Cherche l'eau du lac de Mémoire Des gardiens
sont sur le bord. Tu leur diras : « Je crains la
mort.
Je suis le fils de la
Terre noire
Mais aussi du
Ciel étoilé.
Je meurs de soif. Laissez-moi
boire...
Ce poème anonyme a été retrouvé dans
la tombe d'un
initié orphique à Pétalia, en Eubée, et il date du IVème siècle
avant l'ère chrétienne. Il s'adresse à l'
âme du défunt mais aussi à chacun de
nous qui, avant d'affronter le périlleux passage, doit avoir relié en lui la terre
sombre et le
ciel lumineux, autrement dit : avoir incarné l'
esprit et éclairé
sinon transfiguré le monde.
La proclamation de l'
initié
orphique dans sa belle simplicité risque de passer inaperçue aujourd'hui. Pourtant,
là est l'enfance de toute
religion, là le début de l'
initiation. Et c'est aussi
ce que nous enseignent les
mythes à travers des récits étonnants,
fabuleux : comment
se tenir debout, avancer et croître, comment concilier l'existence fragile et
imparfaite et l'
idéal, comment faire fructifier son
jardin et ses rêves, comment
pendant ce passage sur terre apporter un peu de bonté, de beauté aux autres, sans
démériter des
dieux, sans oublier les exigences du
ciel.
L'homme moderne croit être relié au
ciel par les conquêtes spatiales, par
les satellites et par les astronautes ainsi que par l'intérêt qu'il porte à l'Astrophysique,
science somme toute récente. Et il se croit aussi l'
enfant de la terre si malmenée,
tant exploitée depuis que l'espèce humaine est apparue parce qu'il tire profit
d'elle comme d'une vieille nourrice, parce qu'il la parcourt pendant ses voyages
la photographie ou, au mieux, parce que d'elle il se soucie, comprenant que l'exténuation
de la planète entraînera sa propre disparition...
Or, ce qu'ingénument psalmodiait pour lui-même l'
initié orphique dont ne nous
reste que cette tablette gravée de la Grèce antique me paraît toute proche de
la "prière du cur" de la spiritualité orthodoxe : c'est la respiration
même de la vie, l'
air du voyage d'ici et d'au-delà. L'
âme en effet déclare solennellement:
tant que je suis enracinée dans la "terre" (le
corps, le concret de l'acte et
du témoignage) et rattachée au "
ciel" (la quête, la contemplation, l'
amour, la
beauté), tant que je navigue entre les deux extrémités sur l'échelle que Jacob
vit en son sommeil l'univers peut encore tourner, les hommes se transformer
; et l'
initié entrera vivant dans la mort.
Nous assistons
aujourd'hui, après la fragilité de toute civilisation qu'énonça magistralement
Paul Valéry, avec le retour de la barbarie possible à chaque instant et après
la mort des idéologies qui infestèrent le
XXème siècle, à la faillite des
religions
je veux dire que nous constatons, effarés, leur échec à améliorer le cur
et le comportement de l'être humain. Les plus convaincus parmi les gens de
religion
deviennent fanatiques et meurtriers, les plus ouverts et tolérants militent en
faveur du dialogue inter-religieux ; quant aux autres, s'ils ne sont ni athées
ni sceptiques, ils se raccrochent au
bouddhisme pour se dire pacifiques et
compatissants
ou bien tombent dans des sectes plus ou moins pernicieuses. Pourtant la soif de
sens demeure, l'espérance d'un Royaume ou d'un monde meilleur, un rêve d'
amour
et de fraternité. A cela nul gouvernement ne peut trouver réponse, nulle justice
sociale ne peut offrir apaisement. L'entreprise humanitaire, si généreuse soit-elle,
ne propose que remèdes passagers, forcément limités, toujours battus en brèche
par des brigands, des tyrans ou des politiciens véreux.
Que reste-t-il, dès lors, dans un monde désenchanté, voué aux pillards et aux
imposteurs ?
Vers où se tourner et à qui accorder sa foi ?... Le recours au
Mythe
me paraît bien une rare voie de
liberté aujourd'hui : appel à la responsabilité
personnelle, à l'
esprit créateur de chacun, pour une vie unique, irremplaçable
et inimitable. Le recours au
Mythe n'a rien d'un retour au passé (les
mythes ont
peu à voir avec l'antiquité et avec l'historique, ils demeurent intemporels),
c'est comme une source de
jouvence à désenfouir, c'est comme gratter une couche
épaisse qui recouvrait le fonds d'or originel, l'icône de notre nature véritable.
Les
mythes n'imposent aucun dogme, aucune croyance. Ils n'ont
ni clergé, ni docteurs de la loi, ni temples ni catéchisme. Ils ne peuvent donc
entraîner ni fanatisme ni guerre pour la vérité ou l'exclusivité. Ils ouvrent
des fenêtres, ils indiquent des voies, mais tout homme qui les étudie et les médite
doit frayer son chemin unique sans suivre ni copier quiconque. Les
mythes légués
par Sumer, par l'Egypte pharaonique, par la Bible, par la Grèce, les
Celtes et
les Germains pour la Tradition occidentale apprennent à passer de la "terre
noire" au "
ciel étoilé", autrement dit à passer de la condition humaine (limitée,
mortelle, souffrante, faillible et imparfaite) à la véritable nature humaine (libre,
immense et immortelle) qui s'avoue célestielle. Ils montrent, à travers des
histoires
d'
amour, d'amitié, de combats, de souffrances, de voyages lointains et de descentes
aux enfers, comment une existence humaine passagère peut manifester l'
Esprit immortel
et comment tout être humain, affligé ici-bas d'une grossière tunique de peau,
peut en l'élargissant, en faisant craquer ses coutures jusqu'à la déchirer, retrouver
la peau de lumière de l'Homme
primordial impérissable.
