I L'ARRESTATION D'ARSÈNE LUPIN
L'étrange voyage ! Il avait si bien commencé cependant ! Pour ma part, je n'en fis jamais qui s'annonçât sous de plus heureux auspices. La Provence est un transatlantique rapide, confortable, commandé par le plus affable des hommes. La société la plus choisie s'y trouvait réunie. Des relations se formaient, des divertissements s'organisaient. Nous avions cette impression exquise d'être séparés du monde, réduits à nous-mêmes comme sur une île inconnue, obligés par conséquent, de nous rapprocher les uns des autres.
Et nous nous rapprochions...
Avez-vous jamais songé à ce qu'il y a d'original et d'imprévu dans ce groupement d'êtres qui, la veille encore, ne se connaissaient pas, et qui, durant quelques
jours, entre le
ciel infini et la mer immense, vont vivre de la vie la plus intime, ensemble vont défier les colères de l'Océan, l'assaut terrifiant des vagues et le calme sournois de l'
eau endormie ?
C'est, au fond, vécue en une sorte de raccourci tragique, la vie elle-même, avec ses orages et ses grandeurs, sa monotonie et sa diversité, et voilà pourquoi, peut-être, on goûte avec une hâte fiévreuse et une volupté d'autant plus intense ce court voyage dont on aperçoit la fin du moment même où il commence.
Mais, depuis plusieurs années, quelque chose se passe qui ajoute singulièrement aux émotions de la traversée. La petite île flottante dépend encore de ce monde dont on se croyait affranchi. Un lien subsiste, qui ne se dénoue que peu à peu, en plein Océan, et peu à peu, en plein Océan, se renoue. Le télégraphe sans fil ! appels d'un autre univers d'où l'on recevrait des nouvelles de la façon la plus mystérieuse qui soit ! L'imagination n'a plus la ressource d'évoquer des fils de fer au creux desquels glisse l'invisible message. Le mystère est plus insondable encore, plus poétique aussi, et c'est aux ailes du vent qu'il faut recourir pour expliquer ce nouveau miracle.
Ainsi, les premières heures, nous sentîmes-nous suivis, escortés, précédés même par cette voix lointaine qui, de temps en temps, chuchotait à l'un de nous quelques paroles de là-bas. Deux amis me parlèrent. Dix autres, vingt autres nous envoyèrent à tous, à travers l'espace, leurs adieux attristés ou souriants.
Or, le second
jour, à cinq cents milles des côtes françaises, par un après-midi orageux, le télégraphe sans fil nous transmettait une dépêche dont voici la teneur :
Arsène Lupin à votre bord, première classe, cheveux blonds, blessure avant-bras droit, voyage seul, sous le nom de R...
A ce moment précis, un coup de tonnerre violent éclata dans le
ciel sombre. Les ondes électriques furent interrompues. Le reste de la dépêche ne nous parvint pas. Du nom sous lequel se cachait Arsène
Lupin, on ne sut que l'initiale.
S'il se fût agi de toute autre nouvelle, je ne doute point que le secret en eût été
scrupuleusement gardé par les employés du poste télégraphique, ainsi que par le commissaire du bord et par le commandant. Mais il est de ces événements qui semblent forcer la discrétion la plus rigoureuse. Le
jour même, sans qu'on pût dire comment la chose avait été ébruitée, nous savions tous que le fameux Arsène
Lupin se cachait parmi nous.
Arsène
Lupin parmi nous ! l'insaisissable cambrioleur
dont on racontait les prouesses dans tous les journaux depuis des mois ! l'énigmatique
personnage avec qui le vieux Ganimard, notre meilleur policier, avait engagé
ce
duel à mort dont les
péripéties se déroulaient
de façon si pittoresque ! Arsène
Lupin, le fantaisiste gentleman
qui n'opère que dans les châteaux et les salons, et qui, une nuit,
où il avait pénétré chez le
baron Schormann, en était
parti les mains vides et avait laissé sa carte, ornée de cette formule
: «
Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, reviendra quand les meubles
seront authentiques. » Arsène
Lupin, l'homme aux mille déguisements
: tour à tour chauffeur, ténor, bookmaker, fils de famille, adolescent,
vieillard, commis-voyageur
marseillais, médecin russe, torero espagnol
!
