CHAPITRE IX
Dans lequel le délai s'écoule sans résultat
ni pour Marcel Lornans ni pour Jean Taconnat.
Un
coq n'est pas plus joyeux aux premières lueurs de l'aube que ne l'était Jean Taconnat lorsqu'il sauta hors de son
lit en réveillant
Marcel Lornans par ses roulades matinales. Quinze
jours, il avait quinze
jours devant lui pour transformer en leur père adoptif ce brave homme doublé d'un bi-millionnaire.
Il était certain, d'ailleurs, que
Clovis Dardentor ne quitterait pas Oran avant que n'eût été célébré le
mariage d'
Agathocle Désirandelle et de Louise Elissane. Ne devait-il pas servir
de témoin au fils de ses vieux amis de
Perpignan ? Or, à tout le moins, de quatre à cinq semaines s'écouleraient jusqu'à l'accomplissement de cette cérémonie nuptiale... si elle s'accomplissait... Mais, à vrai dire, s'accomplirait- elle ?...
Ce « si » et ce « mais » voltigeaient volontiers à travers le cerveau de Marcel Lornans. Il lui semblait invraisemblable
que ce garçon devînt le mari de cette adorable jeune fille, car, si peu qu'il l'eût aperçue sur le pont de l'
Argèlès, il
trouvait que c'eût été manquer à ses devoirs que de ne pas l'adorer. Que M. et Mme Désirandelle vissent dans leur
Agathocle un époux
parfaitement convenable pour Louise, cela s'explique. De tout temps, un père et une mère ont été doués d'un « coup de rétine » spécial, comme dirait M. Dardentor, à l'égard de leur progéniture.
Mais il était inadmissible que tôt plutôt que tard le Perpignanais ne se rendît pas compte de la nullité d'
Agathocle et ne reconnût que deux êtres si différents n'étaient point faits l'un pour l'autre.
A huit heures et demie, M. Dardentor et les Parisiens se rencontrèrent dans la salle à manger de l'hôtel, devant la table du premier déjeuner.
Clovis Dardentor se sentait de joyeuse humeur. Il avait bien dîné la veille, il avait bien dormi la nuit. Avec un excellent estomac, un excellent sommeil, une conscience tranquille, si l'on n'est pas sûr du lendemain, pourra-t-on jamais l'être ?
« Jeunes gens, dit M.
Dardentor, en trempant sa brioche dans une tasse de chocolat
meniérien de qualité extra-supérieure,
nous ne nous sommes pas vus depuis hier au soir, et cette
séparation m'a paru longue.
Vous nous êtes apparu en
rêve, monsieur Dardentor, répliqua Jean Taconnat,
la tête entourée d'un nimbe...
Un saint, quoi !
Quelque chose comme le patron des
Pyrénées-Orientales !
Ah ! ah ! monsieur Jean, vous avez
donc repigé votre gaieté naturelle ?...
Repigé... comme vous
dites, affirma Marcel Lornans, mais il est exposé
à la reperdre.
Et pourquoi ?...
Parce qu'il va falloir nous
séparer de nouveau, monsieur Dardentor, aller, vous, d'un
côté, nous, d'un autre...
Comment... nous séparer
?...
Sans doute, puisque la famille
Désirandelle réclamera votre personne...
Eh ! là-bas... pas de
ça, Lisette ! En voilà une pommée !...
Je ne permets point que l'on m'accapare de la sorte ! Que de temps en
temps j'accepte de casser une croûte chez Mme Elissane, soit
! mais que l'on me tienne en laisse, jamais ! L'avant- midi et
l'après-midi, je me les réserve, et
j'espère que nous les emploierons à courir la
ville de conserve... la ville et ses alentours...
A la bonne heure, monsieur Dardentor
! s'exclama Jean Taconnat. Je voudrais ne pas vous quitter d'une
semelle...
Ni d'une semelle ni d'une semaine !
riposta notre Perpignanais en s'esclaffant.
J'aime la
jeunesse, moi, et il me
semble que je me suis débarrassé de la
moitié de mon âge, lorsque je suis avec des amis
de moitié plus jeunes que moi ! Et pourtant...
tout bien compté, je serais
aisément votre père à tous deux...
Ah ! monsieur Dardentor !
s'écria Jean Taconnat, qui ne put retenir ce cri du
cœur.
Restons donc ensemble, jeunes gens !
Ce sera trop tôt de se séparer les paumes, lorsque
je partirai d'Oran pour aller... ma foi, je ne sais où...
Après le
mariage ?...
observa Marcel Lornans.
Quel
mariage ?...
Celui du fils
Désirandelle...
C'est juste... Je n'y pensais
déjà plus... Hein ! quelle belle jeune fille,
Mlle Louise Elissane !
