Tout allait pour le mieux et Martinès avait déjà
instruit un certain nombre de
frères, entre autres
les deux frères
d'
Aubenton, Morin, de Case, Bobie, Lexcombart, de Jull Tafar, de Lescourt et d'
Abzac
[Note de l'auteur : La plupart de ces frères devaient
faire partie en 1768, du Tribunal Souverain de Paris, sur le tableau duquel ils
figurent déjà en 1767 à titre consultatif.], lorsque
le 26 août 1762, la
Française reçut une lettre des
Loges-de-St-Jean-Réunies. Par cette lettre, les francs-maçons
de
Toulouse informaient la
Française des infructueux essais de Martinès
dans leur ville, et lui conseillaient de ne rien entreprendre et de n'édifier
aucun temple sans un minutieux contrôle des titres de ce
frère. Ils
laissaient entendre que les titres du grand Inspecteur devaient être de
son invention, parce que lui-même n'était qu'un simple ouvrier en
voitures et que, si sa condition rendait déjà suspecte la possession
de semblables titres, son échec démontrait d'ailleurs clairement
que lui, Martinès, n'avait aucun des pouvoirs attachés à
ces titres ; parce qu'enfin la loge avait eu connaissance de plusieurs créances
oubliées par Martinès lors de son départ de
Toulouse, et
que cela suffisait pour le signaler à l'attention de tous les membres de
la confrérie.
La
Française répondit immédiatement
que les titres du P. M. Martinès étaient parfaitement réguliers
; que, outre les témoignages de plusieurs
frères de l'orient d'
Avignon,
le T. Ill.
frère Roubaux avait envoyé une attestation détaillée
à ce sujet; qu'en ce qui concernait les pouvoirs du P. M. Martinès,
la bonne foi de ce
frère ne pouvait être suspectée, vu qu'il
avait donné de ces pouvoirs des marques évidentes ; qu'enfin, la
Française elle-même avait acquitté depuis plus de six
mois la dernière des créances dont il était question, ainsi
qu'il était facile de s'en assurer, et que le retard apporté dans
le règlement de ces dettes n'était pas imputable à une mauvaise
volonté, mais au mauvais état des affaires temporelles du
frère
Martinès.
Bien que cette lettre eût détruit les inquiétudes
des francs-maçons de
Toulouse, avec lesquels, d'ailleurs, la
Française
resta en excellents termes, l'affaire ne laissa pas d'avoir de fâcheuses
suites dans
Bordeaux même. Le peu qui s'en ébruita au travers des
mystères dont s'entourent les loges permit à quelques mécontents
de se livrer à des suppositions désobligeantes pour la
Française.
Cependant cette loge ne fut pas inquiétée. Elle continua ses travaux
jusqu'à la fin de 1764, époque à laquelle, son temple étant
parachevé, elle prit le nom de
Française-élue-Ecossaise,
nom sous lequel elle fut inscrite sur les tableaux de la
Grande Loge de France,
le 1er
février 1765.
C'est à partir de cette année que de mauvais
compagnons, que Martinès avait cru devoir expulser du temple des francs-élus-écossais,
furieux de ne pas avoir été
initiés dans les mystères
que leur avait dévoilés la malencontreuse lettre des françs-maçons
de
Toulouse, s'efforcèrent de ruiner complètement le temple de la
Française-élue-Ecossaise. A cet effet, ils intriguèrent
auprès des loges bâtardes de
Bordeaux, où ils s'étaient
fait affilier en dépit de tous les règlements maçonniques,
et réussirent à produire contre Martinès une
bulle dans laquelle
ils s'appuyaient sur les anciennes plaintes des
Loge-St-Jean-Réunies
et sur les prétendues injustices dont ils avaient été eux-mêmes
victimes pour demander à la
Grande Loge de France la fermeture de
la
Française-élue-Ecossaise. Ils s'abusaient étrangement,
car bien que la
Française-élue-Ecossaise travaillât
en sa qualité d'
atelier symbolique sous l'obédience de la
Grande
Loge de France, il était évident que cette Grande Loge n'accueillerait
pas les plaintes de gens qui ne relevaient plus de son autorité. Leur pétition
resta donc sans résultat. Cependant, l'année suivante, ils crurent
avoir gain de cause : La
Grande Loge de France désirait, en effet,
depuis longtemps faire réviser les constitutions d'un grand nombre de loges
dont les
patentes, à la suite de la confusion des pouvoirs, avaient été
délivrées par des chapitres ou des conseils. Le 15 août 1766,
elle rendit donc un arrêt par lequel toutes les constitutions étaient
suspendues avec défense d'en demander de nouvelles ailleurs qu'à
la Grande Loge
[Note de l'auteur : Voy. Mémoire
justificatif, du frère de Lachaussée, garde des sceaux et archives
de la Grande Loge. Contrairement à tout ce que l'on a pu écrire
à ce sujet, le Conseil des Chevaliers d'Orient ou Grands élus
de Zorobabel, loin de chercher à dominer les loges symboliques, prit
la même année un arrêté pour venir en aide à
la Grande Loge et demanda qu'aucune puissance maçonnique n'ait le droit
de constituer des ateliers symboliques ni de les gouverner. Quant au Souverain
Conseil, il fit lui aussi le 02 octobre 1766 par l'intermédiaire du
frère Gaillard, son orateur et membre de la Grande Loge, la proposition
de créer trois chambres, l'une pour administrer la symbolique, l'autre
pour administrer les grades jusque et y compris l'Ecossisme, la troisième
pour tous les grades supérieurs à l'Ecossisme.]. Le temple
de la
Française-élue-Ecossaise fut donc
fermé ; Martinès
se rendit à
Paris muni de ses divers titres, et ses
ennemis exultèrent
d'une suspension qu'ils croyaient devoir être définitive. Ils ne
se réjouirent pas très longtemps.
