casse, comme on dit
dans mon pays.
Et la mer qui est
dessous
En cas de chute, mieux vaut la mer.
Mais on se noie !...
On se noie, mais on ne s'é-cra-bou-ille pas ! » répondit
François Tapage, en scandant chaque syllabe de sa phrase:
Un instant après, par un mouvement de reptation,
Frycollin s'était glissé au fond de sa cabine.
Pendant cette journée du 16
juin, l'aéronef ne prit qu'une vitesse modérée. Il semblait raser la surface de cette mer si calme, tout imprégnée de
soleil, qu'il dominait seulement d'une centaine de pieds.
A leur tour, Uncle Prudent et son
compagnon étaient restés dans leur roufle, afin de ne point rencontrer
Robur qui se promenait en fumant, tantôt seul, tantôt avec le contremaître Tom Turner. Il n'y avait qu'un demi-jeu d'hélices en fonction, et cela suffisait à maintenir l'appareil dans les basses zones de l'atmosphère.
En ces conditions, les gens de l'
Albatros auraient pu se donner, avec le plaisir de la pêche, la satisfaction de varier leur ordinaire, si ces
eaux du Pacifique eussent été poissonneuses. Mais, à sa surface, apparaissaient seulement quelques baleines, de cette espèce à ventre jaune qui mesure jusqu'à vingt-cinq mètres de longueur. Ce sont les plus redoutables cétacés des mers boréales. Les pêcheurs de profession se gardent bien de les attaquer, tant leur
force est prodigieuse.
Cependant, en harponnant une de ces baleines, soit avec le harpon ordinaire, soit avec la fusée Flechter ou la javeline-bombe. dont il y avait un assortiment à bord, cette pêche aurait pu se faire sans danger.
Mais à quoi bon cet inutile massacre ? Toutefois, et, sans doute, afin de montrer aux deux membres du Weldon-Institute ce qu'il pouvait obtenir de son aéronef,
Robur voulut donner la chasse à l'un de ces monstrueux
cétacés.
Au cri de « baleine ! baleine ! » Uncle Prudent et Phil Evans sortirent de leur cabine. Peut-être y avait-il quelque navire baleinier en
vue... Dans ce cas, pour échapper à leur prison volante, tous deux eussent été capables de se précipiter à la mer, en comptant sur la chance d'être recueillis par une embarcation.
Déjà tout le personnel de l'
Albatros était rangé sur la plate-forme. Il attendait.
« Ainsi, nous allons en tâter, master
Robur ? demanda le contremaître Turner.
Oui, Tom », répondit l'ingénieur.
Dans les roufles de la machinerie, le mécanicien et ses deux aides étaient à leur poste, prêts à exécuter les manuvres qui seraient commandées par gestes. L'
Albatros ne tarda pas à s'abaisser vers la mer, et il s'arrêta à une cinquantaine de pieds au-dessus.
Il n'y avait aucun navire au large ce que purent constater
les deux
collègues ni aucune terre en
vue qu'ils auraient pu gagner à la nage, en admettant que
Robur n'eût rien fait pour les ressaisir.
Plusieurs jets de vapeur et d'
eau, lancés par leurs
évents, annoncèrent bientôt la présence des baleines qui venaient respirer à la surface de la mer.
Tom Turner, aidé d'un de ses camarades, s'était placé à l'avant. A sa portée était une de ces javelines-bombes, de fabrication californienne, qui se lancent avec une arquebuse. C'est une espèce de cylindre de métal que termine une bombe cylindrique, armée d'une tige à pointe barbelée.
Du banc de quart de l'avant, sur lequel il venait de monter,
Robur indiquait, de la main droite aux mécaniciens, de la main gauche au timonier, les manuvres à faire. Il était ainsi maître de l'aéronef dans
toutes les directions, horizontale et verticale. On ne saurait croire avec quelle rapidité, avec quelle précision, l'appareil obéissait à tous ses commandements. On eût dit d'un être organisé, dont l'ingénieur
Robur était l'
âme.
«
Baleine !...
Baleine ! »
s'écria de nouveau Tom Turner.
