CHAPITRE XV :
LE NUMÉRO 34 ET LE NUMÉRo 27
Dantès passa tous les degrés du malheur que subissent les prisonniers oubliés dans une prison.
Il commença par l'orgueil, qui est une suite de l'espoir et une conscience de l'innocence ; puis il en vint à douter de son innocence, ce qui ne justifiait pas mal les idées du gouverneur sur l'aliénation mentale ; enfin il tomba du haut de son orgueil, il pria, non pas encore
Dieu, mais les hommes ;
Dieu est le dernier recours. Le malheureux, qui devrait commencer par le Seigneur, n'en arrive à espérer en lui qu'après avoir épuisé toutes les autres espérances.
Dantès pria donc qu'on voulût bien le tirer de son cachot pour le mettre dans un autre, fût-il plus noir et plus profond. Un changement, même désavantageux, était toujours un changement, et procurerait à Dantès une distraction de quelques
jours. Il pria qu'on lui accordât la promenade, l'
air, des livres, des instruments. Rien de tout cela ne lui fut accordé ; mais n'importe, il demandait toujours. Il s'était habitué à parler à son nouveau geôlier, quoiqu'il fût encore, s'il était possible, plus muet que l'ancien ; mais parler à un homme, même à un muet, était encore un plaisir. Dantès parlait pour entendre le son de sa propre voix : il avait essayé de parler lorsqu'il était seul, mais alors il se faisait peur.
Souvent, du temps qu'il était en
liberté, Dantès s'était fait un épouvantail de ces chambrées de prisonniers, composées de vagabonds, de bandits et d'assassins, dont la joie
ignoble met en commun des
orgies inintelligibles et des amitiés effrayantes. Il en vint à souhaiter d'être jeté dans quelqu'un de ces bouges, afin de voir d'autres visages que celui de ce geôlier impassible qui ne voulait point parler ; il regrettait le bagne avec son costume
infamant, sa chaîne au pied, sa flétrissure sur l'épaule. Au moins, les galériens étaient dans la société de leurs semblables, ils respiraient l'
air, ils voyaient le
ciel ; les galériens étaient bien heureux.
Il supplia un
jour le geôlier de demander pour lui
un
compagnon, quel qu'il fût, ce
compagnon dût-il être cet
abbé fou dont il avait entendu parler. Sous l'écorce du geôlier,
si rude qu'elle soit, il reste toujours un peu de l'homme. Celui-ci avait souvent,
du fond du cur, et quoique son visage n'en eût rien dit, plaint
ce malheureux jeune homme, à qui la captivité était si
dure ; il transmit la demande du numéro 34 au gouverneur ; mais celui-ci,
prudent comme s'il eût été un homme politique, se figura
que Dantès voulait ameuter les prisonniers, tramer quelque complot, s'aider
d'un ami dans quelque tentative d'évasion, et il refusa.
Dantès avait épuisé le cercle des
ressources humaines. Comme nous avons dit que cela devait arriver, il se tourna
alors vers
Dieu.
Toutes les idées pieuses éparses dans le
monde, et que glanent les malheureux courbés par la destinée,
vinrent alors rafraîchir son
esprit ; il se rappela les prières
que lui avait apprises sa mère, et leur trouva un sens jadis ignoré
de lui ; car, pour l'homme heureux, la prière demeure un assemblage monotone
et vide de sens, jusqu'au
jour où la douleur vient expliquer à
l'infortuné ce langage sublime à l'aide duquel il parle à
Dieu.
Il pria donc, non pas avec ferveur, mais avec rage. En
priant tout haut, il ne s'effrayait plus de ses paroles ; alors il tombait dans
des espèces d'extases ; il voyait
Dieu éclatant à chaque
mot qu'il prononçait ; toutes les actions de sa vie humble et perdue,
il les rapportait à la volonté de ce
Dieu puissant, s'en faisait
des leçons, se proposait des tâches à accomplir, et, à
la fin de chaque prière, glissait le vu intéressé
que les hommes trouvent bien plus souvent moyen d'adresser aux hommes qu'à
Dieu : Et pardonnez-nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux
qui nous ont offensés.
Malgré ses prières ferventes, Dantès
demeura prisonnier.
Alors son
esprit devint sombre, un nuage s'épaissit
devant ses yeux. Dantès était un homme simple et sans éducation
; le passé était resté pour lui couvert de ce voile sombre
que soulève la science. Il ne pouvait, dans la solitude de son cachot
et dans le désert de sa pensée, reconstruire les âges révolus,
ramener les peuples éteints, rebâtir les villes antiques, que l'imagination
grandit et poétise, et qui passent devant les yeux, gigantesques et éclairées
par le
feu du
ciel, comme les tableaux babyloniens de Martinn ; lui n'avait
que son passé si court, son présent si sombre son avenir si douteux
: dix-neuf ans de lumière à méditer peut-être dans
une éternelle nuit ! Aucune distraction ne pouvait donc lui venir en
aide : son
esprit énergique, et qui n'eût pas mieux aimé
que de prendre son vol à travers les âges, était forcé
de rester prisonnier comme un
aigle dans une cage. Il se cramponnait alors à
une idée, à celle de son bonheur détruit sans cause apparente
et par une
fatalité inouïe ; il s'acharnait sur cette idée,
la tournant, la retournant sur toutes les faces, et la dévorant pour
ainsi dire à belles dents, comme dans l'enfer de Dante l'impitoyable
Ugolin dévore le crâne de l'
archevêque Roger. Dantès
n'avait eu qu'une foi passagère, basée sur la puissance ; il la
perdit comme d'autres la perdent après le succès. Seulement, il
n'avait pas profité.
