Boniface VIII, élu
pape le 24 décembre 1294, était né à
Agnani, d'une famille originaire de Catalogne. Appliqué
dès sa
jeunesse à l'étude du droit, il fut
successivement
chanoine de
Paris et de
Lyon, puis avocat et notaire
du pape à Rome. Elevé au rang de
cardinal par Martin
IV, il exerça les fonctions de
légat en
Sicile et
au Portugal, et fut chargé de différentes négociations
auprès de plusieurs souverains : on lui confia le soin
d'arranger quelques contextations entre eux, et principalement
entre le roi de
Sicile et Alphonse d'
Aragon, entre Philippe le
Bel et le roi d'Angleterre, Edouard Ier.
L'élection de
Boniface VIII se fit
à Naples, dix
jours après l'abdication de Célestin
V. Ce mode inusité fit naître des murmures, surtout
de la part des Colonna, Gibelins déclarés, par conséquent
amis des empereurs, et grands
ennemis des papes. Boniface sentait
bien que l'abdication d'un souverain doit toujours entraîner
des soupçons injurieux pour celui qui succède, des
regrets incommodes, et souvent des intrigues plus inquiétantes
encore. Il voulut dissiper les doutes et prévenir les orages.
C'était dans cette intention qu'il ramenait avec lui Célestin
à Rome ; mais celui-ci, pendant la route, parvint à
s'échapper, avec le dessein de se retirer à Sulmona,
dans son ancienne cellule. Il apprit qu'on le poursuivait, et
résolut alors de passer en Grèce. On le rejoignit
à Vesti, ville de la Capitenate, où il était
près de s'embarquer. Ramené à Rome, Boniface
le traita avec douceur. Il y fit son entrée monté
sur un âne. Le peuple se pressait en foule sur son passage,
et lui donnait des marques de vénération extravagantes.
Cependant, Boniface le persuada de se retirer volontairement au
château de Fumone, en Campagnie, où il mourut dix
mois après, âgé de plus de 80 ans, soit des
infirmités de la vieillesse, soit des suites d'une rigoureuse
détention.
Délivré de cet embarras, Boniface
ne négligea point de se venger des Colonna, qu'il excommunia
, et songea ensuite à l'établissement de sa puissance.
Son installation fut magnifique et fastueuse. Les rois de
Sicile
et de Hongrie tenaient la bride de son
cheval lorsqu'il se transporta
à St-Jean-de-Latran ; ils le servirent à table,
au festin solennel, la
couronne en tête. Cependant, Boniface
ne fut pas heureux dans les premiers essais de sa puissance :
il ne put obtenir l'exécution du traité fait entre
Charles, roi de
Sicile, et Jacques, roi d'
Aragon. On lui refusa
l'
hommage de la
Sicile ; les peuples couronnèrent Frédéric,
et s'embarrassèrent peu de l'
excommunication lancée
contre eux.
Le pape ne réussit pas mieux dans
sa médiation entre la France et l'Angleterre. Aux propositions
de paix que ses
légats firent à Londres, on répondit
que rien ne pouvait se faire sans la participation d'Adolphe de
Nassau, roi des Romains. Boniface ordonna entre les trois puissances
une trêve qui ne fut point acceptée. Il crut parvenir
à son but par une autre voie ; et comme la guerre exige
toujours de nouveaux tributs, il voulut la faire cesser, en affranchissant
le clergé de toute contribution, ou, ce qui revient au
même, en établissant pour principe qu'aucun ecclésiastique
ne pouvait être imposé sans le consentement du Saint-Siège
: tel est l'
esprit de la
bulle Clericis laicos, qu'il fulmina
en 1296. Ce fut le premier brandon d'une
discorde qui ne devait
pas s'éteindre si tôt. Cette
bulle fut applaudie
unanimement par le clergé d'Angleterre ; mais celui de
France n'osa pas l'approuver, initimidé par la violente
opposition de Philippe et des seigneurs. Ici commencent les fameux
démêlés entre Philippe et Boniface, qui occupèrent
si longtemps la scène politique, et qui finirent par une
affligeante catastrophe (Cf.
Histoire
du différend entre le pape Boniface VIII et le roi Philippe
le Bel, par Pierre Dupuy,
Paris, 1655, in-fol.)
La
bulle aurait pu recevoir quelques modifications ; le pape ne
paraissait pas éloigné de s'y prêter ; déjà
même il avait ratifié la levée de quelques
décimes surle clergé, en reconnaissant dans la puissance
royale la faculté d'imposer, et ne se réservant
que celle d'empêcher les exactions. Boniface, en 1297, fit
encore un acte plus agréable à la nation française
; il consacra la mémoire de
saint Louis, et cette canonisation
fut reçue avec des transports universels d'allégresse
et de reconnaissance (Cf. la
bulle de canonisation et les deux
sermons que le pape prononça à cette occasion, dans
Duchesne,
Historia Francorum Scriptores,
tome 5).