En effet, le dos d'un
cétacé
émergeait à quatre encablures en avant de l'
Albatros.
L'
Albatros courut dessus, et, quand il n'en fut plus qu'à une soixantaine de pieds, il s'arrêta.
Tom Turner avait épaulé son arquebuse qui reposait sur une fourche fichée dans la rambarde. Le coup partit, et le projectile, entraînant une longue corde dont l'extrémité se rattachait à la
plate-forme, alla
frapper le
corps de la baleine. La bombe, remplie d'une matière fulminante, fit alors explosion, et, en éclatant, lança une sorte de petit harpon à deux branches, qui s'incrusta dans les chairs de l'
animal.
« Attention ! » cria Turner.
Uncle Prudent et Phil Evans, si mal disposés qu'ils fussent, se sentaient intéressés par ce spectacle.
La baleine, blessée grièvement, avait frappé la mer d'un tel coup de queue que l'
eau rejaillit jusque sur l'avant de l'aéronef. Puis l'
animal plongea à une grande profondeur, pendant qu'on lui filait de la corde préalablement lovée dans une baille pleine d'
eau, afin qu'elle ne prit pas
feu au frottement. Lorsque la baleine revint à la surface, elle se mit à fuir à toute vitesse dans la direction du nord.
Que l'on imagine avec quelle rapidité l'
Albatros
fut remorqué à sa suite ! D'ailleurs, les propulseurs avaient été arrêtés. On laissait faire l'
animal, en se maintenant en ligue avec lui. Tom Turner était prêt à
couper la corde, pour le cas où un nouveau plongeon aurait rendu cette remorque trop dangereuse.
Pendant une demi-heure, et peut-être sur une distance de six milles, l'
Albatros fut ainsi entraîné; mais on sentait que le
cétacé commençait à faiblir.
Alors, sur un geste de
Robur, les aides-mécaniciens firent machine en arrière, et les propulseurs commencèrent à opposer une certaine résistance à la baleine, qui, peu à peu, se rapprocha du bord.
Bientôt l'aéronef plana à vingt-cinq pieds au-dessus d'elle. Sa queue battait encore les
eaux avec une incroyable violence. En se retournant du dos sur le ventre, elle produisait d'énormes remous.
Tout à coup, elle se redressa, pour ainsi dire, piqua une tête, et plongea avec une telle rapidité, que Tom Turner eut à peine le temps de lui filer de la corde.
D'un coup, l'aéronef fut entraîné jusqu'à la surface des
eaux. Un tourbillon s'était formé à la place où avait disparu l'
animal. Un paquet de mer embarqua par-dessus la rambarde, comme il en tombe sur les
pavois d'un navire qui court contre le vent et la lame.
Heureusement, d'un coup de
hache, Tom Turner trancha la corde,
et l'
Albatros, sa remorque détachée, remonta à deux cents
mètres sous la puissance de ses hélices ascensionnelles.
Quant à
Robur, il avait manuvré l'appareil sans que son sang-froid l'eût abandonné un instant.
Quelques minutes après, la baleine revenait à la surface morte cette fois. De toutes parts les
oiseaux de mer accouraient pour se jeter sur son cadavre, en poussant des cris à rendre sourd tout, un Congrès.
L'
Albatros, n'ayant que faire de cette
dépouille, reprit sa marche vers l'ouest.
Le lendemain, 17
juin, à six heures du matin, une terre se profila à l'
horizon. C'étaient la presqu'île d'Alaska et le long semis de brisants des Aléoutiennes.
L'
Albatros sauta par-dessus cette barrière où pullulent ces phoques à fourrure, que chassent les Aléoutiens pour le compte de la Compagnie Russo-Américaine. Excellente affaire, la capture de ces amphibies longs de six à sept pieds,
couleur de rouille, qui pèsent de trois cents à cinq cents livres ! Il y en avait des files interminables, rangées en front de bataille, et on eût pu les compter par milliers.
S'ils ne bronchèrent pas au passage de l'
Albatros,
il n'en fut pas de même des plongeons, lumnes et imbriens, dont les cris rauques emplirent l'espace, et qui disparurent sous les
eaux, comme s'ils eussent été menacés par quelque formidable bête de l'
air.