La rage succéda à l'
ascétisme. Edmond
lançait des blasphèmes qui faisaient reculer d'horreur le geôlier
; il brisait son
corps contre les murs de sa prison ; il s'en prenait avec fureur
à tout ce qui l'entourait, et surtout à lui-même, de la
moindre contrariété que lui faisait éprouver un grain de
sable, un fétu de paille, un souffle d'
air. Alors cette lettre dénonciatrice
qu'il avait
vue, que lui avait montrée
Villefort, qu'il avait touchée,
lui revenait à l'
esprit, chaque ligne flamboyait sur la muraille comme
le
Mane, Thecel, Pharès de Balthazar. Il se disait que c'était
la haine des hommes et non la vengeance de
Dieu qui l'avait plongé dans
l'abîme où il était ; il vouait ces hommes inconnus à
tous les supplices dont son ardente imagination lui fournissait l'idée,
et il trouvait encore que les plus terribles étaient trop doux et surtout
trop courts pour eux ; car après le supplice venait la mort ; et dans
la mort était,
sinon le repos, du moins l'insensibilité qui lui
ressemble.
A
force de se dire à lui-même, à propos
de ses
ennemis, que le calme était la mort, et qu'à celui qui
veut punir cruellement il faut d'autres moyens que la mort, il tomba dans l'
immobilité
morne des idées de suicide ; malheur à celui qui, sur la pente
du malheur, s'arrête à ces sombres idées ! C'est une de
ces mers mortes qui s'étendent comme l'azur des flots purs, mais dans
lesquelles le nageur sent de plus en plus s'engluer ses pieds dans une vase
bitumineuse qui l'attire à elle, l'aspire, l'engloutit. Une fois pris
ainsi, si le secours divin ne vient point à son aide, tout est fini,
et chaque effort qu'il tente l'enfonce plus avant dans la mort.
Cependant cet état d'agonie morale est moins terrible
que la souffrance qui l'a précédé et que le châtiment
qui le suivra peut-être ; c'est une espèce de consolation vertigineuse
qui vous montre le
gouffre béant, mais au fond du
gouffre le néant.
Arrivé là, Edmond trouva quelque consolation dans cette idée
; toutes ses douleurs, toutes ses souffrances, ce cortège de spectres
qu'elles tramaient à leur suite, parurent s'envoler de ce coin de sa
prison où l'
ange de la mort pouvait poser son pied silencieux. Dantès
regarda avec calme sa vie passée, avec terreur sa vie future, et choisit
ce point milieu qui lui paraissait être un lieu d'asile.
« Quelquefois, se disait-il alors, dans mes courses
lointaines, quand j'étais encore un homme, et quand cet homme, libre
et puissant, jetait à d'autres hommes des commandements qui étaient
exécutés, j'ai vu le
ciel se couvrir, la mer frémir et
gronder, l'orage naître dans un coin du
ciel, et comme un
aigle gigantesque
battre les deux
horizons de ses deux ailes ; alors je sentais que mon vaisseau
n'était plus qu'un refuge impuissant, car mon vaisseau, léger
comme une plume à la main d'un
géant, tremblait et frissonnait
lui-même. Bientôt, au bruit effroyable des lames, l'aspect des rochers
tranchants m'annonçait la mort, et la mort m'épouvantait ; je
faisais tous mes efforts pour y échapper, et je réunissais toutes
les
forces de l'homme et toute l'intelligence du marin pour lutter avec
Dieu
!... C'est que j'étais heureux alors, c'est que revenir à la vie,
c'était revenir au bonheur ; c'est que cette mort, je ne l'avais pas
appelée, je ne l'avais pas choisie ; c'est que le sommeil enfin me paraissait
dur sur ce
lit d'algues et de cailloux ; c'est que je m'indignais, moi qui me
croyais une créature faite à l'image de
Dieu de servir, après
ma mort, de pâture aux goélands et aux
vautours. Mais aujourd'hui
c'est autre chose : j'ai perdu tout ce qui pouvait me faire aimer la vie, aujourd'hui
la mort me sourit comme une nourrice à l'
enfant qu'elle va bercer ; mais
aujourd'hui je meurs à ma guise, et je m'endors las et brisé,
comme je m'endormais après un de ces soirs de désespoir et de
rage pendant lesquels j'avais compté trois mille tours dans ma
chambre,
c'est-à-dire trente mille pas, c'est-à-dire à peu près
dix
lieues. »
Dès que cette pensée eut germé dans
l'
esprit du jeune homme, il devint plus doux, plus souriant ; il s'arrangea
mieux de son
lit dur et de son pain noir, mangea moins, ne dormit plus, et trouva
à peu près supportable ce reste d'existence qu'il était
sûr de laisser là quand il voudrait, comme on laisse un vêtement
usé.
Il y avait deux moyens de mourir : l'un était simple,
il s'agissait d'attacher son mouchoir à un barreau de la fenêtre
et de se pendre ; l'autre consistait à faire semblant de manger et à
se laisser mourir de faim. Le premier répugna fort à Dantès.