Qu'on se rende bien compte de ceci : Arsène
Lupin allant et venant dans le cadre relativement restreint d'un transatlantique, que dis-je ! dans ce petit coin des premières où l'on se retrouvait à tout instant, dans cette salle à manger, dans ce salon, dans ce fumoir ! Arsène
Lupin, c'était peut-être ce monsieur... ou celui-là... mon voisin de table... mon
compagnon de cabine...
Et cela va durer encore cinq fois vingt-quatre heures ! s'écria le lendemain miss Nelly Underdown, mais c'est intolérable ! J'espère bien qu'on va l'arrêter.
Et s'adressant à moi :
Voyons, vous, monsieur d'Andrézy, qui êtes déjà au mieux avec le commandant, vous ne savez rien ?
J'aurais bien voulu savoir quelque chose pour plaire à miss Nelly ! C'était une de ces magnifiques créatures qui, partout où elles sont, occupent aussitôt la place la plus en
vue. Leur beauté autant que leur fortune éblouit. Elles ont une cour, des fervents, des enthousiastes. Elevée à
Paris par une mère française, elle rejoignait son père, le richissime Underdown, de Chicago. Une de ses amies, lady Jerland, l'accompagnait.
Dès la première heure, j'avais posé ma candidature de flirt. Mais dans l'intimité rapide du voyage, tout de suite son charme m'avait troublé, et je me sentais un peu trop ému pour un flirt quand ses grands yeux noirs rencontraient les miens. Cependant, elle accueillait mes
hommages avec une certaine faveur. Elle daignait rire de mes bons mots et s'intéresser à mes anecdotes. Une vague sympathie semblait répondre à l'empressement que je lui témoignais.
Un seul rival peut-être m'eût inquiété,
un assez beau garçon, élégant, réservé, dont
elle paraissait quelquefois préférer l'humeur taciturne à
mes façons plus « en dehors » de Parisien.
Il faisait
justement partie du groupe d'admirateurs qui entourait miss Nelly,
lorsqu'elle m'interrogea. Nous étions sur le pont, agréablement
installés dans des rocking-chairs. L'orage de la veille avait éclairci
le
ciel. L'heure était délicieuse.
Je ne sais rien de précis, mademoiselle, lui répondis-je,
mais est-il impossible de conduire nous-mêmes notre enquête, tout
aussi bien que le ferait le vieux Ganimard, l'
ennemi personnel d'Arsène
Lupin ?
Oh ! oh ! vous vous avancez beaucoup !
En quoi donc ? Le problème est-il si compliqué ?
Très compliqué.
C'est que vous oubliez les
éléments que nous avons pour le résoudre.
Quels
éléments ?
1°
Lupin se fait appeler monsieur R...
Signalement un peu vague.
2° Il voyage seul.
Si cette particularité vous suffit !
3° Il est blond.
Et alors ?
Alors nous n'avons plus qu'à consulter la liste des passagers et à procéder par élimination.
J'avais cette liste dans ma poche. Je la pris et la parcourus.
Je note d'abord qu'il n'y a que treize personnes que leur initiale désigne à notre attention.
Treize seulement ?
En première classe, oui. Sur ces treize messieurs R..., comme vous pouvez vous en assurer, neuf sont accompagnés de femmes, d'
enfants
ou de domestiques. Restent quatre personnages isolés : le
marquis de Raverdan...
Secrétaire d'ambassade, interrompit miss Nelly, je le connais.
Le major Rawson...
C'est mon oncle, dit quelqu'un.
M. Rivolta...
Présent, s'écria l'un de nous, un Italien dont la figure disparaissait sous une barbe du plus beau noir.
Miss Nelly éclata de rire.
Monsieur n'est pas précisément blond.
Alors, repris-je, nous sommes obligés de conclure que le coupable est le dernier de la liste.
C'est-à-dire ?
C'est-à-dire M. Rozaine. Quelqu'un connaît-il M. Rozaine ?
On se tut. Mais miss Nelly, interpellant le jeune homme taciturne dont l'assiduité près d'elle me tourmentait, lui dit :
Eh bien, monsieur Rozaine, vous ne répondez pas ?
On tourna les yeux vers lui. Il était blond.
Avouons-le, je sentis comme un petit choc au fond de moi. Et le silence gêné qui pesa sur nous m'indiqua que les autres assistants éprouvaient aussi cette sorte de suffocation. C'était absurde d'ailleurs, car enfin rien dans les allures de ce monsieur ne permettait qu'on le suspectât.