Les deux mille kilomètres de la mer de Behring, depuis les premières Aléoutiennes jusqu'à la pointe extrême du Kamtchatka, furent enlevés pendant les vingt-quatre heures de cette journée et de la nuit suivante. Pour mettre à exécution leur projet de fuite, Uncle Prudent et Phil Evans ne se trouvaient plus dans des conditions favorables. Ce n'était ni sur ces rivages déserts de l'extrême Asie, ni dans les parages de la mer d'Okhotsk qu'une évasion pouvait s'effectuer avec quelque chance.
Visiblement, l'
Albatros se dirigeait vers les terres du Japon ou de la Chine. Là, bien qu'il ne fût peut-être pas prudent de s'en remettre à la discrétion des Chinois ou des Japonais, les deux
collègues étaient résolus à s'enfuir, si l'aéronef faisait halte en un point quelconque
de ces territoires.
Mais ferait-il halte ? Il n'en
était pas de lui
comme d'un
oiseau qui finit par se fatiguer d'un trop long vol, ou d'un
ballon qui, faute de gaz, est obligé de redescendre. Il
avait des approvisionnements pour bien des semaines encore, et ses
organes, d'une solidité merveilleuse, défiaient
toute faiblesse comme toute lassitude.
Un bond par-dessus la
presqu'île du Kamtchatka, dont
on aperçut à peine l'établissement de
Petropavlovsk et le volcan de Kloutschew pendant la journée
du 18
juin, puis un autre bond au-dessus de la mer d'Okhotsk,
à peu près à la
hauteur des
îles Kouriles, qui lui font un barrage rompu par des
centaines de petits canaux. Le 19, au matin, l'
Albatros
atteignit le détroit de La
Pérouse,
resserré entre la pointe
septentrionale du Japon et
l'île Saghalien, dans cette petite Manche, où se
déverse ce grand
fleuve sibérien, l'
Amour.
Alors se leva un
brouillard
très dense, que
l'aéronef dut laisser au-dessous de lui. Ce n'est pas qu'il
eût besoin de dominer ces vapeurs pour se diriger. A
l'
altitude qu'il occupait, aucun obstacle à craindre, ni
monuments élevés qu'il eût pu heurter
à son passage, ni
montagnes contre lesquelles il aurait
couru le risque de se briser dans son vol. Le pays n'était
que peu accidenté. Mais ces vapeurs ne laissaient pas
d'être fort désagréables, et tout
eût été mouillé à
bord.
Il n'y avait donc qu'à
s'élever
au-dessus de cette couche de brumes dont l'épaisseur
mesurait trois à quatre cents mètres. Aussi les
hélices furent-elles plus rapidement actionnées,
et au-delà du
brouillard, l'
Albatros
retrouva les régions ensoleillées du
ciel.
Dans ces conditions. Uncle Prudent et
Phil Evans auraient eu
quelque peine à donner suite à leurs projets
d'évasion, en admettant qu'ils eussent pu quitter
l'aéronef.
Ce jour-là, au moment
où
Robur passait
près d'eux, il s'arrêta un instant, et, sans avoir
l'
air d'y attacher aucune importance.
« Messieurs,
dit-il, un navire à
voile ou à vapeur, perdu dans des brumes dont il ne peut
sortir, est toujours fort gêné. Il ne navigue plus
qu'au sifflet ou à la corne. Il lui faut ralentir sa marche,
et, malgré tant de précautions, à
chaque instant une collision est à craindre. L'
Albatros
n'éprouve aucun de ces soucis. Que lui font les brumes,
puisqu'il peut s'en dégager ? L'espace est à lui,
tout l'espace ! »
Cela dit,
Robur continua tranquillement sa promenade, sans attendre une réponse qu'il ne demandait pas, et les bouffées de sa pipe se perdirent dans l'azur.
« Uncle Prudent, dit Phil Evans; il paraît que cet étonnant
Albatros n'a jamais rien à craindre !
C'est ce que nous verrons ! » répondit le président du Weldon-Institute.