Il avait été élevé dans l'horreur des
pirates, gens
que l'on pend aux vergues des bâtiments ; la pendaison était donc
pour lui une espèce de supplice
infamant qu'il ne voulait pas s'appliquer
à lui-même ; il adopta donc le deuxième, et en commença
l'exécution le
jour même.
Près de quatre années s'étaient écoulées
dans les alternatives que nous avons racontées. A la fin de la deuxième,
Dantès avait cessé de compter les
jours et était retombé
dans cette
ignorance du temps dont autrefois l'avait tiré l'inspecteur.
Dantès avait dit : « Je veux mourir »
et s'était choisi son genre de mort ; alors il l'avait bien envisagé,
et de peur de revenir sur sa décision, il s'était fait serment
à lui-même de mourir ainsi. Quand on me servira mon repas du matin
et mon repas du soir, avait-il pensé, je jetterai les aliments par la
fenêtre et j'aurai l'
air de les avoir mangés.
Il le fit comme il s'était promis de le faire. Deux
fois le
jour, par la petite ouverture grillée qui ne lui laissait apercevoir
que le
ciel, il jetait ses vivres, d'abord gaiement, puis avec réflexion,
puis avec regret ; il lui fallut le souvenir du serment qu'il s'était
fait pour avoir la
force de poursuivre ce terrible dessein. Ces aliments, qui
lui répugnaient autrefois, la faim, aux dents aiguës, les lui faisait
paraître appétissants à l'il et exquis à l'
odorat
; quelquefois, il tenait pendant une heure à sa main le plat qui le contenait,
l'il fixé sur ce morceau de viande pourrie ou sur ce poisson infect,
et sur ce pain noir et moisi. C'étaient les derniers instincts de la
vie qui luttaient encore en lui et qui de temps en temps terrassaient sa résolution.
Alors son cachot ne lui paraissait plus aussi sombre, son état lui semblait
moins désespéré ; il était jeune encore ; il devait
avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, il lui restait cinquante ans à vivre
à peu près, c'est-à-dire deux fois ce qu'il avait vécu.
Pendant ce laps de temps immense, que d'événements pouvaient forcer
les portes, renverser les murailles du château d'If et le rendre à
la
liberté ! Alors, il approchait ses dents du repas que, Tantale volontaire,
il éloignait lui-même de sa bouche ; mais alors le souvenir de
son serment lui revenait à l'
esprit, et cette généreuse
nature avait trop peur de se mépriser soi-même pour manquer à
son serment. Il usa donc, rigoureux et impitoyable, le peu d'existence qui lui
restait, et un
jour vint où il n'eut plus la
force de se lever pour jeter
par la lucarne le souper qu'on lui apportait.
Le lendemain il ne voyait plus, il entendait à peine.
Le geôlier croyait à une maladie grave ; Edmond espérait
dans une mort prochaine.
La journée s'écoula ainsi : Edmond sentait
un vague engourdissement, qui ne manquait pas d'un certain bien-être,
le gagner. Les tiraillements nerveux de son estomac s'étaient assoupis
; les ardeurs de sa soif s'étaient calmées ; lorsqu'il fermait
les yeux, il voyait une foule de lueurs brillantes pareilles à ces
feux
follets qui courent la nuit sur les terrains fangeux : c'était le crépuscule
de ce pays inconnu qu'on appelle la mort. Tout à coup le soir, vers neuf
heures il entendit un bruit sourd à la paroi du mur contre lequel il
était couché.
Tant d'
animaux immondes étaient venus faire leur
bruit dans cette prison que, peu à peu, Edmond avait habitué son
sommeil à ne pas se troubler de si peu de chose ; mais cette fois, soit
que ses sens fussent exaltés par l'abstinence, soit que réellement
le bruit fût plus fort que de coutume, soit que dans ce moment suprême
tout acquît de l'importance, Edmond souleva sa tête pour mieux entendre.
C'était un grattement égal qui semblait accuser,
soit une griffe énorme, soit une dent puissante, soit enfin la pression
d'un instrument quelconque sur des pierres.
Bien qu'affaibli, le cerveau du jeune homme fut frappé
par cette idée banale constamment présente à l'
esprit des
prisonniers : la
liberté. Ce bruit arrivait si juste au moment où
tout bruit allait cesser pour lui, qu'il lui semblait que
Dieu se montrait enfin
pitoyable à ses souffrances et lui envoyait ce bruit pour l'avertir de
s'arrêter au bord de la tombe où chancelait déjà
son pied. Qui pouvait savoir si un de ses amis, un de ces êtres bien-aimés
auxquels il avait songé si souvent qu'il y avait usé sa pensée,
ne s'occupait pas de lui en ce moment et ne cherchait pas à rapprocher
la distance qui les séparait ?
Mais non, sans doute Edmond se trompait, et c'était
un de ces rêves qui flottent à la porte de la mort.
Cependant, Edmond écoutait toujours ce bruit. Ce
bruit dura trois heures à peu près, puis Edmond entendit une sorte
de croulement, après quoi le bruit cessa.
Quelques heures après, il reprit plus fort et plus
rapproché. Déjà Edmond s'intéressait à ce
travail qui lui faisait société ; tout à coup le geôlier
entra.
Depuis huit
jours à peu près qu'il avait
résolu de mourir, quatre
jours qu'il avait commencé de mettre
ce projet à exécution, Edmond n'avait point adressé la
parole à cet homme, ne lui répondant pas quand il lui avait parlé
pour lui demander de quelle maladie il croyait être atteint, et se retournant
du côté du mur quand il en était regardé trop attentivement.
