LETTRE
ENCYCLIQUE DU SOUVERAIN PONTIFE JEAN-PAUL II
(25 mars 1995)
__________________
Aux évêques, aux presbytres et aux diacres, aux religieux et aux religieuses, aux fidèles laïcs et à toutes les personnes de bonne volonté, sur la valeur et l'inviolabilité de la vie humaine.
CHAPITRE
III
TU NE TUERAS PAS
LA LOI SAINTE DE DIEU
" Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements " (Mt 19, 17) : Evangile et commandement 52. " Et voici qu'un homme s'approcha et lui dit : "Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle? " (Mt 19, 16).
Jésus répondit : " Si tu veux entrer dans la vie, observe les
commandements " (Mt 19, 17). Le Maître parle de la vie éternelle, c'est-à-dire de la participation à la vie même de
Dieu. On parvient à
cette vie par l'observance des commandements du Seigneur, y compris donc du commandement " tu ne tueras pas ". C'est précisément le premier précepte du
Décalogue que
Jésus rappelle au jeune homme qui lui demande quels commandements il doit observer : "
Jésus reprit : "Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, Tu ne voleras pas..." (Mt 19, 18).
Le commandement de
Dieu n'est jamais séparé de l'
amour de
Dieu: il est toujours un don pour la croissance et pour la joie de l'homme. Comme tel, il constitue un aspect essentiel et un élément de l'
Evangile auquel on ne peut renoncer;
plus encore, il se présente comme "
Evangile", c'est-à-dire comme bonne et joyeuse nouvelle. L'
Evangile de la vie est aussi un grand don de
Dieu et en même temps un devoir qui engage l'homme. Il suscite étonnement et gratitude chez la personne libre et il demande à être accueilli, gardé et mis en valeur avec un sens
aigu de la responsabilité: en lui donnant la vie,
Dieu exige de l'homme qu'il la respecte, qu'il l'aime et qu'il la promeuve. De cette manière, le don se fait commandement et le commandement est lui-même un don.
Image vivante de
Dieu, l'homme est voulu par son Créateur comme roi et seigneur. "
Dieu à fait l'homme écrit saint Grégoire de Nysse de telle sorte qu'il soit apte au pouvoir royal sur la terre... L'homme à
été créé à l'image de Celui qui gouverne l'univers. Tout manifeste que, depuis l'origine, sa nature est marquée par la
royauté... L'homme est aussi roi. Ainsi la nature humaine, créée pour dominer le monde, à cause de sa ressemblance avec le Roi universel, à
été faite comme une image vivante qui participe à l'archétype par la dignité ". 38 Appelé à être fécond et à se multiplier, à soumettre la terre et à dominer les autres créatures (cf. Gn 1, 28), l'homme est roi et seigneur non seulement des choses, mais aussi et avant tout de lui-même,39 et d'une certaine manière, de la vie qui lui est donnée et qu'il peut transmettre par l'acte de
génération, accompli dans l'
amour et dans le respect du dessein de
Dieu. Cependant, sa seigneurie n'est pas absolue, mais c'est un ministère ;
elle est le reflet véritable de la seigneurie unique et infinie de
Dieu. De ce fait, l'homme doit la vivre avec sagesse et
amour, participant à la sagesse et à l'
amour incommensurables de
Dieu. Et cela se réalise par l'obéissance à sa Loi sainte, une obéissance libre et joyeuse (cf. Ps 119118), qui naît et se nourrit de la conscience que les préceptes du Seigneur sont un don de la grâce, qu'ils sont confiés à l'homme toujours et seulement pour son bien, afin de garder sa dignité personnelle et d'aller à la recherche de la
béatitude.
De même que face aux choses, plus encore face à la vie, l'homme n'est pas le maître absolu et l'arbitre incontestable, mais et en cela tient sa grandeur incomparable il est " ministre du dessein établi par le Créateur
". (40)
La vie est confiée à l'homme comme un trésor à ne pas dilapider, comme un talent à faire fructifier. L'homme doit en rendre compte
à son Seigneur (cf. Mt 25, 14-30; Lc 19, 12-27).
A chacun, je demanderai compte de la vie de son frère " (Gn
9, 5) : la vie humaine est sacrée et inviolable
53. " La vie humaine est sacrée parce que, dès son origine, elle comporte "l'action créatrice de
Dieu" et demeure pour toujours dans une
relation spéciale avec le Créateur, son unique fin.
Dieu seul est le Maître de la vie de son commencement à son terme : personne, en aucune circonstance, ne peut revendiquer pour soi le droit de détruire directement un
être humain innocent ". (41) Par ces mots, l'Instruction Donum vitae expose le contenu central de la révélation de
Dieu sur le caractère
sacré et sur l'inviolabilité de la vie humaine.
En effet, la Sainte Ecriture présente à l'homme le précepte " tu ne tueras pas " comme un commandement divin (Ex 20, 13; Dt 5, 17). Ce précepte comme je l'ai déjà souligné se trouve dans le
Décalogue, au
cœur de l'Alliance que le Seigneur conclut avec le peuple élu ; mais il était déjà contenu dans l'alliance originelle de
Dieu avec l'humanité après le châtiment purificateur du
déluge, provoqué par l'extension du péché et de la violence (cf. Gn 9, 5-6).
Dieu se proclame Seigneur absolu de la vie de l'homme, formé à son image et à sa ressemblance (cf. Gn 1, 26-28). Par conséquent, la vie humaine présente un caractère sacré et inviolable, dans lequel se
reflète l'inviolabilité même du Créateur. C'est pourquoi,
Dieu se fera le
juge exigeant de toute violation du commandement " tu ne tueras pas ", placé à la base de toute la convivialité de la société. Il est le " goël ", c'est-à-dire le défenseur de l'innocent (cf. Gn 4, 9-15; Is 41, 14; Jr 50, 34; Ps 1918, 15). De cette
manière,
Dieu montre aussi qu'" il ne prend pas plaisir
à la perte des vivants " (Sg 1, 13). Seul Satan peut s'en
réjouir: par son
envie, la mort est entrée dans
le monde (cf. Sg 2, 24). Lui, qui est " homicide dès le
commencement ", est aussi " menteur et père du mensonge "
(Jn 8, 44) : trompant l'homme, il le conduit jusqu'àu
péché et à la mort,
présentés comme des fins et des
fruits de vie.
54. Le précepte " tu ne tueras pas
" à explicitement un fort contenu négatif: il
indique l'extrême limite qui ne peut jamais être
franchie. Mais, implicitement, il pousse à garder une
attitude positive de respect absolu de la vie qui
amène
à la promouvoir et à progresser sur la voie de
l'
amour qui se donne, qui accueille et qui sert.
Déjà, le peuple de l'Alliance, bien qu'avec des
lenteurs et des contradictions, à mûri
progressivement dans ce sens, se préparant ainsi
à la grande déclaration de
Jésus:
l'
amour du prochain est un commandement semblable à celui de
l'
amour de
Dieu; " à ces deux commandements se rattache
toute la Loi, ainsi que les Prophètes " (cf. Mt 22, 36-40).
" Le précepte... tu ne tueras pas... et tous les autres -
souligne
saint Paul – se résument en cette formule : " Tu
aimeras ton prochain comme toi-même" (Rm 13, 9; cf. Ga 5,
14). Repris et porté à son achèvement
dans la Loi nouvelle, le précepte " tu ne tueras pas "
demeure une condition à laquelle on ne peut renoncer pour
pouvoir " entrer dans la vie " (cf. Mt 19, 16-19). Dans cette
même perspective, ont aussi un ton péremptoire les
paroles de l'Apôtre Jean : " Quiconque hait son
frère est un homicide; or vous savez qu'aucun homicide n'a
la vie éternelle demeurant en lui " (1 Jn 3, 15). Depuis ses
origines, la Tradition vivante de l'
Eglise – comme en
témoigne la Didachè, le plus ancien
écrit chrétien non biblique – à
rappelé de manière catégorique le
commandement " tu ne tueras pas " : " Il y à deux voies:
l'une de la vie et l'autre de la mort; mais la différence
est grande entre les deux voies... Second commandement de la doctrine :
Tu ne tueras pas..., tu ne tueras pas l'
enfant par avortement et tu ne
le feras pas mourir après sa naissance... Voici maintenant
la voie de la mort : impitoyable pour le pauvre, indifférent
à l'égard de l'affligé, et
ignorant
leur Créateur, ils font avorter l'œuvre de
Dieu, repoussant
l'indigent et accablant l'opprimé; défenseurs des
riches et
juges iniques des pauvres, ce sont des pécheurs
invétérés. Puissiez-vous mes
enfants
être à l'écart de tout cela ! ". (42)
Avançant dans le temps, la Tradition de l'
Eglise
à toujours enseigné unanimement la valeur absolue
et permanente du commandement " tu ne tueras pas ". On sait que, dans
les premiers siècles, l'homicide faisait partie des trois
péchés les plus graves – avec l'
apostasie et
l'adultère – et qu'il exigeait une pénitence
publique particulièrement pénible et longue,
avant que le pardon et la réadmission dans la communion
ecclésiale soient accordés à l'auteur
repenti d'un homicide.
