LIVRE VI
PYTHAGORE LES MYSTÈRES DE DELPHES
IV L'ORDRE ET LA DOCTRINE (1/2)
La ville de Crotone occupait l'extrémité du golfe de Tarente, près du promontoire Lacinien, en face de la haute mer. C'était avec Sybaris la ville la plus florissante de l'Italie méridionale. On renommait sa constitution dorienne, ses athlètes vainqueurs aux jeux d'Olympie, ses médecins rivaux des Asclépiades. Les Sybarites durent leur immortalité à leur luxe et à leur mollesse. Les Crotoniates seraient peut-être oubliés malgré leurs vertus, s'ils n'avaient eu la gloire d'offrir un asile à la grande école de philosophie ésotérique connue sous le nom de secte pythagoricienne, qu'on peut considérer comme
la mère de l'école platonicienne, et comme l'aïeule de toutes les écoles idéalistes. Si nobles que soient les descendantes, l'aïeule les surpasse de beaucoup. L'école platonicienne procède d'une initiation incomplète ; l'école stoïcienne a déjà perdu la vraie tradition. Les autres systèmes de philosophie antique et moderne sont des spéculations plus ou moins heureuses, tandis que la doctrine de Pythagore était basée sur une science expérimentale et accompagnée d'une organisation complète de la vie.
Comme les ruines de la ville disparue, les secrets de l'ordre et la pensée du maître sont aujourd'hui profondément ensevelis sous terre. Essayons cependant de les faire revivre. Ce sera pour nous une occasion de pénétrer jusqu'au cur de la doctrine
théosophique,
arcane des
religions et des philosophies, et de soulever un coin du voile d'Isis, à la
clarté du génie grec.
Plusieurs raisons déterminèrent Pythagore à choisir cette colonie dorienne pour centre d'action.
Son but n'était pas seulement d'enseigner la doctrine
ésotérique à un cercle de
disciples choisis, mais encore d'en appliquer les principes à l'éducation de la
jeunesse et à la vie de l'Etat. Ce plan comportait la fondation d'un institut pour l'
initiation laïque, avec l'arrière-pensée de transformer peu à peu l'organisation politique des cités, à l'image de cet
idéal philosophique et
religieux. Il est certain qu'aucune des républiques de l'
Hellade ou du
Péloponnèse n'eût toléré cette innovation. On eût accusé le philosophe de conspirer contre l'Etat. Les villes grecques du golfe de Tarente, moins minées par la
démagogie, étaient plus libérales. Pythagore ne se trompa point en espérant trouver un accueil favorable pour ses réformes auprès du sénat de
Crotone. Ajoutons que ses visées s'étendaient au-delà de la Grèce. Devinant l'évolution des idées, il prévoyait la chute de l'
hellénisme et songeait à
déposer dans l'
esprit humain les principes d'une
religion scientifique. En
fondant son école dans le golfe de Tarente, il répandait les idées
ésotériques en Italie et conservait dans le vase précieux de sa doctrine l'
essence purifiée de la sagesse orientale pour les peuples de l'Occident.
En arrivant à
Crotone, qui penchait alors vers la vie voluptueuse de sa voisine
Sybaris, Pythagore y produisit une véritable révolution. Porphyre et
Jamblique nous peignent ses débuts comme ceux d'un magicien plutôt que comme ceux d'un philosophe. Il réunit les jeunes gens au temple d'
Apollon, et réussit par son éloquence à les arracher à la débauche. Il rassembla les femmes au temple de
Junon, et leur persuada de porter leurs robes d'or et leurs ornements à ce même temple comme des trophées à la défaite de la vanité et du luxe. Il enveloppait de grâce l'austérité de ses enseignements ; de sa sagesse s'échappait une
flamme communicative. La beauté de son visage, la noblesse de sa personne, le charme de sa physionomie et de sa voix achevaient de séduire. Les femmes le comparaient à Jupiter, les jeunes gens à
Apollon hyperboréen. Il captivait, il entraînait la foule très étonnée en l'écoutant de s'énamourer de la vertu et de la vérité.
Le sénat de
Crotone ou
Conseil des mille s'inquiéta
de cet ascendant. Il somma Pythagore de rendre raison devant lui de sa conduite
et des moyens qu'il employait pour maîtriser les
esprits. Ce fut pour lui
une occasion de développer ses idées sur l'éducation et de
démontrer, que loin de menacer la constitution dorienne de
Crotone, elles
ne feraient que l'affermir. Quand il eût gagné à son projet
les citoyens les plus riches et la majorité du sénat, il leur proposa
la création d'un institut pour lui et pour ses
disciples. Cette confrérie
d'
initiés laïques mènerait la vie commune, dans un édifice
construit à dessein, mais sans se séparer de la vie civile. Ceux
d'entre eux qui méritaient déjà le nom de maître pourraient
enseigner les sciences physiques, psychiques et
religieuses. Quant aux jeunes
gens, ils seraient admis aux leçons des maîtres et aux divers grades
de l'
initiation, selon leur intelligence et leur bonne volonté, sous le contrôle du chef de l'ordre. Pour commencer, ils devraient se soumettre aux règles de la vie commune et passer toute la journée à l'institut, sous la surveillance des maîtres. Ceux qui voudraient entrer formellement dans l'ordre abandonneraient leur fortune à un curateur, avec
liberté de la reprendre quand il leur plairait. Il y aurait dans l'Institut une section pour les femmes, avec
initiation parallèle, mais différenciée et adaptée aux devoirs de leur sexe.
Ce projet fut adopté avec enthousiasme par le Sénat de
Crotone, et au bout de quelques années, on vit s'élever aux abords de la ville un édifice entouré de vastes portiques et de beaux
jardins. Les Crotoniates l'appelèrent le temple des Muses ; et, en réalité, il y avait au centre de ces bâtiments, près de la modeste habitation du maître, un temple dédié à ces divinités.
