LIVRE VI
PYTHAGORE LES MYSTÈRES DE DELPHES
II LES ANNÉES DE VOYAGE
Samos était au commencement du sixième siècle avant notre ère une des îles les plus florissantes de l'Ionie. La rade de son port s'ouvrait en face des montagnes violettes de la molle Asie Mineure, d'où venaient tous les luxes et toutes les séductions. Dans une large baie, la ville s'étalait sur la rive verdoyante et s'étageait en amphithéâtre sur la montagne, au pied d'un promontoire couronné par le temple de Neptune. Les colonnades d'un palais magnifique la dominaient. Là, régnait le tyran Polycrate. Après avoir privé Samos de ses libertés, il lui avait donné le lustre des arts et d'une splendeur asiatique. Des
hétaïres de Lesbos, appelées par lui, s'étaient établies dans un palais voisin du sien et conviaient les jeunes gens de la ville à des fêtes, où elles leur enseignaient les voluptés les plus raffinées, assaisonnées de musique, de danses et de festins. Anacréon, appelé par Polycrate à Samos, y fut amené sur une trirème aux voiles de pourpre, aux mâts dorés et le poète, une coupe d'argent ciselé à la main, fit entendre devant cette haute cour du plaisir ses odes caressantes et parfumées comme une pluie de roses. La chance de Polycrate était devenue proverbiale dans toute la Grèce. Il avait pour ami le pharaon Amasis qui l'avertit plusieurs fois de se défier d'un bonheur aussi continu et surtout de ne pas s'en vanter. Polycrate répondit à l'avis du monarque égyptien en jetant son anneau à la mer. « Je fais ce sacrifice aux Dieux », dit-il. Le lendemain, un pêcheur rapporta au tyran l'anneau précieux qu'il avait trouvé dans le ventre d'un poisson. Quand le pharaon apprit cela, il déclara qu'il rompait son amitié avec Polycrate, parce qu'un bonheur aussi insolent lui attirerait la vengeance des Dieux. Quoi qu'il en soit de l'anecdote, la fin de Polycrate fut tragique. Un de ses satrapes l'attira dans une province voisine, le fit expirer dans les tourments et ordonna d'attacher son corps à une croix sur le mont Mycale. Ainsi les Samiens purent voir dans un sanglant coucher de soleil le cadavre de leur tyran crucifié sur un promontoire, en face de l'île où il avait régné dans la gloire et les plaisirs.
Mais revenons au début du règne de Polycrate.
Par une nuit claire, un jeune homme était assis dans une
forêt d'agnus-castus
aux feuilles luisantes, non loin du temple de
Junon, dont la pleine
lune baignait
la façade dorienne et faisait ressortir la
mystique majesté. Depuis
longtemps un rouleau de papyrus contenant un chant d'
Homère avait glissé
à ses pieds. Sa méditation commencée au crépuscule
durait encore et se prolongeait dans le silence de la nuit. Depuis longtemps le
soleil s'était couché ; mais son disque flamboyant flottait encore
devant le regard du jeune songeur dans une présence irréelle. Car
sa pensée errait loin du monde visible.
Pythagore était le fils d'un riche marchand de bagues de
Samos et d'une femme nommée Parthénis. La Pythie de
Delphes, consultée dans un voyage par les jeunes mariés, leur avait promis : « Un fils qui serait utile à tous les hommes, dans tous les temps », et l'oracle avait envoyé les
époux à
Sidon, en
Phénicie, afin que le fils prédestiné fut conçu, moulé et mis au
jour loin des
influences troublantes de sa patrie. Avant sa naissance même, l'
enfant merveilleux avait été voué avec ferveur par ses parents à la lumière d'
Apollon, dans la
lune de l'
amour. L'
enfant
naquit ; lorsqu'il fut âgé d'un an, sa mère, sur un conseil donné d'avance par les
prêtres de
Delphes, le porta au temple d'Adonaï dans une vallée du Liban. Là, le grand
prêtre l'avait béni. Puis, la famille s'en revint à
Samos. L'
enfant de Parthénis était très beau, doux, modéré, plein de justice. La seule passion intellectuelle brillait dans ses yeux et donnait à ses actes une énergie secrète. Loin de le contrarier, ses parents avaient encouragé son penchant précoce à l'étude de la sagesse. Il avait pu librement conférer avec les
prêtres de
Samos et avec les savants qui commençaient à fonder en Ionie des écoles où ils enseignaient les principes de la physique. A dix-huit ans, il avait suivi les leçons d'Hermodamas de
Samos ; à vingt, celles de Phérécyde à Syros ; il avait même conféré avec Thalès et Anaximandre à Milet. Ces maîtres lui avaient ouvert de nouveaux
horizons, mais aucun ne l'avait satisfait. Entre leurs enseignements contradictoires, il cherchait intérieurement le lien, la synthèse, l'unité du grand Tout. Maintenant le fils de Parthénis en était arrivé à une de ces crises, où l'
esprit surexcité par la contradiction des choses concentre toutes ses facultés dans un effort suprême pour entrevoir le but, pour trouver le chemin qui mène au
soleil de la vérité, au centre de la vie.
