CHAPITRE VII
Par hasard, il se trouva que la salle, ce soir-là était pleine de
monde, et le gras
manager juif, qui les reçut à la porte du
théâtre rayonnait d'une oreille à l'autre d'un onctueux et
tremblotant sourire. Il les escorta jusqu'à leur loge avec une sorte
d'humilité pompeuse, en agitant ses grasses mains chargées de bijoux et
parlant de sa voix la plus aiguë.
Dorian
Gray se sentit pour lui une aversion plus prononcée que jamais ; il
venait voir Miranda, pensait-il, et il rencontrait Caliban...
Il paraissait, d'un autre côté, plaire à lord Henry ; ce
dernier même se décida à lui témoigner sa sympathie d'une
façon formelle en lui serrant la main et l'affirmant qu'il était
heureux d'avoir rencontré un homme qui avait découvert un réel
talent et faisait banqueroute pour un poëte.
Hallward s'amusa à observer les personnes du parterre... La
chaleur
était suffocante et le lustre énorme avait l'
air, tout flambant, d'un
monstrueux dahlia aux pétales de
feu jaune. Les jeunes gens des galeries
avaient retiré leurs jaquettes et leurs gilets et se penchaient sur les
balustrades. Ils échangeaient des paroles d'un bout à l'autre du
théâtre et partageaient des oranges avec des filles habillées de
couleurs voyantes, assises à côté d'eux. Quelques femmes riaient
au parterre. Leurs voix étaient horriblement perçantes et discordantes.
Un bruit de bouchons sautant arrivait du bar.
Quel endroit pour y rencontrer sa divinité, dit lord Henry.
Oui, répondit Dorian
Gray. C'est ici que je la rencontrai, et elle
est divine au-delà de tout ce qu'on peut concevoir. Vous oublierez toute chose
quand elle jouera. On ne fait plus attention à cette
populace rude et commune,
aux figures grossières et aux gestes brutaux dès qu'elle entre en
scène ; ces gens demeurent silencieux et la regardent ; ils pleurent, et rient
comme elle le veut ; elle joue sur eux comme sur un violon ; elle les spiritualise, en
quelque sorte, et l'on sent qu'ils ont la même chair et le même sang que
soi-même.
La même chair et le même sang que soi-même ! Oh ! je ne
crois pas, s'exclama lord Henry qui passait en revue les spectateurs de la galerie
avec sa lorgnette.
Ne faites pas attention à lui, Dorian, dit le peintre. Je sais, moi,
ce que vous voulez dire et je crois en cette jeune fille. Quiconque vous aimez doit
le mériter et la personne qui a produit sur vous l'effet que vous nous avez
décrit doit être noble et intelligente. Spiritualiser ses contemporains,
c'est quelque chose d'appréciable... Si cette jeune fille peut donner une
âme à ceux qui jusqu'alors ont vécu sans en avoir une, si elle
peut révéler le sens de la Beauté aux gens dont les vies furent
sordides et laides, si elle peut les
dépouiller de leur égoïsme,
leur prêter des larmes de tristesse qui ne sont pas leurs, elle est digne de
toute votre admiration, digne de l'adoration du monde. Ce
mariage est normal ; je ne
le pensai pas d'abord, mais maintenant je l'admets. Les
dieux ont fait Sibyl Vane
pour vous ; sans elle vous auriez été incomplet.
Merci, Basil, répondit Dorian
Gray en lui pressant la main. Je
savais que vous me comprendriez. Harry est tellement cynique qu'il me terrifie
parfois... Ah ! voici l'orchestre ; il est épouvantable, mais ça ne dure
que cinq minutes. Alors le rideau se lèvera et vous verrez la jeune fille
à laquelle je vais donner ma vie, à laquelle j'ai donné tout ce
qu'il y a de bon en moi...
Un quart d'heure après, parmi une tempête extraordinaire
d'applaudissements, Sibyl Vane s'avança sur la scène... Certes, elle
était adorable à voir une des plus adorables créatures
même, pensait lord Henry, qu'il eut jamais
vues. Il y avait quelque chose
d'
animal dans sa grâce farouche et ses yeux frémissants. Un sourire
abattu, comme l'ombre d'une
rose dans un miroir d'
argent, vint à ses
lèvres en regardant la foule enthousiaste emplissant le théâtre.