Ainsi naquit l'institut pythagoricien qui devint à la fois un
collège d'éducation, une académie des sciences et une petite cité modèle sous la direction d'un grand
initié. C'est par la théorie et la pratique, par les sciences et les arts réunis, qu'on y parvenait lentement à cette science des sciences, à cette
harmonie magique de l'
âme et de l'intellect avec l'univers, que les pythagoriciens considéraient comme l'
arcane de la philosophie et de la
religion. L'école pythagoricienne a pour nous un intérêt suprême, parce qu'elle fut la plus remarquable tentative d'
initiation laïque. Synthèse anticipée de l'
hellénisme et du christianisme, elle greffa le
fruit de la science sur l'
arbre de la vie ; elle connut cette réalisation interne et vivante de la vérité qui seule peut donner la foi profonde. Réalisation éphémère, mais d'une importance capitale, qui eut la fécondité de l'exemple.
Pour nous en faire une idée, pénétrons dans l'institut pythagoricien avec le novice et suivons pas à pas son
initiation.
L'ÉPREUVE
Elle brillait sur une colline, parmi les cyprès et
les oliviers, la blanche demeure des
frères initiés. D'en bas, en
longeant la côte, on apercevait ses portiques, ses
jardins, son gymnase.
Le temple des Muses surpassait les deux ailes de l'édifice de sa colonnade
circulaire, d'une aérienne élégance. De la terrasse des
jardins
extérieurs on dominait la ville avec son Prytanée, son port, sa
place des assemblées. Au loin, le golfe s'étalait entre les côtes
aiguës comme dans une coupe d'agate, et la mer ionienne fermait l'
horizon
de sa ligne d'azur. Quelquefois on voyait des femmes vêtues de diverses
couleurs sortir de l'aile gauche et descendre en longues files vers la mer, par
l'allée des cyprès. Elles allaient accomplir leurs
rites au temple
de
Cérès. Souvent aussi, de l'aile droite, on voyait monter des
hommes en robe blanche au temple d'
Apollon. Et ce n'était pas le moindre
attrait pour l'imagination chercheuse de la
jeunesse, de penser que l'école
des
initiés était placée sous la protection de ces deux divinités,
dont l'une, la Grande Déesse, contenait les mystères profonds de
la Femme et de la
Terre, dont l'autre, le
Dieu solaire, révélait
ceux de l'Homme et du
Ciel.
Elle souriait donc en dehors et au-dessus de la ville populeuse,
la petite cité des élus. Sa tranquille sérénité
attirait les nobles instincts de la
jeunesse, mais on ne voyait rien de ce qui
se passait au dedans, et on savait qu'il n'était pas facile de s'y faire
admettre. Une simple haie vive servait de défense aux
jardins affectés
à l'institut de Pythagore, et la porte d'entrée restait ouverte
le
jour. Mais il y avait là une statue d'
Hermès et on lisait sur
son socle :
Eskato Bébéloï, arrière aux
profanes
! Tout le monde respectait ce commandement des Mystères.
Pythagore était extrêmement difficile pour l'admission
des novices disant « que tout
bois n'était pas propre à faire
un
Mercure. » Les jeunes gens qui voulaient entrer dans l'association devaient
subir un temps d'épreuve et d'essai. Présentés par leurs
parents ou par l'un des maîtres, on leur permettait d'abord d'entrer au
gymnase pythagoricien, où les novices se livraient aux
jeux de leur âge.
Le jeune homme remarquait au premier coup d'il que ce gymnase ne ressemblait
pas à celui de la ville.
Pas de cris violents, pas de groupes tapageurs
; ni la forfanterie ridicule, ni le vain étalage de la
force des athlètes
en herbe, se défiant les uns les autres et se montrant leurs muscles ;
mais des groupes de jeunes gens affables et distingués, se promenant deux par deux sous les portiques ou jouant dans l'arène. Ils l'invitaient avec grâce et simplicité à prendre part à leur conversation, comme s'il était un des leurs, sans le toiser d'un regard soupçonneux ou d'un malin sourire. Dans l'arène, on s'exerçait à la course, au jet du javelot et du disque. On exécutait aussi des combats simulés sous forme de danses doriennes, mais Pythagore avait sévèrement banni de son institut la lutte
corps à
corps, disant qu'il était superflu et même dangereux de développer l'orgueil et la haine avec la
force et l'agilité ; que les hommes destinés à pratiquer les vertus de l'amitié ne devaient pas commencer par se terrasser les uns les autres et se rouler dans le sable comme des bêtes fauves ; qu'un vrai héros savait combattre avec courage, mais sans fureur ; que la haine nous rend inférieurs à un adversaire quelconque. Le nouveau venu entendait ces maximes du maître répétées par les novices, tout fiers de lui communiquer leur sagesse précoce. En même temps, ils l'engageaient à manifester ses opinions, à les contredire librement. Enhardi par ces avances, le prétendant ingénu montrait bientôt ouvertement sa vraie nature. Heureux d'être écouté et admiré, il pérorait et se dilatait à son aise. Pendant ce temps, les maîtres l'observaient de près, sans jamais le réprimander. Pythagore venait à l'improviste étudier ses gestes et ses paroles. Il donnait une attention particulière à la démarche et au rire des jeunes gens. Le rire, disait-il, manifeste le caractère d'une manière
indubitable et aucune dissimulation ne peut embellir le rire d'un méchant. Il avait fait aussi de la physionomie humaine une étude si profonde qu'il savait y lire le fond de l'
âme (90).
Par ces observations minutieuses, le maître se faisait une idée précise de ses futurs
disciples. Au bout de quelques mois, venaient les épreuves décisives. Elles étaient imitées de l'
initiation égyptienne, mais très
adoucies et adaptées à la nature grecque, dont l'impressionnabilité n'eût pas supporté les mortelles épouvantes des
cryptes de Memphis et de Thèbes. On faisait passer la nuit à l'aspirant pythagoricien dans une caverne, aux environs de la ville, où l'on prétendait qu'il y avait des monstres et des apparitions. Ceux qui n'avaient pas la
force de supporter les impressions funèbres de la solitude et de la nuit, qui refusaient d'entrer ou s'enfuyaient avant le matin, étaient jugés trop faibles pour l'
initiation et renvoyés.