Pourquoi je ne réponds pas ? dit-il, mais parce que, vu mon nom, ma qualité de voyageur isolé et la
couleur de mes
cheveux, j'ai
déjà procédé à une enquête analogue et que je suis arrivé au même résultat. Je suis donc d'avis qu'on m'arrête.
Il avait un drôle d'
air, en prononçant ces paroles. Ses lèvres minces comme deux traits inflexibles s'amincirent encore et pâlirent.
Des filets de sang strièrent ses yeux.
Certes, il plaisantait. Pourtant sa physionomie, son attitude nous impressionnèrent. Naïvement, miss Nelly demanda :
Mais vous n'avez pas de blessure ?
Il est vrai, dit-il, la blessure manque.
D'un geste nerveux il releva sa manchette et découvrit son bras. Mais
aussitôt une idée me frappa. Mes yeux croisèrent ceux de miss
Nelly : il avait montré le bras gauche.
Et, ma foi, j'allais en faire nettement la remarque, quand un incident détourna
notre attention. Lady Jerland, l'amie de miss Nelly, arrivait en courant.
Elle était bouleversée. On s'empressa autour d'elle, et
ce n'est qu'après bien des efforts qu'elle réussit
à balbutier :
Mes bijoux, mes perles !... on a tout pris !...
Non, on n'avait pas tout pris, comme nous le sûmes par la suite ; chose
bien plus curieuse : on avait choisi !
De l'étoile en
diamants, du pendentif en cabochons de
rubis, des colliers
et des bracelets brisés, on avait enlevé, non point les pierres
les plus grosses, mais les plus fines, les plus précieuses, celles, aurait-on
dit, qui avaient le plus de valeur en tenant le moins de place. Les montures gisaient
là, sur la table. Je les vis, tous nous les vîmes, dépouillées
de leurs joyaux comme des
fleurs dont on eût arraché les beaux pétales
étincelants et colorés.
Et pour exécuter ce travail, il avait fallu, pendant
l'heure où lady Jerland prenait le thé, il avait fallu, en plein
jour, et dans un couloir fréquenté, fracturer la porte de la cabine,
trouver un petit sac dissimulé à dessein au fond d'un carton à
chapeau, l'ouvrir et choisir !
Il n'y eut qu'un cri parmi nous. Il n'y eut qu'une opinion
parmi tous les passagers, lorsque le vol fut connu : c'est Arsène
Lupin. Et de fait, c'était bien sa manière compliquée,
mystérieuse, inconcevable... et logique cependant, car, s'il était
difficile de receler la masse encombrante qu'eût formée l'ensemble
des bijoux, combien moindre était l'embarras avec de petites choses
indépendantes les unes des autres, perles, émeraudes et saphirs
!
Et au dîner, il se passa ceci : à droite et à gauche de Rozaine,
les deux places restèrent vides. Et le soir on sut qu'il avait été
convoqué par le commandant.
Son arrestation, que personne ne mit en doute, causa un véritable
soulagement. On respirait enfin. Ce soir-là on joua aux petits
jeux. On
dansa. Miss Nelly, surtout, montra une gaieté étourdissante qui
me fit voir que si les
hommages de Rozaine avaient pu lui agréer au début,
elle ne s'en souvenait guère. Sa grâce acheva de me conquérir.
Vers minuit, à la
clarté sereine de la
lune, je lui affirmai mon
dévouement avec une émotion qui ne parut pas lui déplaire.
Mais le lendemain, à la stupeur générale, on apprit que,
les charges relevées contre lui n'étant pas suffisantes, Rozaine
était libre.
Fils d'un négociant considérable de
Bordeaux, il avait exhibé
des papiers parfaitement en règle. En outre, ses bras n'offraient
pas la moindre trace de blessure.
Des papiers ! des actes de naissance ! s'écrièrent les
ennemis de Rozaine, mais Arsène
Lupin vous en fournira tant que vous voudrez
! Quant à la blessure, c'est qu'il n'en a pas reçu...
ou qu'il en a effacé la trace !
On leur objectait qu'à l'heure du vol, Rozaine c'était
démontré se promenait sur le pont. A quoi ils ripostaient
:
Est-ce qu'un homme de la trempe d'Arsène
Lupin a besoin d'assister au vol qu'il commet ?