Mais aujourd'hui, le geôlier pouvait entendre ce bruissement sourd, s'en
alarmer, y mettre fin, et déranger ainsi peut-être ce je ne sais
quoi d'espérance, dont l'idée seule charmait les derniers moments
de Dantès.
Le geôlier apportait à déjeuner.
Dantès se souleva sur son
lit, et, enflant sa voix,
se mit à parler sur tous les sujets possibles, sur la mauvaise qualité
des vivres qu'il apportait, sur le froid dont on souffrait dans ce cachot, murmurant
et grondant pour avoir le droit de crier plus fort, et lassant la patience du
geôlier, qui
justement ce jour-là avait sollicité pour le
prisonnier malade un bouillon et du pain frais, et qui lui apportait ce bouillon
et ce pain.
Heureusement, il crut que Dantès avait le délire
; il posa les vivres sur la mauvaise table boiteuse sur laquelle il avait l'habitude
de les poser, et se retira.
Libre alors, Edmond se remit à écouter avec
joie.
Le bruit devenait si distinct que, maintenant, le jeune
homme l'entendait sans efforts.
« Plus de doute, se dit-il à lui-même,
puisque ce bruit continue, malgré le
jour, c'est quelque malheureux prisonnier
comme moi qui travaille à sa délivrance. Oh ! si j'étais
près de lui, comme je l'aiderais ! »
Puis, tout à coup, un nuage sombre passa sur cette
aurore d'espérance dans ce cerveau habitué au malheur et qui ne
pouvait se reprendre que difficilement aux joies humaines ; cette idée
surgit aussitôt, que ce bruit avait pour cause le travail de quelques
ouvriers que le gouverneur employait aux réparations d'une
chambre voisine.
Il était facile de s'en assurer ; mais comment risquer
une question ? Certes, il était tout simple d'attendre l'arrivée
du geôlier, de lui faire écouter ce bruit, et de voir la mine qu'il
ferait en l'écoutant ; mais se donner une pareille satisfaction, n'était-ce
pas trahir des intérêts bien précieux pour une satisfaction
bien courte ? Malheureusement, la tête d'Edmond, cloche vide, était
assourdie par le bourdonnement d'une idée ; il était si faible
que son
esprit flottait comme une vapeur, et ne pouvait se condenser autour
d'une pensée. Edmond ne vit qu'un moyen de rendre la netteté à
sa réflexion et la lucidité à son
jugement ; il tourna
les yeux vers le bouillon fumant encore que le geôlier venait de
déposer
sur la table, se leva, alla en chancelant jusqu'à lui, prit la tasse,
la porta à ses lèvres, et avala le breuvage qu'elle contenait
avec une indicible sensation de bien-être.
Alors il eut le courage d'en rester là : il avait
entendu dire que de malheureux naufragés recueillis, exténués
par la faim, étaient morts pour avoir gloutonnement dévoré
une nourriture trop substantielle. Edmond posa sur la table le pain qu'il tenait
déjà presque à portée de sa bouche, et alla se recoucher.
Edmond ne voulait plus mourir.
Bientôt, il sentit que le
jour rentrait dans son
cerveau ; toutes ses idées, vagues et presque insaisissables, reprenaient
leur place dans cet échiquier merveilleux, où une case de plus
peut-être suffit pour établir la supériorité de l'homme
sur les
animaux. Il put penser et fortifier sa pensée avec le raisonnement.
Alors il se dit :
« Il faut tenter l'épreuve, mais sans compromettre
personne. Si le travailleur est un ouvrier ordinaire, je n'ai qu'à
frapper
contre mon mur, aussitôt il cessera sa besogne pour tâcher de deviner
quel est celui qui frappe et dans quel but il frappe. Mais comme son travail
sera non seulement licite, mais encore commandé, il reprendra bientôt
son travail. Si au contraire c'est un prisonnier, le bruit que je ferai l'effrayera
; il craindra d'être découvert ; il cessera son travail et ne le
reprendra que ce soir, quand il croira tout le monde couché et endormi.
»
Aussitôt, Edmond se leva de nouveau. Cette fois,
ses jambes ne vacillaient plus et ses yeux étaient sans éblouissements.
Il alla vers un
angle de sa prison, détacha une pierre minée par
l'
humidité, et revint
frapper le mur à l'endroit même où
le retentissement était le plus sensible.
Il frappa trois coups.
Dès le premier, le bruit avait cessé, comme
par enchantement.
Edmond écouta de toute son
âme. Une heure
s'écoula, deux heures s'écoulèrent, aucun bruit nouveau
ne se fit entendre ; Edmond avait fait naître de l'autre côté
de la muraille un silence absolu.
Plein d'espoir, Edmond mangea quelques bouchées
de son pain, avala quelques gorgées d'
eau, et, grâce à la
constitution puissante dont la nature l'avait doué, se retrouva à
peu près comme auparavant.
La journée s'écoula, le silence durait toujours.
La nuit vint sans que le bruit eût recommencé.
« C'est un prisonnier », se dit Edmond avec
une indicible joie.
Dès lors sa tête s'embrasa, la vie lui revint
violente à
force d'être active.
La nuit se passa sans que le moindre bruit se fît
entendre.
Edmond ne ferma pas les yeux de cette nuit.
