Cagliostro était en effet un personnage suffisamment inquiétant pour que des
maçons instruits désirassent être
fixés à son égard. On aurait tort de
croire que les
Philalètes et les
Elus-Coëns
le considéraient comme un simple imposteur dont il serait
amusant de démasquer la charlatanerie en quelques
séances de convent. L'exacte vérité
que nous rèvèle la correspondance du
frère Astier avec les élus-coëns
d'
Avignon, Labory et de la Martinière, c'est que l'on
désirait scruter les véritables fondements des
opérations de Cagliostro, entreprise que rendaient bien
difficiles la mobilité et la souplesse du personnage ;
« Ces messieurs (les
Philalèthes),
écrit le
frère Astier, cherchent un
expédient, persuadés que notre homme leur
échappera si on le laisse entrer et discourir dans
l'assemblée. Car dans cette extrémité,
on n'en pourra rien tirer hormis les belles assurances qui sont sa
monnaie de singe pour les curieux et quand il aura bien
canzoné sans qu'aucun puisse placer un mot, vous verrez que
tous nos gens seront charmés de son
esprit : En saurons-nous
davantage ? Votre
frère Dessalles, qui, m'a-t-on dit, a
connu intimement M. Sarazin
[Note
de l'auteur : Il est vraisemblable que le Sarazin dont il est question
ici est le même que celui qui dirigea la loge de Cagliostro
à Bâle. Saint-Costart était
vénérable de celle de Lyon, la Sagesse
triomphante, dont nous reparlerons plus loin ; il avait
effectivement connu Dessales, puisque ce fut par
l'intermédiaire de ce dernier que les Philalèthes
firent sonder par Saint-Costart les dispositions de Cagliostro.],
et qui doit avoir eu quelques rapports avec Saint-Costart, lors de ses
voyages à
Lyon, serait d'une grande utilité, mais
j'ai quelque crainte que ses affaires ne lui permettent pas de
s'absenter en cette occasion. Touchez-lui en deux mots à son
retour de
, s'il veut être l'un des
rétiaires de cet insaisissable
Protée »
.
On voit que si les organisateurs du
convent étudiaient le moyen d'apprécier en toute
connaissance de cause les opérations et les intentions de
Cagliostro, ils se rendaient parfaitement compte des
difficultés que présentait l'examen d'un
personnage dont les manières prêtaient
à des conjectures si contradictoires que De Gleichen, qui
l'avait connu à
, écrivait de son
côté : « On a dit assez de mal de
Cagliostro, je veux en dire du bien. Je pense que cela vaut toujours
mieux, tant qu'on le peut. Si son ton, ses gestes et ses
manières étaient celles d'un charlatan plein de
jactance, de prétention et d'impertinence, ses
procédés étaient nobles et
charitables, et ses traitements curatifs « jamais malheureux
et quelquefois admirables : il n'a jamais pris un sol à ses
malades. Je l'ai vu courir, au milieu d'une averse, avec un
très bel habit, au secours d'un mourant, sans se donner le
temps de prendre un parapluie, et j'ai vérifié
trois cures merveilleuses qu'il a faite à
, dans
les trois genres où l'art des Français excelle.
Son bonheur ou sa science en médecine a dû lui
attirer la haine et la jalousie des médecins
acharnés entre eux autant que les
prêtres, quand
ils se persécutent. Qu'on joigne à la calomnie de
tant d'
ennemis positifs la malveillance des hommes, qui aiment en
général à croire et à
répéter plutôt le mal que le bien, et
on verra qu'il est au moins possible qu'un inconnu excitant l'
envie
plus que la pitié ait été
opprimé par la médisance. Ceux qui ont beaucoup
vécu avec lui m'en ont toujours dit du bien, et personne du
mal avec des preuves convaincantes ».