L'épreuve morale était plus sérieuse. Brusquement, sans préparation, on enfermait un beau matin le
disciple en espérance dans une cellule triste et nue. On lui laissait une ardoise et on lui ordonnait froidement de trouver le sens d'un des
symboles pythagoriciens par exemple « Que signifie le
triangle inscrit dans le cercle ? » ou bien : « Pourquoi le dodécaèdre compris dans la
sphère est-il le chiffre de l'univers ? » Il passait douze heures dans sa cellule avec son ardoise et son problème, sans autre compagnie qu'un vase d'
eau et du pain sec. Puis on l'amenait dans une salle, devant les novices réunis. En cette circonstance, ils avaient l'ordre de railler sans pitié le malheureux, qui maussade et affamé paraissait devant eux comme un coupable. « Voilà, disaient-ils, le nouveau philosophe. Que sa mine est inspirée ! Il va nous raconter ses méditations. Ne nous cache pas ce que tu as découvert. Tu vas faire ainsi le tour de tous les
symboles. Encore un mois de ce régime et tu seras devenu un grand sage ! »
C'est à ce moment que le maître observait l'attitude et la physionomie du jeune homme avec une attention profonde. Irrité par le jeûne, accablé de sarcasmes, humilié de n'avoir pu résoudre une
énigme incompréhensible, il devait faire un grand effort pour se maîtriser. Quelques-uns pleuraient de rage ; d'autres répondaient par des paroles cyniques ; d'autres, hors d'eux, brisaient leur ardoise avec fureur, en accablant d'injures l'école, le maître et ses
disciples. Pythagore paraissait alors et disait avec calme qu'ayant si mal supporté l'épreuve de l'amour-propre, on était prié de ne plus revenir à une école dont on avait une si mauvaise opinion, et où les vertus élémentaires devaient être l'amitié et le respect des maîtres. Le candidat évincé s'en allait honteux et devenait quelquefois pour l'ordre un
ennemi redoutable, comme ce fameux Cylon qui plus tard ameuta le peuple contre les Pythagoriciens et amena la catastrophe de l'ordre. Ceux au contraire qui supportaient les attaques avec fermeté, qui répondaient aux provocations par des réflexions justes et spirituelles, et déclaraient qu'ils seraient prêts à recommencer l'épreuve cent fois pour obtenir une seule parcelle de la sagesse, étaient solennellement admis au noviciat et recevaient les félicitations enthousiastes de leurs nouveaux
condisciples.
PREMIER DEGRÉ PRÉPARATION
Le noviciat et la vie pythagoricienne
Alors seulement commençait le noviciat appelé
préparation (paraskéiè), qui durait au moins deux ans et pouvait se prolonger jusqu'à cinq. Les novices ou
écoutants (akousikoï), étaient soumis pendant les leçons qu'ils recevaient à la règle absolue du silence Ils n'avaient le droit ni de faire une objection à leurs maîtres, ni de discuter leurs enseignements. Ils devaient les recevoir avec respect, et puis les méditer longuement en eux-mêmes. Pour imprimer cette règle dans l'
esprit du nouvel écoutant, on lui montrait une statue de femme enveloppée d'un long voile, un doigt posé sur sa bouche,
la Muse du silence.
Pythagore ne croyait pas que la
jeunesse fût capable
de comprendre l'origine et la fin des choses. Il pensait que l'exercer à
la dialectique et au raisonnement, avant de lui avoir donné le sens de
la vérité, faisait des têtes creuses et des sophistes prétentieux.
Il songeait à développer avant tout dans ses élèves
la faculté
primordiale et supérieure de l'homme : l'intuition. Et
pour cela, il n'enseignait pas des choses mystérieuses ou difficiles. Il
partait des sentiments naturels, des premiers devoirs de l'homme à son
entrée dans la vie, et montrait leur rapport avec les lois universelles.
Comme il inculquait tout d'abord aux jeunes gens l'
amour pour leurs parents, il
agrandissait ce sentiment en assimilant l'idée de père à
celle de
Dieu, le grand créateur de l'univers. « Il n'y a rien de
plus
vénérable, disait-il que la qualité de père.
Homère a nommé Jupiter le roi des
Dieux, mais pour montrer toute
sa grandeur, il l'a nommé le père des
Dieux et des hommes. »
Il comparait la mère à la nature généreuse et bienfaisante
; comme
Cybèle céleste produit les astres, comme Dèmètèr
enfante les
fruits et les
fleurs de la terre, ainsi la mère nourrit l'
enfant
de toutes les joies. Le fils devait donc honorer dans son père et dans
sa mère les représentants, les effigies terrestres de ces grandes
divinités. Il montrait encore que l'
amour qu'on a pour sa patrie vient
de l'
amour qu'on a ressenti dans son enfance pour sa mère. Les parents
nous sont donnés, non par le hasard, comme le croit le vulgaire, mais par
un ordre antécédent et supérieur appelé fortune ou
nécessité. Il
faut les honorer, mais on doit
choisir son ami. On engageait les novices à se grouper deux par deux, selon leurs affinités. Le plus jeune devait chercher dans l'aîné les vertus qu'il poursuivait lui-même et les deux
compagnons devaient s'exciter à la vie meilleure. « L'ami est un autre soi-même. Il faut l'honorer comme un
Dieu », disait le maître. Si la règle pythagoricienne imposait au novice écoutant une soumission absolue vis-à-vis des maîtres, elle lui rendait sa pleine
liberté dans le charme de l'amitié ; elle en faisait même le stimulant de toutes les vertus, la
poésie de la vie, le chemin de l'
idéal.
Les énergies individuelles étaient ainsi réveillées, la morale devenait vivante et poétique, la règle acceptée avec
amour cessait d'être une contrainte et devenait l'affirmation même d'une individualité. Pythagore voulait que l'obéissance fût un assentiment. De plus, l'enseignement moral préparait l'enseignement philosophique. Car les rapports qu'on établissait entre les devoirs sociaux et les harmonies du Kosmos faisaient pressentir la loi des analogies et des
concordances universelles. Dans cette loi réside le principe des Mystères, de la doctrine
occulte et de toute philosophie. L'
esprit de l'élève s'habituait ainsi à trouver l'empreinte d'un ordre invisible sur la réalité visible. Des maximes générales, des prescriptions succinctes ouvraient des perspectives sur ce monde supérieur. Matin et soir
les vers d'or
sonnaient à l'oreille de l'élève avec les accents de la lyre :
Rends aux Dieux immortels le culte consacré,
Garde ensuite ta foi.