Le
jour revint ; le geôlier rentra apportant les
provisions. Edmond avait déjà dévoré les anciennes
; il dévora les nouvelles, écoutant sans cesse ce bruit qui ne
revenait pas, tremblant qu'il eût cessé pour toujours, faisant
dix ou douze
lieues dans son cachot, ébranlant pendant des heures entières
les barreaux de fer de son soupirail, rendant l'élasticité et
la vigueur à ses membres par un exercice désappris depuis longtemps,
se disposant enfin à reprendre
corps à
corps sa destinée
à venir, comme fait, en étendant ses bras, et en frottant son
corps d'
huile, le lutteur qui va entrer dans l'arène. Puis, dans les
intervalles de cette activité fiévreuse il écoutait si
le bruit ne revenait pas, s'impatientant de la prudence de ce prisonnier qui
ne devinait point qu'il avait été distrait dans son uvre
de
liberté par un autre prisonnier, qui avait au moins aussi grande hâte
d'être libre que lui.
Trois
jours s'écoulèrent, soixante-douze
mortelles heures comptées minute par minute !
Enfin un soir, comme le geôlier venait de faire sa
dernière visite, comme pour la centième fois Dantès collait
son oreille à la muraille, il lui sembla qu'un ébranlement imperceptible
répondait sourdement dans sa tête, mise en rapport avec les pierres
silencieuses.
Dantès se recula pour bien rasseoir son cerveau
ébranlé, fit quelques tours dans la
chambre, et replaça
son oreille au même endroit.
Il n'y avait plus de doute, il se faisait quelque chose
de l'autre côté ; le prisonnier avait reconnu le danger de sa manuvre
et en avait adopté quelque autre, et, sans doute pour continuer son uvre
avec plus de sécurité, il avait substitué le levier au
ciseau.
Enhardi par cette découverte, Edmond résolut
de venir en aide à l'infatigable travailleur. Il commença par
déplacer son
lit, derrière lequel il lui semblait que l'uvre
de délivrance s'accomplissait, et chercha des yeux un objet avec lequel
il pût entamer la muraille, faire tomber le ciment humide, desceller une
pierre enfin.
Rien ne se présenta à sa
vue. Il n'avait
ni couteau ni instrument tranchant ; du fer à ses barreaux seulement,
et il s'était assuré si souvent que ses barreaux étaient
bien scellés, que ce n'était plus même la peine d'essayer
à les ébranler.
Pour tout ameublement, un
lit, une chaise, une table, un
seau, une cruche.
A ce
lit il y avait bien des tenons de fer, mais ces tenons
étaient scellés au
bois par des vis. Il eût fallu un tournevis
pour tirer ces vis et arracher ces tenons.
A la table et à la chaise, rien ; au seau, il y
avait eu autrefois une anse, mais cette anse avait été enlevée.
Il n'y avait plus, pour Dantès, qu'une ressource,
c'était de briser sa cruche et, avec un des morceaux de grès taillés
en
angle, de se mettre à la besogne.
Il laissa tomber la cruche sur un pavé, et la cruche
vola en éclats.
Dantès choisit deux ou trois éclats
aigus,
les cacha dans sa paillasse, et laissa les autres épars sur la terre.
La rupture de sa cruche était un accident trop naturel pour que l'on
s'en inquiétât.
Edmond avait toute la nuit pour travailler ; mais dans
l'obscurité, la besogne allait mal, car il lui fallait travailler à
tâtons, et il sentit bientôt qu'il émoussait l'instrument
informe contre un grès plus dur. Il repoussa donc son
lit et attendit
le
jour. Avec l'espoir, la patience lui était revenue.
Toute la nuit il écouta et entendit le mineur inconnu
qui continuait son uvre souterraine.
Le
jour vint, le geôlier entra. Dantès lui
dit qu'en buvant la veille à même la cruche, elle avait échappé
à sa main et s'était brisée en tombant. Le geôlier
alla en grommelant chercher une cruche neuve, sans même prendre la peine
d'emporter les morceaux de la vieille.
Il revint un instant après, recommanda plus d'adresse
au prisonnier et sortit.
Dantès écouta avec une joie indicible le
grincement de la serrure qui, chaque fois qu'elle se refermait jadis, lui serrait
le cur. Il écouta s'éloigner le bruit des pas, puis quand
ce bruit se fut éteint, il bondit vers sa couchette qu'il déplaça,
et, à la lueur du faible rayon de
jour qui pénétrait dans
son cachot, put voir la besogne inutile qu'il avait faite la nuit précédente,
en s'adressant au
corps de la pierre au lieu de s'adresser au plâtre qui
entourait ses extrémités.
L'
humidité avait rendu ce plâtre friable.
Dantès vit avec un battement de cur joyeux
que ce plâtre se détachait par fragments ; ces fragments étaient
presque des atomes, c'est vrai ; mais au bout d'une demi-heure, cependant, Dantès
en avait détaché une poignée à peu près.
Un mathématicien eût pu calculer qu'avec deux années à
peu près de ce travail, en supposant qu'on ne rencontrât point
le roc, on pouvait se creuser un passage de deux pieds
carrés et de vingt
pieds de profondeur.
Le prisonnier se reprocha alors de ne pas avoir employé
à ce travail ces longues heures successivement écoulées,
toujours plus lentes, et qu'il avait perdues dans l'espérance, dans la
prière et dans le désespoir.