Elle recula de quelques pas, et ses lèvres semblèrent trembler.
Basil Hallward se dressa et commença à l'applaudir. Sans mouvement,
comme dans un rêve, Dorian
Gray la regardait ; Lord Henry la lorgnant à
l'aide de sa jumelle murmurait : « Charmante ! Charmante ! »
La scène représentait la salle du palais de Capulet, et
Roméo, dans ses habits de pélerin, entrait avec Mercutio et ses autres
amis. L'orchestre attaqua quelques mesures de musique, et la danse
commença...
Au milieu de la foule des figurants gauches aux costumes râpés, Sibyl
Vane se mouvait comme un être d'
essence supérieure.
Son corps
s'inclinait, pendant qu'elle dansait, comme dans l'
eau s'incline un roseau. Les
courbes de sa poitrine semblaient les courbes d'un blanc lys. Ses mains
étaient faites d'un pur ivoire.
Cependant, elle était curieusement insouciante ; elle
ne montrait aucun signe de joie quand ses yeux se posaient sur Roméo. Le
peu de mots qu'elle avait à dire :
Good pilgrim, you do wrong your hand too much
Which mannerly dévotion shows in
this ;
For saints have hands that pilgrims' hands do
touch
And palm to palm is holy palmers'
kiss...
(Bon pèlerin, vous êtes trop
sévère pour votre main
Qui n'a fait preuve en ceci que d'une respectueuse
dévotion.
Les saintes mêmes ont des mains
que peuvent toucher les mains des
pèlerins
Et cette étreinte est un pieux
baiser... )
et le bref dialogue qui suit, furent dits d'une manière plutôt
artificielle... Sa voix était exquise, mais au point de
vue de l'intonation,
c'était absolument
faux. La
couleur n'y était pas. Toute la vie du vers
était enlevée ; on n'y sentait pas la réalité de la
passion.
Dorian pâlit en l'
observant, étonné, anxieux...
Aucun de ses
amis n'osait lui parler ; elle leur semblait sans aucun talent ; ils étaient
tout à fait désappointés.
Ils savaient que la scène du balcon du second acte était
l'épreuve décisive des actrices abordant le rôle de Juliette ; ils
l'attendaient tous deux ; si elle y échouait, elle n'était bonne
à rien.
Elle fut vraiment charmante quand elle surgit dans le clair
de
lune ; c'était vrai ; mais l'hésitation de son
jeu était
insupportable et il devenait de plus en plus mauvais à mesure qu'elle avançait
dans son rôle. Ses gestes étaient absurdement artificiels. Elle emphatisait
au-delà des limites permises ce qu'elle avait à dire. Le beau passage.
Thou knowest the mask of night is on my face,
Else would a maiden blush bepaint my
cheek
For that which thou hast heard me speak
to-night...
(Tu sais que le masque de la nuit est sur mon
visage,
Sans cela tu verrais une virginale rougeur colorer ma
joue
Quand je songe aux paroles que tu m'as entendu dire
cette nuit.)
fut déclamé avec la pitoyable précision d'une écolière
instruite dans la récitation par un professeur de deuxième ordre.
Quand elle s'inclina sur le balcon et qu'elle eut à dire les admirables
vers :
Although I joy in thee,
I have no joy of this contract
to-night :
It is too rash, too unadvised, too
sudden ;
Too like the lightning, which doth cease to
be
Eve one can say : « It lightens ! » Sweet,
good-night !
This bud of love by Summer's ripening
breath
May prove a beauteous flower when next we meet...
(Quoique tu fasses ma joie
Je ne puis goûter cette nuit
toutes
les joies de notre rapprochement
Il est trop brusque, trop imprévu trop
soudain,
Trop semblable à l'éclair qui a
cessé d'être
Avant qu'on ait pu dire. « Il brille ! »
Doux, ami, bonne nuit.
Ce bouton d'amour, mûri par l'haleine de
l'été.
Pourra devenir une belle fleur, à notre
prochaine entrevue... )
Elle les dit comme s'ils ne comportaient pour elle aucune espèce
de signification ; ce n'était pas nervosité, bien au contraire ;
elle paraissait absolument consciente de ce qu'elle faisait. C'était simplement
du mauvais art ; l'échec était parfait.