Nous l'avons trouvée
telle, dès son arrivée à bord de l'
Argèlès...
ajouta Marcel Lornans.
Et moi aussi, mes amis. Mais, depuis
que je l'ai contemplée chez sa mère, si
gracieuse, si attentionnée, si... enfin si... elle a
gagné cent pour cent dans mon
esprit ! En
vérité, ce roublard d'
Agathocle ne sera point
à plaindre...
S'il plaît à
Mlle Elissane, crut devoir insinuer Marcel Lornans.
Sans doute, mais il plaira, ce
garçon !... Tous deux se sont connus dès leur
naissance...
Et même avant ! dit Jean
Taconnat.
Agathocle est une bonne nature, en
somme, peut-être un peu... un peu...
Un peu... beaucoup... dit Marcel
Lornans.
Et même pas du tout...
» dit Jean Taconnat.
Et il murmura à part lui :
«
Pas du tout ce qui
convient à Mlle Elissane ! »
Toutefois il ne crut pas l'heure venue
d'affirmer cette opinion devant M. Dardentor, qui reprit sa phrase :
« Oui... il est un peu...
j'en conviens... Bon ! il se dégourdira... comme une
marmotte après l'
hiver...
Et n'en restera pas moins marmotte !
ne put retenir Marcel Lornans.
De l'
indulgence, jeunes gens, de
l'
indulgence ! reprit M. Dardentor. Si
Agathocle vivait seulement avec
des Parisiens comme vous, il serait dépantouflé
avant deux mois !... Vous devriez lui donner des leçons...
Des leçons d'
esprit...
à cent sols le cachet ! s'écria Jean Taconnat. Ce
serait vouloir lui voler son
argent... »
M. Dardentor ne consentait point
à se rendre. Que le fils Désirandelle
fût fin comme une lame de plomb, il s'en doutait,
à vrai dire. Mais il ajouta :
«
Riez... riez, messieurs !
Vous oubliez que l'
amour, s'il ôte de l'
esprit aux plus
malins, en donne aux plus bêtes... et il en comblera le
jeune...
Gagathocle ! » acheva Jean
Taconnat.
Ma foi, M. Dardentor ne put
s'empêcher d'éclater de rire à cette
calembredaine.
Puis, Marcel Lornans reparla de Mme
Elissane. Il demanda quelques renseignements sur la vie qu'elle menait
à Oran. Comment M. Dardentor avait-il trouvé sa
maison ?...
« Jolie habitation,
répondit celui-ci, jolie cage, animée par la
présence d'un charmant
oiseau. Vous y viendrez...
S'il n'y a pas
indiscrétion... observa Marcel Lornans.
Présentés par
moi, cela ira tout seul.
Pas aujourd'hui, pourtant... Il faut laisser
Agathocle prendre pied... Nous verrons demain... Maintenant ne nous
occupons que de promenades. La ville... son port... ses monuments...
Et notre engagement ?... dit Marcel
Lornans.
Ce n'est pas aujourd'hui que vous
allez y ficher votre paraphe, ni demain... ni après-demain
!... Attendez au moins jusqu'après la noce...
Ce serait peut-être
attendre que nous ayons l'âge d'être mis
à la retraite...
Non... non !... Ça ne
traînera pas ! »
Quel déballage
d'expressions qui eussent choqué les délicatesses
de Patrice !
« Donc, reprit M. Dardentor,
qu'il ne soit plus question d'engagement...
Rassurez-vous, dit Jean Taconnat.
Nous nous sommes offert un sursis de quinze
jours ! D'ici
là, si notre situation ne s'est pas modifiée...
si des intérêts nouveaux...
Bien, mes amis... ne discutons point
! s'écria
Clovis Dardentor. Vous vous êtes
réservé quinze
jours... je les prends et vous en
donne reçu !... Vous m'appartiendrez pendant cette
période... Vrai, je ne me suis embarqué sur l'
Argèlès
que parce que je savais vous y trouver... à bord...
Et encore avez-vous
manqué le départ, monsieur Dardentor !
» répliqua Jean Taconnat.
Au comble de la bonne humeur, notre
Perpignanais se leva de table et passa dans le hall.
Patrice était là.
« Monsieur a-t-il des ordres
à me donner ?...
Des ordres... non, mais je te donne
« campo » toute la journée ! Campe-toi
ça dans la cervelle, et ne rapplique qu'au coup de dix
heures ! »
Moue dédaigneuse de
Patrice, qui ne sut aucunement gré à son
maître de ce congé accordé en de
pareils termes.
« Ainsi, monsieur ne
désire pas que je l'accompagne ?...
Ce que je désire,
Patrice, c'est ne point t'avoir sur mes talons, et je te prie de me
tourner les tiens !