Le
brouillard dura trois
jours, les
19, 20, 21
juin, avec une
persistance regrettable. Il avait fallu s'élever pour
éviter les
montagnes japonaises de Fousi-Zama. Mais, ce
rideau de brumes s'étant déchiré, on
aperçut une immense cité avec palais,
villas,
chalets,
jardins, parcs. Même sans la voir,
Robur
l'eût reconnue rien qu'à l'aboiement de ses
myriades de
chiens, aux cris de ses
oiseaux de proie, et surtout
à l'odeur cadavérique que les
corps de ses
suppliciés jettent dans l'espace.
Les deux
collègues
étaient sur la
plate-forme, au moment où l'ingénieur prenait ce
repère, pour le cas où il devrait continuer sa
route au milieu du
brouillard.
« Messieurs,
dit-il, je n'ai aucune raison
de vous cacher que cette ville, c'est Yédo, la capitale du
Japon. »
Uncle Prudent ne répondit
pas. En
présence de l'ingénieur, il suffoquait comme si
l'
air eût manqué à ses poumons.
« Cette
vue de
Yédo, reprit
Robur, c'est vraiment très curieux.
Quelque curieux que ce soit...,
répliqua Phil
Evans.
Cela ne vaut pas Pékin ? riposta l'ingénieur. C'est bien mon avis, et vous en pourrez juger avant peu. »
Impossible d'être plus aimable.
L'
Albatros, qui pointait vers le sud-est, changea alors sa direction de quatre quarts, afin d'aller chercher dans l'est une route nouvelle.
Pendant la nuit, le
brouillard se dissipa. Il y avait des symptômes d'un
typhon peu éloigné, baisse rapide du baromètre, disparition des vapeurs, grands nuages de forme ellipsoïdale, collés sur le fond cuivré du
ciel; à l'
horizon opposé, de longs traits de carmin, nettement tracés sur une nappe d'ardoise, et un large secteur, tout clair, dans le nord; puis, la mer unie et calme, mais dont les
eaux, au coucher du
soleil, prirent une
sombre
couleur écarlate.
Fort heureusement, ce
typhon se déchaîna plus au sud et n'eut d'autres résultats que de dissiper les brumes amoncelées depuis près de trois
jours.
En une heure, on avait franchi les deux cents kilomètres du détroit de Corée, puis, la pointe extrême de cette presqu'île. Tandis que le
typhon allait
battre les côtes sud-est de la Chine, l'
Albatros se balançait sur la mer Jaune, et, pendant les journées du 22 et du 23, au-dessus du golfe de Petchéli; le 24, il remontait la vallée du Pei-Ho, et il planait enfin sur la capitale du Céleste Empire.
Penchés en dehors de la plate-forme, les deux
collègues, ainsi que l'avait annoncé l'ingénieur, purent voir très distinctement cette cité immense, le mur qui la sépare en deux
parties ville mandchoue et ville chinoise , les douze faubourgs qui
l'environnent, les larges boulevards qui rayonnent vers le centre, les
temples dont les toits jaunes et verts se baignaient dans le
soleil
levant, les parcs qui entourent les hôtels des mandarins;
puis, au milieu de la ville mandchoue, les six cent soixante-huit
hectares
[Près de quatorze fois la surface du
Champ-de-Mars] de la ville Jaune, avec ses pagodes, ses
jardins impériaux, ses lacs artificiels, sa
montagne de
charbon qui domine toute la capitale; enfin, au centre de la ville
Jaune, comme un
carré de casse-tête chinois
encastré dans un autre, la ville
Rouge,
c'est-à-dire le Palais Impérial avec toutes les
fantaisies de son invraisemblable architecture.
En ce moment, au-dessous de l'
Albatros,
l'
air était empli d'une
harmonie singulière. On
eût dit d'un concert de harpes éoliennes. Dans
l'
air planaient une centaine de cerfs-volants de différentes
formes en feuilles de palmier ou de pandanus, munis à leur
partie supérieure d'une sorte d'arc en
bois
léger, sous-tendu d'une mince lame de bambou. Sous l'
haleine
du vent, toutes ces lames, aux notes variées comme celles
d'un harmonica, exhalaient un murmure de l'effet le plus
mélancolique. Il semblait que, dans ce milieu, on
respirât de l'oxygène musical.