Commentant cette maxime, on montrait que les
Dieux, divers en apparence, étaient les mêmes au fond chez tous les peuples, puisqu'ils
correspondaient aux mêmes
forces intellectuelles et animiques, actives dans
tout l'univers. Le sage pouvait donc honorer les
Dieux de sa patrie, tout en se
faisant de leur
essence une idée différente du vulgaire.
Tolérance
pour tous les cultes ; unité des peuples dans l'humanité ; unité
des
religions dans la science
ésotérique : ces idées nouvelles
se dessinaient vaguement dans l'
esprit du novice, comme des divinités grandioses
entrevues dans la splendeur du couchant. Et la lyre d'or continuait ses graves
enseignements :
Révère la mémoire
Des héros bienfaiteurs, des esprits demi-dieux.
Derrière ces vers, le novice voyait reluire comme
à travers un voile, la divine Psyché, l'
âme humaine. La route
céleste brillait comme une fusée de lumière. Car dans le
culte des héros et des demi-dieux, l'
initié contemplait la doctrine
de la vie future et le mystère de l'évolution universelle. On ne
révélait pas ce grand secret au novice ; mais on le préparait
à le comprendre, en lui parlant d'une hiérarchie d'êtres supérieurs
à l'humanité, appelés héros et demi-dieux, qui sont
ses guides et ses protecteurs. On ajoutait qu'ils servaient d'intermédiaires
entre l'homme et la divinité, que par eux il pouvait parvenir par degrés
à s'en rapprocher, en pratiquant les vertus héroïques et divines.
« Mais comment communiquer avec ces génies invisibles ? D'où
vient l'
âme ? où va-t-elle ? et pourquoi ce sombre mystère
de la mort ? » Le novice n'osait formuler ces questions, mais on les devinait
à ses regards, et pour toute réponse, ses maîtres lui montraient
des lutteurs sur la terre, des statues dans les temples, et des
âmes glorifiées
dans le
ciel, « dans la citadelle
ignée des
Dieux », où
Hercule était parvenu.
Dans le fond des mystères antiques, on ramenait tous
les
Dieux au
Dieu unique et suprême. Cette révélation comprise
avec toutes ses conséquences devenait la
clef du Kosmos. C'est pour cela
qu'on la réservait entièrement à l'
initiation proprement
dite. Le novice n'en savait rien. Seulement on lui laissait entrevoir cette vérité
à travers ce qu'on lui disait des puissances de la Musique et du Nombre.
Car les nombres, enseignait le maître, contiennent le secret des choses
et
Dieu est l'
harmonie universelle. Les sept modes sacrés, construits sur
les sept notes de l'heptacorde, correspondent aux sept
couleurs de la lumière,
aux sept planètes, aux sept modes d'existence qui se reproduisent dans
toutes les
sphères de la vie matérielle et spirituelle, depuis la
plus petite jusqu'à la plus grande. Les mélodies de ces modes savamment
infusées devaient accorder l'
âme et la rendre suffisamment harmonieuse
pour vibrer juste au souffle de la vérité.
A cette purification de l'
âme correspondait nécessairement
celle du
corps, qui s'obtenait par l'hygiène et par la discipline sévère
des murs. Vaincre ses passions était le premier devoir de l'
initiation.
Celui qui n'a pas fait de son propre être une
harmonie ne peut pas réfléchir
l'
harmonie divine. Cependant l'
idéal de la vie pythagoricienne n'avait
rien de la vie
ascétique, puisque le
mariage y était considéré
comme saint. Mais on recommandait la
chasteté aux novices et la modération
aux
initiés comme une
force et une perfection. « Ne cède à
la volupté que lorsque tu consentiras à être inférieur
à toi-même », disait le maître. Il ajoutait que la volupté
n'existe pas par elle-même, et la comparait « au chant des Sirènes,
qui lorsqu'on s'approche d'elles s'évanouissent et ne font trouver à
leur place que des os brisés et des chairs sanglantes sur un écueil
rongé par les flots, tandis que la vraie joie est semblable au concert
des Muses qui laisse dans l'
âme une céleste
harmonie. » Pythagore
croyait aux vertus de la femme
initiée, mais il se défiait beaucoup
de la femme naturelle. A un
disciple qui lui demandait quand il lui serait permis
de s'approcher d'une femme, il répondit ironiquement : « Quand tu
seras las de ton repos. »
La journée pythagoricienne s'ordonnait de la manière
suivante. Dès que le disque ardent du
soleil sortait des flots bleus de
la mer ionienne et dorait les colonnes du temple des Muses, au-dessus de la demeure
des
initiés, les jeunes Pythagoriciens chantaient un hymne à
Apollon,
en exécutant une danse dorienne d'un caractère mâle et sacré.
Après les
ablutions de rigueur, on faisait une promenade au temple en gardant
le silence. Chaque réveil est une
résurrection qui a sa
fleur d'innocence.
L'
âme devait se recueillir au commencement de la journée et rester
vierge pour la leçon du matin. Dans le
bois sacré, on se groupait
autour du maître ou de ses interprètes, et la leçon se prolongeait
sous la fraîcheur des grands
arbres ou à l'ombre des portiques. A
midi on faisait une prière aux héros, aux génies bienveillants.
La tradition
ésotérique supposait que les bons
esprits préfèrent
se rapprocher de la terre avec le rayonnement solaire, tandis que les mauvais
esprits hantent l'ombre et se répandent dans l'atmosphère avec la
nuit. Le repas frugal de midi se composait généralement de pain,
de miel et d'olives. L'après-midi était consacré aux exercices
gymnastiques, puis à l'étude, à la méditation et à
un travail mental sur la leçon du matin. Après le coucher du
soleil,
on faisait une prière en commun, on chantait un hymne aux
Dieux cosmogoniques,
à Jupiter céleste, à
Minerve Providence, à
Diane protectrice
des morts. Pendant ce temps, le styrax, la manne ou l'encens brûlaient sur
l'
autel en plein
air, et l'hymne mêlé au parfum montait doucement
dans le crépuscule, pendant que les premières étoiles perçaient
le pâle azur. La journée se terminait par le repas du soir, après
lequel le plus jeune faisait une lecture commentée par le plus âgé.