Monsieur me permettra
peut-être de lui faire une recommandation...
Oui... si tu disparais
après l'avoir faite.
Eh bien ! le conseil dont Monsieur
voudra bien tenir compte, c'est de ne plus monter dans une voiture
avant que le cocher soit sur son siège... Cela pourrait ne
pas finir par une bénédiction, mais par une
culbute...
Retourne au diable ! »
Et
Clovis Dardentor descendit le
perron de l'hôtel, entre les deux Parisiens.
« Un bon type de domestique
que vous avez là ! dit Marcel Lornans. Quelle correction...
quelle distinction...
Et quel raseur avec ses
manières ! Mais c'est un garçon
honnête, qui se flanquerait dans le
feu pour me sauver...
Il ne serait pas le seul, monsieur
Dardentor », s'écria Jean Taconnat, qui, le cas
échéant, eût tenté de
souffler à Patrice ce rôle de sauveteur.
Pendant cette matinée,
Clovis Dardentor et les deux cousins déambulèrent
le long des quais de la basse ville. Le port d'Oran a
été conquis sur la mer. Une longue
jetée le couvre, et des jetées transversales le
divisent en bassins, – le tout sur une superficie de vingt-quatre
hectares.
Si les deux jeunes cousins ne prirent
point grand
goût au mouvement commercial, qui donne
à Oran le premier rang entre les villes
algériennes, l'ancien industriel de Perpignan
témoigna d'un vif intérêt. Le
chargement des alfas, qui sont l'objet d'une exploitation
considérable, et que fournissent en abondance de vastes
territoires du sud de la province, l'expédition des
bestiaux, des céréales, des sucres bruts,
rembarquement des minerais tirés de la région
montagneuse, cela était pour plaire à M.
Dardentor.
« Pour sûr,
disait-il, je passerais des journées au milieu du brouhaha
de ces affaires ! Je me retrouve ici comme autrefois dans mes magasins
encombrés de futailles ! Il n'est pas possible qu'Oran
puisse rien offrir de plus curieux...
Si ce n'est ses monuments, sa
cathédrale, ses mosquées, répondit
Marcel Lornans.
Eh ! fit Jean Taconnat, qui voulait
flatter les intérêts de son père en
expectative, je ne serais pas éloigné de penser
comme M. Dardentor ! Ce va-et-vient est des plus
intéressants, ces navires qui entrent et sortent, ces
camions chargés de marchandises, ces
légions de
porte-faix au type arabe... A l'intérieur de la ville, il y
a certainement des édifices à voir et nous les
verrons. Mais ce port, la mer qui remplit ces bassins, cette eau
azurée où se reflètent les
mâtures... »
Marcel Lornans lui lança un
regard moqueur.
« Bravo ! s'écria
M. Dardentor. Voyez-vous ! quand il n'y a pas d'
eau dans un paysage, il
me semble qu'il lui manque je ne sais quoi ! Je possède
plusieurs toiles de maîtres dans ma maison de la place de la
Loge, et toujours de l'
eau au premier plan... Sans cela, je
n'achèterais pas...
Eh ! vous êtes
connaisseur, monsieur Dardentor ! répondit Marcel Lornans.
Aussi, allons-nous chercher des endroits où il y ait de
l'
eau... Tenez-vous à ce qu'elle soit douce ?...
Peu m'importe, puisqu'il ne s'agit
pas de la boire !
Et toi, Jean ?...
Pas davantage... pour ce que je
voudrais en faire ! répondit Jean Taconnat en regardant son
ami.
Eh bien ! reprit Marcel Lornans,
nous trouverons de l'
eau ailleurs que dans le port, et,
d'après le Joanne, il y a le torrent du Rehhi, qui est en
partie recouvert par le boulevard Oudinot. »
Enfin, quoi qu'en eût Marcel
Lornans, cette matinée fut employée à
courir les quais du port. Aussi la visite avait-elle
été complète, lorsque M. Dardentor et
les deux Parisiens revinrent déjeuner à
l'hôtel. Après deux heures consacrées
à la sieste et à la lecture des journaux, Clovis
Dardentor se fit ce raisonnement qu'il communiqua à ses
jeunes amis :
« Mieux vaudrait remettre
à demain la promenade dans l'intérieur de la
ville.
Et pourquoi ?... demanda Marcel
Lornans.
Parce que les
Désirandelle pourraient la trouver mauvaise si je les
lâchais dans les grands prix ! D'un cran, passe, mais de deux
! »
Patrice n'étant pas
là, M. Dardentor avait beau
jeu pour dire les choses
« comme elles lui venaient ».
« Mais, interrogea Jean
Taconnat, ne devez-vous pas dîner chez Mme Elissane ?...