C'est ainsi qu'un obscur
hobereau de campagne commence sa quête insensée et, sortant
pour la première fois, à cinquante ans, de sa maison étroite, se baptise
Don Quichotte
de la Manche tel un chevalier de renom et donne aussi un nom à son
cheval efflanqué
; à la robuste paysanne Aldonsa Lorenzo se substitue Dulcinée, la non-pareille,
la
Dame de ses pensées. De l'ordinaire des
jours il passe au monde grandiose,
excessif, inspiré du
Mythe. Dès lors,
Don Quichotte ne cessera de chevaucher,
tel un
mythe vivant et toujours agressé par les serviteurs de la réalité pratique,
de chevaucher entre
Terre et
Ciel, de relier par sa démesure même la "terre noire"
où se complaisent et s'engluent tant d'humains satisfaits au "
ciel étoilé" qui
est notre patrie véritable et qui constitue notre nature lumineuse.
«
Qu'est-ce que la vérité ? » murmurait Ponce
Pilate après avoir entendu
Jésus qu'on venait d'arrêter et avant de se laver les
mains. «
'est-ce que la réalité ? » interroge
Don Quichotte
tout au long de ses extravagantes aventures. Oui, de quel côté se situe la réalité?
Le chevalier de La Manche qui a le cur enamouré de l'invraisemblable Dulcinée
ne déroge pas à sa mission qui est de hausser jusqu'aux nues l'existence plate
et anonyme d'un passant: non pour la gloire éphémère mais pour le
corps glorieux.
Les
sphères de l'éternité, on ne les découvre pas après le trépas, mais il s'agit
bien de les reconnaître et de les rencontrer dès cette vie-ci si l'on ne tient
pas à retourner à jamais au néant.
Le
Mythe recoud
le visible à l'invisible. Il donne profondeur et légèreté à ce que nous nommons
réalité (et qui n'est que le manifesté). La connaissance qu'il octroie n'est pas
de l'ordre du véridique mais du visionnaire : elle ne changera pas le monde à
la façon dont le promettent les programmes politiques, elle le sauve et le transfigure.
L'autre plan de conscience ou de réalité qu'approchent des fous tels que
Don Quichotte,
des inspirés et des
initiés, est finalement la seule Réalité, de même que l'Homme
dont parlent toutes les traditions comme d'un "grand miracle" est notre seule
nature mais trahie, reniée ou crucifiée.
Lorsqu'on
parle de l'homme aujourd'hui, à propos d'éthique, de justice et de dignité, en
invoquant les "droits de l'homme" et en développant les entreprises humanitaires,
de quel humain parle-t-on ? De cet exemplaire, tiré à des milliards et bientôt
cloné, d'une espèce mammifère bipède, dotée de mains et d'un langage articulé,
ou bien de cet être libre, porteur d'image divine, capable de création et de transformation
? Evoque-t-on le petit homme ou bien l'être éveillé, l'Homme cosmique ?
Sur cette grave confusion entre l'homme et l'Homme reposent
en grande partie les malheurs de l'époque et ses déconvenues parce qu'on persiste
à croire et à faire croire que lorsque tout homme sera logé, nourri, payé,
soigné le mieux possible, le but sera atteint et l'humanité sera enfin bienheureuse,
parvenue à son accomplissement. Or, ce que rappelle instamment le
Mythe, c'est
que l'Homme est l'avenir de l'homme. L'unique chance de l'être humain, qui est
aussi son travail essentiel, consiste à chercher, tel Gilgamesh, la plante d'immortalité,
à rencontrer son visage d'éternité, à mettre au monde son "moi seigneurial" comme
disent les Soufis.
De la confusion entre homme et
Homme découle celle qui amalgame les contemporains et les vivants. Comme si seuls
ceux dont le
corps bouge, respire, parle, méritaient ce qualificatif de vie alors
que la plupart subsistent, survivent, sont plutôt morts-vivants ou non-nés. Les
vivants, eux, échappent au temps, à la chronologie et à la dégradation.
Le
mythe procède à la façon de l'auberge espagnole où descend
Don Quichotte : on y reçoit ce dont notre
âme a soif. Qui ne voit que la taverne
reste enfermé dans la sombre taverne mais qui y perçoit un château a l'intuition
de son
âme seigneuriale, et l'essor peut se faire... Ce que le
Mythe enseigne,
de façon ni dogmatique ni univoque, c'est non seulement à ne pas disparaître après
la mort grâce à la geste héroïque, à l'uvre artistique ou au sillage
persistant de l'
amour , mais surtout à prendre sa mesure de Vivant avant le
trépas. Il s'agit en effet de faire tout le tour de soi, à explorer ses sommets
et ses abîmes, à pousser profond ses racines puissantes et le plus haut possible
ses fines branches-antennes. L'image de l'homme-arbre est simple et belle dans
sa
justesse et elle est présente dans de nombreuses traditions, préfigurant l'
Arbre
de Vie. Or, l'
arbre ne pousse pas que pour lui, pour être admiré ou pour dominer
: il procure abri aux
oiseaux, insectes, écureuils, il offre ombre, fraîcheur
et protection, il donne
fleurs et
fruits, fournit du
bois pour construire, des
branches pour faire du
feu. Il en est ainsi de celui qui fait grandir et verdoyer
son
âme. Pour rendre grâce au vent, que d'aucuns nomment
Esprit.