Mais ces
liens de rapprochement furent bientôt brisés, et l'affaire de l'
évêché
de
Pamiers réveilla tous les ressentiments. L'établissement de cet
évêché nouvellement créé par le pape, et démembré
de l'
archevêché de
Toulouse, dont le ressort avait été
trouvé trop étendu, éprouvait de fortes oppositions. Le nouvel
évêque,
Bernard de Saisset, s'était permis des propos injurieux
contre la personne du roi. Philippe l'avait fait arrêter, et remettre à
la garde de l'
archevêque de
Narbonne, jusqu'au
jugement de son procès.
Boniface réclama le prisonnier comme justiciable de lui seul, et enjoignit
à Philippe de lui rendre sa
liberté et ses biens. Il lui adressa
en même temps la
bulle Ausculta, fili, dans laquelle il développa
de la manière la plus hardie et la plus offensante les principes de cette
suprématie absolue qu'il s'attribuait. Philippe ne garda plus de mesures
; après avoir convoqué une assemblée d'ecclésiastiques
et de seigneurs, il fit
brûler en leur présence cette
bulle, qui
lui reprochait en outre l'altération des monnaies, et contenait une sommation
au clergé de France de se trouver au
concile que le pape se proposait d'assembler.
Le conseil de Philippe s'animait à l'exemple du maître, qui, dans
une réponse à Boniface, lui avait écrit :
Sciat fatuitas
vestra. Pierre
Flotte,
Garde des
Sceaux, Guillaume de
Nogaret, avocat du roi,
un gentilhomme nommé Guillaume de plasian, se faisaient remarquer par la
véhémence de leurs injures. Ils accusaient Boniface de duplicité,
de simonie, d'intrusion, d'hérésie, d'impudicité. Le clergé
gardait en général un ton plus modéré ; cependant,
Gilles Aycelin,
archevêque de
Narbonne, paraît avoir adopté
le langage du
jour. En décriant les moeurs de Boniface, il articulait que
ce
pontife avait séduit deux de ses nièces mariées, dont
il avait plusieurs
enfants, et là-dessus, il s'écriait :
Ô
père très fécond ! De débats
aussi vifs, il ne pouvait éclore qu'une résolution violente. Il
fut donc arrêté que l'on convoquerait à
Lyon un
concile général,
où Boniface serait jugé, et pourrait être déposé,
le roi et la nation entière appelant du tout au
concile futur et au futur
pape. Boniface ne demeura pas tranquille, ni insensible à ces attaques
; il y répondit par la
bulle Unam sanctam, où il fait la
distinction des deux
glaives, et en attribue la puissance exclusive à l'autorité
spirituelle ; mais il sentit en même temps qu'il fallait
joindre d'autres
armes à ces écrits
comminatoires; Il chercha à se rapprocher
d'
Albert d'Autriche, roi des Romains, dont il avait précédemment
désapprouvé l'élection, parce qu'il lui imputait la mort
d'Adolphe de
Nassau. Il lui promettait l'empire, s'il voulait se déclarer
contre Philippe ; il lui offrait même la
couronne de France à ce
prix.
Albert, flatté de ces avances, reconnut formellement qu'il tenait
du Saint-Siège la puissance du
glaive matériel, et que l'élection
du roi des Romains avait été accordée par la cour de Rome
aux trois électeurs ecclésiastiques ; il confirma de nouveau les
donations de
Charlemagne et d'Othon ; et, quant à la
couronne de France,
il répondit qu'il l'accepterait si Boniface voulait rendre l'empire héréditaire
dans sa famille. Boniface travailla en même temps à gagner l'amitié
de Frédéric, roi de
Sicile, en favorisant son parti contre les prétentions
de Charles de
Valois. Le pape fit aussi au roi d'Angleterre des propositions d'alliance,
qui ne furent pas très utiles à sa cause.
Cependant, Philippe ne négligeait
aucun des moyens qui pouvaient assurer l'exécution de ses
desseins. Il avait fait arrêter les
bulles qui prononçaient
son
excommunication, et chasser honteusement les messagers qui
les apportaient. Il avait envoyé
Nogaret en Italie, pour
se saisir de la personne de Boniface, et l'amener au
concile de
Lyon.
