LIVRE V
ORPHÉE LES MYSTÈRES DE DIONYSOS
IV ÉVOCATION
La fête avait fui comme un songe ; le soir était venu. Les danses, les chants et les prières s'étaient évanouis dans une brume rosée. Orphée et son disciple descendirent par une galerie souterraine dans la crypte sacrée qui se prolongeait au cur de la montagne et dont l'hiérophante seul avait l'accès. C'est là que l'inspiré des Dieux se livrait à ses méditations solitaires ou poursuivait avec ses adeptes les hautes uvres de la magie et de la théurgie.
Autour d'eux, s'étendait un espace vaste et caverneux. Deux torches plantées en terre n'en éclairaient que vaguement les murailles crevassées et les profondeurs ténébreuses. A quelques pas, une fente noire s'ouvrait béante dans le sol ; un vent chaud en sortait, et ce
gouffre semblait descendre aux entrailles de la terre. Un petit
autel, où brûlait un
feu de laurier sec, et un
sphinx de porphyre en gardaient les bords. Très loin, à une
hauteur incommensurable, la caverne prenait
jour sur le
ciel étoilé par une fissure oblique. Ce pâle rayon de lumière bleuâtre semblait l'il du
firmament plongeant dans cet abîme.
« Tu as bu aux sources de la lumière sainte, dit Orphée, tu es entré d'un cur pur dans le sein des mystères. L'heure solennelle est venue, où je vais te faire pénétrer jusqu'aux sources de la vie et de la lumière. Ceux qui n'ont pas soulevé le voile épais, qui recouvre aux yeux des hommes les merveilles invisibles, ne sont pas devenus fils des
Dieux.
« Ecoute donc les vérités qu'il faut taire à la foule et qui font la
force des
sanctuaires :
Dieu est un et toujours semblable à lui-même. Il règne partout. Mais
les Dieux sont innombrables et divers ; car la divinité est éternelle et infinie. Les plus grands sont les
âmes des astres. Soleils, étoiles, terres et lunes, chaque
astre a la sienne, et toutes sont issues du
feu céleste de Zeus et de la lumière primitive. Semi-conscientes, inaccessibles, inchangeables, elles régissent le grand tout de leurs mouvements réguliers. Or, chaque
astre roulant entraîne dans sa
sphère éthérée des phalanges de demi-dieux ou d'
âme rayonnante qui furent jadis des hommes, et qui, après avoir descendu l'échelle des règnes, ont glorieusement remonté les cycles pour sortir enfin du cercle des
générations. C'est par ces divins
esprits que
Dieu respire, agit, apparaît ; que dis-je ? ils sont le souffle de son
âme vivante, les rayons de sa conscience éternelle. Ils commandent aux armées des
esprits inférieurs qui évertuent les
éléments ; ils dirigent les mondes. De loin, de près, ils nous environnent, et quoique d'
essence immortelle ils revêtent des formes toujours changeantes, selon les peuples, les temps et les régions. L'
impie qui les nie, les redoute ; l'homme pieux les adore sans les connaître ; l'
initié les connaît, les attire et les voit. Si j'ai lutté pour les trouver, si j'ai bravé la mort, si, comme l'on dit, je suis descendu aux enfers, ce fut pour dompter les démons de l'abîme pour appeler les
Dieux d'en haut sur ma Grèce aimée, pour que le
Ciel profond
se marie à la terre et que la terre charmée écoute les voix divines. La beauté céleste s'incarnera dans la chair des femmes, le
feu de Zeus circulera dans le sang des héros ; et bien avant que de remonter aux astres, les fils des
Dieux resplendiront comme les Immortels.
Sais-tu ce qu'est la Lyre d'Orphée ? Le son des temples inspirés. Ils ont des
Dieux pour cordes. A leur musique, la Grèce s'accordera comme une lyre et le marbre lui-même chantera en cadences brillantes, en célestes harmonies.
Et maintenant j'évoquerai
mes Dieux, afin qu'ils t'apparaissent vivants et qu'ils te montrent, dans une vision prophétique, le
mystique
hyménée que je prépare au monde et que verront les
initiés.
Couche-toi à l'abri de cette roche. Ne crains rien. Un sommeil magique va
fermer tes paupières, tu trembleras d'abord et tu verras des
choses terribles ; mais ensuite, une lumière délicieuse, une félicité inconnue inondera tes sens et ton être. »
Déjà le
disciple s'était blotti dans la niche, creusée en forme de couche dans le roc. Orphée jeta quelques parfums sur le
feu de l'
autel. Puis, il saisit son sceptre d'ébène muni à son sommet d'un cristal flamboyant, se plaça près du
sphinx, et appelant d'une voix profonde, il commença l'évocation :
«
Cybèle !