55. Cela ne doit pas surprendre : tuer
l'être humain, dans lequel l'image de
Dieu est
présente, est un péché d'une
particulière gravité. Seul
Dieu est
maître de la vie. Toutefois, depuis toujours, face aux cas
nombreux et souvent dramatiques qui se présentent chez les
individus et dans la société, la
réflexion des croyants à tenté de
parvenir à une compréhension plus
complète et plus profonde de ce que le commandement de
Dieu
interdit et pres- crit.43 Il y à des situations dans
lesquelles les valeurs proposées par la Loi de
Dieu
apparaissent sous une forme paradoxale. C'est le cas, par exemple, de
la légitime défense, pour laquelle le droit de
protéger sa vie et le devoir de ne pas léser
celle de l'autre apparaissent concrètement difficiles
à concilier.
Indubitablement, la valeur
intrinsèque de la vie et le devoir de s'aimer
soi-même autant que les autres fondent un
véritable droit à se défendre
soi-même. Ce précepte exigeant de l'
amour pour les
autres, énoncé dans l'Ancien Testament et
confirmé par
Jésus, suppose l'
amour de soi
présenté parallèlement : " Tu aimeras
ton prochain comme toi-même " (Mc 12, 31). Personne ne
pourrait donc renoncer au droit de se défendre par manque
d'
amour de la vie ou de soi-même, mais seulement en vertu
d'un
amour héroïque qui approfondit et transfigure
l'
amour de soi, selon l'
esprit des
béatitudes
évangéliques (cf. Mt 5, 38-48), dans l'
oblation
radicale dont le Seigneur
Jésus est l'exemple sublime.
D'autre part, " la légitime défense peut
être non seulement un droit, mais un grave devoir, pour celui
qui est responsable de la vie d'autrui, du bien commun de la famille ou
de la cité ".44 Il arrive malheureusement que la
nécessité de mettre l'agresseur en condition de
ne pas nuire comporte parfois sa suppression. Dans une telle
hypothèse, l'issue mortelle doit être
attribuée à l'agresseur lui-même qui
s'y est exposé par son action, même dans le cas
où il ne serait pas moralement responsable par
défaut d'usage de sa raison. (45)
56. Dans cette perspective, se situe aussi la
question de la peine de mort, à propos de laquelle on
enregistre, dans l'
Eglise comme dans la société
civile, une tendance croissante à en réclamer une
application très limitée voire même une
totale abolition. Il faut replacer ce problème dans le cadre
d'une justice pénale qui soit toujours plus conforme
à la dignité de l'homme et donc, en
dernière analyse, au dessein de
Dieu sur l'homme et sur la
société. En réalité, la
peine que la société inflige " à pour
premier effet de compenser le désordre introduit par la
faute ". (46) Les pouvoirs publics doivent sérvir face
à la violation des droits personnels et sociaux,
à travers l'imposition au coupable d'une
expiation
adéquate de la faute, condition pour être
réadmis à jouir de sa
liberté. En ce
sens, l'autorité atteint aussi comme objectif de
défendre l'ordre public et la sécurité
des personnes, non sans apporter au coupable un stimulant et une aide
pour se corriger et pour s'
amender. (47)
Précisément pour atteindre toutes ces
finalités, il est clair que la mesure et la
qualité de la peine doivent être attentivement
évaluées et déterminées;
elles ne doivent pas conduire à la mesure extrême
de la suppression du coupable, si ce n'est en cas de
nécessité absolue, lorsque la défense
de la société ne peut être possible
autrement. Aujour- d'hui, cependant, à la suite d'une
organisation toujours plus efficiente de l'institution
pénale, ces cas sont désormais assez rares, si
non même pratiquement inexistants.
Dans tous les cas, le principe indiqué dans le nouveau
Catéchisme de l'
Eglise catholique demeure valide, principe
selon lequel " si les moyens non sanglants suffisent à
défendre les vies humaines contre l'agresseur et
à protéger l'ordre public et la
sécurité des personnes, l'autorité
s'en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci correspondent
mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus
conformes à la dignité de la personne humaine ".
(48)
57. Si l'on doit accorder une attention aussi
grande au respect de toute vie, même de celle du coupable et
de l'injuste agresseur, le commandement " tu ne tueras pas "
à une valeur absolue quand il se
réfère à la personne innocente. Et
ceci d'autant plus qu'il s'agit d'un être humain faible et
sans défense, qui ne trouve que dans le caractère
absolu du commandement de
Dieu une défense radicale face
à l'arbitraire et à l'abus de pouvoir d'autrui.
En effet, l'inviolabilité absolue de la vie humaine
innocente est une vérité morale explicitement
enseignée dans la Sainte Ecriture, constamment maintenue
dans la Tradition de l'
Eglise et unanimement proposée par le
Magistère. Cette unanimité est un
fruit
évident du " sens surnaturel de la foi " qui,
suscité et soutenu par l'
Esprit Saint, garantit le peuple de
Dieu de l'erreur, lorsqu'elle " apporte aux
vérités concernant la foi et les mœurs un
consentement universel " (49)
Devant l'atténuation progressive dans les consciences et
dans la société de la perception de
l'illicéité morale absolue et grave de la
suppression directe de toute vie humaine innocente,
spécialement à son commencement ou à
son terme, le Magistère de l'
Eglise à
intensifié ses interventions pour défendre le
caractère sacré et inviolable de la vie humaine.
Au Magistère
pontifical, particulièrement
insistant, s'est toujours uni le magistère
épiscopal, avec des documents doctrinaux et pastoraux
nombreux et importants, soit des Conféences
épiscopales, soit d'
évêques
individuellement, sans oublier l'intervention du
Concile Vatican II,
forte et incisive dans sa brièveté. (50)
Par conséquent, avec l'autorité
conférée par le Christ à Pierre et
à ses Successeurs, en communion avec tous les
évêques de l'
Eglise catholique, je confirme que
tuer directement et volontairement un être humain innocent
est toujours gravement
immoral. Cette doctrine, fondée sur
la loi non écrite que tout homme découvre dans
son
cœur à la lumière de la raison (cf. Rm 2,
14-15), est réaffirmée par la Sainte Ecriture,
transmise par la Tradition de l'
Eglise et enseignée par le
Magistère ordinaire et universel.51 La décision
délibérée de priver un être
humain innocent de sa vie est toujours mauvaise du point de
vue moral
et ne peut jamais être licite, ni comme fin, ni comme moyen
en
vue d'une fin bonne. En effet, c'est une grave
désobéissance à la loi morale, plus
encore à
Dieu lui-même, qui en est l'auteur et le
garant; cela contredit les vertus fondamentales de la justice et de la
charité. " Rien ni personne ne peut autoriser que l'on donne
la mort à un être humain innocent, fœtus ou
embryon,
enfant ou adulte, vieillard, malade incu- rable ou agonisant.
Personne ne peut demander ce geste homicide pour soi ou pour un autre
confié à sa responsabilité, ni
même y consentir, explicitement ou non. Aucune
autorité ne peut légitimement l'imposer, ni
même l'autoriser ". (52)
En ce qui concerne le droit à la vie, tout être
humain innocent est absolument égal à tous les
autres. Cette égalité est la base de tous les
rapports sociaux authentiques qui, pour être vraiment tels,
ne peuvent pas ne pas être fondés sur la
vérité et sur la justice, reconnaissant et
défendant chaque homme et chaque femme comme une personne et
non comme une chose dont on peut disposer. Par rapport à la
norme morale qui interdit la suppression directe d'un être
humain innocent, " il n'y à de privilège ni
d'exception pour personne. Que l'on soit le maître du monde
ou le dernier des "misérables" sur la face de la terre, cela
ne fait aucune différence : devant les exigences morales,
nous sommes tous absolument égaux ". (53)
"
J'étais encore inachevé, tes yeux me voyaient "
(Ps 139138, 16) : le crime abominable de l'avortement
58. Parmi tous les crimes que l'homme peut
accomplir contre la vie, l'avortement provoqué
présente des caractéristiques qui le rendent
particulièrement grave et condamnable. Le
deuxième Concile du Vatican le définit comme " un
crime abominable ", en même temps que l'infanticide. (54)
Mais aujourd'hui, dans la conscience de nombreuses personnes, la
perception de sa gravité s'est progressivement obscurcie.
L'acceptation de l'avortement dans les mentalités, dans les
mœurs et dans la loi elle-même est un signe
éloquent d'une crise très dangereuse du sens
moral, qui devient toujours plus incapable de distinguer entre le bien
et le mal, même lorsque le droit fondamental à la
vie est en jeu. Devant une situation aussi grave, le courage de
regarder la vérité en face et d'appeler les
choses par leur nom est plus que jamais nécessaire, sans
céder à des compromis par facilité ou
à la tentation de s'abuser soi-même. à
ce propos, le reproche du Prophète retentit de
manière catégorique : " Malheur à ceux
qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des
ténèbres la lumière et de la
lumière les ténèbres " (Is 5, 20).
Précisément dans le cas de l'avortement, on
observe le développement d'une terminologie
ambiguë, comme celle d'" interruption de grossesse ", qui tend
à en cacher la véritable nature et à
en atténuer la gravité dans l'opinion publique.