Nogaret trouva en Toscane un homme bien capable de seconder
son entreprise, parce qu'il avait aussi des injures à venger
: c'était Sciarra Colonna, qui se souvenait avoir été
excommunié et proscrit avec toute sa famille. Ces deux
hommes réunirent bientôt leurs intérêts
et leurs moyens ; ils séduisirent les
esprits, achetèrent
des soldats, et disposèrent tout pour un coup de main.
L'imprudent
Boniface VIII, qui n'avait pas su conjurer l'orage,
abandonna Rome, et se réfugia dans
Anagni avec ses richesses
et une partie de sa cour. Le 08 septembre 1303, il devait publier
contre Philippe la dernière
bulle d'excommunication, par
laquelle il déliait se sujets de leur serment de
fidélité
; mais la veille,
Nogaret et Colonna entrèrent dans
Anagni
avec 300
chevaux et quelques gens de pied, aux cris répétés
de :
Meure le pape Boniface ! Vive le roi de France ! Après
avoir forcé la maison du
marquis Caetani, neveu du pape,
et pillé les trésors et les meubles qui tombèrent
sous leurs mains, ils se dirigèrent vers la demeure du
pontife. Boniface, surpris et consterné, voulut cependant
déployer une sorte de courage qui imposât à
ses
ennemis. «
Puisque je suis trahi comme Jésus-Christ,
s'écria-t-il,
je veux au moins mourir en pape »
; et à l'instant, il se fit revêtir du manteau
pontifical,
prit en tête la tiare, et, tenant dans ses mains les
clefs
et la
croix, s'assit sur la chaire
pontificale. Cet appareil n'arrêta
point
Nogaret, qui s'avança en lui signifiant hautement
les ordres de Philippe, et lui déclara qu'il devait le
mener à
Lyon pour être jugé par le
concile.
«
Je me consolerai aisément, répondit
Boniface,
d'être condamné par des Patarins.
» C'était le nom injurieux qu'on donnait aux Albigeois,
et le sarcasme tombait directement sur
Nogaret, dont l'aïeul
avait été brûlé vif comme l'un de ces
sectaires. A ce reproche sanglant,
Nogaret demeura interdit ;
mais Colonna, outré de colère, accabla Boniface
d'injures. Quelques
historiens ajoutent qu'il poussa la brutalité
jusqu'à le
frapper à la joue avec son gantelet.
Heureusement pour la mémoire de Colonna, il reste encore
quelque doute sur cet emportement, aussi lâche qu'inhumain,
envers un vieillard faible et désarmé. Tant d'outrages,
tant d'indignités arrachèrent à Boniface
des larmes de dépit et de fureur, dont ses
ennemis furent
peu touchés. Ils s'emparèrent de sa personne, et
le retinrent prisonnier dans sa propre maison. Tels sont les principaux
traits de cete scène de violences et d'humiliations, où
la
force triompha sans danger et sans gloire, et où la
victime ne sut pas honorer son malheur. Grégoire VII avait
couru le même péril ; mais Grégoire, surpris
dans Rome, arraché de l'
autel au milieu de la nuit, vit
à l'instant même les Romains voler à son secours
; au lieu que Boniface, fugitif dans
Anagni, et insulté
sur le trône
pontifical, attendit pendant deux
jours la
vengeance de ses
compatriotes. Ce fut alors seulement qu'ils prirent
les armes, en criant :
Vive le pape, et meurent les traîtres
! Ils dissipèrent ou massacrèrent les troupes
commises à la garde de Boniface. Le tumulte et le désordre
furent si grands, que la bannière de France ne put être
sauvée. Le pape, devenu libre, se fit transporter à
Rome, où il se proposait d'assembler un
concile ; mais
la Providence en avait ordonné autrement : le coup mortel
était porté ; Boniface, pendant sa détention,
avait refusé toute espèce de nourriture, dans la
crainte d'être empoisonné : la révolution
cruelle qu'il avait éprouvée alluma dans son sang
une fièvre continue qui l'emporta dans l'espace dun mois.
Il mourut le 11
octobre 1303, après environ neuf années
de
pontificat. L'
histoire de Boniface ne se termine point à
sa mort.
Son successeur,
Benoît XI, aussitôt après
son
exaltation, fit faire des enquêtes pour venger les insultes
faites à Boniface, et retrouver le trésor de l'
Eglise
pillé dans
Anagni. Les recherches furent inutiles : on
ne retrouva point le trésor ; mais
Nogaret et Colonna furent
excommuniés. Quatre ans après, sous le
pontificat
de
Clément V, l'implacable
Philippe le Bel poursuivit la
mémoire de Boniface, comme coupable d'hérésie,
et voulait faire
brûler ses os. Philippe, dit-on, déclara
au pape que c'était l'article secret qu'il lui avait fait
jurer pour l'élever à la tiare.