Cybèle ! Grande mère, entends-moi ! Lumière originelle,
flamme agile, éthérée et toujours bondissante à travers les espaces, qui renfermes les échos et les images de toutes choses ! J'appelle tes coursiers fulgurants de lumière. Oh !
âme universelle, couveuse des abîmes, semeuse de soleils, qui laisses traîner dans l'Ether ton manteau étoilé ; lumière subtile, cachée, invisible aux yeux de chair ; grande mère des Mondes et des
Dieux, toi qui renfermes les types éternels ! antique
Cybèle, à moi ! à moi ! Par mon sceptre magique, par mon pacte avec les Puissances, par l'
âme d'
Eurydice !... Je t'évoque,
Epouse multiforme, docile et vibrante sous le
feu du
Mâle éternel. Du plus haut des espaces, du plus profond des
gouffres, de toutes parts, arrive, afflue, remplis cette caverne de tes effluves. Environne le fils des Mystères d'un rempart de
diamant et fais-lui voir dans ton sein profond les
Esprits de l'Abîme, de la
Terre et des
Cieux. »
A ces mots, un tonnerre souterrain ébranla les profondeurs du
gouffre et toute la
montagne trembla. Une sueur froide glaça le
corps du
disciple. Il ne voyait plus Orphée qu'à travers une fumée grandissante. Un instant, il essaya de lutter contre une puissance formidable qui le terrassait. Mais son cerveau fut submergé, sa volonté anéantie. Il eut les affres d'un noyé qui engorge l'
eau à pleine poitrine et dont l'horrible convulsion finit dans les ténèbres de l'inconscience.
Quand il reprit connaissance, la nuit régnait autour de lui ; une nuit traversée d'un demi-jour rampant, jaunâtre et boueux.
Il regarda longtemps sans rien voir. De temps en temps il sentait sa peau effleurée comme par d'invisibles chauves-souris. Enfin, vaguement, il crut voir bouger dans
ces ténèbres des formes monstrueuses de centaures, d'
hydres, de gorgônes. Mais la première chose qu'il aperçut distinctement
ce fut une grande figure de femme, assise sur un trône. Elle était
enveloppée, d'un long voile aux plis funèbres, semé d'étoiles
pâlissantes, et portait une
couronne de pavots. Ses yeux grands ouverts
veillaient
immobiles. Des masses d'ombres humaines se mouvaient autour d'elle
comme des
oiseaux fatigués et chuchotaient à mi-voix : « Reine
des morts,
âme de la terre, ô Perséphône ! nous sommes
filles du
ciel. Pourquoi sommes-nous en exil dans le sombre royaume ? Ô
moissonneuse du
ciel, pourquoi as-tu cueilli nos
âmes qui volaient bienheureuses,
jadis, dans la lumière, parmi leurs surs, dans les champs de l'éther
?
Perséphône répondit : « J'ai cueilli le narcisse, je suis entrée dans le
lit nuptial. J'ai bu la mort avec la vie. Comme
vous je gémis dans les ténèbres.
Quand serons-nous délivrées ? dirent en gémissant les
âmes.
Quand viendra mon
époux céleste, le divin libérateur, répondit Perséphône.
Alors apparurent des femme terribles. Leurs yeux étaient injectés de sang, leurs têtes couronnées de plantes vénéneuses. Autour de leurs bras, de leurs flancs demi-nus, se tordaient des
serpents qu'elles
maniaient en guise de fouets : «
Ames, spectres, larves ! disaient-elles de leurs voix sifflantes, n'en croyez-pas la reine insensée des morts.
Nous sommes les
prêtresses de la vie ténébreuse, servantes des
éléments et des monstres d'en bas,
Bacchantes sur terre,
Furies
au Tartare. C'est nous qui sommes vos reines éternelles,
âmes infortunées. Vous ne sortirez pas du cercle maudit des
générations, nous vous
y ferons rentrer avec nos fouets. Tordez-vous à jamais entre les anneaux sifflants de nos
serpents, dans les nuds du désir, de la haine et
du remords. » Et elles se précipitèrent, échevelées,
sur le troupeau des
âmes affolées qui se mirent à tournoyer
dans les airs sous leurs coups de fouet comme un tourbillon de feuilles sèches,
en poussant de longs gémissements.
A cette
vue, Perséphône pâlit ; elle ne semblait plus qu'un fantôme lunaire. Elle murmura
: Le
ciel... la lumière
les
Dieux... un rêve !... Sommeil,
sommeil éternel. » Sa
couronne de pavots se flétrit ; ses
yeux se fermèrent d'angoisse. La reine des morts tomba en léthargie
sur son trône et puis tout disparut dans les ténèbres.