Dans cette nuit chaude et splendide, le fils de Parthénis regardait tour à tour la terre, le temple et le
ciel étoilé. Elle était là sous lui, autour de lui, Dèmètèr, la terre-mère, la Nature qu'il voulait pénétrer. Il respirait ses émanations puissantes, il sentait l'invincible attraction qui l'enchaînait sur son sein, lui l'atome pensant, comme une partie inséparable d'elle-même. Ces sages qu'il avait consultés, lui avaient dit : « C'est d'elle que tout sort. Rien ne vient de rien. L'
âme vient de l'
eau ou du
feu, ou des deux. Subtile émanation des
éléments, elle ne s'en échappe que pour y rentrer. La Nature éternelle est aveugle et inflexible. Résigne-toi à sa loi fatale. Ton seul mérite sera de la connaître et de t'y soumettre. »
Puis il regardait le
firmament et les lettres de
feu que forment les constellations dans la profondeur insondable de l'espace.
Ces lettres devaient avoir un sens. Car, si l'infiniment petit, le mouvement des
atomes a sa raison d'être, comment l'infiniment grand, la dispersion des
astres, dont le groupement représente le
corps de l'univers, ne l'aurait-il
pas ? Ah ! oui chacun de ces mondes a sa loi propre, et tous ensemble se meuvent
par un Nombre et dans une
harmonie suprême. Mais qui déchiffrera
jamais l'alphabet des étoiles ? Les
prêtres de
Junon lui avaient
dit : « C'est le
ciel des
Dieux qui fut avant la terre. Ton
âme en
vient. Prie-les, afin qu'elle y remonte. »
Cette méditation fut interrompue par un chant voluptueux,
qui sortait d'un
jardin, sur les bords de l'Imbrasus. Les voix lascives des Lesbiennes
se mariaient langoureusement aux sons de la cithare ; des jeûnes gens y
répondirent par des airs bachiques. A ces voix se mêlèrent
soudain d'autres cris perçants et lugubres partis du port. C'étaient
des rebelles que Polycrate faisait charger dans une barque pour les vendre comme
esclaves en Asie. On les frappait de lanières armées de clous, pour
les entasser sous les pontons des rameurs. Leurs hurlements et leurs blasphèmes
se perdirent dans la nuit ; puis, tout rentra dans le silence.
Le jeune homme eut un frisson douloureux, mais il le réprima
pour se ramasser en lui-même. Le problème était devant lui
plus poignant, plus
aigu. La
Terre disait :
Fatalité ! le
Ciel disait
:
Providence ! et l'Humanité qui flotte entre les deux répondait
:
Folie ! Douleur ! Esclavage ! Mais au fond de lui-même le futur
adepte entendait une voix invincible qui répondait aux chaînes de
la terre et aux flamboiements du
ciel par ce cri :
Liberté ! Qui
donc avait raison des sages, des
prêtres, des fous, des malheureux ou de
lui-même ? Ah ! c'est que toutes ces voix disaient vrai, chacune triomphait
dans sa
sphère, mais aucune ne lui livrait sa raison d'être. Les
trois mondes existaient
immuables comme le sein de Dèmètèr,
comme la lumière des astres et comme le cur humain ; mais celui-là
seul qui saurait trouver leur accord et la loi de leur
équilibre serait
un vrai sage, celui-là seul possèderait la science divine et pourrait
aider les hommes. C'est dans la synthèse des trois mondes qu'était
le secret du
Kosmos !