Ainsi s'écoulait la journée pythagoricienne, limpide comme une source, claire comme un matin sans nuages. L'année se rythmait d'après les grandes fêtes astronomiques. Ainsi le retour d'
Apollon hyperboréen et la célébration des mystères de
Cérès réunissaient les novices et les
initiés de tous les degrés ; hommes et femmes. On y voyait des jeunes filles jouant des lyres d'ivoire, les femmes mariées en péplos de pourpre et de
safran exécuter des churs alternatifs accompagnés de chants, avec les mouvements harmonieux de la strophe et de l'antistrophe qu'imita plus tard la tragédie. Au milieu de ces grandes fêtes, où la divinité semblait présente en la grâce des formes et des mouvements, en la mélodie incisive des churs, le novice avait comme un pressentiment des
forces occultes, des lois toutes-puissantes de l'univers animé, du
ciel profond et transparent. Les
mariages, les
rites funèbres avaient un caractère plus intime, mais non moins solennel. Une cérémonie originale était faite pour
frapper l'imagination. Lorsqu'un novice sortait volontairement de l'institut pour reprendre la vie vulgaire, ou lorsqu'un
disciple avait trahi un secret de la doctrine, ce qui n'arriva qu'une fois, les
initiés lui élevaient un tombeau dans l'enceinte consacrée, comme s'il était mort. Le maître disait : « Il est plus mort que les morts, puisqu'il est retourné dans la vie mauvaise ; son
corps se promène parmi les hommes, mais son
âme est morte : pleurons-la. » Et ce tombeau élevé à un vivant le persécutait comme son propre fantôme et comme un sinistre augure.
DEUXIÈME DEGRÉ PURIFICATION (91)
Les Nombres La Théogonie
C'était un
jour heureux, « un
jour d'or »,
comme disaient les anciens, que celui où Pythagore recevait le novice dans
sa demeure et l'acceptait solennellement au rang de ses
disciples. On entrait
d'abord en rapports suivis et directs avec le maître ; on pénétrait
dans la cour intérieure de son habitation, réservée à
ses fidèles. De là le nom d'
ésotériques (ceux
du dedans) opposé à celui d'
exotériques (ceux du dehors).
La véritable
initiation commençait.
Cette révélation consistait dans une exposition
complète et raisonnée de la doctrine
occulte, depuis ses principes
contenus dans la science mystérieuse des nombres, jusqu'aux dernières
conséquences de l'évolution universelle, aux destinées et
aux fins suprêmes de la divine Psyché, de l'
âme humaine. Cette
science des nombres était connue sous divers noms dans les temples d'Egypte
et d'Asie. Comme elle donnait la
clef de toute la doctrine, on la cachait soigneusement
au vulgaire. Les chiffres, les lettres, les figures géométriques
ou les représentations humaines qui servaient de signes à cette
algèbre du monde
occulte, n'étaient compris que de l'
initié.
Celui-ci n'en découvrait le sens aux
adeptes qu'après en avoir reçu
le serment du silence. Pythagore formula cette science dans un livre écrit
de sa main appelé :
hiéros logos, la parole sacrée.
Ce livre ne nous est point parvenu ; mais les écrits postérieurs
des Pythagoriciens Philolaüs, Archytas et Hiéroclès, les dialogues
de Platon, les traités d'Aristote, de Porphyre et de
Jamblique en font
connaître les principes. S'ils sont demeurés lettre close pour les
philosophes modernes, c'est qu'on ne peut comprendre leur sens et leur portée
que par la comparaison de toutes les doctrines
ésotériques de l'Orient.
Pythagore appelait ses
disciples des mathématiciens,
parce que son enseignement supérieur commençait par la doctrine
des nombres. Mais cette mathématique sacrée, ou science des principes,
était à la fois plus transcendante et plus vivante que la mathématique
profane, seule connue de nos savants et de nos philosophes. Le NOMBRE n'y était
pas considéré comme une quantité abstraite, mais comme la
vertu intrinsèque et active de l'UN suprême, de
Dieu, source de l'
harmonie
universelle. La
science des nombres était celle des
forces vivantes,
des facultés divines en action dans les mondes et dans l'homme,
dans le
macrocosme et le
microcosme... En les pénétrant, en les
distinguant et en expliquant leur
jeu, Pythagore ne faisait donc rien moins qu'une
théogonie ou. une
théologie rationnelle.
Une
théologie véritable devrait fournir les
principes de toutes les sciences. Elle ne sera la science de
Dieu que si elle
montre l'unité et l'enchaînement des sciences de la nature. Elle
ne mérite son nom qu'à condition de constituer l'organe et la synthèse
de toutes les autres. Or, voilà
justement le rôle que jouait dans
les temples égyptiens la science du verbe sacré, formulée
et précisée par Pythagore sous le nom de science des nombres. Elle
avait la prétention de fournir la
clef de l'être, de la science et
de la vie. L'
adepte guidé par le maître devait commencer par en contempler
les principes dans sa propre intelligence, avant d'en suivre les applications
multiples dans l'immensité concentrique des
sphères de l'évolution.
Un poète moderne a pressenti cette vérité
lorsqu'il fait descendre Faust chez
les Mères pour rendre la vie
au fantôme d'
Hélène. Faust saisit la
clef magique, la terre
se fond sous ses pieds, le vertige le prend, il plonge dans le vide des espaces.
Enfin il arrive chez les Mères qui veillent sur les formes originaires
du grand Tout et font jaillir les êtres du moule des archétypes.