Ce phénomène linguistique est sans doute
lui-même le symptôme d'un malaise
éprouvé par les cons- ciences. Mais aucune parole
ne réussit à changer la
réalité des choses: l'avortement
provoqué est le meurtre
délibéré et direct, quelle que soit la
façon dont il est effectué, d'un être
humain dans la phase initiale de son existence, située entre
la conception et la naissance.
La gravité morale de l'avortement provoqué
apparaît dans toute sa vérité si l'on
reconnaît qu'il s'agit d'un homicide et, en particulier, si
l'on considère les circonstances spécifiques qui
le qualifient. Celui qui est supprimé est un être
humain qui commence à vivre, c'est-à-dire
l'être qui est, dans l'absolu, le plus innocent qu'on puisse
imaginer: jamais il ne pourrait être
considéré comme un agresseur, encore moins un
agresseur injuste! Il est faible, sans défense, au point
d'être privé même du plus infime moyen
de défense, celui de la force implorante des
gémissements et des pleurs du nouveau-né. Il est
entièrement confié à la protection et
aux soins de celle qui le porte dans son sein. Et pourtant, parfois,
c'est précisément elle, la mère, qui
en décide et en demande la suppression et qui va
jusqu'à la provoquer.
Il est vrai que de nombreuses fois le choix de l'avortement
revêt pour la mère un caractère
dramatique et douloureux, lorsque la décision de se
défaire du fruit de la conception n'est pas prise pour des
raisons purement égoïstes et de
facilité, mais parce que l'on voudrait sauvegarder des biens
importants, comme la santé ou un niveau de vie
décent pour les autres membres de la famille. Parfois, on
craint pour l'enfant à naître des conditions de
vie qui font penser qu'il serait mieux pour lui de ne pas
naître. Cependant, ces raisons et d'autres semblables, pour
graves et dramatiques qu'elles soient, ne peuvent jamais justifier la
suppression délibérée d'un
être humain innocent.
59. Pour décider de la mort de l'enfant non encore né, aux côtés de la mère, se trouvent souvent d'autres personnes. Avant tout, le père de l'enfant peut être coupable, non seulement lorsqu'il pousse expressément la femme à l'avortement, mais aussi lorsqu'il favorise indirectement sa décision, parce qu'il la laisse seule face aux problèmes posés par la grossesse : 55 de cette manière, la famille est mortellement blessée et profanée dans sa nature de communauté d'amour et dans sa vocation à être " sanctuaire de la vie ". On ne peut pas non plus passer sous silence les sollicitations qui proviennent parfois du cercle familial plus large et des amis. Fréquemment, la femme est soumise à des pressions tellement fortes qu'elle se sent psychologiquement contrainte à consentir à l'avortement : sans aucun doute, dans ce cas, la responsabilité morale pèse
particulièrement sur ceux qui l'ont forcée à avorter, directement ou indirectement. De même les médecins et le personnel de santé sont responsables, quand ils mettent au service de la mort les compétences acquises pour promouvoir la vie. Mais la responsabilité incombe aussi aux législateurs, qui ont promu et approuvé des lois en faveur de l'avortement et, dans la mesure où cela dépend d'eux, aux administrateurs des structures de soins utilisées pour effectuer les avortements. Une responsabilité globale tout aussi grave pèse sur ceux qui ont favorisé la diffusion d'une mentalité de permissivité sexuelle et de mépris de la maternité, comme sur ceux qui auraient dû engager et qui ne l'ont pas fait des politiques familiales et sociales efficaces pour soutenir les familles, spécialement les familles nombreuses ou celles qui ont des difficultés économiques et éducatives particulières. On ne peut enfin sous-estimer le réseau de complicités qui se développe, jusqu'à associer des institutions internationales, des fondations et des associations qui luttent
systématiquement pour la légalisation et pour la diffusion de l'avortement dans le monde. Dans ce sens, l'avortement dépasse la responsabilité des individus et le dommage qui leur est causé, et il prend une dimension
fortement sociale : c'est une blessure très grave portée à la société et à sa culture de la part de ceux qui devraient en être les constructeurs et les défenseurs. Comme je l'ai écrit dans ma Lettre aux familles, " nous nous trouvons en face d'une énorme menace contre la vie, non seulement d'individus, mais de la civilisation tout entière ". (56) Nous nous trouvons en face de ce qui peut être défini comme une " structure de péché " contre la vie humaine non encore née.
60. Certains tentent de justifier l'avortement en soutenant que le fruit de la conception, au moins jusqu'à un certain nombre de jours, ne peut pas
être encore considéré comme une vie humaine personnelle. En réalité, " dès que l'ovule est fécondé, se trouve
inaugurée une vie qui n'est celle ni du père ni de la mère, mais d'un nouvel être humain qui se développe pour lui-même. Il ne sera jamais rendu humain s'il ne l'est pas dès lors. A cette évidence de toujours, ...la science génétique moderne apporte de précieuses confirmations. Elle à
montré que dès le premier instant se trouve
fixé le programme de ce que sera ce vivant : une personne,
cette personne individuelle avec ses notes caractéristiques
déjà bien déterminées.
Dès la fécondation, est commencée
l'aventure d'une vie humaine dont chacune des grandes
capacités demande du temps pour se mettre en place et se
trouver prête à agir ". (57) Même si la
présence d'une âme spirituelle ne peut
être constatée par aucun moyen
expérimental, les conclusions de la science sur l'embryon
humain fournissent " une indication précieuse pour discerner
rationnellement une présence personnelle dès
cette première apparition d'une vie humaine : comment un
individu humain ne serait-il pas une personne humaine ? ". (58)
D'ailleurs, l'enjeu est si important que, du point de vue de
l'obligation morale, la seule probabilité de se trouver en
face d'une personne suffirait à justifier la plus nette
interdiction de toute intervention conduisant à supprimer
l'embryon humain. Précisément pour ce motif,
au-delà des débats scientifiques et
même des affirmations philosophiques à propos
desquelles le Magistère ne s'est pas expressément
engagé, l'Eglise à toujours enseigné,
et enseigne encore, qu'au fruit de la génération
humaine, depuis le premier moment de son existence, doit être
garanti le respect inconditionnel qui est moralement dû
à l'être humain dans sa totalité et
dans son unité corporelle et spirituelle : "
L'être humain doit être respecté et
traité comme une personne dès sa conception, et
donc dès ce moment on doit lui reconnaître les
droits de la personne, parmi lesquels en premier lieu le droit
inviolable de tout être humain innocent à la vie
". (59)
61. Les textes de la Sainte Ecriture, qui ne
parlent jamais d'avortement volontaire et donc ne comportent pas de
condamnations directes et spécifiques à ce sujet,
manifestent une telle considération pour l'être
humain dans le sein maternel, que cela exige comme
conséquence logique qu'A lui aussi s'étend le
commandement de Dieu : " Tu ne tueras pas ".
La vie humaine est sacrée et inviolable dans tous les
moments de son existence, même dans le moment initial qui
précède la naissance. Depuis le sein maternel,
l'homme appartient à Dieu qui scrute et connaît
tout, qui l'a formé et façonné de ses
mains, qui le voit alors qu'il n'est encore que petit embryon informe
et qui entrevoit en lui l'adulte qu'il sera demain, dont les jours sont
comptés et dont la vocation est déjà
consignée dans le " livre de vie " (cf. Ps 139138, 1.
13-16). LA aussi, lorsqu'il est encore dans le sein maternel – comme de
nombreux textes bibliques 60 en témoignent –, l'homme est
l'objet le plus personnel de la providence amoureuse et paternelle de
Dieu.
Des origines à nos jours – comme le montre bien la
Déclaration publiée sur ce sujet par la
Congrégation pour la Doctrine de la Foi 61 –, la Tradition
chrétienne est claire et unanime pour qualifier l'avortement
de désordre moral particulièrement grave. Depuis
le moment où elle s'est affrontée au monde
gréco-romain, dans lequel l'avortement et l'infanticide
étaient des pratiques courantes, la première
communauté chrétienne s'est opposée
radicalement, par sa doctrine et dans sa conduite, aux mœurs
répandues dans cette société, comme le
montre bien la Didachè, déjà
citée.62 Parmi les écrivains
ecclésiastiques du monde grec, Athénagore
rappelle que les chrétiens considèrent comme
homicides les femmes qui ont recours à des moyens abortifs,
car même si les enfants sont encore dans le sein de leur
mère, " Dieu à soin d'eux ". (63) Parmi les
latins, Tertullien affirme : " C'est un homicide anticipé
que d'empêcher de naître et peu importe qu'on
arrache l'âme déjà née ou
qu'on la détruise au moment où elle
naît. C'est un homme déjà ce qui doit
devenir un homme ". (64) à travers son histoire
déjà bimillénaire, cette
même doctrine à été
constamment enseignée par les Pères de l'Eglise,
par les Pasteurs et les Docteurs. Même les discussions de
caractère scienti fique et philosophique à propos
du moment précis de l'infusion de l'âme
spirituelle n'ont jamais comporté la moindre
hésitation quant à la condamnation morale de
l'avortement.