Martinès ne resta que quelques mois à
Paris
pour ses différentes constitutions et aussi pour une affaire de mécanique
qui se voulait pas aboutir ; mais il profita de ce court séjour pour recruter
les
éléments de son
Tribunal Souverain et pour se créer
de nombreuses relations dans les loges de province, grâce aux députés
que ces loges avaient envoyés à
Paris à la suite du décret
du 14 août.
La
Franc-Maçonnerie était en pleine
effervescence
; car les
frères du parti Lacorne, qui étaient membres de chapitres,
avaient violemment protesté contre le décret de la
Grande Loge
de France. Evincés aux élections de 1768, ils avaient publié
un
libelle contre les nouvelles élections et, sommés de se rétracter,
les plus obstinés s'étaient vus bannir de la
Grande Loge
par les quatre décrets de 1765-1766, sans cesser cependant de faire usage
de leurs constitutions
[Note de l'auteur : Tous ces frères
furent d'ailleurs réintégrés dans la suite. On ne saurait
trop réfuter l'opinion qui veut que la Grande Loge ait constamment fait
une guerre à outrance aux chapitres et à leurs hauts grades. Les
procès-verbaux de la Grande Loge de 1765 à 1771, conservés
aux Archives du Grand Orient prouvent simplement que la Grande Loge ne voulait
pas s'immiscer dans l'administration des Hauts-Grades, ni permettre aux Conseils
d'envahir la Maçonnerie symbolique. Voilà les seules difficultés
qui existaient entre ces deux corps constituants. D'ailleurs le Mémoire
justificatif déclare formellement qu'une grande partie des membres
de la Grande Loge étaient en même temps membres du Souverain conseil,
du Conseil des chevaliers d'Orient, etc.]. C'est à la suite
de ces faits, d'où résultaient pour la
Grande Loge de France
les plus grandes difficultés administratives, que cette Grande Loge avait
rendu le décret du 14 août 1766 et invité les loges à
faire viser leurs constitutions.
Ces constitutions furent rapidement visées par les
frères Chaillon de Jonville et De
Lachaussée qui délivrèrent
aussi les diplômes et les lettres de constitution et réglèrent
tous les comptes que les envoyés des loges leur présentèrent.
Cependant Martinès s'était mis en rapport avec
plusieurs éminents maçons : les
frères Bacon de la Chevalerie
[Note de l'auteur : Bacon de la Chevalerie, dont nous aurons
à reparler souvent dans la suite, était Maître de la loge
militaire de Saint-Jean de Lyon. Il fut plus tard grand orateur du Grand
Orient de France.], Willermoz, Fauger d'Igneaucourt, de
Lusignan,
de
Loos, de
Grainville, Rozé et quelques autres, auxquels il donna ses
premières instructions et à l'aide desquels, à l'
équinoxe
de mars 1867, il posa les bases de son
Tribunal Souverain de
Paris [Note
de l'auteur : Il n'y a pas trace que Willermoz ait pris part à cet établissement
; il dut sans doute quitter Paris quelques jours avant, muni du titre d'Inspecteur
général pour l'Orient de Lyon.]. Il nomma substitut le
frère Bacon de la Chevalerie, et partit de
Paris peu après, en promettant
de revenir au mois de septembre. Il fit route vers
Bordeaux en visitant successivement
les diverses loges clandestines d'
Amboise, de
Blois, de
Tours, de
Poitiers, et
s'arrêta à La
Rochelle où il se présenta à la
loge l'
Union Parfaite, loge qui travaillait sous les auspices de la
Grande
Loge de France depuis le 9 mars 1752 et qui désirait vivement obtenir
des constitutions pour les degrés de perfection. Martinès conféra
quelques grades à quatre membres de cette loge et les adressa au
Tribunal
Souverain de
Paris. II se dirigea alors vers
Bordeaux où il arriva
au commencement de
juin 1767, et où il rouvrit son temple à la grande
surprise de ses
ennemis.
Ces derniers d'ailleurs ne se tinrent pas pour battus. Ils
trouvèrent un allié dans un certain Bonnichon, homme aussi orgueilleux
et cupide qu'il était inconscient. Ce Bonnichon vivait surtout d'expédients
; il avait fait la connaissance de Martinès en 1766 et avait été
ordonné par lui Rose-Croix et membre du
Tribunal Souverain de
Paris.