Même les auditeurs vulgaires et dépourvus de toute éducation,
du parterre et des galeries, perdaient tout intérêt à la
pièce. Ils commencèrent à s'agiter, à parler haut,
à siffler... Le
manager israëlite, debout au fond du parterre,
frappait du pied et jurait de rage. L'on eût dit que la seule personne calme
était la jeune fille.
Un tonnerre de sifflets suivit la chute du rideau... Lord Henry se leva et mit
son pardessus...
Elle est très belle, Dorian, dit-il, mais elle ne sait pas jouer.
Allons-nous-en...
Je veux voir entièrement la pièce, répondit le jeune
homme d'une voix rauque et amère. Je suis désespéré de
vous avoir fait perdre votre soirée, Harry. Je vous fais mes excuses à
tous deux.
Mon cher Dorian, miss Vane devait être indisposée. Nous
viendrons la voir quelque autre soir.
Je désire qu'elle l'ait été, continua-t-il ; mais elle
me semble, à moi, insensible et froide. Elle est entièrement
changée. Hier, ce fut une grande artiste ; ce soir, c'est une actrice
médiocre et commune.
Ne parlez pas ainsi de ce que vous aimez, Dorian. L'
amour est une plus
merveilleuse chose que l'art.
Ce sont tous deux de simples formes d'imitation, remarqua lord Henry...
Mais allons-nous-en !... Dorian, vous ne pouvez rester ici davantage. Ce n'est pas bon
pour l'
esprit de voir jouer mal. D'ailleurs, je suppose que vous ne désirez
point que votre femme joue ; par conséquent, qu'est-ce que cela peut vous faire
qu'elle joue Juliette comme une poupée de
bois... Elle est vraiment adorable,
et si elle connaît aussi peu la vie que... l'art, elle fera le sujet d'une
expérience délicieuse. Il n'y a que deux sortes de gens vraiment
intéressants : ceux qui savent absolument tout et ceux qui ne savent absolument
rien... Par le
ciel ! mon cher ami, n'ayez pas l'
air si tragique ! Le secret de rester
jeune est de ne jamais avoir une émotion malséante. Venez au club avec
Basil et moi, nous fumerons des cigarettes en buvant à la beauté de
Sibyl Vane ; elle est certainement belle : que désirez-vous de plus ?
Allez-vous-en, Harry ! cria l'
enfant. J'ai besoin d'être seul. Hasil,
vous aussi, allez-vous-en ! Ah ! ne voyez-vous que mon cur éclate !
Des larmes brûlantes lui emplirent les yeux ; ses lèvres
tremblèrent et se précipitant au fond de la loge, il s'appuya contre la
cloison et cacha sa face dans ses mains...
Allons-nous-en, Basil, dit lord Henry d'une voix étrangement tendre.
Et les deux jeunes gens sortirent ensemble.
Quelques instants plus tard, la rampe s'illumina, et le rideau se leva sur le
troisième acte. Dorian
Gray reprit son siège ; il était
pâle, mais dédaigneux et indifférent. L'action sa traînait,
interminable. La moitié de l'auditoire était sortie, en faisant un
bruit grossier de lourds souliers, et en riant. Le fiasco était complet. Le
dernier acte fut joué devant les banquettes. Le rideau s'abaissa sur des
murmures ou des grognements.
Aussitôt que ce fut fini, Dorian
Gray se précipita par les coulisses
vers le foyer... Il y trouva la jeune fille seule ; un regard de triomphe
éclairait sa face. Dans ses yeux brillait une
flamme exquise ; une sorte de
rayonnement semblait l'entourer. Ses lèvres demi ouvertes souriaient à
quelque mystérieux secret connu d'elle seule.
Quand il entra, elle le regarda, et sembla soudainement possédée
d'une joie infinie.
Ai-je assez mal joué, ce soir, Dorian ? cria-t-elle.
Horriblement ! répondit-il, la considérant avec
stupéfaction... Horriblement ! Ce fut affreux ! Vous étiez malade,
n'est-ce pas ? Vous ne vous doutez point de ce que cela fut !... Vous n'avez pas
idée de ce que j'ai souffert !
La jeune fille sourit...
Dorian, répondit-elle, appuyant sur son prénom d'une voix
traînante et musicale, comme s'il eût été plus doux que
miel aux rouges pétales de sa bouche, Dorian, vous auriez dû comprendre,
mais vous comprenez maintenant, n'est-ce pas ?