62. Plus récemment, le
Magistère pontifical à repris cette doctrine
commune avec une grande vigueur. En particulier, Pie XI, dans
l'encyclique Casti connubii, à repoussé les
prétendues justifications de l'avortement ; (65) Pie XII
à exclu tout avortement direct, c'est-à-dire tout
acte qui tend directement à détruire la vie
humaine non encore née, " que cette destruction soit
entendue comme une fin ou seulement comme un moyen en vue de la fin ";
(66) Jean XXIII à réaffirmé que la vie
humaine est sacrée, puisque " dès son origine,
elle requiert l'action créatrice de Dieu ". (67) Comme cela
à déjà été
rappelé, le deuxième Concile du Vatican
à condamné l'avortement avec une grande
sévérité: " La vie doit donc
être sauvegardée avec un soin extrême
dès la conception : l'avortement et l'infanticide sont des
crimes abominables ". (68)
Depuis les premiers siècles, la discipline canonique de
l'Eglise à frappé de sanctions pénales
ceux qui se souillaient par la faute de l'avortement, et cette
pratique, avec des peines plus ou moins graves, à
été confirmée aux
différentes époques de l'histoire. Le Code de
Droit canonique de 1917 prescrivait pour l'avortement la peine de
l'excommunication. (69) La législation canonique
rénovée se situe dans cette ligne quand elle
déclare que celui " qui procure un avortement, si l'effet
s'ensuit, encourt l'excommunication latæ sententiæ
", (70) c'est-à-dire automatique. L'excommunication frappe
tous ceux qui commettent ce crime en connaissant la peine encourue, y
compris donc aussi les complices sans lesquels sa
réalisation n'aurait pas été possible
: (71) par la confirmation de cette sanction, l'Eglise
désigne ce crime comme un des plus graves et des plus
dangereux, poussant ainsi ceux qui le commettent à retrouver
rapidement le chemin de la conversion. En effet, dans l'Eglise, la
peine de l'excommunication à pour but de rendre pleinement
conscient de la gravité d'un péché
particulier et de favoriser donc une conversion et une
pénitence adéquates.
Devant une pareille unanimité de la tradition doctrinale et
disciplinaire de l'Eglise, Paul VI à pu déclarer
que cet enseignement n'a jamais changé et est immuable. (72)
C'est pourquoi, avec l'autorité
conférée par le Christ à Pierre et
à ses successeurs, en communion avec les Evêques –
qui ont condamné l'avortement à
différentes reprises et qui, en réponse
à la consultation précédemment
mentionnée, même dispersés dans le
monde, ont exprimé unanimement leur accord avec cette
doctrine –, je déclare que l'avortement direct,
c'est-à-dire voulu comme fin ou comme moyen, constitue
toujours un désordre moral grave, en tant que meurtre
délibéré d'un être humain
innocent. Cette doctrine est fondée sur la loi naturelle et
sur la Parole de Dieu écrite; ella est transmise par la
Tradition de l'Eglise et enseignée par le
Magistère ordinaire et universel. (73)
Aucune circonstance, aucune finalité, aucune loi au monde ne
pourra jamais rendre licite un acte qui est intrinsèquement
illicite, parce que contraire à la Loi de Dieu,
écrite dans le cœur de tout homme, discernable par la raison
elle-même et proclamée par l'Eglise.
63. L'évaluation morale de
l'avortement est aussi à appliquer aux formes
récentes d'interven- tion sur les embryons humains qui, bien
que poursuivant des buts en soi légitimes, en comportent
inévitablement le meurtre. C'est le cas de
l'expérimentation sur les embryons, qui se répand
de plus en plus dans le domaine de la recherche biomédicale,
et qui est légalement admise dans certains Etats. Si " on
doit considérer comme licites les interventions sur
l'embryon humain, à condition qu'elles respectent la vie et
l'intégrité de l'embryon et qu'elles ne
comportent pas pour lui de risques disproportionnés, mais
qu'elles visent à sa guérison, à
l'amélioration des conditions de santé, ou
à sa survie individuelle ", (74) on doit au contraire
affirmer que l'utilisation des embryons ou des fœtus humains comme
objets d'expérimentation constitue un crime contre leur
dignité d'êtres humains, qui ont droit
à un respect égal à celui dû
à l'enfant déjà né et
à toute personne. (75)
La même condamnation morale concerne aussi le
procédé qui exploite les embryons et les fœtus
humains encore vivants – parfois "produits"
précisément à cette fin par
fécondation in vitro -, soit comme "matériel
biologique" à utiliser, soit comme donneurs d'organes ou de
tissus à transplanter pour le traitement de certaines
maladies. En réalité, tuer des
créatures humaines innocentes, même si c'est
à l'avantage d'autres, constitue un acte absolument
inacceptable.
On doit accorder une attention particulière à
l'évaluation morale des techniques de diagnostic
prénatal, qui permettent de mettre en évidence de
manière précoce d'éventuelles
anomalies de l'enfant à naître. En effet,
à cause de la complexité de ces techniques, cette
évaluation doit être faite avec beaucoup de soin
et une grande rigueur. Ces techniques sont moralement licites
lorsqu'elles ne comportent pas de risques disproportionnés
pour l'enfant et pour la mère, et qu'elles sont
ordonnées à rendre possible une
thérapie précoce ou encore à favoriser
une acceptation sereine et consciente de l'enfant à
naître. Cependant, du fait que les possibilités de
soins avant la naissance sont aujourd'hui encore réduites,
il arrive fréquemment que ces techniques soient mises au
service d'une mentalité eugénique, qui accepte
l'avortement sélectif pour empêcher la naissance
d'enfants affectés de différents types
d'anomalies. Une pareille mentalité est ignominieuse et
toujours répréhen- sible, parce qu'elle
prétend mesurer la valeur d'une vie humaine seulement selon
des paramètres de " normalité " et de
bien-être physique, ouvrant ainsi la voie à la
légitimation de l'infanticide et de l'euthanasie. En
réalité, cependant, le courage et la
sérénité avec lesquels un grand nombre
de nos frères, affectés de graves
infirmités, mènent leur existence quand ils sont
acceptés et aimés par nous, constituent un
témoignage particulièrement puissant des valeurs
authentiques qui caractérisent la vie et qui la rendent
précieuse pour soi et pour les autres, même dans
des conditions difficiles. L'Eglise est proche des époux
qui, avec une grande angoisse et une grande souffrance, acceptent
d'accueillir les enfants gravement handicapés; elle est
aussi reconnaissante à toutes les familles qui, par
l'adoption, accueillent les enfants qui ont été
abandonnés par leurs parents, en raison
d'infirmités ou de maladies.
"
C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre " (Dt 32, 39) : le drame de
l'euthanasie
64. Au terme de l'existence, l'homme se
trouve placé en face du mystère de la mort. En
raison des progrès de la médecine et dans un
contexte culturel souvent fermé à la
transcendance, l'expérience de la mort présente
actuellement certains aspects nouveaux. En effet, lorsque
prévaut la tendance à n'apprécier la
vie que dans la mesure où elle apporte du plaisir et du
bien-être, la souffrance apparaît comme un
échec insupportable dont il faut se libérer
à tout prix. La mort, tenue pour " absurde " si elle
interrompt soudainement une vie encore ouverte à un avenir
riche d'expériences intéressantes à
faire, devient au contraire une " libération
revendiquée " quand l'existence est
considérée comme dépourvue de sens
dès lors qu'elle est plongée dans la douleur et
inexorablement vouée à des souffrances de plus en
plus aiguës.
En outre, en refusant ou en oubliant son rapport fondamental avec Dieu,
l'homme pense être pour lui-même critère
et norme, et il estime aussi avoir le droit de demander à la
société de lui garantir la possibilité
et les moyens de décider de sa vie dans une pleine et totale
autonomie. C'est en particulier l'homme des pays
développés qui se comporte ainsi; il se sent
porté à cette attitude par les progrès
constants de la médecine et de ses techniques toujours plus
avancées. Par des procédés et des
machines extrêmement sophistiqués, la science et
la pratique médicales sont maintenant en mesure non
seulement de résoudre des cas auparavant insolubles et
d'alléger ou d'éliminer la douleur, mais encore
de maintenir et de prolonger la vie jusque dans des cas
d'extrême faiblesse, de réanimer artificiellement
des personnes dont les fonctions biologiques
élémentaires ont été
atteintes par suite de traumatismes soudains et d'intervenir pour
rendre disponibles des organes en vue de leur transplantation.
Dans ce contexte, la tentation de l'euthanasie se fait toujours plus
forte, c'est-à-dire la tentation de se rendre
maître de la mort en la provoquant par anticipation et en
mettant fin ainsi " en douceur " à sa propre vie ou
à la vie d'autrui. Cette attitude, qui pourrait
paraître logique et humaine, se révèle
en réalité absurde et inhumaine, si on la
considère dans toute sa profondeur. Nous sommes lA devant
l'un des symptômes les plus alarmants de la " culture de mort
", laquelle progresse surtout dans les sociétés
du bien-être, caractérisées par une
mentalité utilitariste qui fait apparaître
très lourd et insupportable le nombre croissant des
personnes âgées et diminuées. Celles-ci
sont très souvent séparées de leur
famille et de la société, qui s'organisent
presque exclusivement en fonction de critères
d'efficacité productive, selon lesquels une
incapacité irréversible prive une vie de toute
valeur.