Ces Mères sont les Nombres de Pythagore, les
forces divines du monde. Le
poète nous a rendu le frisson de sa propre pensée devant ce plongeon
dans les abîmes de l'insondable. Pour l'
initié antique, en qui la
vue directe de l'intelligence s'éveillait peu à peu comme un sens
nouveau, cette révélation intérieure semblait plutôt
une ascension dans le
soleil incandescent de la Vérité, d'où
il contemplait dans la plénitude de la Lumière les êtres et
les formes, projetés dans le tourbillon des vies par une irradiation vertigineuse.
Il n'arrivait pas en un
jour à cette possession interne
de la vérité, où l'homme réalise la vie universelle
par la concentration de ses facultés. Il y fallait des années d'exercice,
l'accord si difficile de l'intelligence et de la volonté. Avant de manier
la parole créatrice et combien peu y parviennent ! il faut
épeler le verbe sacré lettre par lettre, syllabe par syllabe.
Pythagore avait l'habitude de donner cet enseignement dans
le temple des Muses. Les magistrats de
Crotone l'avaient fait construire, sur
sa demande expresse et sur ses indications, tout près de sa demeure dans
un
jardin fermé. Les
disciples du second degré y pénétraient
seuls avec le maître. Dans l'intérieur de ce temple circulaire, on
voyait les neuf Muses en marbre. Debout au centre veillait Hestia enveloppée
d'un voile, solennelle et mystérieuse. De sa main gauche elle protégeait
la
flamme d'un foyer, de sa main droite elle montrait le
ciel. Chez les Grecs
comme chez les Romains, Hestia ou
Vesta est la gardienne du principe divin présent
en toute chose. Conscience du
feu sacré, elle a son
autel au temple de
Delphes, au Prytanée d'Athènes comme au moindre foyer. Dans le
sanctuaire
de Pythagore, elle symbolisait la Science divine et centrale ou la
Théogonie.
Autour d'elle, les Muses
ésotériques portaient, outre leurs noms
traditionnels et mythologiques, le nom des
sciences occultes et des arts sacrés
dont elles avaient la garde.
Uranie avait l'astronomie et l'astrologie
;
Polhymnie la science des
âmes dans l'autre vie et l'art de la divination
;
Melpomène, avec son masque tragique, la science de la vie et de
la mort, des transformations et des renaissances. Ces trois Muses supérieures
constituaient ensemble la cosmogonie ou physique céleste.
Calliope,
Clio et
Euterpe présidaient à la science de l'homme
ou psychologie avec ses arts correspondants : médecine, magie, morale.
Le dernier groupe :
Terpsichore,
Erato et
Thalie, embrassait
la physique terrestre, la science des
éléments, des pierres, des
plantes et des
animaux. Ainsi, du premier coup, l'organisme des sciences,
calqué sur l'organisme de l'univers, apparaissait au
disciple dans le cercle
vivant des Muses éclairées par la
flamme divine.
Après avoir conduit ses
disciples dans ce petit
sanctuaire,
Pythagore ouvrait le livre du Verbe, et commençait son enseignement
ésotérique.
« Ces Muses, disait-il, ne sont que les effigies terrestres
des puissances divines dont vous allez contempler en vous-même l'immatérielle
et sublime beauté. De même qu'elles regardent le
Feu d'Hestia dont
elles émanent, et qui leur donne le mouvement, le rythme et la mélodie
de même vous devez vous plonger dans le
Feu central de l'univers,
dans l'
Esprit divin pour vous répandre avec lui dans ses manifestations
visibles. « Alors, d'une main puissante et hardie, Pythagore enlevait ses
disciples au monde des formes et des réalités ; il effaçait
le temps et l'espace et les faisait descendre avec lui dans
la grande Monade,
dans l'
essence de l'Etre incréé.
Pythagore l'appelait l'Un premier
composé d'
harmonie, le
Feu mâle qui traverse tout, l'
Esprit qui se
meut par lui-même, l'Indivisible et le grand Non-Manifesté, dont
les mondes éphémères manifestent la pensée créatrice,
l'Unique, l'Eternel, l'Inchangeable, caché sous les choses multiples qui
passent et qui changent. « L'
essence en soi se dérobe à l'homme,
dit le pythagoricien Philolaüs. Il ne connaît que les choses de ce
monde où le fini se combine avec l'
infini. Et comment peut-il les connaître
? parce qu'il y a entre lui et les choses une
harmonie, un rapport, un principe
commun ; et ce principe leur est donné par l'Un qui leur donne avec leur
essence la mesure et l'intelligibilité. Il est la mesure commune entre
l'objet et le sujet, la raison des choses par laquelle l'
âme participe à
la raison dernière de l'Un »
(92). Mais comment
s'approcher de Lui, de l'Etre insaisissable ? Quelqu'un a-t-il jamais vu le maître
du temps, l'
âme des soleils, la source des intelligences ? Non ; et ce n'est
qu'en se confondant avec lui qu'on pénètre son
essence. Il est semblable
à un
feu invisible placé au centre de l'univers, dont la
flamme
agile circule dans tous les mondes et meut la
circonférence. Il ajoutait
que l'uvre de l'
initiation était de se rapprocher du grand Etre en
lui ressemblant, en se rendant aussi parfait que possible, en dominant les choses
par l'intelligence, en devenant ainsi
actif comme lui et non
passif
comme elles. « Votre être à vous, votre
âme n'est-elle pas un
microcosme, un petit univers ? Mais elle est pleine de tempêtes et de
discordes. Eh bien, il s'agit d'y réaliser l'unité dans l'
harmonie. Alors alors seulement,
Dieu descendra dans votre conscience, alors vous participerez à son pouvoir et vous ferez de votre volonté la pierre du foyer, l'
autel d'Hestia, le trône de Jupiter ! »
Dieu, la substance indivisible, a donc pour nombre l'unité qui contient l'
Infini, pour nom celui de Père, de Créateur ou d'Eternel-Masculin, pour signe le
Feu vivant,
symbole de l'
Esprit,
essence du Tout. Voilà le premier des principes.
Mais les facultés divines sont semblables au lotus
mystique que l'
initié égyptien, couché dans son
sépulcre, voit surgir de la nuit noire. Ce n'est d'abord qu'un point brillant, puis il s'ouvre comme une
fleur, et le centre incandescent s'épanouit comme une
rose de lumière aux mille feuilles.