Et puis, en dehors de toute considération étrangère, il y
avait un point sur lequel les plus sceptiques ne pouvaient
épiloguer. Qui,
sauf Rozaine, voyageait seul, était blond, et portait un nom commençant
par R ? Qui le télégramme désignait-il, si ce n'était
Rozaine ?
Et quand Rozaine, quelques minutes avant le déjeuner, se dirigea audacieusement
vers notre groupe, miss Nelly et lady Jerland se levèrent et s'éloignèrent.
C'était bel et bien de la peur.
Une heure plus tard, une circulaire manuscrite passait de main en main parmi les
employés du bord, les matelots, les voyageurs de toutes classes : M. Louis
Rozaine promettait une somme de dix mille francs à qui démasquerait
Arsène
Lupin, ou trouverait le possesseur des pierres dérobées.
Et si personne ne me vient en aide contre ce bandit, déclara Rozaine
au commandant, moi, je lui ferai son affaire.
Rozaine contre Arsène
Lupin, ou plutôt, selon le mot qui courut,
Arsène
Lupin lui-même contre Arsène
Lupin, la lutte ne manquait
pas d'intérêt !
Elle se prolongea durant deux journées.
On vit Rozaine errer de droite et de gauche, se mêler au personnel, interroger,
fureter. On aperçut son ombre, la nuit, qui rôdait.
De son côté, le commandant déploya l'énergie
la plus active. Du haut en bas, en tous les coins, la
Provence fut fouillée.
On perquisitionna dans toutes les cabines, sans exception, sous le prétexte
fort juste que les objets étaient cachés dans n'importe quel endroit,
sauf dans la cabine du coupable.
On finira bien par découvrir quelque chose, n'est-ce pas ?
me demandait miss Nelly. Tout sorcier qu'il soit, il ne peut faire que des
diamants et des perles deviennent invisibles.
Mais si, lui répondis-je, ou alors il faudrait explorer la coiffe
de nos chapeaux, la doublure de nos vestes, et tout ce que nous portons sur nous.
Et lui montrant mon kodak, un 9 x 12 avec lequel je ne me
lassais pas de la photographier dans les attitudes les plus diverses :
Rien que dans un appareil pas plus grand que celui-ci, ne pensez-vous pas
qu'il y aurait place pour toutes les pierres précieuses de lady Jerland
? On affecte de prendre des
vues et le tour est joué.
Mais cependant j'ai entendu dire qu'il n'y a point de voleur
qui ne laisse derrière lui un indice quelconque.
Il y en a un : Arsène
Lupin.
Pourquoi ?
Pourquoi ? parce qu'il ne pense pas seulement au vol qu'il commet,
mais à toutes les circonstances qui pourraient le dénoncer.
Au début, vous étiez plus confiant.
Mais depuis, je l'ai vu à l'oeuvre.
Et alors, selon vous ?
Selon moi, on perd son temps.
Et de fait, les investigations ne donnaient aucun résultat,
ou du moins, celui qu'elles donnèrent ne correspondait pas à l'effort
général : la montre du commandant lui fut volée.
Furieux, il redoubla d'ardeur et surveilla de plus près encore Rozaine
avec qui il avait eu plusieurs entrevues. Le lendemain, ironie charmante, on retrouvait
la montre parmi les
faux cols du commandant en second.
Tout cela avait un
air de prodige, et dénonçait bien la manière
humoristique d'Arsène
Lupin, cambrioleur, soit, mais dilettante aussi.
Il travaillait par
goût et par vocation, certes, mais par amusement aussi.
Il donnait l'impression du monsieur qui se divertit à la pièce
qu'il fait jouer, et qui dans la coulisse,
rit à gorge déployée
de ses traits d'
esprit, et des situations qu'il imagine.
Décidément, c'était un artiste en son genre, et quand
j'observais Rozaine, sombre et opiniâtre, et que je songeais au double
rôle que tenait sans doute ce curieux personnage, je ne pouvais en parler
sans une certaine admiration.
Or, l'avant-dernière nuit, l'officier de quart entendit
des gémissements à l'endroit le plus obscur du pont. Il s'approcha.
Un homme était étendu, la tête enveloppée dans une
écharpe grise très épaisse, les poignets ficelés à
l'aide d'une fine cordelette.
On le délivra de ses liens. On le releva, des soins lui furent prodigués.
Cet homme, c'était Rozaine.