Oui... aujourd'hui encore. A partir
de demain, par exemple, on se baladera jusqu'au soir... Au revoir donc.
»
Et
Clovis Dardentor prit d'un pas
relevé la direction de la rue du
Vieux-Château.
« Lorsque je ne suis pas
à ses côtés, affirma Jean Taconnat, je
crains toujours qu'il ne lui arrive malheur...
Bonne âme ! »
répondit Marcel Lornans.
Insister sur ce fait que M. Dardentor
fut reçu avec un vif plaisir dans la maison de Mme Elissane,
que Louise, attirée instinctivement vers cet excellent
homme, lui témoigna grande amitié, ce serait
perdre son temps en phrases inutiles.
Quant au fils Désirandelle,
il n'était pas là... il n'était jamais
là. A rester dans la maison, il
préférait muser au dehors, ce garçon.
Il ne revenait qu'à l'heure des repas.
Bien qu'il prît place
à table, à droite de Louise Elissane, c'est
à peine s'il lui adressait la parole. A vrai dire, M.
Dardentor, assis près d'elle, n'était pas homme
à laisser languir la conversation. Il parla de tout, de son
département, de sa ville natale, de son voyage à
bord de l'
Argèlès, de ses
aventures à Palma, de sa galera emballée, de son
entrée superbe dans l'
église de
Sainte-Eulalie,
de ses jeunes
compagnons de traversée, dont il fit le plus
grand éloge – de ses jeunes amis de vingt ans, bien qu'il ne
les connût que depuis trois
jours, et cela l'obligeait
à dater cette amitié de l'année qui
suivit leur naissance.
Le résultat fut que Louise
Elissane éprouvait un secret désir de voir ces
deux Parisiens admis dans la maison de sa mère, et elle ne
put retenir un léger signe approbateur lorsque M. Dardentor
proposa de les y amener.
« Je vous les
présenterai, madame Elissane, dit-il, je vous les
présenterai dès demain... Des jeunes gens
très bien... très bien... et que vous ne
regretterez pas d'avoir reçus ! »
Peut-être Mme
Désirandelle trouva-t-elle cette proposition du Perpignanais
au moins inopportune. Cependant Mme Elissane ne crut pouvoir faire
autrement que d'y acquiescer. Elle n'avait rien à refuser
à M. Dardentor.
« Rien à me
refuser ! s'écria celui-ci. Ah ! je vous prends au mot,
chère madame.
D'ailleurs, je ne demande jamais que
des choses raisonnables... à moi-même comme aux
autres... et on peut me les accorder comme je me les accorde...
Interrogez là- dessus l'ami Désirandelle.
Sans doute... répondit
sans trop de conviction le père d'
Agathocle.
C'est convenu, reprit M. Dardentor,
MM. Marcel Lornans et Jean Taconnat viendront passer la
soirée de demain chez Mme Elissane. – A propos,
Désirandelle, êtes-vous des nôtres pour
visiter la ville, entre neuf heures et midi ?...
Vous m'excuserez, Dardentor... Je
désire ne point quitter ces
dames et tenir compagnie
à notre chère Louise...
A votre aise... à votre
aise !... Je comprends cela !... Ah ! mademoiselle Louise, comme on
vous aime déjà dans cette excellente famille
où vous allez entrer !... Eh bien,
Agathocle, tu ne dis
rien, mon garçon ?... Faut-il que je me mette en frais
à ta place ?... Ah ça ! est-ce que tu ne trouves
pas Mlle Louise charmante ?... »
Agathocle crut spirituel de
répondre que s'il ne disait pas tout haut ce qu'il pensait,
c'est qu'il pensait que mieux vaudrait le dire tout bas, – enfin une
phrase entortillée, qui ne signifiait rien, et il n'en
fût pas sorti si M. Dardentor ne l'y eût
aidé.
Et Louise Elissane, qui ne cherchait
guère à cacher le désenchantement que
ce nigaud lui procurait, regardait M. Dardentor de ses beaux yeux
déconcertés, tandis que Mme
Désirandelle disait pour encourager son fils :
« Est-il gentil ? »
Et M. Désirandelle
amplifiant :
« Et comme il l'aime !
»
Évidemment, Clovis
Dardentor se défendait de rien voir. A son avis, le mariage
étant décidé, c'était comme
s'il eût été fait, et il ne lui venait
pas à l'
esprit qu'il pût ne pas se faire.
Le lendemain, toujours frais,
jovial,
rayonnant, dispos,
Clovis Dardentor se rencontra devant la tasse de
chocolat avec les deux Parisiens.
Et, tout d'abord, il leur apprit
qu'ils devaient passer la soirée ensemble chez Mme Elissane.
« Une excellente
idée que vous avez eue là de nous
présenter, répondit Marcel Lornans. Pendant notre
séjour de garnison, nous aurons au moins une maison
agréable...