Depuis six ans à peu près qu'il était
enfermé dans ce cachot, quel travail, si lent qu'il fût, n'eût-il
pas achevé !
Et cette idée lui donna une nouvelle ardeur.
En trois
jours, il parvint, avec des précautions
inouïes, à enlever tout le ciment et à mettre à nu
la pierre : la muraille était faite de moellons au milieu desquels, pour
ajouter à la solidité, avait pris place de temps en temps, une
pierre de taille. C'était une de ces pierres de taille qu'il avait presque
déchaussée, et qu'il s'agissait maintenant d'ébranler dans
son alvéole.
Dantès essaya avec ses ongles, mais ses ongles étaient
insuffisants pour cela.
Les morceaux de la cruche introduits dans les intervalles
se brisaient lorsque Dantès voulait s'en servir en manière de
levier.
Après une heure de tentatives inutiles, Dantès
se releva, la sueur et l'angoisse sur le front.
Allait-il donc être arrêté ainsi dès
le début, et lui faudrait-il attendre, inerte et inutile, que son voisin
qui de son côté se lasserait peut-être, eût tout fait
!
Alors une idée lui passa par l'
esprit ; il demeura
debout et souriant ; son front humide de sueur se sécha tout seul.
Le geôlier apportait tous les
jours la soupe de Dantès
dans une casserole de fer-blanc. Cette casserole contenait sa soupe et celle
d'un second prisonnier, car Dantès avait remarqué que cette casserole
était ou entièrement pleine, ou à moitié vide, selon
que le porte-clefs commençait la distribution des vivres par lui ou par
son
compagnon.
Cette casserole avait un manche de fer ; c'était
ce manche de fer qu'ambitionnait Dantès et qu'il eût payé,
si on les lui avait demandées en échange, de dix années
de sa vie.
Le geôlier versa le contenu de cette casserole dans
l'assiette de Dantès. Après avoir mangé sa soupe avec une
cuiller de
bois, Dantès lavait cette assiette qui servait ainsi chaque
jour.
Le soir Dantès posa son assiette à terre,
à mi-chemin de la porte à la table ; le geôlier en
entrant
mit le pied sur l'assiette et la brisa en mille morceaux.
Cette fois, il n'y avait rien à dire contre Dantès
: il avait eu le tort de laisser son assiette à terre, c'est vrai, mais
le geôlier avait eu celui de ne pas regarder à ses pieds.
Le geôlier se contenta donc de grommeler.
Puis il regarda autour de lui dans quoi il pouvait verser
la soupe ; le mobilier de Dantès se bornait à cette seule assiette,
il n'y avait pas de choix.
« Laissez la casserole, dit Dantès, vous la
reprendrez en m'apportant demain mon déjeuner. »
Ce conseil flattait la paresse du geôlier, qui n'avait
pas besoin ainsi de remonter, de redescendre et de remonter encore.
Il laissa la casserole.
Dantès frémit de joie.
Cette fois, il mangea vivement la soupe et la viande que,
selon l'habitude des prisons, on mettait avec la soupe. Puis, après avoir
attendu une heure, pour être certain que le geôlier ne se raviserait
point, il dérangea son
lit, prit sa casserole, introduisit le bout du
manche entre la pierre de taille dénuée de son ciment et les moellons
voisins, et commença de faire le levier.
Une légère oscillation prouva à Dantès
que la besogne venait à bien.
En effet, au bout d'une heure, la pierre était tirée
du mur, où elle faisait une excavation de plus d'un pied et demi de diamètre.
Dantès ramassa avec soin tout le plâtre, le
porta dans les
angles de sa prison, gratta la terre grisâtre avec un des
fragments de sa cruche et recouvrit le plâtre de terre.
Puis, voulant mettre à profit cette nuit où
le hasard, ou plutôt la savante combinaison qu'il avait imaginée,
avait remis entre ses mains un instrument si précieux, il continua de
creuser avec acharnement.
A l'aube du
jour, il replaça la pierre dans son
trou, repoussa son
lit contre la muraille et se coucha.
Le déjeuner consistait en un morceau de pain ; le
geôlier entra et posa ce morceau de pain sur la table.
« Eh bien, vous ne m'apportez pas une autre assiette
? demanda Dantès.
Non, dit le porte-clefs ; vous êtes un brise-tout,
vous avez détruit votre cruche, et vous êtes cause que j'ai cassé
votre assiette ; si tous les prisonniers faisaient autant de dégâts,
le gouvernement n'y pourrait pas tenir. On vous laisse la casserole, on vous
versera votre soupe dedans ; de cette façon, vous ne casserez pas votre
ménage, peut-être. »
Dantès leva les yeux au
ciel et joignit ses mains
sous sa couverture. Ce morceau de fer qui lui restait faisait naître dans
son cur un élan de reconnaissance plus vif vers le
ciel que ne
lui avaient jamais causé, dans sa vie passée, les plus grands
biens qui lui étaient survenus.
Seulement, il avait remarqué que, depuis qu'il avait
commencé à travailler, lui, le prisonnier ne travaillait plus.
N'importe, ce n'était pas une raison pour cesser
sa tâche ; si son voisin ne venait pas à lui, c'était lui
qui irait à son voisin.
Toute la journée il travailla sans relâche
; le soir, il avait, grâce à son nouvel instrument, tiré
de la muraille plus de dix poignées de débris de moellons, de
plâtre et de ciment.