L'élu-coën
Dessales s'étant rendu à
Lyon auprès
de Saint-Costart,
vénérable de la loge que
Cagliostro avait instituée en 1782, en rapporta la promesse
que ce dernier se rendrait au convent s'il y était
convoqué. Voici le texte de la seconde circulaire qui fut
adressée à un grand nombre de maçons
français et étrangers et notamment à
Saint-Martin :
Très chers
frères,
Nous regrettons vivement que des
circonstances de
force majeure nous contraignent d'avancer d'une
année notre assemblée fraternelle. L'importance
de cette raison, le choix et le nombre des projets que nous croyons
devoir vous soumettre, nous mériteront votre
indulgence. Si,
cependant, le Grand Architecte bénit notre travail et dirige
nos premières réunions, plusieurs objets que nous
vous exposons ici deviendront peut-être superflus. On
pourrait, dans ce cas, les remplacer par d'autres de nature
à agir plus puissamment et plus immédiatement en
faveur du but auguste de l'Ordre.
Cette seconde circulaire, que nous
vous avions annoncée dans notre première, doit
surtout vous proposer les questions principales, dont les
réponses nous paraissent indispensables. Nous
prions tous
ceux qui la recevront de nous communiquer leurs réponses par
écrit. Nous vous faisons en même temps
connaître les cérémonies que nous avons
déterminées et les résolutions que
nous avons arrêtées pour la tenue de notre
assemblée. Nous pourrons vous informer
ultérieurement lorsque nos
frères
invités nous aurons exprimé leurs opinions. Nous
ne saurions trop répéter que nous ne
réclamons aucun titre particulier à ce
congrès, si ce n'est celui de promoteurs et de convocateurs.
Loin de craindre de rencontrer des maîtres dans cette
science, nous souhaitons sincèrement et vivement que les
véritables maîtres de la science soient
présents et se fassent connaître. Vous trouverez
en nous des élèves ardents et reconnaissants
autant que de vrais
Philalèthes.
Nous ne croyons pas, nous
n'espérons même pas, que les articles
spécifiés dans ce projet soient l'objet unique et
exclusif des travaux du futur congrès. Il y en a d'autres
plus importants que la prudence nous défend de confier au
papier et encore moins à l'impression. Nous doutons
même qu'il soit possible de les traiter avantageusement en
plein convent. Peut-être serait-il plus facile et plus
avantageux au bien général de les
développer en secret et pièces en main dans des
comités spéciaux,
composés des
délégués que leurs opinions, leurs
travaux et leurs grades recommandent particulièrement. Ces
comités informeraient l'assemblée
générale du résultat de leurs travaux
et des
fruits de leurs investigations, autant qu'ils le pourraient sans
s'exposer à être parjures.
II est probable que la discussion des
articles proposés fera surgir de nouvelles questions, qu'il
est impossible de préciser ici. Tous les hommes instruits
peuvent les prévoir et doivent s'y préparer.
N'oublions pas que le but essentiel de ce convent étant,
d'une part, la
destruction des erreurs, et de l'autre la
découverte de vérités
maçonniques ou intimement liées avec la
Maçonnerie, notre premier devoir à tous doit
être de nous munir de tout ce qui paraît devoir
contribuer à l'un ou l'autre de ces objets. Nous
prions et
nous conjurons encore une fois tous les
frères
empêchés, de s'unir à nos travaux et de
traiter longuement les questions proposées. Le concours de
toutes les lumières et le choc des opinions est de la
dernière importance. Nous pouvons vous garantir au nom du
futur congrès que le même secret sera
gardé sur l'abstention des
frères
invités et absents qui n'auraient pas répondu
clairement, franchement et cordialement à la seconde
circulaire. Tels sont, très chers
frères, les
souhaits et les vœux de vos
frères
dévoués, chargés de vous faire ces
propositions par la société des
Philatèthes supérieurs de la constitution de la
Loge des
Amis réunis à l'Orient de Paris
»
[Note de
l'auteur : Le ton réservé de cette circulaire a
autorisé quelques polémistes à
déclarer que les Phitatèthes nourrissaient les
plus noirs desseins à l'égard de l'ordre social.].