65. Pour porter un jugement moral correct sur
l'euthanasie, il faut avant tout la définir clairement. Par
euthanasie au sens strict, on doit entendre une action ou une omission
qui, de soi et dans l'intention, donne la mort afin de supprimer ainsi
toute douleur. " L'euthanasie se situe donc au niveau des intentions et
à celui des procédés
employés ". '(76)
Il faut distinguer de l'euthanasie la décision de renoncer
à ce qu'on appelle l'" acharnement thérapeutique
", c'est-à-dire à certaines interventions
médicales qui ne conviennent plus à la situation
réelle du malade, parce qu'elles sont désormais
disproportionnées par rapport aux résultats que
l'on pourrait espérer ou encore parce qu'elles sont trop
lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situations, lorsque la
mort s'annonce imminente et inévitable, on peut en
conscience " renoncer à des traitements qui ne procureraient
qu'un sursis précaire et pénible de la vie, sans
interrompre pourtant les soins normaux dus au malade en pareil cas ".
(77) Il est certain que l'obligation morale de se soigner et de se
faire soigner existe, mais cette obligation doit être
confrontée aux situations concrètes;
c'est-à-dire qu'il faut déterminer si les moyens
thérapeutiques dont on dispose sont objectivement en
proportion avec les perspectives d'amélioration. Le
renoncement à des moyens extraordinaires ou
disproportionnés n'est pas équivalent au suicide
ou à l'euthanasie; il traduit plutôt l'acceptation
de la condition humaine devant la mort. (78)
Dans la médecine moderne, ce qu'on appelle les " soins
palliatifs " prend une particulière importance; ces soins
sont destinés à rendre la souffrance plus
supportable dans la phase finale de la maladie et à rendre
possible en même temps pour le patient un accompagnement
humain approprié. Dans ce cadre se situe, entre autres, le
problème de la licéité du recours aux
divers types d'analgésiques et de sédatifs pour
soulager la douleur du malade, lorsque leur usage comporte le risque
d'abréger sa vie. De fait, si l'on peut juger digne
d'éloge la personne qui accepte volontairement de souffrir
en renonçant à des interventions anti-douleur
pour garder toute sa lucidité et, si elle est croyante, pour
participer de manière consciente à la Passion du Seigneur, un tel comportement "héroïque" ne peut être considéré comme un devoir pour tous. Pie XII avait déjà déclaré qu'il est licite de supprimer la douleur au moyen de narcotiques, même avec pour effet d'amoindrir la
conscience et d'abréger la vie, " s'il n'existe pas d'autres moyens, et si, dans les circonstances données, cela n'empêche pas l'accomplissement d'autres devoirs religieux et moraux ". (79) Dans ce cas, en effet, la mort n'est pas voulue ou
recherchée, bien que pour des motifs raisonnables on en courre le risque : on veut simplement atténuer la douleur de manière efficace en recourant aux analgésiques dont la médecine permet de disposer. Toutefois, " il ne faut
pas, sans raisons graves, priver le mourant de la conscience de soi " : (80) à l'approche de la mort, les hommes doivent être en mesure de pouvoir satisfaire à leurs obligations morales et familiales, et ils doivent surtout pouvoir se
préparer en pleine conscience à leur rencontre définitive avec Dieu.
Ces distinctions étant faites, en conformité avec le Magistère de mes Prédécesseurs 81 et en communion avec les Evêques de l'Eglise catholique, je confirme que l'euthanasie est une grave violation de la Loi de Dieu, en tant que meurtre délibéré moralement inacceptable d'une personne humaine. Cette doctrine est fondée sur la loi naturelle et sur la Parole de Dieu écrite; elle est transmise par la Tradition de l'Eglise et enseignée par le
Magistère ordinaire et universel. (82)
Une
telle pratique comporte, suivant les circonstances, la malice propre au
suicide ou à l'homicide.
66. Or, le suicide est toujours moralement
inacceptable, au même titre que l'homicide. La tradition de
l'Eglise l'a toujours refusé, le considérant
comme un choix gravement mauvais.83 Bien que certains conditionnements
psychologiques, culturels et sociaux puissent porter à
accomplir un geste qui contredit aussi radicalement l'inclination
innée de chacun à la vie, atténuant ou
supprimant la responsabilité personnelle, le suicide, du
point de vue objectif, est un acte gravement immoral, parce qu'il
comporte le refus de l'amour envers soi-même et le
renoncement aux devoirs de justice et de charité envers le
prochain, envers les différentes communautés dont
on fait partie et envers la société dans son
ensemble.84 En son principe le plus profond, il constitue un refus de
la souveraineté absolue de Dieu sur la vie et sur la mort,
telle que la proclamait la prière de l'antique sage
d'Israël: " C'est toi qui as pouvoir sur la vie et sur la
mort, qui fais descendre aux portes de l'Hadès et en fais
remonter " (Sg 16, 13; cf. Tb 13, 2). Partager l'intention suicidaire
d'une autre personne et l'aider à la réaliser,
par ce qu'on appelle le " suicide assisté ", signifie que
l'on se fait collaborateur, et parfois soi-même acteur, d'une
injustice qui ne peut jamais être justifiée,
même si cela répond à une demande. " Il
n'est jamais licite – écrit saint Augustin avec une
surprenante actualité – de tuer un autre, même
s'il le voulait, et plus encore s'il le demandait parce que, suspendu
entre la vie et la mort, il supplie d'être aidé
à libérer son âme qui lutte contre les
liens du corps et désire s'en détacher;
même si le malade n'était plus en Etat de vivre
cela n'est pas licite ". (85) Alors même que le motif n'est
pas le refus égoïste de porter la charge de
l'existence de celui qui souffre, on doit dire de l'euthanasie qu'elle
est une fausse pitié, et plus encore une
inquiétante " perversion " de la pitié: en effet,
la vraie " compassion " rend solidaire de la souffrance d'autrui, mais
elle ne supprime pas celui dont on ne peut supporter la souffrance. Le
geste de l'euthanasie paraît d'autant plus une perversion
qu'il est accompli par ceux qui – comme la famille – devraient assister
leur proche avec patience et avec amour, ou par ceux qui, en raison de
leur profession, comme les médecins, devraient
précisément soigner le malade même dans
les conditions de fin de vie les plus pénibles.
Le choix de l'euthanasie devient plus grave lorsqu'il se
définit comme un homicide que des tiers pratiquent sur une
personne qui ne l'a aucunement demandé et qui n'y
à jamais donné aucun consentement. On atteint
ensuite le sommet de l'arbitraire et de l'injustice lorsque certaines
personnes, médecins ou législateurs, s'arrogent
le pouvoir de décider qui doit vivre et qui doit mourir.
Cela reproduit la tentation de l'Eden : devenir comme Dieu, "
connaître le bien et le mal " (cf. Gn 3, 5). Mais Dieu seul
à le pouvoir de faire mourir et de faire vivre : " C'est moi
qui fais mourir et qui fais vivre " (Dt 32, 39; cf. 2 R 5, 7; 1 S 2,
6). Il fait toujours usage de ce pouvoir selon un dessein de sagesse et
d'amour, et seulement ainsi. Quand l'homme usurpe ce pouvoir,
dominé par une logique insensée et
égoïste, l'usage qu'il en fait le conduit
inévitablement à l'injustice et à la
mort. La vie du plus faible est alors mise entre les mains du plus
fort; dans la société, on perd le sens de la
justice et l'on mine à sa racine la confiance mutuelle,
fondement de tout rapport vrai entre les personnes.
67. Tout autre est au contraire la voie de
l'amour et de la vraie pitié, que notre commune
humanité requiert et que la foi au Christ
Rédempteur, mort et ressuscité,
éclaire de nouvelles motivations. La demande qui monte du
cœur de l'homme dans sa suprême confrontation avec la
souffrance et la mort, spécialement quand il est
tenté de se renfermer dans le désespoir et
presque de s'y anéantir, est surtout une demande
d'accompagnement, de solidarité et de soutien dans
l'épreuve. C'est un appel à l'aide pour continuer
d'espérer, lorsque tous les espoirs humains disparaissent.
Ainsi que nous l'a rappelé le Concile Vatican II, " c'est en
face de la mort que l'énigme de la condition humaine atteint
son sommet " pour l'homme; et pourtant " c'est par une inspiration
juste de son cœur qu'il rejette et refuse cette ruine totale et ce
définitif échec de sa personne. Le germe
d'éternité qu'il porte en lui,
irréductible à la seule matière,
s'insurge contre la mort ". (86)
Cette répulsion naturelle devant la mort est
éclairée et ce germe d'espérance en
l'immortalité est accompli par la foi chrétienne,
qui promet et permet de participer à la victoire du Christ
ressuscité, la victoire de Celui qui, par sa mort
rédemptrice, à libéré
l'homme de la mort, rétribution du
péché (cf. Rm 6, 23), et lui à
donné l'Esprit, gage de résurrection et de vie
(cf. Rm 8, 11). La certitude de l'immortalité future
etl'espérance de la résurrection promise
projettent une lumière nouvelle sur le mystère de
la souffrance et de la mort; elles mettent au cœur du croyant une force
extraordinaire pour s'en remettre au dessein de Dieu.