La vision changea. Le
disciple de
Delphes se vit dans une vallée splendide
et verdoyante. Le
mont Olympe au fond. Devant un antre noir, sommeillait sur un
lit de
fleurs la belle Perséphône. Une
couronne de narcisses remplaçait
dans ses
cheveux la
couronne des pavots funèbres et l'aurore d'une vie
renaissante répandait sur ses joues une teinte
ambrosienne. Ses tresses
sombres tombaient sur ses épaules d'une
blancheur éclatante, et
les
roses de son sein doucement soulevées semblaient appeler les baisers
des vents. Des nymphes dansaient sur une prairie. De petits nuages blancs voyageaient
dans l'azur. Une lyre résonnait dans un temple...
A sa voix d'or, à ses rythmes sacrés, le
disciple entendit la musique intime des choses.
Car des feuilles, des ondes, des cavernes sortait une mélodie incorporelle
et tendre ; et les voix lointaines des femmes
initiées qui menaient leurs
churs dans les
montagnes, parvenaient à son oreille en cadences brisées.
Les unes, éperdues, appelaient le
Dieu ; les autres croyaient l'apercevoir
en tombant au bord des
forêts, demi-mortes de fatigue.
Enfin l'azur s'ouvrit au
zénith pour enfanter de son
sein une nuée éclatante. Comme un
oiseau qui plane un instant et
puis fond sur la terre, le
Dieu qui tient le thyrse en descendit et vint se poser
devant Perséphône. Il était radieux, les
cheveux dénoués
; dans ses yeux roulait le délire sacré des mondes à naître.
Longtemps il la couva du regard, puis il étendit son thyrse sur elle. Le
thyrse effleura son sein ; elle se mit à sourire. Il toucha son front ;
elle ouvrit les yeux, se redressa lentement et regarda son
époux. Ses yeux
encore pleins du sommeil de l'
Erèbe se mirent à briller comme deux
étoiles. « Me reconnais-tu ? dit le
Dieu. Ô
Dionysos
! dit Perséphône,
Esprit divin, Verbe de Jupiter, Lumière
céleste qui resplendit sous la
forme de l'homme ! chaque fois que tu me
réveilles je crois vivre pour la première fois ; les mondes renaissent
dans mon ressouvenir ; le passé, le futur redevient l'immortel présent
; et je sens dans mon cur rayonner l'univers ! »
En même temps, par-dessus les
montagnes, dans une lisière de nuages argentés apparurent
les
Dieux curieux et penchés vers la terre.
En bas, des groupes d'hommes, de femmes et d'
enfants sortis des vallons, des cavernes, regardaient les Immortels
dans un ravissement céleste. Des hymnes embrasés montaient des temples
avec des flots d'encens. Entre la terre et le
ciel, il se préparait un
de ces
mariages qui font concevoir aux mères, des héros et des
Dieux.
Déjà une teinte
rose s'était répandue sur tout le
paysage ; déjà la reine des morts, redevenue la divine moissonneuse,
montait vers le
ciel emportée dans les bras de son
époux. Un nuage
pourpré les environna, et les lèvres de
Dionysos se posèrent
sur la bouche de Perséphône... Alors un immense cri d'
amour partit
du
ciel et de la terre, comme si le frisson sacré des
Dieux en passant sur la grande lyre voulait en déchirer toutes les cordes, en égrener les sons à tous les vents. En même temps il jaillit du couple divin une fulguration, un ouragan de lumière aveuglante.... Et tout disparut.
Un instant, le
disciple d'Orphée se sentit comme englouti à la source de toutes les vies, immergé dans le
soleil de l'Etre. Mais plongeant dans son brasier incandescent, il en rejaillit avec ses ailes célestes et comme un éclair il traversa les mondes pour atteindre à leurs limites le sommeil extatique de l'
Infini.
Lorsqu'il reprit ses sens corporels, il était plongé dans la nuit noire. Une lyre lumineuse brillait seule dans ses ténèbres profondes. Elle fuyait, fuyait et devint une étoile. Alors seulement, le
disciple s'aperçut qu'il était dans la
crypte des évocations et que ce point lumineux était la fente lointaine de la caverne ouverte sur le
firmament.
Une grande ombre se tenait debout près de lui. Il reconnut Orphée à ses longues boucles et au cristal flamboyant de son sceptre.
Enfant de
Delphes, d'où viens-tu ? dit l'
hiérophante.
Ô maître des
initiés, céleste enchanteur, merveilleux Orphée, j'ai fait un songe divin. Serait-ce un charme de la magie, un don
des
Dieux ? Qu'est-il donc arrivé ? Le monde est-il changé ? Où suis-je maintenant ?
Tu a conquis la
couronne de l'
initiation et tu as vécu mon rêve : la Grèce immortelle ! Mais sortons d'ici ; car pour qu'il s'accomplisse, il faut que moi je meure et que toi tu vives.