Robur eut alors la fantaisie de se
rapprocher de cet orchestre
aérien, et l'
Albatros vint lentement se
baigner dans les ondes sonores que les cerfs-volants
émettaient à travers l'atmosphère.
Mais, aussitôt, il se
produisit un extraordinaire
effet au milieu de cette innombrable population. Coups de tam-tams et
autres instruments formidables des orchestres chinois, coups de fusils
par milliers, coups de mortiers par centaines, tout fut mis en uvre
pour éloigner l'aéronef. Si les astronomes de la
Chine reconnurent, ce jour-là, que cette machine
aérienne, c'était le mobile dont l'apparition
avait soulevé tant de disputes, les millions de
Célestes, depuis l'humble tankadère jusqu'aux
mandarins les plus boutonnés, le prirent pour un monstre
apocalyptique qui venait d'apparaître sur le
ciel de Bouddha.
On ne s'inquiéta
guère de ces
démonstrations dans l'inabordable
Albatros.
Mais les cordes, qui retenaient les cerfs-volants aux pieux
fichés dans les
jardins impériaux, furent ou
coupées ou halées vivement. De ces
légers appareils, les uns revinrent rapidement à
terre en accentuant leurs accords, les autres tombèrent
comme des
oiseaux qu'un plomb a frappés aux ailes et dont le
chant finit avec le dernier souffle.
Une formidable fanfare,
échappée de la
trompette de Tom Turner, se lança alors sur la capitale et
couvrit les dernières notes du concert aérien.
Cela n'interrompit pas la fusillade terrestre. Toutefois, une bombe,
ayant éclaté à quelques vingtaines de
pieds de sa plate-forme, l'
Albatros remonta dans les
zones inaccessibles du
ciel.
Que se passa-t-il pendant les quelques
jours qui suivirent ?
Aucun incident dont les prisonniers eussent pu profiter. Quelle direction prit l'aéronef ? Invariablement celle du sud-ouest ce qui dénotait le projet de se rapprocher de l'Indoustan. Il était visible, d'ailleurs, que le sol, montant sans cesse, obligeait l'
Albatros à se diriger selon son profil. Une dizaine d'heures après avoir quitté Pékin, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu entrevoir une partie de la Grande Muraille sur la limite du Chen-Si. Puis, évitant les monts Loungs, ils passèrent au-dessus de la vallée de Wang-Ho et franchirent la frontière de l'Empire chinois sur la limite du Tibet.
Le Tibet, hauts plateaux sans végétation, de-ci, de-là pics neigeux,
ravins desséchés, torrents alimentés
par les glaciers, bas-fonds avec d'éclatantes couches de sel, lacs encadrés dans des
forêts verdoyantes. Sur le tout, un vent souvent glacial.
Le baromètre, tombé à 450 millimètres, indiquait alors une
altitude de plus de quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer. A cette
hauteur, la température, bien que l'on fût dans les mois
les plus chauds de l'hémisphère boréal, ne dépassait guère le zéro.
Ce refroidissement, combiné avec la vitesse de l'
Albatros, rendait la situation peu supportable. Aussi, bien que les deux
collègues eussent à leur
disposition de chaudes couvertures de voyage, ils préférèrent rentrer dans le roufle.
Il va sans dire qu'il
avait fallu donner aux hélices suspensives une extrême rapidité, afin de maintenir l'aéronef dans un
air déjà raréfié. Mais elles fonctionnaient avec un ensemble parfait, et il semblait que l'on fût bercé par le frémissement de leurs ailes.
Ce jour-là, Garlok, ville du Tibet occidental, chef-lieu de la province de Guari-Khorsoum, put voir passer l'
Albatros, gros comme un pigeon voyageur.
Le 27
juin, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent une énorme barrière, dominée par quelques hauts pics, perdus dans les neiges, et qui leur coupait l'
horizon. Tous deux, arc-boutés alors contre le roufle de l'avant pour résister à la vitesse du déplacement, regardaient ses masses colossales. Elles semblaient courir au-devant de l'aéronef.