C'était Rozaine assailli au cours d'une de ses expéditions,
terrassé et dépouillé. Une carte de visite fixée par
une épingle à son vêtement portait ces mots :
Arsène Lupin accepte avec reconnaissance les dix
mille francs de M. Rozaine.
En réalité, le portefeuille dérobé contenait vingt
billets de mille.
Naturellement, on accusa le malheureux d'avoir simulé
cette attaque contre lui-même. Mais, outre qu'il lui eût été
impossible de se lier de cette façon, il fut établi que l'écriture
de la carte différait absolument de l'écriture de Rozaine, et ressemblait
au contraire, à s'y méprendre, à celle d'Arsène
Lupin,
telle que la reproduisait un ancien journal trouvé à bord.
Ainsi donc, Rozaine n'était plus Arsène
Lupin. Rozaine était
Rozaine, fils d'un négociant de
Bordeaux ! Et la présence d'Arsène
Lupin s'affirmait une fois de plus, et par quel acte redoutable !
Ce fut la terreur. On n'osa plus rester seul dans sa cabine,
et pas davantage s'aventurer seul aux endroits trop écartés. Prudemment
on se groupait entre gens sûrs les uns des autres. Et encore, une méfiance
instinctive divisait les plus intimes. C'est que la menace ne provenait pas d'un
individu isolé, et par là même moins dangereux. Arsène
Lupin maintenant c'était... c'était tout le monde. Notre imagination
surexcitée lui attribuait un pouvoir miraculeux et illimité. On
le supposait capable de prendre les déguisements les plus inattendus, d'être
tour à tour le respectable major Rawson ou le noble
marquis de Raverdan,
ou même, car on ne s'arrêtait plus à l'initiale accusatrice,
ou même telle ou telle personne connue de tous, ayant femme,
enfants, domestiques.
Les premières dépêches sans fil n'apportèrent
aucune nouvelle. Du moins le commandant ne nous en fit point part, et un tel silence
n'était pas pour nous rassurer.
Aussi, le dernier
jour parut-il interminable. On vivait dans l'attente anxieuse
d'un malheur. Cette fois, ce ne serait plus un vol, ce ne serait plus une
simple agression, ce serait le crime, le meurtre. On n'admettait pas qu'Arsène
Lupin s'en tînt à ces deux larcins insignifiants. Maître
absolu du navire, les autorités réduites à l'impuissance,
il n'avait qu'à vouloir, tout lui était permis, il disposait
des biens et des existences.
Heures délicieuses pour moi, je l'avoue, car elles me valurent la
confiance de miss Nelly. Impressionnée par tant d'événements,
de nature déjà inquiète, elle chercha spontanément
à mes côtés une protection, une sécurité que
j'étais heureux de lui offrir.
Au fond, je bénissais Arsène
Lupin. N'était-ce
pas lui qui nous rapprochait ? N'était-ce pas grâce à lui
que j'avais le droit de m'abandonner aux plus beaux rêves ? Rêves
d'
amour et rêves moins chimériques, pourquoi ne pas le confesser
? Les Andrézy sont de bonne souche
poitevine, mais leur blason est quelque
peu dédoré, et il ne me paraît pas indigne d'un gentilhomme
de songer à rendre à son nom le lustre perdu.
Et ces rêves, je le sentais, n'offusquaient point Nelly. Ses yeux souriants
m'autorisaient à les faire. La douceur de sa voix me disait d'espérer.
Et jusqu'au dernier moment, accoudés au bastingage, nous restâmes
l'un près de l'autre, tandis que la ligne des côtes américaines
voguait au-devant de nous.
On avait interrompu les perquisitions. On attendait. Depuis les premières
jusqu'à l'entrepont où grouillaient les
émigrants,
on attendait la minute suprême où s'expliquerait enfin l'insoluble
énigme. Qui était Arsène
Lupin ? Sous quel nom, sous quel
masque se cachait le fameux Arsène
Lupin ?
Et cette minute suprême arriva. Dussé-je vivre
cent ans, je n'en oublierais pas le plus infime détail.
Comme vous êtes pâle, miss Nelly, dis-je à ma compagne
qui s'appuyait à mon bras, toute défaillante.
Et vous ! me répondit-elle, ah ! vous êtes si changé
!
Songez donc ! cette minute est passionnante, et je suis heureux de la vivre
auprès de vous, miss Nelly. Il me semble que votre souvenir s'attardera
quelquefois...