On joignit à cette
circulaire un certain nombre des questions dont devait s'occuper le
convent : « Quelle est la nature essentielle de la science
maçonnique ? Quelle origine peut-on lui attribuer ? Quelles
sociétés et quels individus l'ont anciennement
possédée et l'ont perpétuée
jusqu'à nous ? Quels
corps ou quels individus en sont
actuellement les vrais dépositaires ? Avec quelles sciences
secrètes la
Franc-Maçonnerie a-t-elle des
rapports ? Quels sont ces rapports ? etc., etc. Ainsi, les organisateurs du convent
s'efforcèrent de détruire tout malentendu dans
l'
esprit de ceux qui n'avaient pas cru devoir accepter leur
première invitation. Ils firent mieux : tandis que de
Gleichen écrivait au
duc de Brünswick et que de
Beyerlé s'abouchait avec Saint-Costart
[Note de l'auteur : De
Beyerlé fut chargé de toute la correspondance que
le comité organisateur et le convent
échangèrent avec la loge de Cagliostro. C'est ce
qui a fait croire à un auteur maçonnique que de
Beyerlé avait été
secrétaire du convnt en l'absence du marquis de Chefdebien.],
l'élu-coën de
Pontcarré adressait
à
Saint-Martin une lettre le priant d'assister à
l'examen de Cagliostro. Mais
Saint-Martin ne se souciait pas de prendre
part aux travaux d'une assemblée où l'on
traiterait des sciences qu'il jugeait peu nécessaires,
sinon
dangereuses, pour le salut de l'humanité et soit qu'il
éprouvât quelque ennui de se rencontrer avec ses
anciens
frères, soit qu'il ne voulût pas affronter
Cagliostro, il jugea prudent de ne faire aucune réponse.
Saint-Martin était d'ailleurs très inquiet au
sujet de Cagliostro, qu'il jugeait redoutable. Ce qu'il avait appris
des travaux de la loge de ce dernier l'avait jeté dans une
si grande perplexité que l'on peut croire que ce ne fut pas
sans l'éloigner encore de l'école de
Martinès de Pasqually. Le récit de quelques-uns
de ces travaux, rapproché de la triste opinion que
Saint-Martin avait de la moralité de Cagliostro et de ce que
nous savons déjà sur les théories du
théosophe, nous aidera à comprendre cet
état d'
âme :
« ...Mais une remarque
essentielle, et qui chez moi reste prépondérante
jusqu'à ce que vous m'ayez convaincu du contraire, c'est que
les manifestations qui se communiquaient à votre
école [Note
de l'auteur : La loge des Elus-Coëns de
Bordeaux, que Saint-Martin fréquenta de 1768 à
1773.] étaient
vraisemblablement des formes d'emprunt. Voici sur quoi je me
fonde dès que ces communications tombent sous le sens
externe de la
vue, je crois qu'elles peuvent prendre des contours si
supérieurement dessinés, des formes si imposantes
et des signes si augustes, qu'il n'est guère possible de ne
pas les admettre comme véritables, quand même
elles ne seraient qu'empruntées. Un exemple marquant dans ce
genre, et que j'ai appris, il y a une couple d'années, est
celui qui arriva à la consécration de la loge de
maçonnerie égyptienne à
Lyon, le 27
juillet 5556, suivant leur calcul, qui me paraîit
erroné.