Pythagore disait que la grande
Monade agit en
Dyade créatrice. Du moment que
Dieu se manifeste, il est double ;
essence indivisible et substance divisible ; principe masculin actif, animateur, et principe féminin passif ou matière plastique animée. La Dyade représentait donc l'union de l'Eternel-Masculin et de l'Eternel-Féminin en
Dieu, les deux facultés divines essentielles et correspondantes. Orphée avait poétiquement exprimé cette idée dans ce vers :
Jupiter est l'Epoux et l'Epouse divine.
Tous les
polythéismes ont intuitivement eu conscience de cette idée, en représentant la Divinité tantôt sous la forme masculine, tantôt sous la forme féminine.
Et cette Nature vivante, éternelle, cette grande
Epouse de
Dieu, ce n'est pas seulement la nature terrestre, mais la nature céleste invisible à nos yeux de chair, l'
Ame du monde, la Lumière
primordiale, tour à tour Maïa, Isis ou
Cybèle, qui vibrant la première sous l'impulsion divine renferme les essences de toutes les
âmes, les types spirituels de tous les êtres. C'est ensuite Dèmètèr, la terre vivante et toutes les terres avec les
corps qu'elles renferment, où ces
âmes viennent s'incarner. C'est ensuite la Femme, compagne de l'Homme. Dans l'humanité la Femme représente la Nature ; et l'image parfaite de
Dieu n'est pas l'Homme seul, mais l'Homme et la Femme. De là leur invincible, ensorcelante et fatale attraction ; de là l'ivresse de l'
Amour, où se joue le rêve des créations infinies et l'obscur pressentiment que l'Eternel-Masculin et l'Eternel-Féminin jouissent d'une union parfaite dans le sein de
Dieu. « Honneur donc à la Femme, sur la terre et dans le
ciel, disait Pythagore avec tous les
initiés antiques ; elle nous fait comprendre cette grande Femme, la Nature. Qu'elle en soit l'image sanctifiée et qu'elle nous aide à remonter par degrés jusqu'à la grande
Ame du Monde, qui enfante, conserve et renouvelle, jusqu'à la divine
Cybèle, qui traîne le peuple des
âmes dans son manteau de lumière. »
La
Monade représente l'
essence de
Dieu, la Dyade sa
faculté génératrice et reproductive. Celle-ci génère
le monde, épanouissement visible de
Dieu dans l'espace et le temps. Or,
le monde réel est triple. Car de même que l'homme se compose de trois
éléments distincts mais fondus l'un dans l'autre, le
corps, l'
âme
et l'
esprit ; de même l'univers est divisé en trois
sphères
concentriques : le monde naturel, le monde humain et le monde divin. La
Triade
ou
loi du ternaire est donc la loi constitutive des choses et la véritable
clef de la vie. Car elle se retrouve à tous les degrés de l'échelle
de la vie, depuis la constitution de la cellule organique, à travers la
constitution physiologique du
corps animal, le fonctionnement du système
sanguin et du système cérébro-spinal, jusqu'à la constitution
hyperphysique de l'homme, à celle de l'univers et de
Dieu. Ainsi elle ouvre
comme par enchantement à l'
esprit émerveillé la structure
interne de l'univers ; elle montre les correspondances infinies du
macrocosme
et du
microcosme. Elle agit comme une lumière qui passerait dans les choses
pour les rendre transparentes, et fait reluire les mondes petits et grands comme
autant de lanternes magiques.
Expliquons cette loi par la correspondance essentielle de
l'homme et de l'univers.
Pythagore admettait que l'
esprit de
l'homme ou l'intellect tient de
Dieu sa nature immortelle, invisible, absolument
active. Car l'
esprit est ce qui se meut soi-même. Il nommait le
corps sa
partie mortelle divisible et passive. Il pensait que ce que nous appelons
âme
est étroitement uni à l'
esprit, mais formé d'un troisième
élément intermédiaire qui provient du
fluide cosmique.
L'
âme ressemble donc à un
corps éthéré que l'
esprit
se tisse et se construit à lui-même. Sans ce
corps éthéré,
le
corps matériel ne pourrait pas être évertué et ne
serait qu'une masse inerte et sans vie
(93). L'
âme
a une forme semblable à celle du
corps qu'elle vivifie, et lui survit après
la
dissolution ou la mort. Elle devient alors, selon l'expression de Pythagore
reprise par Platon, le
char subtil qui enlève l'
esprit vers les
sphères divines ou le laisse retomber dans les régions ténébreuses
de la matière, selon qu'elle est plus ou moins bonne ou mauvaise. Or, la
constitution et l'évolution de l'homme se répète en cercles
grandissants sur toute l'échelle des êtres et dans toutes les
sphères.
De même que l'humaine Psyché lutte entre l'
esprit qui l'attire et
le
corps qui la retient, de même l'humanité évolue entre le
monde naturel et
animal, où elle plonge par ses racines terrestres, et
le monde divin des purs
esprits, où est sa source céleste et vers
lequel elle aspire à s'élever. Et ce qui se passe dans l'humanité
se passe sur toutes les terres et dans tous les systèmes solaires en proportions
toujours diverses, en modes toujours nouveaux. Etendez le cercle jusqu'à
l'
infini et, si vous le pouvez, embrassez d'un seul concept les mondes
sans limite. Qu'y trouverez-vous ? La pensée créatrice, le fluide
astral et des mondes en évolution : l'
esprit, l'
âme et le
corps de
la divinité. Soulevant voile après voile et sondant les facultés
de cette divinité elle-même, vous y verrez la Triade et la Dyade
s'enveloppant dans la sombre profondeur de la
Monade comme une efflorescence d'étoiles
dans les abîmes de l'immensité.
D'après cet exposé rapide, on conçoit
l'importance capitale que Pythagore attachait à la loi du ternaire. On
peut dire qu'elle forme la pierre angulaire de la science
ésotérique.