Comprendre quoi ? demanda-t-il, rageur...
Pourquoi je fus si mauvaise ce soir ! Pourquoi je serai toujours
mauvaise !... Pourquoi je ne jouerai plus jamais bien !...
Il leva les épaules.
Vous êtes malade, je crois ; quand vous êtes malade, vous ne
pouvez jouer : vous paraissez absolument ridicule. Vous nous avez navrés, mes
amis et moi.
Elle ne semblait plus l'écouter ; transfigurée de joie, elle
paraissait en proie à une extase de bonheur !...
Dorian ! Dorian, s'écria-t-elle, avant de vous connaître, je
croyais que la seule réalité de la vie était le
théâtre : c'était seulement pour le théâtre que je
vivais ; je pensais que tout cela était vrai ; j'étais une nuit
Rosalinde, et l'autre, Portia : la joie de Béatrice était ma joie, et
les tristesses de Cordelia furent miennes !... Je croyais en tout !... Les gens
grossiers qui jouaient avec moi me semblaient pareils à des
dieux ! J'errais
parmi les décors comme dans un monde à moi : je ne connaissais que des
ombres, et je les croyais réelles ! Vous vîntes, ô mon bel
amour !
et vous délivrâtes mon
âme emprisonnée... Vous m'avez
appris ce qu'était réellement la réalité ! Ce soir, pour
la première fois de ma vie, je perçus le vide, la honte, la vilenie de
ce que j'avais joué jusqu'alors. Ce soir, pour la première fois, j'eus
la conscience que Roméo était hideux, et vieux, et grimé, que
faux était le clair de
lune du verger, que les décors étaient
odieux, que les mots que je devais dire étaient menteurs, qu'ils
n'étaient pas
mes mots, que ce n'était pas ce que je
devais
dire !... Vous m'avez élevée dans quelque chose de plus haut, dans
quelque chose dont tout l'art n'est qu'une réflexion. Vous m'avez fait
comprendre ce qu'était véritablement l'
amour ! Mon
amour ! Mon
amour !
Prince
Charmant ! Prince de ma vie ! Je suis écurée des ombres ! Vous
m'êtes plus que tout ce que l'art pourra jamais être ! Que puis-je avoir
de commun avec les fantoches d'un drame ? Quand j'arrivai ce soir, je ne pus
comprendre comment cela m'avait quittée. Je pensais que j'allais être
merveilleuse et je m'aperçus que je ne pouvais rien faire. Soudain, la
lumière se fit en moi, et la connaissance m'en fut exquise... Je les entendis
siffler, et je me mis à sourire... Pourraient-ils comprendre un
amour tel que
le nôtre ? Emmène-moi, Dorian, emmène-moi, quelque part où
nous puissions être seuls. Je hais la scène ! Je puis mimer une passion
que je ne ressens pas, mais je ne puis mimer ce quelque chose qui me
brûle
comme le
feu ! Oh ! Dorian ! Dorian, tu comprends maintenant ce que cela signifie.
Même si je parvenais à le faire, ce serait une profanation, car pour
moi, désormais, jouer, c'est d'être amoureuse ! Voilà ce que tu
m'as faite !...
Il tomba sur le sofa et détourna la tête.
Vous avez tué mon
amour ! murmura-t-il.
Elle le regarda avec admiration et se mit à rire... Il ne dit rien. Elle
vint près de lui et de ses petits doigts lui caressa les
cheveux. Elle
s'agenouilla, lui baisant les mains... Il les retira, pris d'un
frémissement.
Il se dressa soudain et marcha vers la porte.
Oui, clama-t-il, vous avez tué mon
amour ! Vous avez
dérouté mon
esprit ! Maintenant vous ne pouvez même exciter ma
curiosité ! Vous n'avez plus aucun effet sur moi ! Je vous aimais parce que vous
étiez admirable, parce que vous étiez intelligente et géniale,
parce que vous réalisiez les rêves des grands poëtes et que vous
donniez une forme, un
corps, aux ombres de l'Art ! Vous avez jeté tout cela !
vous êtes stupide et bornée !... Mon
Dieu ! Combien je fus fou de vous
aimer ! Quel insensé je fus !... Vous ne m'êtes plus rien ! Je ne veux plus
vous voir ! Je ne veux plus penser à vous ! Je ne veux plus me rappeler votre
nom ! Vous ne pouvez vous douter ce que vous étiez pour moi, autrefois...