Les travaux durèrent trois
jours, et les prières cinquante-quatre heures ; il y avait
vingt-sept membres assemblés. Dans le temps que les membres
prièrent l'Eternel de manifester son appprobation par un
signe visible, et que le maître était au milieu de
ses cérémonies, le Réparateur parut,
et bénissait les membres de l'assemblée. Il
était descendu devant un nuage bleu qui servait de
véhicule à cette apparition ; peu peu il
s'éleva encore sur ce nuage qui, du moment de son
abaissement du
ciel sur la terre, avait acquis une splendeur si
éblouissante, qu'une jeune fille C., présente ne
put en soutenir l'éclat. Les deux grands
prophètes et le législateur d'Israël
leur donnèrent aussi des signes d'approbation et de
bonté. Qui pourrait avec quelque vraisemblance mettre la
ferveur et la piété de ces vingt-sept membres en
doute ? Cagliostro ! Ce seul mot suffit pour faire voir que l'erreur et
les formes empruntées peuvent être la suite de la
bonne foi et des intentions
religieuses de vingt-sept membres
assemblés. »
Nous tenions à citer ce
passage d'une lettre datée de 1793, parce que son auteur, le
baron de Liebisdorf, qui avait tout aussi mauvaise opinion de
Cagliostro que
Saint-Martin, y reproduit très probablement
les soupçons que dut avoir
Saint-Martin lui-même
en 1784. La réponse de
Saint-Martin est d'ailleurs assez
ambiguë : « Je savais par écrit, dit-il,
toutes les aventures de
Lyon dont vous me parlez. Je
n'hésite pas de les ranger dans la classe des choses les
plus suspectes. Quant aux manifestations qui ont eu lieu dans mon
école, je les crois beaucoup moins tarées que
toutes celles-là ; ou,
si elles
l'étaient, il y avait en nous tous un
feu de vie
et de désir qui nous préservait, et
même qui nous faisait cheminer assez gracieusement ; mais
nous connaissions peu le centre alors. »
Le convent des
Philalèthes
fut ouvert le 19
février 1785. Les premières
séances furent consacrées à
l'organisation des discussions et à la constitution des
différents comités chargés de
sauvegarder les intérêts de tous les
rites
représentés au convent, comités qui,
tout en prenant part aux discussions de l'assemblée,
devraient poursuivre leurs travaux respectifs en particulier. Les
comités furent constitués au nombre de quatre,
nombre qui parut le plus généralement adoptable
aux degrés des divers
rites, et
composés des
délégués suivants : De
Boulainvilliers, De Jumilly, Lenoir ; De
Saisseval, Jablanowski,
Narboud ; Disch, Hirschberg, De Vorontsof ; Dubarry, De Calvimont et
Von Reichel ; auxquels on adjoignit, plus tard, les
frères
de Beyerlé, Dessalles et d'Epréménil
[Note de l'auteur : Dans cette
liste, on remarque les noms de quatre Elus-Coëns,
de cinq Philosophes Ecossais, d'un membre de l'Association
éclectique, d'un membre de la Grande-Loge
de Pologne, d'un Rose-Croix Philadelphe,
d'un Rose-Croix prussien (Grande-Loge aux
Trois-globes-terrestres), d'un Rose-Croix bavarois
(loge de Carl-à-la-lumière) et d'un Philalèthe.].
L'assemblée ayant
décidé d'entendre Cagliostro, on lui
écrivit officiellement pour le prier de se rendre au
convent. Mais, en dépit des promesses de Saint-Costart,
Cagliostro ne vint pas. Il se contenta d'envoyer un emphatique
manifeste dont le ton fit assez mauvaise impression. Ce manifeste
était ainsi conçu :
Le Grand-Maître inconnu de
la maçonnerie véritable a jeté les
yeux sur les
Philalèthes. Touché de leur
piété, ému par l'aveu
sincère de leurs besoins (
sic), il daigne étendre
la main sur eux, et consent à porter un rayon de
lumière dans les ténèbres de leur
temple.
Ce sera par des actes et des faits, ce
sera par le témoignage des sens, qu'ils
connaîtront
Dieu, l'homme et les intermédiaires
spirituels créés entre l'un et l'autre,
connaissance dont la vraie maçonnerie offre les
symboles et
indique la route. Que les
Philalèthes donc embrassent les
dogmes de cette maçonnerie véritable, qu'ils se
soumettent au régime de son chef suprême, qu'ils
en adoptent les constitutions. Mais avant tout le
sanctuaire doit
être puriflé ; les
Philalèthes doivent
apprendre que la lumière peut descendre dans le temple de la
foi, et non dans celui de l'incertitude. Qu'ils vouent aux
flammes ce
vain amas de leurs archives ! Ce n'est que sur les ruines de la tour de
confusion que s'élèvera le temple de la
vérité. »