Clément V
traîna la procédure en longueur. Philippe, qui avait
besoin de lui pour de plus grands desseins, se désista
enfin de ses poursuites, et
Nogaret obtint son
absolution. La
vie politique de
Boniface VIII a été si pleine,
si agitée, qu'elle éclipse sa vie privée,
et que celle-ci n'est qu'imparfaitement connue. Ses procès
rigoureux envers son malheureux prédécesseur, procédés
que justifie peut-être la nécessité des circonstances
politiques, prouvent qu'il ne manquait ni de pénétration,
ni de prévoyance. On ne peut lui refuser non plus une certaine
hardiesse dans les
vues, et quelque ténacité dans
les résolutions ; mais ces qualités furent obscurcies
par les vices de son caractère. Ambitieux et vain, arrogant
et faible, il se jeta dans des entreprises téméraires
qui tournèrent à sa confusion ; vindicatif et souple,
on le voit poursuive à outrance les Colonna ; mais il caresse
Albert, qu'il avait hautement dénoncé comme meurtrier
; avare et fastueux, il donna tout à un vain luxe d'apparat,
et rien à la bienfaisance réelle. Il fut libéral
envers ses proches, et quelques écrivains font monter à
22 le nombre de ses parents qu'il avait comblés de dignités
et de richesses.
Quant à ses moeurs, il serait injuste
de les condamner seulement d'après les déclamations
violentes de ses
ennemis. L'
histoire n'articule aucun fait positif
; le sage
Fleury surtout garde le silence sur ce point important.
Le Dante a placé Boniface dans son enfer parmi les simoniaques,
entrfe Nicolas III et
Clément V. On a fait souvent des
rapprochements entre ce pape et Grégoire VII, dont Boniface
semble en effet avoir adopté les principes ; mais, au lieu
d'imiter son modèle, il l'exagéra dans sa conduite.
Il mit de la jactance et de l'entêtement où Grégoire
avait montré de l'élévation et de la fermeté.
D'ailleurs, Grégoire était bien supérieur
à son antagoniste, l'empereur Henri IV ; Boniface n'avait
pas le même avantage sur
Philippe le Bel, qui, sous tous
les rapports, méritait plus d'égards et de ménagements.
Boniface, dans ses écrits, parle de la
royauté avec
une
hauteur, un dédain que Philippe ne devait pas souffrir.
Il est vrai que le monarque altéra la bonté de sa
cause par des invectives indignes de la majesté du trône
; il y ajouta des procédés violents ; il abusa de
sa
force, et son ressentiment survécut à sa vengeance.
Ce n'était pas ainsi que
saint Louis avait su résister
aux entreprises de la cour de Rome. Boniface et Philippe avaient
oublié ces grands exemples, et le choc de deux caractères
aussi impétueux ne pouvait que produire des événements
funestes.
Boniface, en 1300,
institua le jubilé
séculaire ; ce fut aussi lui qui ajouta à
la tiare une seconde
couronne, sur la fin de son
pontificat. (Cf., à ce
sujet, l'ouvrage de Joseph Garampi, intitulé :
Illustrazione
di un antico sigillo della Garfagnana, Rome, 1762, in-4°, où
ce judicieux critique combat avec avantage tous les systèmes contraires,
entre autres l'opinion de Marangoni, et où il établit en même
temps que l'idée de la seconde
couronne était antérieure
à ce siècle, ainsi qu'on le verra à l'article de Nicolas
II.)
Boniface VIII était un homme fort instruit pour le siècle où
il vivait ; il fit recueillir, en 1298, les décrétales appelées
le Sexte, parce que ce recueil fait suite aux cinq livres des décrétales
de Grégoire IX ; l'édition la plus rare est celle de Mayence, 1465,
in-fol. ; mais ses ouvrages les plus marquants, ce sont les
bulles : c'est celle
appelée
Unam sanctam qu'il faut consulter surtout pour connaître
son
esprit et le
goût du temps. «
Quiconque, dit le pape,
résiste
à la souveraine puissance spirituelle, résiste à l'ordre
de Dieu, à moins qu'il n'admette deux principes, et que, par conséquent,
il ne soit manichéen ; car Moïse a dit : In principio Deus creavit
coelum et terram
, il n'a pas dit : in principiis
», d'où
Boniface conclut qu'il n'y a qu'un seul principe, et non pas deux.
(Biographie universelle ancienne et moderne - Tome 24 - Page 546)