Elle n'écoutait pas, haletante et fiévreuse. La passerelle
s'abattit. Mais avant que nous eussions la
liberté de la franchir,
des gens montèrent à bord, des douaniers, des hommes en uniforme,
des facteurs.
Miss Nelly balbutia :
On s'apercevrait qu'Arsène
Lupin s'est échappé
pendant la traversée que je n'en serais pas surprise.
Il a peut-être préféré la mort au déshonneur,
et plongé dans l'Atlantique plutôt que d'être arrêté.
Ne riez pas, fit-elle, agacée.
Soudain, je tressaillis, et, comme elle me questionnait, je lui dis :
Vous voyez ce vieux petit homme debout à l'extrémité
de la passerelle...
Avec un parapluie et une redingote vert olive ?
C'est Ganimard.
Ganimard ?
Oui, le célèbre policier, celui qui a juré qu'Arsène
Lupin serait arrêté de sa propre main. Ah ! je comprends que l'on
n'ait pas eu de renseignements de ce côté de l'Océan.
Ganimard était là. Il aime bien que personne ne s'occupe de
ses petites affaires.
Alors Arsène
Lupin est sûr d'être pris ?
Qui sait ? Ganimard ne l'a jamais vu, paraît-il, que grimé
et déguisé. A moins qu'il ne connaisse son nom d'emprunt...
Ah ! dit-elle, avec cette curiosité un peu
cruelle de la femme, si je pouvais assister à l'arrestation !
Patientons. Certainement Arsène
Lupin a déjà remarqué
la présence de son
ennemi. Il préférera sortir parmi les
derniers, quand l'oeil du vieux sera fatigué.
Le débarquement commença. Appuyé sur son parapluie, l'
air
indifférent, Ganimard ne semblait pas prêter attention à la
foule qui se pressait entre les deux balustrades. Je notai qu'un officier
du bord, posté derrière lui, le renseignait de temps à autre.
Le
marquis de Raverdan, le major Rawson, l'Italien Rivolta défilèrent,
et d'autres, et beaucoup d'autres... Et j'aperçus Rozaine
qui s'approchait.
Pauvre Rozaine ! Il ne paraissait pas remis de ses mésaventures !
C'est peut-être lui tout de même, me dit miss Nelly...
Qu'en pensez-vous ?
Je pense qu'il serait fort intéressant d'avoir
sur une même photographie Ganimard et Rozaine. Prenez donc mon appareil,
je suis si chargé.
Je le lui donnai, mais trop tard pour qu'elle s'en servît. Rozaine
passait. L'officier se pencha à l'oreille de Ganimard, celui-ci
haussa légèrement les épaules, et Rozaine passa.
Mais alors, mon
Dieu, qui était Arsène
Lupin ?
Oui, fit-elle à haute voix, qui est-ce ?
Il n'y avait plus qu'une vingtaine de personnes. Elle les observait
tour à tour avec la crainte confuse qu'il ne fût pas, lui, au
nombre de ces vingt personnes.
Je lui dis :
Nous ne pouvons attendre plus longtemps.
Elle s'avança. Je la suivis. Mais nous n'avions pas fait dix
pas que Ganimard nous barra le passage.
Eh bien, quoi ? m'écriai-je.
Un instant, monsieur, qui vous presse ?
J'accompagne mademoiselle.
Un instant, répéta-t-il d'une voix plus impérieuse.
Il me dévisagea profondément, puis il me dit, les yeux dans les yeux :
Arsène
Lupin, n'est-ce pas ?
Je me mis à rire.
Non,
Bernard d'Andrézy, tout simplement.
Bernard d'Andrézy est mort il y a trois ans en Macédoine.
Si
Bernard d'Andrézy était mort, je ne serais plus de
ce monde. Et ce n'est pas le cas. Voici mes papiers.
Ce sont les siens. Comment les avez-vous, c'est ce que j'aurai
le plaisir de vous expliquer.
Mais vous êtes fou ! Arsène
Lupin s'est embarqué
sous le nom de R.
Oui, encore un truc de vous, une fausse piste sur laquelle vous les avez
lancés, là-bas ! Ah ! vous êtes d'une jolie
force, mon
gaillard. Mais cette fois, la chance a tourné. Voyons,
Lupin, montre-toi
beau joueur.
J'hésitai une seconde. D'un coup sec il me frappa
sur l'avant-bras droit. Je poussai un cri de douleur. Il avait frappé sur
la blessure encore mal fermée que signalait le télégramme.