Autrefois !... Ah ! je ne veux plus penser à cela ! Je désirerais ne vous
avoir jamais
vue... Vous avez brisé le roman de ma vie ! Comme vous connaissez
peu l'
amour, pour penser qu'il eût pu gâter votre art !... Vous
n'êtes rien sans votre art... Je vous aurais faite splendide, fameuse,
magnifique ! le monde vous aurait admirée et vous eussiez porté mon
nom !... Qu'êtes-vous maintenant ?... Une jolie actrice de troisième
ordre !
La jeune fille pâlissait et tremblait. Elle joignit les mains, et d'une voix
qui s'arrêta dans la gorge :
Vous n'êtes pas sérieux, Dorian, murmura-t-elle ; vous
jouez !...
Je joue !... C'est bon pour vous, cela ; vous y réussissez si bien,
répondit-il amèrement.
Elle se releva, et une expression pitoyable de douleur sur la figure, elle
traversa le foyer et vint vers lui. Elle mit la main sur son bras et le regarda dans
les yeux. Il l'éloigna...
Ne me touchez pas, cria-t-il.
Elle poussa un gémissement triste, et s'écroulant à ses
pieds, elle resta sans mouvement, comme une
fleur piétinée.
Dorian, Dorian, ne m'abandonnez pas, souffla-t-elle. Je suis
désolée d'avoir si mal joué ; je pensais à vous tout le
temps ; mais j'essaierai... oui, j'essaierai... Cela me vint si vite, cet
amour pour
vous... Je pense que je l'eusse toujours ignoré si vous ne m'aviez pas
embrassé... Si nous ne nous étions pas embrassés...
Embrasse-moi encore, mon
amour... Ne t'en va pas ! Je ne pourrais le supporter ! Oh !
ne t'en va pas !... Mon
frère... Non, ça ne fait rien ! Il ne voulait
pas dire cela... il plaisantait !... Mais vous, pouvez-vous m'oublier à cause
de ce soir ? Je veux tant travailler et essayer de faire des progrès. Ne me
sois pas cruel parce que je t'aime mieux que tout au monde ! Après tout, c'est
la seule fois que je t'ai déplu... Tu as raison, Dorian... J'aurais dû
me montrer mieux qu'une artiste... C'était fou de ma part ... et cependant,
je n'ai pu faire autrement... Oh ! ne me quitte pas ! Ne m'abandonne pas !...
Une rafale de sanglots passionnés la courba... Elle s'écrasa sur le
plancher comme une chose blessée. Dorian
Gray la regardait à terre, ses
lèvres fines retroussées en un suprême dédain. Il y a
toujours quelque chose de ridicule dans les émotions des personnes que l'on a
cessé d'aimer ; Sibyl Vane lui semblait absurdement mélodramatique. Ses
larmes et ses sanglots l'ennuyaient...
Je m'en vais, dit-il, d'une calme voix claire. Je ne veux pas être
cruel davantage, mais je ne puis vous revoir. Vous m'avez dépouillé de
toutes mes illusions...
Elle pleurait silencieusement, et ne fit point de réponse ; rampante, elle
se rapprocha ; ses petites mains se tendirent comme celles d'un aveugle et
semblèrent le chercher... Il tourna sur ses talons et quitta le foyer.
Quelques instants après, il était dehors...
Où il alla ?... il ne s'en souvint. Il se rappela vaguement avoir
vagabondé par des rues mal éclairées, passé sous des
voûtes sombres et devant des maisons aux façades hostiles... Des
femmes, avec des voix enrouées et des rires éraillés l'avaient
appelé. Il avait rencontré de chancelants ivrognes jurant, se
grommelant à eux-mêmes des choses comme des singes monstrueux. Des
enfants grotesques se pressaient devant des seuils ; des cris, des
jurons, partaient
des cours obscures.
A l'aube, il se trouva devant Covent Garden... Les ténèbres se
dissipaient, et coloré de
feux affaiblis, le
ciel prit des teintes
perlées... De lourdes charettes remplies de lys vacillants roulèrent
doucement sur les pavés des rues désertes... L'
air était plein
du parfum des
fleurs, et leur beauté sembla apporter un reconfort à sa
peine. Il entra dans un marché et observa les hommes déchargeant les
voitures... Un charretier en blouse blanche lui offrit des cerises ; il le remercia,
s'étonnant qu'il ne voulut accepter aucun
argent, et les mangea distraitement.