Lorsque l'heure de la visite arriva, il redressa de son
mieux le manche tordu de sa casserole et remit le récipient à
sa place accoutumée. Le porte-clefs y versa la ration ordinaire de soupe
et de viande, ou plutôt de soupe et de poisson, car ce jour-là
était un
jour maigre, et trois fois par semaine on faisait faire maigre
aux prisonniers. Ç'eût été encore un moyen de calculer
le temps, si depuis longtemps Dantès n'avait pas abandonné ce
calcul.
Puis, la soupe versée, le porte-clefs se retira.
Cette fois, Dantès voulut s'assurer si son voisin avait bien réellement
cessé de travailler.
Il écouta.
Tout était silencieux comme pendant ces trois
jours
où les travaux avaient été interrompus.
Dantès soupira ; il était évident
que son voisin se défiait de lui.
Cependant, il ne se découragea point et continua
de travailler toute la nuit ; mais après deux ou trois heures de labeur,
il rencontra un obstacle. Le fer ne mordait plus et glissait sur une surface
plane.
Dantès toucha l'obstacle avec ses mains et reconnut
qu'il avait atteint une poutre.
Cette poutre traversait ou plutôt barrait entièrement
le trou qu'avait commencé Dantès.
Maintenant, il fallait creuser dessus ou
dessous.
Le malheureux jeune homme n'avait point songé à
cet obstacle.
« Oh ! mon
Dieu, mon
Dieu ! s'écria-t-il,
je vous avais cependant tant prié, que j'espérais que vous m'aviez
entendu. Mon
Dieu ! après m'avoir ôté la
liberté
de la vie, mon
Dieu ! après m'avoir ôté le calme de la mort,
mon
Dieu ! qui m'avez rappelé à l'existence, mon
Dieu ! ayez pitié
de moi, ne me laissez pas mourir dans le désespoir !
Qui parle de
Dieu et de désespoir en même
temps ? » articula une voix qui semblait venir de
dessous terre et qui,
assourdie par l'opacité, parvenait au jeune homme avec un accent sépulcral.
Edmond sentit se dresser ses
cheveux sur sa tête,
et il recula sur ses genoux.
« Ah ! murmura-t-il, j'entends parler un homme. »
Il y avait quatre ou cinq ans qu'Edmond n'avait entendu
parler que son geôlier, et pour le prisonnier le geôlier n'est pas
un homme : c'est une porte vivante ajoutée à sa porte de chêne
; c'est un barreau de chair ajouté à ses barreaux de fer.
« Au nom du
Ciel ! s'écria Dantès,
vous qui avez parlé, parlez encore, quoique votre voix m'ait épouvanté
; qui êtes-vous ?
Qui êtes-vous vous-même ? demanda la
voix.
Un malheureux prisonnier, reprit Dantès qui
ne faisait, lui, aucune difficulté de répondre.
De quel pays ?
Français.
Votre nom ?
Edmond Dantès.
Votre profession ?
Marin.
Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
Depuis le 28
février 1815.
Votre crime ?
Je suis innocent.
Mais de quoi vous accuse-t-on ?
D'avoir conspiré pour le retour de l'Empereur.
Comment ! pour le retour de l'Empereur ! l'Empereur
n'est donc plus sur le trône ?
Il a abdiqué à
Fontainebleau en 1814
et a été relégué à l'île d'Elbe. Mais
vous-même, depuis quel temps êtes-vous donc ici, que vous ignorez
tout cela ?
Depuis 1811. »
Dantès frissonna ; cet homme avait quatre ans de
prison de plus que lui.
« C'est bien, ne creusez plus, dit la voix en parlant
fort vite ; seulement dites-moi à quelle
hauteur se trouve l'excavation
que vous avez faite ?
Au ras de la terre.
Comment est-elle cachée ?
Derrière mon
lit.
A-t-on dérangé votre
lit depuis que
vous êtes en prison ?
Jamais.
Sur quoi donne votre
chambre ?
Sur un corridor.
Et le corridor ?
Aboutit à la cour.
Hélas ! murmura la voix.
Oh ! mon
Dieu ! qu'y a-t-il donc ? s'écria
Dantès.
Il y a que je me suis trompé, que l'imperfection
de mes dessins m'a abusé, que le défaut d'un
compas m'a perdu,
qu'une ligne d'erreur sur mon plan a équivalu à quinze pieds en
réalité, et que j'ai pris le mur que vous creusez pour celui de
la citadelle !
Mais alors vous aboutissiez à la mer ?
C'était ce que je voulais.
Et si vous aviez réussi !
Je me jetais à la nage, je gagnais une des
îles qui environnent le château d'If, soit l'île de Daume,
soit l'île de Tiboulen, soit même la côte, et alors j'étais
sauvé.
Auriez-vous donc pu nager jusque-là ?
Dieu m'eût donné la
force ; et maintenant
tout est perdu.
Tout ?
Oui. Rebouchez votre trou avec précaution,
ne travaillez plus, ne vous occupez de rien, et attendez de mes nouvelles.
Qui êtes-vous au moins... dites-moi qui vous
êtes ?
Je suis... je suis... le no 27.
Vous défiez-vous donc de moi ? » demanda
Dantès.
Edmond crut entendre comme un rire amer percer la voûte
et monter jusqu'à lui.