L'Apôtre Paul à traduit cette conception nouvelle
sous la forme de l'appartenance radicale au Seigneur, qui concerne
l'homme dans toutes les situations : " Nul d'entre nous ne vit pour
soi- même, comme nul ne meurt pour soi-même; si
nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et si nous mourons, nous
mourons pour le Seigneur. Donc, dans la vie comme dans la mort, nous
appartenons au Seigneur " (Rm 14, 7-8). Mourir pour le Seigneur
signifie vivre sa mort comme un acte suprême
d'obéissance au Père (cf. Ph 2, 8), en acceptant
de l'accueillir à l'" heure " voulue et choisie par lui (cf.
Jn 13, 1), qui seul peut dire quand est achevé notre chemin
terrestre. Vivre pour le Seigneur signifie aussi reconnaître
que la souffrance, demeurant en elle-même un mal et une
épreuve, peut toujours devenir une source de bien. Elle le
devient si elle est vécue par amour et avec amour, comme
participation à la souffrance même du Christ
crucifié, par don gratuit de Dieu et par choix personnel
libre. Ainsi, celui qui vit sa souffrance dans le Seigneur lui est plus
pleinement conformé (cf. Ph 3, 10; 1 P 2, 21) et est
intimement associé à son œuvre
rédemptrice pour l'Eglise et pour l'humanité.87
C'est lA l'expérience de l'Apôtre que toute
personne qui souffre est appelée à revivre : " Je
trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je
complète en ma chair ce qui manque aux épreuves
du Christ pour son Corps, qui est l'Eglise " (Col 1, 24).
"
Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux
hommes " (Ac 5, 29) : la loi civile et la loi morale
68. L'un des aspects
caractéristiques des attentats actuels contre la vie humaine
– ainsi qu'on l'a déjà dit à plusieurs
reprises – est la tendance à exiger leur
légitimation juridique, comme si c'étaient des
droits que l'Etat, au moins à certaines conditions, devait
reconnaître aux citoyens; et, par conséquent,
c'est aussi la tendance à prétendre user de ces
droits avec l'assistance sûre et gratuite des
médecins et du personnel de santé.
Bien souvent, on considère que la vie de celui qui n'est pas
encore né ou de celui qui est gravement handicapé
n'est qu'un bien relatif: selon une logique des
proportionnalités ou de pure arithmétique, elle
devrait être comparée avec d'autres biens et
évaluée en conséquence. Et l'on estime
aussi que seul celui qui est placé dans une situation
concrète et s'y trouve personnellement impliqué
peut effectuer une juste pondération des biens en jeu; il en
résulte que lui seul pourrait décider de la
moralité de son choix. Dans l'intérêt
de la convivialité civile et de l'harmonie sociale, l'Etat
devrait donc respecter ce choix, au point d'admettre l'avortement et
l'euthanasie.
Dans d'autres circonstances, on considère que la loi civile
ne peut exiger que tous les citoyens vivent selon un degré
de moralité plus élevé que celui
qu'eux-mêmes admettent et observent. Dans ces conditions, la
loi devrait toujours refléter l'opinion et la
volonté de la majorité des citoyens et, au moins
dans certains cas extrêmes, leur reconnaître
même le droit à l'avortement et à
l'euthanasie. Du reste, l'interdiction et la punition de l'avortement
et de l'euthanasie dans ces cas conduirait inévitablement –
dit-on – à un plus grand nombre de pratiques
illégales, lesquelles, d'autre part, ne seraient pas
soumises au contrôle social indispensable et seraient
effectuées sans la sécurité
nécessaire de l'assistance médicale. On se
demande, en outre, si défendre une loi
concrètement non applicable ne revient pas, en fin de
compte, à miner l'autorité de toute autre loi.
Enfin, les opinions les plus radicales en viennent à
soutenir que, dans une société moderne et
pluraliste, on devrait reconnaître à toute
personne la faculté pleinement autonome de disposer de sa
vie et de la vie de l'être non encore né; en
effet, le choix entre les différentes opinions morales
n'appartiendrait pas à la loi et celle-ci pourrait encore
moins prétendre imposer l'un de ces choix au
détriment des autres.
69. En tout cas, dans la culture
démocratique de notre temps, l'opinion s'est largement
répandue que l'ordre juridique d'une
société devrait se limiter à
enregistrer et à recevoir les convictions de la
majorité et que, par conséquent, il ne devrait
reposer que sur ce que la majorité elle-même
reconnaît et vit comme étant moral. Si alors on
estimait que même une vérité commune et
objective est de fait inaccessible, le respect de la liberté
des citoyens – ceux-ci étant
considérés comme les véritables
souverains dans un régime démocratique –
exigerait que, au niveau de la législation, on reconnaisse
l'autonomie de la conscience des individus et que donc, en
établissant les normes de toute manière
nécessaires à la convivialité dans la
société, on se conforme exclusivement
à la volonté de la majorité, quelle
qu'elle soit. De ce fait, tout homme politique devrait
séparer nettement dans son action le domaine de la
conscience privée de celui de l'action politique.
On observe donc deux tendances, en apparence diamétralement
opposées. D'une part, les individus revendiquent pour
eux-mêmes la plus entière autonomie morale de
choix et demandent que l'Etat n'adopte et n'impose aucune conception de
nature éthique, mais qu'il s'en tienne à garantir
à la liberté de chacun le champ le plus
étendu possible, avec pour seule limitation externe de ne
pas empiéter sur le champ de l'autonomie à
laquelle tout autre citoyen à droit également.
D'autre part, on considère que, dans l'exercice des
fonctions publiques et professionnelles, le respect de la
liberté de choix d'autrui impose à chacun de
faire abstraction de ses propres convictions pour se mettre au service
de toute requête des citoyens, reconnue et
protégée par les lois, en admettant pour seul
critère moral dans l'exercice de ses fonctions ce qui est
déterminé par ces mêmes lois. Dans ces
conditions, la responsabilité de la personne se trouve
déléguée à la loi civile,
cela supposant l'abdication de sa conscience morale au moins dans le
domaine de l'action publique.
70. La racine commune de toutes ces ten-
dances est lerelativisme éthique qui caractérise
une grande part de la culture contemporaine. Beaucoup
considèrent que ce relativisme est une condition de la
démocratie, parce que seul il garantirait la
tolérance, le respect mutuel des personnes et
l'adhésion aux décisions de la
majorité, tandis que les normes morales, tenues pour
objectives et sources d'obligation, conduiraient à
l'autoritarisme et à l'intolérance.
Mais la problématique du respect de la vie fait
précisément apparaître les
équivoques et les contradictions, accompagnées de
terribles conséquences concrètes, qui se cachent
derrière cette conception.
Il est vrai que dans l'histoire on enregistre des cas où des
crimes ont été commis au nom de la "
vérité ". Mais, au nom du " relativisme
éthique ", on à également commis et
l'on commet des crimes non moins graves et des dénis non
moins radicaux de la liberté. Lorsqu'une majorité
parlementaire ou sociale décrète la
légitimité de la suppression de la vie humaine
non encore née, même à certaines
conditions, ne prend-elle pas une décision " tyrannique "
envers l'être humain le plus faible et sans
défense ? La conscience universelle réagit
à juste titre devant des crimes contre l'humanité
dont notre siècle à fait la triste
expérience. Ces crimes cesseraient-ils d'être des
crimes si, au lieu d'être commis par des tyrans sans
scrupule, ils étaient légitimés par
l'assentiment populaire ?
En réalité, la démocratie ne peut
être élevée au rang d'un mythe, au
point de devenir un substitut de la moralité ou
d'être la panacée de l'immoralité.
Fondamentalement, elle est un " système " et, comme tel, un
instrument et non pas une fin. Son caractère " moral " n'est
pas automatique, mais dépend de la conformité
à la loi morale, à laquelle la
démocratie doit être soumise comme tout
comportement humain : il dépend donc de la
moralité des fins poursuivies et des moyens
utilisés. Si l'on observe aujourd'hui un consensus presque
universel sur la valeur de la démocratie, il faut
considérer cela comme un " signe des temps " positif, ainsi
que le Magistère de l'Eglise l'a plusieurs fois
souligné.88 Mais la valeur de la démocratie se
maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu'elle
incarne et promeut : sont certainement fondamentaux et indispensables
la dignité de toute personne humaine, le respect de ses
droits intangibles et inaliénables, ainsi que la
reconnaissance du " bien commun " comme fin et comme critère
régulateur de la vie politique.