Elles avaient été cueillies dans la nuit ; et la fraîcheur de la
lune les avaient pénétrées. Une bande de garçons portant
des corbeilles de tulipes rayées, de jaunes et rouges
roses, défila
devant lui, à travers les monceaux de légumes d'un vert de jade. Sous
le portique aux piliers grisâtres, musait une troupe de filles têtes nues
attendant la fin des enchères... D'autres, s'ébattaient aux alentours
des portes sans cesse ouvertes des bars de la Piazza. Les énormes
chevaux de
camions glissaient ou frappaient du pied sur les pavés raboteux, faisant
sonner leurs cloches et leurs harnais... Quelques conducteurs gisaient endormis sur
des piles de sacs. Des pigeons, aux cous irisés, aux pattes
roses,
voltigeaient, picorant des graines...
Au bout de quelques instants, il héla un
hansom et se fit conduire chez
lui... Un moment, il s'attarda sur le seuil, regardant devant lui le square
silencieux, les fenêtres fermées, les persiennes claires... Le
ciel
s'opalisait maintenant, et les toits des maisons luisaient comme de l'
argent...
D'une cheminée en face, un fin filet de fumée s'élevait ; il
ondula, comme un ruban violet à travers l'atmosphère
couleur de
nacre...
Dans la grosse lanterne dorée vénitienne,
dépouille de
quelque gondole dogale, qui pendait au plafond du grand hall d'entrée aux
panneaux de chêne, trois jets vacillants de lumière brillaient encore ;
ils semblaient de minces pétales de
flamme, bleus et blancs. Il les
éteignit, et après avoir jeté son chapeau et son manteau sur une
table, traversant la bibliothèque, il poussa la porte de sa
chambre à
coucher, une grande pièce
octogone située au rez-de-chaussée
que, dans son
goût naissant de luxe, il avait fait décorer et garnir de
curieuses tapisseries Renaissance qu'il avait découvertes dans une
mansarde
délabrée de Selby Royal où elles s'étaient
conservées.
Comme il tournait la poignée de la porte, ses yeux tombèrent sur son
portrait peint par Basil Hallward ; il tressaillit d'étonnement !... Il entra
dans sa
chambre, vaguement surpris... Après avoir défait le premier
bouton de sa redingote, il parut hésiter ; finalement il revint sur ses pas,
s'arrêta devant le portrait et l'examina... Dans le peu de lumière
traversant les rideaux de soie crême, la face lui parut un peu
changée... L'expression semblait différente. On eût dit qu'il y
avait comme une touche de cruauté dans la bouche... C'était vraiment
étrange !...
Il se tourna, et, marchant vers la fenêtre, tira les rideaux... Une
brillante
clarté emplit la
chambre et balaya les ombres fantastiques des coins
obscurs où elles flottaient. L'étrange expression qu'il avait surprise
dans la face y demeurait, plus perceptible encore... La palpitante lumière
montrait des lignes de cruauté autour de la bouche comme si lui-même,
après avoir fait quelque horrible chose, les surprenait sur sa face dans un
miroir.
Il recula, et prenant sur la table une glace ovale entourée de petits
amours d'ivoire, un des nombreux présents de lord Henry, se hâta de se
regarder dans ses profondeurs polies... Nulle ligne comme celle-là ne
tourmentait l'écarlate de ses lèvres... Qu'est-ce que cela voulait
dire ?
Il frotta ses yeux, s'approcha plus encore du tableau et l'examina de nouveau...
Personne n'y avait touché, certes, et cependant, il était hors de doute
que quelque chose y avait été changé... Il ne rêvait pas !
La chose était horriblement apparente...
Il se jeta dans un fauteuil et rappela ses
esprits... Soudainement, lui revint ce
qu'il avait dit dans l'
atelier de Basil le
jour même où le portrait
avait été terminé. Oui, il s'en souvenait parfaitement. Il avait
énoncé le désir fou de rester jeune alors que vieillirait ce
tableau... Ah ! si sa beauté pouvait ne pas se ternir et qu'il fut
donné à ce portrait peint sur cette toile de porter le poids de ses
passions, de ses péchés !... Cette peinture ne pouvait-elle donc
être marquée des lignes de souffrance et de doute, alors que
lui-même garderait l'épanouissement délicat et la joliesse de son
adolescence !