« Oh ! je suis bon chrétien, s'écria-t-il,
devinant instinctivement que cet homme songeait à l'abandonner ; je vous
jure sur le Christ que je me ferai tuer plutôt que de laisser entrevoir
à vos bourreaux et aux miens l'ombre de la vérité ; mais,
au nom du
Ciel, ne me privez pas de votre présence, ne me privez pas
de votre voix, ou, je vous le jure, car je suis au bout de ma
force, je me brise
la tête contre la muraille, et vous aurez ma mort à vous reprocher.
Quel âge avez-vous ? votre voix semble être
celle d'un jeune homme.
Je ne sais pas mon âge, car je n'ai pas mesuré
le temps depuis que je suis ici. Ce que je sais, c'est que j'allais avoir dix-neuf
ans lorsque j'ai été arrêté, le 18
février
1815.
Pas tout à fait vingt-six ans, murmura la
voix.
Allons, à cet âge on n'est pas encore un traître.
Oh ! non ! non ! je vous le jure, répéta
Dantès. Je vous l'ai déjà dit et je vous le redis, je me
ferai
couper en morceaux plutôt que de vous trahir.
Vous avez bien fait de me parler ; vous avez bien
fait de me prier, car j'allais former un autre plan et m'éloigner de
vous. Mais votre âge me rassure, je vous rejoindrai, attendez-moi.
Quand cela ?
Il faut que je calcule nos chances ; laissez-moi
vous donner le signal.
Mais vous ne m'abandonnerez pas, vous ne me laisserez
pas seul, vous viendrez à moi, ou vous me permettrez d'aller à
vous ? Nous fuirons ensemble, et si nous ne pouvons fuir, nous parlerons, vous
des gens que vous aimez, moi des gens que j'aime. Vous devez aimer quelqu'un
?
Je suis seul au monde.
Alors vous m'aimerez, moi : si vous êtes jeune,
je serai votre camarade ; si vous êtes vieux je serai votre fils. J'ai
un père qui doit avoir soixante-dix ans, s'il vit encore ; je n'aimais
que lui et une jeune fille qu'on appelait Mercédès. Mon père
ne m'a pas oublié, j'en suis sûr ; mais elle
Dieu sait si elle
pense encore à moi. Je vous aimerai comme j'aimais mon père.
C'est bien, dit le prisonnier, à demain.
»
Ce peu de paroles furent dites avec un accent qui convainquit
Dantès ; il n'en demanda pas davantage, se releva, prit les mêmes
précautions pour les débris tirés du mur qu'il avait déjà
prises, et repoussa son
lit contre la muraille.
Dès lors, Dantès se laissa aller tout entier
à son bonheur ; il n'allait plus être seul certainement, peut-être
même allait-il être libre ; le pis aller, s'il restait prisonnier,
était d'avoir un
compagnon ; or la captivité partagée n'est
plus qu'une demi-captivité. Les plaintes qu'on met en commun sont presque
des prières ; des prières qu'on fait à deux sont presque
des actions de grâces.
Toute la journée, Dantès alla et vint dans
son cachot, le cur bondissant de joie. De temps en temps, cette joie l'étouffait
: il s'asseyait sur son
lit, pressant sa poitrine avec sa main. Au moindre bruit
qu'il entendait dans le corridor, il bondissait vers la porte. Une fois ou deux,
cette crainte qu'on le séparât de cet homme qu'il ne connaissait
point, et que cependant il aimait déjà comme un ami, lui passa
par le cerveau. Alors il était décidé : au moment où
le geôlier écarterait son
lit, baisserait la tête pour examiner
l'ouverture, il lui briserait la tête avec le pavé sur lequel était
posée sa cruche.
On le condamnerait à mort, il le savait bien ; mais n'allait-il pas mourir d'ennui et de désespoir au moment où ce bruit miraculeux l'avait rendu à la vie ?
Le soir le geôlier vint ; Dantès était sur son
lit, de là il lui semblait qu'il gardait mieux l'ouverture inachevée. Sans doute il regarda le visiteur importun d'un il étrange, car celui-ci lui dit :
« Voyons, allez-vous redevenir encore fou ? »
Dantès ne répondit rien, il craignait que l'émotion de sa voix ne le trahît.
Le geôlier se retira en secouant la tête.
La nuit arrivée, Dantès crut que son voisin profiterait du silence et de l'obscurité pour renouer la conversation avec lui, mais il se trompait ; la nuit s'écoula sans qu'aucun bruit répondît à sa fiévreuse attente. Mais le lendemain, après la visite du matin, et comme il venait d'écarter son
lit de la muraille, il entendit
frapper trois coups à intervalles égaux ; il se précipita à genoux.
« Est-ce vous ? dit-il ; me voilà !
Votre geôlier est-il parti ? demanda la voix.
Oui, répondit Dantès, il ne reviendra que ce soir, nous avons douze heures de
liberté.
Je puis donc agir ? dit la voix.
Oh ! oui, oui, sans retard, à l'instant même, je vous en supplie. »
Aussitôt, la portion de terre sur laquelle Dantès, à moitié perdu dans l'ouverture, appuyait ses deux mains sembla céder sous lui ; il se rejeta en arrière, tandis qu'une masse de terre et de pierres détachées se précipitait dans un trou qui venait de s'ouvrir au-dessous de l'ouverture que lui-même avait faite ; alors, au fond de ce trou sombre et dont il ne pouvait mesurer la profondeur, il vit paraître une tête, des épaules et enfin un homme tout entier qui sortit avec assez d'agilité de l'excavation pratiquée.