Le fondement de ces valeurs ne peut se trouver dans des "
majorités " d'opinion provisoires et fluctuantes, mais
seulement dans la reconnaissance d'une loi morale objective qui, en
tant que " loi naturelle " inscrite dans le cœur de l'homme, est une
référence normative pour la loi civile
ellemême. Lorsque, à cause d'un tragique
obscurcissement de la conscience collective, le scepticisme en
viendrait à mettre en doute jusqu'àux principes
fondamentaux de la loi morale, c'est le système
démocratique qui serait ébranlé dans
ses fondements, réduit à un simple
mécanisme de régulation empirique
d'intérêts divers et opposés. (89)
Certains pourraient penser que, faute de mieux, son rôle
aussi devrait être apprécié en fonction
de son utilité pour la paix sociale. Tout en reconnaissant
quelque vérité dans cette opinion, il est
difficile de ne pas voir que, sans un ancrage moral objectif, la
démocratie elle-même ne peut pas assurer une paix
stable, d'autant plus qu'une paix non fondée sur les valeurs
de la dignité de tout homme et de la solidarité
entre tous les hommes reste souvent illusoire. Même dans les
régimes de participation, en effet, la régulation
des intérêts se produit fréquemment au
bénéfice des plus forts, car ils sont les plus
capables d'agir non seulement sur les leviers du pouvoir mais encore
sur la formation du consensus. Dans une telle situation, la
démocratie devient aisément un mot creux.
71. Pour l'avenir de la
société et pour le dé- veloppement
d'une saine démocratie, il est donc urgent de
redécouvrir l'existence de valeurs humaines et morales
essentielles et originelles, qui découlent de la
vérité même de l'être humain
et qui expriment et protègent la dignité de la
personne : ce sont donc des valeurs qu'aucune personne, aucune
majorité ni aucun Etat ne pourront jamais créer,
modifier ou abolir, mais que l'on est tenu de reconnaître,
respecter et promouvoir.
Dans ce contexte, il faut reprendre les éléments
fondamentaux de la conception des rapports entre la loi civile et la
loi morale, tels qu'ils sont proposés par l'Eglise, mais qui
font aussi partie du patrimoine des grandes traditions juridiques de
l'humanité.
Le rôle de la loi civile est certainement
différent de celui de la loi morale et de portée
plus limitée. C'est pourquoi " en aucun domaine de la vie,
la loi civile ne peut se substituer à la conscience, ni dicter des normes sur ce qui échappe à sa compétence " (90) qui consiste à assurer le bien commun des personnes, par la reconnaissance et la défense de leurs droits fondamentaux, la promotion de la paix et de la moralité publique. (91) En effet, le rôle de la loi civile consiste à garantir une convivialité en société bien ordonnée, dans la vraie justice, afin que tous " nous puissions mener une vie calme et paisible en toute piété et dignité " (1 Tm 2, 2). C'est précisément pourquoi la loi civile doit assurer à tous les membres de la société le respect de certains droits fondamentaux, qui appartiennent originellement à la personne et que n'importe quelle loi positive doit reconnaître et garantir. Premier et fondamental entre tous, le droit inviolable à la vie de tout être humain innocent. Si les pouvoirs publics peuvent parfois renoncer à réprimer ce qui provoquerait, par son interdiction, un dommage plus grave, 92 ils ne peuvent cependant jamais accepter de légitimer, au titre de droit des individus même si ceux-ci étaient la majorité des membres de la société , l'atteinte portée à d'autres personnes par la méconnaissance d'un droit aussi fondamental que celui à la vie. La tolérance légale de l'avortement et de l'euthanasie ne peut en aucun cas s'appuyer sur le respect de la conscience d'autrui, précisément parce que la société à le droit et le devoir de se protéger contre les abus qui peuvent intervenir au nom de la conscience et sous le prétexte de la liberté. (93)
Dans l'encyclique Pacem in terris, Jean XXIII avait rappelé à ce sujet : " Pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine ; dès lors, le rôle des gouvernants consiste surtout à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle et leur expansion, et en conséquence
à faciliter à chaque citoyen l'accomplissement de ses devoirs. Car "la mission essentielle de toute autorité politique est de protéger les droits inviolables de l'être humain et de faire en sorte que chacun s'acquitte plus aisément de sa fonction particulière". C'est pourquoi, si les pouvoirs publics viennent à méconnaître ou à violer les droits de l'homme, non seulement ils manquent au devoir de leur charge, mais
leurs dispositions sont dépourvues de toute valeur juridique ". (94)
72. La doctrine sur la nécessaire conformité de la loi civile avec la loi morale est aussi en continuité avec toute la tradition de l'Eglise, comme cela ressort, une fois encore, de l'encyclique déjà citée de Jean XXIII : " L'autorité, exigée par l'ordre moral, émane de Dieu. Si donc il arrive aux dirigeants d'édicter des lois ou de prendre des mesures contraires à cet ordre moral et par conséquent, à la volonté divine, ces dispositions ne peuvent obliger les consciences... Bien plus, en pareil
cas, l'autorité cesse d'être elle-même et dégénère en oppression ". (95) C'est là l'enseignement lumineux de saint Thomas d'Aquin qui écrit notamment : " La loi humaine à raison de loi en tant qu'elle est conforme à la raison droite ; à ce titre, il est manifeste qu'elle découle de la loi éternelle. Mais, dans la mesure où elle s'écarte de la raison, elle est déclarée loi inique et, dès lors, n'a plus raison de loi, elle est plutôt une violence ". (96) Et
encore : " Toute loi portée par les hommes n'a raison de loi que dans la mesure où elle découle de la loi naturelle. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n'est alors plus une loi mais une corruption de la loi ". (97)
A présent, la première et la plus immédiate des applications de cette doctrine concerne la loi humaine qui méconnaît le droit fondamental et
originel à la vie, droit propre à tout homme. Ainsi les lois qui, dans le cas de l'avortement et de l'euthanasie, légitiment la suppression directe d'êtres humains innocents sont en contradiction totale et insurmontable avec le droit inviolable à la vie propre à tous les hommes, et elles nient par conséquent l'égalité
de tous devant la loi. On pourrait objecter que tel n'est pas le cas de l'euthanasie lorsqu'elle est demandée en pleine conscience par le sujet concerné. Mais un Etat qui légitimerait cette demande et qui en autoriserait l'exécution en arriverait à légaliser un cas de suicide-homicide, à l'encontre des principes fondamentaux de l'indisponibilité de la vie et de la protection de toute vie innocente. De cette manière, on favorise l'amoindrissement du respect de la vie et l'on ouvre la voie à des comportements qui abolissent la confiance dans les rapports sociaux.
Les lois qui autorisent et favorisent l'avortement et l'euthanasie s'opposent, non seulement au bien de l'individu, mais au bien commun et, par conséquent, elles sont entièrement dépourvues d'une authentique validité juridique.
En effet, la méconnaissance du droit à la vie, précisément parce qu'elle conduit à supprimer la personne que la société à
pour raison d'être de servir, est ce qui s'oppose le plus directement et de manière irréparable à la possibilité de réaliser le bien commun. Il s'ensuit que, lorsqu'une loi civile légitime l'avortement ou l'euthanasie, du fait même, elle cesse d'être une vraie loi civile, qui oblige moralement.
73. L'avortement et l'euthanasie sont donc
des crimes qu'aucune loi humaine ne peut prétendre
légitimer. Des lois de cette nature, non seulement ne
créent aucune obligation pour la conscience, mais elles
entraînent une obligation grave et précise de s'y
opposer par l'objection de conscience. Dès les origines de
l'Eglise, la prédication apostolique à
enseigné aux chrétiens le devoir
d'obéir aux pouvoirs publics légitimement
constitués (cf. Rm 13, 1-7; 1 P 2, 13-14), mais elle
à donné en même temps le ferme
avertissement qu'" il faut obéir à Dieu
plutôt qu'aux hommes " (Ac 5, 29). Dans l'Ancien Testament
déjà, précisément au sujet
des menaces contre la vie, nous trouvons un exemple significatif de
résistance à un ordre injuste de
l'autorité. Les sages-femmes des Hébreux
s'opposèrent au pharaon, qui avait ordonné de
faire mourir tout nouveau-né de sexe masculin : " Elles ne
firent pas ce que leur avait dit le roi d'Egypte et
laissèrent vivre les garçons " (Ex 1, 17). Mais
il faut bien voir le motif profond de leur comportement : " Les
sages-femmes craignirent Dieu " (ibid.). Il n'y à que
l'obéissance à Dieu – auquel seul est due la
crainte qui constitue la reconnaissance de son absolue
souveraineté – pour faire naître la force et le
courage de résister aux lois injustes des hommes. Ce sont la
force et le courage de ceux qui sont prêts même
à aller en prison ou à être
tués par l'épée, dans la certitude que
cela " fonde l'endurance et la confiance des saints " (Ap 13, 10).
Dans le cas d'une loi intrinsèquement injuste, comme celle
qui admet l'avortement ou l'euthanasie, il n'est donc jamais licite de
s'y conformer, " ni ... participer à une campagne d'opinion
en faveur d'une telle loi, ni ... donner à celle-ci son
suffrage ". (98)
Un problème de conscience particulier pourrait se poser dans
les cas où un vote parlementaire se
révélerait déterminant pour favoriser
une loi plus restrictive, c'est-à-dire destinée
à restreindre le nombre des avortements
autorisés, pour remplacer une loi plus permissive
déjà en vigueur ou mise aux voix. De tels cas ne
sont pas rares. En effet, on observe le fait que, tandis que dans
certaines régions du monde les campagnes se poursuivent pour
introduire des lois favorables à l'avortement, soutenues
bien souvent par de puissantes organisations internationales, dans
d'autres pays au contraire – notamment dans ceux qui ont
déjà fait l'expérience
amère de telles législations permissives – se
manifestent les signes d'une nouvelle réflexion. Dans le cas
ici supposé, il est évident que, lorsqu'il ne
serait pas possible d'éviter ou d'abroger
complètement une loi permettant l'avortement, un
parlementaire, dont l'opposition personnelle absolue à
l'avortement serait manifeste et connue de tous, pourrait licitement
apporter son soutien à des propositions destinées
à limiter les préjudices d'une telle loi et
à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le
plan de la culture et de la moralité publique. Agissant
ainsi, en effet, on n'apporte pas une collaboration illicite
à une loi inique; on accomplit plutôt une
tentative légitime, qui est un devoir, d'en limiter les
aspects injustes.