Agréable...
très agréable ! répondit Clovis
Dardentor. Il est vrai, après le
mariage de Mlle Louise...
C'est juste, dit Marcel Lornans, il
y a le
mariage...
Auquel vous serez
invités, mes jeunes amis...
Monsieur Dardentor,
répondit Jean Taconnat, vous nous comblez... Je ne sais
comment nous pourrons jamais reconnaître... Vous nous
traitez...
Comme mes
enfants !... Eh bien !
est-ce que mon âge ne me permettrait pas d'être
votre père ?...
Ah ! monsieur Dardentor, monsieur
Dardentor ! » s'écria Jean Taconnat d'une voix qui
disait tant de choses.
La journée
entière fut employée à parcourir la
ville. Ce trio de touristes arpenta ses principales promenades, la
promenade de Turin, plantée de beaux
arbres, le boulevard
Oudinot et sa double rangée de bella-ombra, la place de la
Carrière, celles du Théâtre,
d'
Orléans, de
Nemours.
On eut l'occasion d'observer les
divers types de la population oranaise, très
mélangée de soldats et d'officiers, dont un
certain nombre portaient l'uniforme du 7e chasseurs d'Afrique.
« Fort
élégant, cet uniforme,
répétait M. Dardentor. La veste
soutachée vous ira comme un gant, et vous ferez votre chemin
en belle tenue ! Eh ! je vous vois déjà brillants
officiers, destinés à quelque beau
mariage !...
C'est décidément un superbe métier, ce
métier de soldat... quand on a le
goût, et puisque
vous avez le
goût...
C'est dans le sang !
répliqua Jean Taconnat. Nous tenons cela de nos
aïeux, braves commerçants de la rue
Saint-Denis,
dont nous avons hérité les instincts militaires !
»
Puis, on rencontrait des Juifs, en
costume marocain, des Juives à robes de soie
brodées d'or, puis des
Maures, promenant leur insouciante
flânerie sur les trottoirs ensoleillés, enfin des
Français et des Françaises.
Clovis Dardentor, cela va de soi, se
proclamait enchanté de tout ce qu'il voyait.
Mais peut-être sentait-il
l'intérêt s'accroître notablement,
lorsque les hasards de l'excursion l'amenaient devant quelque
établissement industriel, tannerie, vermicellerie, fonderie,
fabrique de tabac.
En effet – pourquoi ne point l'avouer
– son admiration se contint dans des limites
modérées en présence des monuments de
la ville, la
cathédrale qui fut
réédifiée en 1839, ses trois
nefs en
plein cintre, la Préfecture, la banque, le
théâtre, édifices modernes d'ailleurs.
Quant aux deux jeunes gens, ils
accordèrent une sérieuse attention à
l'
église Saint- André, une ancienne
mosquée rectangulaire, dont les voûtes reposent
sur les arcs en fer à
cheval de l'architecture mauresque, et
que surmonte un minaret élégant. Cette
église leur parut moins curieuse, toutefois, que la
mosquée du pacha, dont le porche en forme de «
koubba » est très admiré des artistes.
Peut-être aussi se fussent-ils attardés devant la
mosquée de Sidi-el-Hâouri et ses trois
étages d'arcatures, si
Clovis Dardentor n'eût fait
observer que le temps pressait.
En sortant, Marcel Lornans
aperçut au balcon du minaret un personnage dont la
longue-vue parcourait l'
horizon.
« Tiens... M. Oriental !
dit-il.
Quoi... ce dénicheur
d'étoiles... ce recenseur de planètes !
s'écria notre Perpignanais.
Lui-même... et il lorgne...
S'il lorgne, ce n'est pas lui !
affirma Jean Taconnat. Du moment qu'il ne mange pas, il n'est plus M.
Oriental ! »
C'était bien le
président de la Société astronomique
de
Montélimar, qui suivait l'
astre radieux dans sa course
diurne.
Enfin, MM. Dardentor, Marcel Lornans
et Jean Taconnat avaient grand besoin de repos, lorsqu'ils
rentrèrent à l'hôtel pour l'heure du
dîner.
Patrice, profitant, sans en abuser,
des loisirs que lui laissait son maître, s'était
déplacé méthodiquement le long des
rues, ne se croyant pas obligé à tout voir en un
seul
jour, et enrichissant sa mémoire de précieux
souvenirs.
Aussi se permit-il un blâme
à l'égard de M. Dardentor qui, selon lui,
n'apportait pas une suffisante modération dans ses actes et
risquait de se fatiguer outre mesure. Il obtint pour toute
réponse que la fatigue n'avait pas prise sur un natif des
Pyrénées- Orientales, lequel l'envoya coucher.