Son voeu, pardieu ! ne pouvait être exaucé ! De telles choses sont
impossibles ! C'était même monstrueux de les évoquer... Et,
cependant, le portrait était devant lui portant à la bouche une moue de
cruauté !
Cruauté ! Avait-il été cruel ? C'était la faute de cette
enfant, non la sienne... Il l'avait rêvée une grande artiste, lui avait
donné son
amour parce qu'il l'avait crue géniale... Elle l'avait
désappointé. Elle s'était montrée quelconque, indigne...
Tout de même, un sentiment de regret
infini l'envahit, en la revoyant dans son
esprit, prostrée à ses pieds, sanglotant comme un petit
enfant !... Il
se rappela avec quelle insensibilité il l'avait regardée alors...
Pourquoi avait-il été fait ainsi ? Pourquoi une pareille
âme lui
avait-elle été donnée ? Mais n'avait-il pas souffert aussi ?
Pendant les trois heures qu'avait duré la pièce, il avait vécu
des siècles de douleur, des éternités sur des
éternités de torture !... Sa vie valait bien la sienne... S'il l'avait
blessée, n'avait-elle pas, de son côté, enlaidi son existence ?...
D'ailleurs, les femmes sont mieux organisées que les hommes pour supporter les
chagrins... Elle vivent d'émotions ; elles ne pensent qu'à cela...
Quand elles prennent des amants, c'est simplement pour avoir quelqu'un à qui
elles puissent faire des scènes. Lord Henry le lui avait dit et lord Henry
connaissait les femmes. Pourquoi s'inquiéterait-il de Sibyl Vane ? Elle ne lui
était rien.
Mais le portrait ?... Que dire de cela ? Il possédait le secret de sa vie, en
révélait l'
histoire ; il lui avait appris à aimer sa propre
beauté. Lui apprendrait-il à haïr son
âme ?... Devait-il le
regarder encore ?
Non ! c'était purement une illusion de ses sens troublés ; l'horrible
nuit qu'il venait de passer avait suscité des fantômes !... Tout d'un
coup, cette même tache écarlate qui rend les hommes déments
s'était étendue dans son
esprit... Le portrait n'avait pas
changé. C'était folie d'y songer...
Cependant, il le regardait avec sa belle figure ravagée, son cruel
sourire... Sa brillante chevelure rayonnait dans le
soleil du matin. Ses yeux d'azur
rencontrèrent les siens. Un sentiment d'infinie pitié, non pour
lui-même, mais pour son image peinte, le saisit. Elle était
déjà changée, et elle s'altérerait encore. L'or se
ternirait... Les rouges et blanches
roses de son teint se flétriraient. Pour
chaque péché qu'il commettrait, une tache s'ajouterait aux autres
taches, recouvrant peu à peu sa beauté... Mais il ne pècherait
pas !...
Le portrait, changé ou non, lui serait le visible emblême de sa
conscience. Il résisterait aux tentations. Il ne verrait jamais plus lord
Henry il n'écouterait plus, de toute façon, les subtiles
théories empoisonnées qui avaient, pour la première fois, dans
le
jardin de Basil, insufflé en lui la passion d'impossibles choses.
Il retournerait à Sibyl Vane, lui présenterait ses repentirs,
l'épouserait, essaierait de l'aimer encore. Oui, c'était son devoir.
Elle avait souffert plus que lui. Pauvre
enfant ! Il avait été
égoïste et cruel envers elle. Elle reprendrait sur lui la fascination de
jadis ; ils seraient heureux ensemble. La vie, à côté d'elle,
serait belle et pure.
Il se leva du fauteuil, tira un haut et large paravent devant le portrait,
frissonnant encore pendant qu'il le regardait... « Quelle horreur ! »
pensait-il, en allant ouvrir la porte-fenêtre... Quand il fut sur le gazon, il
poussa un profond soupir. L'
air frais du matin parut dissiper toutes ses noires
pensées, il songeait seulement à Sibyl. Un écho affaibli de son
amour lui revint. Il répéta son nom, et le répéta encore.
Les
oiseaux qui chantaient dans le
jardin plein de rosée, semblaient parler
d'elle aux
fleurs...