74. L'introduction de législations
injustes place souvent les hommes moralement droits en face de
difficiles problèmes de conscience en ce qui concerne les
collaborations, en raison du devoir d'affirmer leur droit à
n'être pas contraints de par- ticiper à des
actions moralement mauvaises. Les choix qui s'imposent sont parfois
douloureux et peuvent demander de sacrifier des positions
professionnelles confirmées ou de renoncer à des
perspectives légitimes d'avancement de carrière.
En d'autres cas, il peut se produire que l'accomplissement de certains
actes en soi indifférents, ou même positifs,
prévus dans les dispositions de législations
globalement injustes, permette la sauvegarde de vies humaines
menacées. D'autre part, on peut cependant craindre
à juste titre que se montrer prêt à
accomplir de tels actes, non seulement entraîne un scandale
et favorise l'affaiblissement de l'opposition nécessaire aux
attentats contre la vie, mais amène insensiblement
à s'accommoder toujours plus d'une logique permissive.
Pour éclairer ce problème moral difficile, il
faut rappeler les principes généraux sur la
coopération à des actions mauvaises. Les
chrétiens, de même que tous les hommes de bonne
volonté, sont appelés, en vertu d'un grave devoir
de conscience, à ne pas apporter leur collaboration formelle
aux pratiques qui, bien qu'admises par la législation
civile, sont en opposition avec la Loi de Dieu. En effet, du point de
vue moral, il n'est jamais licite de coopérer formellement
au mal. Cette coopération à lieu lorsque l'action
accomplie, ou bien de par sa nature, ou bien de par la qualification
qu'elle prend dans un contexte concret, se caractérise comme
une participation directe à un acte contre la vie humaine
innocente ou comme l'assentiment donné à
l'intention immorale de l'agent principal. Cette coopération
ne peut jamais être justifiée en invoquant le
respect de la liberté d'autrui, ni en prenant appui sur le
fait que la loi civile la prévoit et la requiert : pour les
actes que chacun accomplit personnellement, il existe, en effet, une
responsabilité morale à laquelle personne ne peut
jamais se soustraire et sur laquelle chacun sera jugé par
Dieu lui-même (cf. Rm 2, 6; 14, 12).
Refuser de participer à la perpétration d'une
injustice est non seulement un devoir moral, mais aussi un droit humain
élémentaire. S'il n'en était pas
ainsi, la personne humaine serait contrainte à accomplir une
action intrinsèquement incompatible avec sa
dignité, et ainsi sa liberté même, dont
le sens et la fin authentiques résident dans l'orientation
vers la vérité et le bien, en serait radicalement
compromise. Il s'agit donc d'un droit essentiel qui, en tant que tel,
devrait être prévu et
protégé par la loi civile elle-même.
Dans ce sens, la possibilité de se refuser à
participer à la phase consultative, préparatoire
et d'exécution de tels actes contre la vie devrait
être assurée aux médecins, au personnel
paramédical et aux respon- sables des institutions
hospitalières, des cliniques et des centres de
santé. Ceux qui recourent à l'objection de
conscience doivent être exempts non seulement de sanctions
pénales, mais encore de quelque dommage que ce soit sur le
plan légal, disciplinaire, économique ou
professionnel.
" Tu aimeras ton prochain comme toi-même " (Luc 10, 27) : " tu
défendras " la vie
75. Les commandements de
Dieu nous enseignent la route de la vie. Les préceptes moraux négatifs, c'est-à-dire ceux qui déclarent moralement inacceptable le choix d'une action déter- minée, ont une valeur absolue dans l'exercice de la
liberté humaine : ils valent toujours et en toute circonstance, sans exception. Ils montrent que le choix de certains comportements est radicalement incompatible avec l'
amour envers
Dieu et avec la dignité de la personne, créée à son image : c'est pourquoi un tel choix ne peut pas être compensé par le caractère bon d'aucune intention ni d'aucune
conséquence, il est en opposition irrémédiable avec la communion entre les personnes, il contredit la décision fondamentale d'orienter sa vie vers
Dieu. (99)
Dans ce sens, les préceptes moraux négatifs ont déjà une très importante fonction positive : le "non" qu'ils exigent inconditionnellement exprime la limite infranchissable en-deçA de laquelle l'homme libre ne peut descendre et, en même temps, il montre le minimum qu'il doit respecter et à partir duquel il doit prononcer d'innombrables " oui ", en sorte que la perspective du bien devienne peu à peu son unique
horizon (cf. Mt, 5, 48). Les commandements,
en particulier les préceptes moraux négatifs, sont le point de départ et la première étape indispensables du chemin qui conduit à la
liberté: " La première
liberté écrit saint Augustin c'est donc de ne pas commettre de crimes... comme l'homicide, l'adultère, la fornication, le vol, la tromperie, le
sacrilège et toutes les autres formes de ce genre. Quand un homme s'est mis à renoncer à les commettre et c'est le devoir de tout chrétien de ne pas les commettre , il commence à relever la tête vers la
liberté, mais ce n'est
qu'un commencement de
liberté, ce n'est pas la
liberté parfaite ". (100)
76. Le commandement " tu ne tueras pas " constitue donc le point de départ d'une voie de vraie
liberté qui nous
amène à promouvoir activement la vie, à prendre une attitude claire et à nous adonner à des comportements précis pour la servir: ce faisant, nous exerçons
notre responsabilité envers les personnes qui nous sont confiées et nous manifestons, dans les faits et en vérité, notre reconnaissance à
Dieu
pour le grand don qu'est la vie (cf. Ps 139138, 13-14).
Le Créateur à confié la vie de l'homme à sa responsabilité et à sa sollicitude, non pour qu'il en dispose de manière arbitraire, mais pour qu'il la garde avec sagesse et la mène
avec une
fidélité aimante. Le
Dieu de l'Alliance à confié la vie de tout homme à l'autre, à son
frère, selon la loi de la
réciprocité de donner et de recevoir, du don de soi et de l'accueil de l'autre. à la plénitude des temps, en s'incarnant et en donnant sa vie pour l'homme, le Fils de
Dieu à montré quelle
hauteur et quelle profondeur peut atteindre cette loi de la réciprocité. Par le don de son
Esprit, le Christ confère un sens et un contenu nouveaux à la loi de la réciprocité, au fait de confier l'homme à l'homme. L'
Esprit, qui est artisan de communion dans l'
amour, crée entre les hommes une fraternité et une solidarité nouvelles, véritable reflet du mystère de don et d'accueil mutuels de la Très Sainte
Trinité. L'
Esprit lui-même devient la loi nouvelle qui donne aux croyants la
force et fait appel à leur responsabilité pour qu'ils vivent mutuellement le don de soi et l'accueil de l'autre, en participant à l'
amour de
Jésus Christ, et cela à sa mesure.
77. C'est aussi cette loi nouvelle qui
anime et donne sa forme au commandement " tu ne tueras pas ". Pour le chrétien, il comprend donc en définitive
l'impératif de respecter, d'aimer et de promouvoir la vie de tous ses
frères, selon les exigences et la grandeur de l'
amour de
Dieu en
Jésus Christ. " Il à donné sa vie pour nous. Et nous devons, nous aussi, donner
notre vie pour nos
frères " (1 Jn 3, 16).
Le commandement " tu ne tueras pas ", même dans son contenu le plus positif de respect, d'
amour et de promotion de la vie humaine, oblige tout homme. En effet, il retentit dans la conscience morale de chacun comme un écho ineffaçable de l'alliance originelle de
Dieu créateur avec l'homme ; il peut être connu de tous à la lumière de la raison et il peut &ecrc;tre observé grâce à l'action mystérieuse de l'
Esprit qui, soufflant où il veut (cf. Jn 3, 8), rejoint et entraîne tout homme qui vit en ce monde.
Le service que nous sommes tous appelés à rendre à notre prochain est donc un service d'
amour, pour que la vie du prochain soit toujours défendue et promue, mais surtout quand elle est la plus faible ou la plus menacée. C'est une sollicitude personnelle, mais aussi sociale, que nous devons tous développer, en faisant du respect inconditionnel de la vie humaine le fondement d'une société renouvelée.
Il nous est demandé d'aimer et d'honorer la vie de tout homme et de toute femme, et de travailler avec constance et avec courage pour qu'en notre temps, traversé par trop de signes de mort, s'instaure enfin une nouvelle culture de la vie,
fruit de la
culture de la vérité et de l'
amour.
(suite)