Avec une incroyable impunité, il commit de nombreux abus de confiance :
vendant des grades qu'il ne pouvait délivrer et intrigant à
Paris,
à
Lyon et même à
Bordeaux pour acquérir de l'importance
et discréditer son Grand-Souverain. C'est ainsi qu'il ordonna irrégulièrement
plusieurs
frères et qu'il leur remit des instructions de son invention.
Après de nombreuses plaintes des
frères de Bacon de la Chevalerie,
Willermoz et De
Lusignan, Martinès se décida enfin à.chasser
Bonnichon du temple de
Bordeaux en le « laissant à la
miséricorde
du Grand Architecte de l'Univers ».
Bonnichon, furieux d'avoir été démasqué,
s'entendit avec un sieur Blanchet et quelques autres pour calomnier Martinès
devant les magistrats de
Bordeaux. Ils l'accusèrent notamment « d'enseigner
sous prétexte de Maçonnerie des doctrines contraires à la
religion chrétienne ». Martinès répondit en accusant
Bonnichon « d'escroquerie sous prétexte de Maçonnerie »,
en donnant les preuves de cette accusation ; mais en refusant de porter plainte.
Les magistrats suffisamment édifiés ordonnèrent alors à
Bonnichon de quitter
Bordeaux dans les vingt-quatre heures.
Cela eu lieu en
janvier 1769. Deux mois après, à
la suite d'une affaire scandaleuse, la police contraignit le sieur Blanchet à
quitter également
Bordeaux. Ces différents événements
ne furent pas sans éclairer complètement un certain nombre de maçons
restés jusque là hostiles à l'uvre de Martinès,
et qui demandèrent alors à être affiliés à la
Française-élue-Ecossaise. C'est ainsi que furent affiliés
au mois de novembre 1769 les
frères Duroy d'
Hauterive, de Calvimont, de
Saignant-Deseru, de Montillac, de Pitrail-Puységur, Carraccioli, Isnard,
etc. Plusieurs loges demandèrent aussi des constitutions que Martinès
fut contraint de leur refuser, parce.que sa propre
bulle ne l'autorisait pas à
fonder deux établissements dans la même ville. Ces loges, que le
décret du 14 août 1766 avait si fort embarrassées, essayèrent
alors d'obtenir des constitutions de Dublin, mais aussi vainement, parce que les
concordats s'y opposaient. Il n'y eut pas jusqu'aux
ennemis acharnés de
Martinès qui ne vinrent lui faire des excuses et lui dire qu'ils avaient
été indignement trompés par les misérables Bonnichon
et Blanchet. Ils demandèrent à être réintégrés,
mais Martinès resta inébranlable et ne fut plus inquiété.
Ainsi, dès le commencement de 1770, l'uvre maçonnique
de Martinès n'eut plus à souffrir d'attaques extérieures.
Elle avait à
Bordeaux un grand nombre d'adhérents; des loges à
, à
Avignon, à
Foix, à
Libourne, à La
Rochelle,
à
Eu, à
Paris, à
Versailles, à
Metz, etc., et semblait
devoir prospérer. Mais l'affaire Bonnichon avait été comme
le signal d'une série de dissentiments intérieurs dont l'étude
est de la plus grande importance pour l'
histoire des
Elus-Coëns, puisque
ces dissentiments devaient amener en moins de dix ans la décadence de l'uvre
de Martinès.
Bien que l'affaire Bonnichon se fût heureusement terminée,
les
frères Bacon de la Chevalerie, de
Lusignan et Willermoz avaient été
peu satisfaits de la façon dont Martinès avait négligé
leurs nombreux avis. Ils le firent voir au Grand Souverain à propos d'un
règlement de dettes demandé par le
frère de
Grainville, comme
condition de l'établissement définitif de Martinès à
Paris. Martinès avait en effet à cette époque plus de deux
mille livres de dettes dans
Bordeaux. Par suite du mauvais état de ses
affaires, il n'avait pu se rendre à
Paris en septembre 1767 comme il l'avait
promis à son
Tribunal Souverain. Ce dernier l'avait sollicité
à plusieurs reprises de venir compléter l'instruction des
frères
de
Paris et de
Versailles, et lui avait enfin demandé de quitter définitivement
Bordeaux pour se
fixer dans la capitale. Martinès l'eût fait volontiers,
mais il ne voulait pas quitter
Bordeaux en y laissant des dettes dont on n'eût
pas manqué de rendre responsable la
Française-élue-Ecossaise,
et qui eussent complètement compromis son uvre de réalisation.
Le
frère de
Grainville qu'il entretint de ses perplexités crut bien
faire en écrivant au
Tribunal souverain pour lui demander d'avancer
la somme nécessaire au règlement des dettes du Grand-Souverain.
Il écrivit dans le même sens au
frère Willermoz à
Lyon.