« L'Himalaya, sans doute, dit Phil Evans, et il est probable que ce
Robur va en contourner la base sans essayer de passer dans l'Inde.
Tant pis ! répondit Uncle Prudent. Sur cet immense
territoire, peut-être aurions-nous pu...
A moins qu'il ne tourne la chaîne par le Birman
à l'est, ou par le Népaul à l'ouest.
En tout cas, je le mets au défi de la franchir !
Vraiment ! » dit une voix.
Le lendemain, 28
juin, l'
Albatros se trouvait en face du gigantesque massif, au-dessus de la province de Zzang. De l'autre côté de l'Himalaya, c'était la région du Népaul.
En réalité, trois chaînes coupent successivement la route de l'Inde, quand on vient du nord. Les deux
septentrionales, entre lesquelles s'était glissé l'
Albatros, comme un navire entre d'énormes écueils, sont les premiers degrés de cette barrière de l'Asie centrale. Ce furent d'abord le Kouen-Loun, puis le Karakoroum, qui dessinent cette
vallée longitudinale et parallèle à l'Himalaya, presque à la ligne de faite où se partagent les bassins de l'Indus, à l'ouest, et du
Brahmapoutre, à l'est.
Quel superbe système orographique ! Plus de deux cents sommets déjà mesurés, dont dix-sept dépassent vingt-cinq mille pieds ! Devant l'
Albatros, à huit mille huit cent quarante mètres, s'élevait le mont Everest. Sur la droite, le Dwalaghiri,
haut de huit mille deux cents. Sur la gauche, le Kinchanjunga, haut de huit mille cinq cent quatre-vingt-douze, relégué au deuxième rang depuis les dernières mesures de l'Everest.
Evidemment,
Robur n'avait pas la prétention d'effleurer la cime de ces pics mais, sans doute, il connaissait les diverses passes de l'Himalaya, entre autres, la passe d'Ibi-Gamin, que les
frères Schlagintweit, en 1856, ont franchie à une
hauteur de six mille huit cents mètres, et il s'y lança résolument.
Il y eut là quelques heures palpitantes,
très pénibles même. Cependant, si la raréfaction de l'
air ne devint pas telle qu'il fallut recourir à des appareils spéciaux pour renouveler l'oxygène dans les cabines, le froid fut excessif.
Robur, posté à l'avant, sa mâle figure sous son capuchon, commandait les manuvres. Tom Turner avait en main la barre du gouvernail. Le mécanicien surveillait attentivement ses piles dont les substances
acides
n'avaient rien à craindre de la
congélation heureusement. Les hélices, lancées au maximum de courant, rendaient des sons de plus en plus
aigus, dont l'intensité fut extrême, malgré la moindre densité de l'
air. Le baromètre tomba à 290 millimètres, ce qui indiquait sept mille mètres d'
altitude.
Magnifique
disposition de ce
chaos de
montagnes !
Partout des sommets blancs.
Pas de lacs, mais des glaciers qui descendent jusqu'à dix mille pieds de la base. Plus d'herbe, rien que de rares phanérogames sur la limite de la vie végétale. Plus de ces admirables pins et cèdres, qui se groupent en
forêts splendides aux flancs inférieurs de la chaîne. Plus de ces gigantesques fougères ni de ces interminables parasites, tendus d'un tronc à l'autre, comme dans les sous-bois de la jungle.
Aucun animal, ni
chevaux sauvages, ni yaks, ni bufs tibétains. Parfois une gazelle égarée jusque dans ces
hauteurs.
Pas d'
oiseaux, si ce n'est quelques couples de ces corneilles qui s'élèvent jusqu'aux dernières couches de l'
air respirable.
Cette passe enfin franchie, l'
Albatros commença à redescendre. Au sortir du col, hors de la région des
forêts, il n'y avait plus qu'une campagne infinie qui s'étendait sur un immense secteur.
Alors
Robur s'avança vers ses hôtes, et d'une voix aimable :
« L'Inde, messieurs », dit-il.