Tous les grands
initiateurs religieux en ont eu conscience, tous les théosophes
l'ont pressentie. Un Oracle de
Zoroastre dit :
Le nombre trois partout règne dans l'univers
Et la Monade est son principe.
Le mérite incomparable de Pythagore
est de l'avoir formulée avec la
clarté du génie grec. Il
en fit le centre de sa
théogonie et le fondement des sciences. Déjà
voilée dans les écrits
exotériques de Platon, mais tout à
fait incomprise des philosophes postérieurs, cette
conception n'a été
pénétrée, dans les temps modernes, que par quelques rares
initiés des
sciences occultes (94). On voit dès
à présent quelle base large et solide la loi du ternaire universel
offrait à la classification des sciences, à l'édifice de
la cosmogonie et de la psychologie.
De même que le ternaire universel se concentre dans l'unité de
Dieu ou dans la
Monade, de même le ternaire humain se concentre dans la conscience du moi et dans la volonté, qui ramasse toutes les facultés du
corps, de l'
âme et de l'
esprit en sa vivante unité. Le ternaire humain et divin résumé dans la
Monade constitue
la Tétrade sacrée. Mais l'homme ne réalise sa propre unité que d'une manière relative. Car sa volonté qui agit sur tout son être ne peut cependant agir simultanément et pleinement dans ses trois organes, c'est-à-dire dans l'instinct, dans l'
âme et dans l'intellect. L'univers et
Dieu lui-même ne lui apparaissent que tour à tour et successivement reflétés par ces trois miroirs.
1. Vu à travers l'instinct et le kaléidoscope des sens,
Dieu est multiple et
infini comme ses manifestations. De là le
polythéisme, où le nombre des
dieux n'est pas limité.
2. Vu à travers l'
âme raisonnable,
Dieu est double, c'est-à-dire
esprit et matière. De là le dualisme de
Zoroastre, des Manichéens et de plusieurs autres
religions.
3. Vu à travers l'intellect pur, il est triple, c'est-à-dire :
esprit,
âme et
corps, dans toutes les manifestations de l'univers. De là les cultes
trinitaires de l'Inde (
Brahma, Vischnou, Siva) et la
trinité elle-même du christianisme (Le Père, le Fils et le
Saint-Esprit).
4. Conçu par la volonté qui résume le tout,
Dieu est unique et nous avons le
monothéisme hermétique de Moïse dans toute sa rigueur. Ici, plus de personnification, plus d'incarnation ; nous sortons de l'univers visible et nous rentrons dans l'Absolu. L'Eternel règne seul sur le monde réduit en poussière. La diversité des
religions provient donc de ce fait que l'homme ne réalise la divinité qu'à travers son propre être, qui est relatif et fini, tandis que
Dieu réalise à tout instant l'unité des trois mondes dans l'
harmonie de l'univers.
Cette dernière application démontrerait à elle seule la vertu en quelque sorte magique du
Tétragramme, dans l'ordre des idées. Non seulement on y trouvait les principes des sciences, la loi des êtres et leur mode d'évolution, mais encore la raison des
religions diverses et de leur unité supérieure. C'était véritablement la
clef universelle. De là l'enthousiasme avec lequel Lysis en parle dans les
Vers dorés et l'on comprend maintenant pourquoi les Pythagoriciens juraient par ce grand
symbole :
J'en jure par celui qui grava dans nos curs
La Tétrade sacrée, immense et pur symbole,
Source de la Nature et modèle des Dieux.
Pythagore poursuivait beaucoup plus loin l'enseignement des nombres. En chacun d'eux il définissait un principe, une loi, une
force active de l'univers. Mais il disait que les principes essentiels sont contenus dans les quatre premiers nombres, puisqu'en les additionnant ou en les multipliant on trouve tous les autres. De même l'infinie variété des êtres qui composent l'univers est produite par les combinaisons des trois
forces primordiales : matière,
âme,
esprit, sous l'impulsion créatrice de l'unité divine qui les mêle et les différencie, les concentre et les évertue. Avec les principaux maîtres de la science
ésotérique, Pythagore attachait une grande importance au
nombre sept et au nombre dix. Sept étant le
composé de trois et de quatre signifie l'union de l'homme et de la divinité. C'est le chiffre des
adeptes, des grands
initiés, et comme il exprime la réalisation complète en toute chose par sept degrés, il représente la loi de l'évolution. Le
nombre dix formé par l'addition des quatre premiers et qui contient le précédent est le nombre parfait par excellence, puisqu'il représente tous les principes de la divinité évolués et réunis dans une nouvelle unité.
En terminant l'enseignement de sa
théogonie, Pythagore montrait à ses
disciples les neuf Muses, personnifiant les sciences groupées trois par trois, présidant au triple ternaire évolué eu neuf mondes, et formant, avec Hestia, la Science divine, gardienne du
Feu primordial
la Décade sacrée.
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(90) Origène prétend que Pythagore fut l'inventeur de la physiognomie.
(91) Katharsis en grec.
(92) Dans les mathématiques transcendantes, on démontre algébriquement que zéro multiplié par l'
Infini est égal à Un. Zéro dans l'ordre des idées absolues signifie l'Etre indéterminé. L'
Infini, l'Eternel dans le langage des temples se marquait par un cercle ou par un
serpent qui se mord la queue, qui signifiait l'
infini se mouvant sur lui-même. Or, du moment que l'
Infini se détermine, il produit tous les nombres qu'il contient dans sa grande unité et qu'il gouverne dans une
harmonie parfaite.
Tel est le sens transcendant du premier problème de la
théogonie pythagoricienne, la raison qui fait que la grande
Monade contient toutes les petites et que tous les nombres jaillissent de la grande unité en mouvement.
(93) Doctrine identique dans l'
initié saint Paul, qui parle du
corps spirituel.
(94) Au premier rang desquels il faut placer Fabre d'
Olivet (
Vers dorés de Pythagore). Cette
conception vivante des
forces de l'univers ; le traversant du haut en bas, n'a rien à faire avec les spéculation vides des purs métaphysiciens comme par exemple la
thèse, l'
antithèse et la
synthèse de Hegel, simples
jeux d'
esprit.