Allons, il fallait se résigner. Je me tournai vers miss Nelly. Elle écoutait,
livide, chancelante.
Son regard rencontra le mien, puis s'abaissa sur le kodak que je lui avais
remis. Elle fit un geste brusque, et j'eus l'impression, j'eus
la certitude qu'elle comprenait tout à coup. Oui, c'était
là, entre les parois étroites de chagrin noir, au creux du petit
objet que j'avais eu la précaution de
déposer entre ses mains
avant que Ganimard ne m'arrêtât, c'était bien là
que se trouvaient les vingt mille francs de Rozaine, les perles et les
diamants
de lady Jerland.
Ah ! je le jure, à ce moment solennel, alors que Ganimard et deux de ses
acolytes m'entouraient, tout me fut indifférent, mon arrestation,
l'hostilité des gens, tout, hors ceci : la résolution qu'allait
prendre miss Nelly au sujet de ce que je lui avais confié.
Que l'on eût contre moi cette preuve matérielle
et décisive, je ne songeais même pas à le redouter, mais cette
preuve, miss Nelly se déciderait-elle à la fournir ?
Serais-je trahi par elle ? perdu par elle ? Agirait-elle en ennemie qui ne pardonne
pas, ou bien en femme qui se souvient et dont le mépris s'
adoucit
d'un peu d'
indulgence, d'un peu de sympathie involontaire ?
Elle passa devant moi. Je la saluai très bas, sans un mot. Mêlée
aux autres voyageurs, elle se dirigea vers la passerelle, mon kodak à la
main.
Sans doute, pensai-je, elle n'ose pas, en public. C'est dans une heure,
dans un instant, qu'elle le donnera.
Mais arrivée au milieu de la passerelle, par un mouvement de maladresse
simulée, elle le laissa tomber dans l'
eau, entre le mur du quai et
le flanc du navire.
Puis je la vis s'éloigner.
Sa jolie silhouette se perdit dans la foule, m'apparut de nouveau et disparut.
C'était fini, fini pour jamais.
Un instant, je restai
immobile, triste à la fois et
pénétré d'un doux attendrissement, puis je soupirai, au grand
étonnement de Ganimard :
Dommage, tout de même, de ne pas être un honnête homme...
C'était ainsi qu'un soir d'
hiver, Arsène
Lupin me
raconta l'
histoire de son arrestation. Le hasard d'incidents dont j'écrirai
quelque
jour le récit avait noué entre nous des liens... dirais-je
d'amitié ? Oui, j'ose croire qu'Arsène
Lupin m'honore
de quelque amitié, et que c'est par amitié qu'il arrive
parfois chez moi à l'improviste, apportant, dans le silence de mon
cabinet de travail, sa gaieté
juvénile, le rayonnement de sa vie
ardente, sa belle humeur d'homme pour qui la destinée n'a que
faveurs et sourires.
Son portrait ? Comment pourrais-je le faire ? Vingt fois j'ai vu Arsène
Lupin, et vingt fois c'est un être différent qui m'est apparu... ou plutôt, le même être dont vingt miroirs m'auraient renvoyé autant d'images déformées, chacune ayant ses yeux particuliers, sa forme spéciale de figure, son geste propre, sa silhouette et son caractère.
Moi-même, me dit-il, je ne sais plus bien qui je suis. Dans une glace je ne me reconnais plus.
Boutade, certes, et paradoxe, mais vérité à l'égard de ceux qui le rencontrent et qui ignorent ses ressources infinies, sa patience, son art du maquillage, sa prodigieuse faculté de transformer jusqu'aux proportions de son visage, et d'altérer le rapport même de ses traits entre eux.
Pourquoi, dit-il encore, aurais-je une apparence définie ? Pourquoi ne pas éviter ce danger d'une personnalité toujours identique ? Mes actes me désignent suffisamment.
Et il précise, avec une pointe d'orgueil :
Tant mieux si l'on ne peut jamais dire en toute certitude : voici Arsène
Lupin. L'essentiel est qu'on dise sans crainte d'erreur : Arsène
Lupin a fait cela.
Ce sont quelques-uns de ces actes, quelques-unes de ces aventures que j'essaie de reconstituer, d'après les confidences dont il eut la bonne grâce de me favoriser, certains soirs d'
hiver, dans le silence de mon cabinet de travail...