C'est ce que fit Patrice, vers huit
heures, non point
métaphoriquement, mais
matériellement, après avoir charmé les
gens de l'office autant par ses reparties que par ses
manières.
A cette heure-là, M.
Dardentor et les deux cousins arrivaient à la maison de la
rue du
Vieux-Château. Les familles Elissane et
Désirandelle se trouvaient au salon. Sur la
présentation que fit
Clovis Dardentor, Marcel Lornans et
Jean Taconnat reçurent un aimable accueil.
La soirée fut ce que sont
toutes ces soirées bourgeoises – une occasion de causer, de
prendre une tasse de thé, de faire un peu de musique. Louise
Elissane jouait du piano avec infiniment de
goût, avec un
véritable sens des choses d'art. Or, – voyez le hasard ! –
Marcel Lornans « possédait » – pour
employer le verbe en usage – une fort jolie voix. Aussi le jeune homme
et la jeune fille purent-ils exécuter quelques morceaux
d'une partition nouvelle.
Clovis Dardentor adorait la musique et
apportait à l'écouter cette ferveur inconsciente
des gens qui n'y comprennent pas grand-chose. Il suffit que cela leur
entre par une oreille et leur sorte par l'autre, et il n'est pas
démontré que leur cerveau en soit
impressionné. Néanmoins, notre Perpignanais s'en
donna de complimenter, d'applaudir, « de bravissimer
» avec sa fulguration méridionale.
« Deux talents qui se
marient joliment ! » conclut-il.
Sourire de la jeune pianiste,
léger embarras du jeune chanteur, froncement de sourcils de
M. et Mme Désirandelle. En vérité,
leur ami n'était pas heureux dans le choix de ses
expressions, et sa phrase, si bien tournée que
l'eût pu trouver Patrice, détonnait en cette
circonstance.
En effet, chez
Agathocle, il n'y avait
rien à marier, ni talent, ni
esprit, ni sa personne – pas
même, pensait Jean Taconnat, pour un simple
mariage de
convenance.
La conversation porta aussi sur la
promenade que M. Dardentor et les deux Parisiens avaient faite
à travers la ville. Louise Elissane, fort instruite,
répondit, sans pédanterie, à quelques
questions qui lui furent posées : l'occupation des Arabes
pendant trois siècles, la prise de possession d'Oran par la
France il y avait quelque soixante ans, son commerce qui lui assigne le
premier rang parmi les cités algériennes.
« Mais, ajouta la jeune
fille, notre ville n'a pas été toujours heureuse,
et son
histoire est féconde en calamités.
Après les attaques musulmanes, les sinistres naturels.
Ainsi, le tremblement de terre de 1790
l'a presque entièrement détruite... »
Jean Taconnat prêta
l'oreille :
« Et, continua la jeune
fille, à la suite des
incendies que ce sinistre occasionna,
elle fut mise à sac par les Turcs et les Arabes. Sa
tranquillité ne date que de la domination
française. »
Et Jean Taconnat de penser :
« Tremblements de terre...
incendies... attaques !...
Allons, j'arrive cent ans trop tard !
» – Est-ce que des secousses se font encore sentir,
mademoiselle ?... demanda- t-il.
Non, monsieur, répondit
Mme Elissane.
C'est fâcheux...
Comment... fâcheux !
s'écria M. Désirandelle. Voilà qu'il
vous faut des tremblements de terre, monsieur... des cataclysmes de ce
genre, monsieur...
Ne parlons plus de cela,
déclara sèchement Mme Désirandelle,
car le mal de mer finirait par me reprendre. Nous sommes en terre
ferme, et c'est bien assez du roulis des bateaux sans que les villes
s'en mêlent ! »
Marcel Lornans ne put
s'empêcher de sourire à cette réflexion
de la bonne
dame.
« Je regrette d'avoir
rappelé ces souvenirs, dit alors Louise Elissane, puisque
Mme Désirandelle est si impressionnable...
Oh ! ma chère
enfant,
répondit M. Désirandelle, ne vous reprochez pas...
Et, d'abord, s'écria M.
Dardentor, s'il survenait un tremblement de terre... je saurais bien le
mater !... Un pied ici, un autre là... comme le colosse de
Rhodes !...
Rien ne bougerait... »
Le Perpignanais, les jambes
écartées, faisait craquer le parquet sous ses
bottes, prêt à lutter contre toute commotion du
sol africain. Et de sa bouche largement ouverte sortit un rire si
sonore, que tout le monde prit part à son
hilarité.
L'heure de se retirer étant
venue, on ne se sépara pas sans avoir donné
rendez-vous aux deux familles pour le lendemain, afin de visiter la
kasbah. Et Marcel Lornans, tout songeur, se
répétait en rentrant à
l'hôtel qu'un engagement au 7e chasseurs, ce
n'était peut-être pas l'
idéal du
bonheur ici-bas...
Le lendemain, dans la
matinée, les familles Elissane et Désirandelle,
M. Dardentor et les deux Parisiens parcouraient les
sinuosités de la vieille kasbah oranaise, –
maintenant une vulgaire caserne, qui communique par deux portes avec la
ville. Puis, la promenade fut poussée jusqu'au village
nègre des Djalis, considéré
à juste titre comme l'une des curiosités d'Oran.
Et, pendant cette excursion, le hasard, – oh ! le hasard seulement, –
fit que Louise Elissane s'était volontiers entretenue avec
Marcel Lornans, au vif mécontentement de Mme
Désirandelle.
Le soir, il y eut dîner
offert « à toute la compagnie », par
Clovis Dardentor. Un repas magnifique, dont les divers services furent
dirigés par les soins de Patrice, fort entendu en
matière épulatoire. Mlle Elissane plut
particulièrement à ce gentleman de la
livrée, qui reconnut en elle une personne d'une rare
distinction.
Plusieurs jours
s'écoulèrent, et, cependant, la situation
respective des hôtes de la maison du Vieux-Château
ne tendait point à se modifier.
Maintes fois Mme Elissane avait
pressenti sa fille au sujet d'
Agathocle. En femme positive, elle lui
faisait valoir les avantages présentés par les
deux familles. Louise évitait de répondre aux
instances de sa mère, laquelle, à son tour, ne
savait que répondre aux instances de Mme
Désirandelle.
Et ce n'était pas faute que
celle-ci s'ingéniât à
éperonner son fils.
« Sois donc plus
empressé ! lui répétait-elle dix fois
par
jour. On a soin de vous laisser ensemble, Louise et toi, et je suis
sûre que tu restes là, regardant à
travers les vitres au lieu de tourner quelque compliment...
Si... je tourne...
Oui... tu tournes et retournes ta
langue... et tu ne prononces pas dix paroles en dix minutes...
Dix minutes... c'est long !
Mais songe donc à ton
avenir, mon fils ! reprenait la mère
désolée, en lui secouant la manche de son veston.
C'est un
mariage qui devrait aller tout seul, puisque les deux familles
sont d'accord, et il n'est pas même à
moitié entamé...
Si... puisque j'ai donné
mon consentement... répondait naïvement
Agathocle.
Non... puisque Louise n'a pas
donné le sien ! » répliquait Mme
Désirandelle.
Et les choses n'avançaient
pas, et M. Dardentor, lorsqu'il s'en mêlait, ne parvenait pas
à tirer une étincelle de ce garçon.
« Un caillou
mouillé au lieu d'un silex toujours prêt
à faire
feu ! pensait-il.
Pourtant, il suffirait d'une
occasion... Il est vrai... dans cette maison si paisible... »
Bref, on piétinait sur
place. Or, ce n'est pas en marquant le pas que l'on monte à
l'assaut. En outre, le stock des distractions quotidiennes
commençait à s'épuiser. La ville avait
été visitée jusque dans ses
extrêmes faubourgs. A présent, M. Dardentor en
savait autant que l'érudit président de la
Société de
géographie d'Oran, laquelle
est la plus importante de la région algérienne.
Et, en même temps que désespéraient les
Désirandelle, désespérait non moins
Jean Taconnat, au milieu de cette cité bien assise, dont le
sol inébranlable lui-même jouissait d'un repos
absolu, ne laissait « rien à faire ».
Par bonheur,
Clovis Dardentor eut une
idée, – une idée telle qu'on pouvait l'attendre
d'un pareil homme.
La Compagnie des Chemins de fer
algériens venait d'afficher un voyage circulaire,
à prix réduits, dans le sud de la province
oranaise. Il y avait de quoi tenter les plus casaniers. On partait par
une ligne, on reviendrait par une autre. Entre les deux, cent lieues
à traverser en pays superbe. Ce serait l'affaire d'une
quinzaine de
jours curieusement employés.
Sur les affiches multicolores de la
Compagnie s'étalait une carte de la région que
traversait une grosse ligne rouge en zigzag. Par chemin de fer on
allait à Tlélat, à
Saint-Denis du Sig,
à Perregaux, à Mascara, à
Saïda, point
terminus. De là, par voitures ou en
caravane, on visitait Daya,
Magenta, Sebdou, Tlemcen,
Lamoricière, Sidi-bel-Abbès. Enfin, par chemin de
fer, on revenait de Sidi-bel-Abbès à Oran.
Eh bien, voilà le voyage
auquel s'attacha
Clovis Dardentor avec la passion qui
caractérisait les moindres actes de cet homme
extraordinaire. Ce projet, il n'éprouva aucune
difficulté à le faire adopter par les
Désirandelle. Les hasards du cheminement, la vie en commun,
les petits services à rendre, que d'occasions dont Agathocle
saurait profiter pour plaire à cette charmante Louise !
Peut-être Mme Elissane se fit-elle un peu prier. Ce
déplacement l'effrayait, et puis ceci, et puis cela. Mais
essayez donc de résister à M. Dardentor.
L'excellente
dame n'avait-elle pas dit qu'on ne pouvait rien lui
refuser, et il le lui rappela au moment opportun. Enfin son argumentation fut décisive. Pendant cette excursion,
Agathocle se révélerait sous un nouveau
jour. Mlle Louise l'apprécierait à sa valeur, et le
mariage serait conclu au retour.
« Et, demanda Mme Elissane, est-ce que MM. Lornans et Taconnat seront du voyage ?...
Non, par malheur ! répondit M. Dardentor. Dans quelques
jours ils doivent s'engager, et cela les retarderait trop. »
Mme Elissane parut satisfaite.
Mais, après celui de sa mère, il fallut obtenir le consentement de la jeune fille.
M. Dardentor eut fort à faire. Elle répugnait visiblement à ce voyage pendant lequel elle serait en contact permanent avec la famille Désirandelle. Au moins, à Oran, les absences d'
Agathocle étaient fréquentes. On ne le voyait guère qu'aux heures des repas, les seules pendant lesquelles il ouvrît sérieusement la bouche, et ce
n'était pas pour causer. En wagon, en voiture, en caravane, il serait là, toujours là... Cette perspective n'était pas de nature à
récréer Louise Elissane. Ce garçon ne pouvait que lui déplaire, et peut-être elle eût été sage en déclarant à sa mère qu'elle ne l'épouserait jamais. Mais elle connaissait cette femme résolue, tenace, peu disposée à abandonner ses projets. A vrai dire, cela vaudrait mieux si la bonne
dame arrivait à
reconnaître elle-même la nullité du prétendu...
M. Dardentor déploya une
éloquence irrésistible. Il était de
bonne foi, d'ailleurs, en s'imaginant que ce voyage fournirait
à l'héritier des Désirandelle quelque
occasion de se produire à son avantage, et il
espérait que le vœu de ses vieux amis finirait par se
réaliser. Ce serait un tel chagrin pour eux s'ils
échouaient ! Bien que cela ne fût pas pour toucher
la jeune fille, il obtint finalement qu'elle s'occuperait des
préparatifs de départ.
« Vous m'en remercierez plus
tard, lui répétait-il, vous m'en remercierez !
»
Patrice, mis au courant, ne cacha point à son maître que ce voyage n'avait pas son entière approbation. Il faisait des réserves...Il y aurait sans doute d'autres touristes... on ne savait qui... et...
de vivre en commun... cette promiscuité...
Son maître lui enjoignit de se tenir prêt à boucler les valises le soir du 10 mai, dans quarante-huit heures.
Lorsque M. Dardentor fit connaître aux deux jeunes gens la résolution prise par les familles Elissane et Désirandelle ainsi que par
lui-même, il s'empressa de leur exprimer tous ses regrets, oh ! très vifs... très sincères ! de ce qu'ils ne pussent l'accompagner. C'eût été complet et charmant de « caravaner » ensemble, ce fut son mot, pendant quelques semaines à travers la province oranaise !
Marcel Lornans et Jean Taconnat offrirent leurs regrets non moins sincères et non moins vifs. Mais, depuis une dizaine de
jours qu'ils étaient
arrivés à Oran, pouvaient-ils tarder davantage à régulariser leur situation...
Et néanmoins, le lendemain soir, la veille du départ projeté, après avoir pris congé de M. Dardentor, voici que les deux cousins échangèrent ces demandes et ces réponses :
« Dis donc, Jean ?...
Qu'y a-t-il, Marcel ?...
Est-ce qu'un retard de deux semaines...
Durerait plus de quinze
jours ?... Non, Marcel, je ne crois pas du moins... même en Algérie !...
Si nous partions avec M. Dardentor ?...
Partir, Marcel ! Et c'est toi qui me fais cette proposition... toi qui ne m'as donné qu'une quinzaine pour mes expériences de sauvetage ?...
Oui... Jean... parce que... ici... à Oran... cette ville si peu remuante... tu ne pouvais réussir... Tandis que... ce voyage circulaire... Qui sait ?... des occasions...
Hé ! hé ! Marcel, cela peut se rencontrer... L'
eau... le
feu... le combat surtout...
Et c'est bien pour me procurer ces occasions que tu as cette idée ?...
Uniquement ! répondit Marcel Lornans.
Farceur ! » répondit Jean Taconnat.