En prononçant ce mot qu'il venait de trouver, Pythagore
se leva.
Son regard fasciné s'attacha à la façade dorienne
du temple. Le sévère édifice paraissait transfiguré
sous les
chastes rayons de
Diane. Il crut y apercevoir l'image
idéale du
monde et la solution du problème qu'il cherchait. Car la base, les colonnes,
l'architrave et le fronton triangulaire lui représentèrent soudain
la triple nature de l'homme et de l'univers, du
microcosme et du
macrocosme couronné
par l'unité divine, qui est elle-même une
trinité. Le Kosmos,
dominé et pénétré par
Dieu, formait :
La Tétrade Sacrée, immense et pur symbole,
Source de la Nature et modèle des Dieux. (81)
Oui, elle était là, cachée dans ces lignes géométriques, la
clef de l'univers, la science des nombres, la loi ternaire qui régit la constitution des êtres, celle du septénaire qui préside à leur évolution.Et dans une vision grandiose, Pythagore vit les mondes se mouvoir selon le rythme et l'
harmonie des nombres sacrés. Il vit l'
équilibre de la terre et du
ciel dont la
liberté humaine tient le balancier ; les trois mondes : naturel, humain et divin se soutenant, se déterminant l'un l'autre et jouant le drame universel par un double mouvement descendant et ascendant. Il devina les
sphères du monde invisible enveloppant le visible et l'animant sans cesse ; il conçut enfin l'épuration et la libération de l'homme, dès cette terre, par la triple
initiation. Il vit tout cela et sa vie et son uvre, dans une illumination instantanée et claire, avec la certitude
irréfragable de l'
esprit qui se sent en face de la Vérité. Ce fut un éclair. Maintenant il s'agissait de prouver par la Raison, ce que sa pure Intelligence avait saisi dans l'Absolu ; et pour cela il fallait une vie d'homme, un travail d'
Hercule.
Mais où trouver la science nécessaire pour mener à bonne fin un tel labeur ? Ni les chants d'
Homère, ni les sages de l'Ionie, ni les temples de la Grèce ne pouvaient y suffire.
L'
esprit de Pythagore, qui soudain avait trouvé des ailes, se mit à plonger dans son passé, dans sa naissance enveloppée de voiles et dans le mystérieux
amour de sa mère. Un souvenir d'enfance lui revint, avec une précision incisive. Il se rappela que sa mère l'avait porté à l'âge d'un an dans une vallée du Liban, au temple d'Adonaï. Il se revit petit
enfant, enlacé au cou de Parthénis, au milieu de
montagnes colossales, de
forêts énormes, où un
fleuve tombait en cataracte. Elle était debout, sur une terrasse ombragée de grands cèdres. Devant elle, un
prêtre majestueux, à barbe blanche, souriait à la mère et à l'
enfant, en disant des paroles graves qu'il ne comprenait pas. Sa mère lui avait rappelé souvent les mots étranges de l'
hiérophante d'Adonaï : « Ô femme d'Ionie, ton fils sera grand par la sagesse, mais souviens-toi que si les Grecs possèdent encore la science
des Dieux, la science
de Dieu ne se trouve plus qu'en Egypte. » Ces paroles lui revenaient avec le sourire maternel, avec le beau visage du vieillard et le fracas lointain de la cataracte, dominé par la voix du
prêtre, dans un paysage grandiose comme le rêve d'une autre vie. Pour la première fois, il devinait le sens de l'oracle. Il avait bien entendu parler du savoir prodigieux des
prêtres égyptiens et de leurs mystères formidables ; mais il croyait pouvoir s'en passer. Maintenant il avait compris qu'il lui fallait cette « science de
Dieu » pour pénétrer jusqu'au fond de la nature, et qu'il ne la trouverait que dans les temples de l'Egypte. Et c'était la douce Parthénis, qui, avec son instinct de mère, l'avait préparé pour cette uvre, l'avait porté comme une offrande au
Dieu souverain !
Dès lors sa résolution fut prise de se rendre en Egypte et de s'y faire
initier.
Polycrate se vantait de protéger les philosophes autant
que les poètes. Il s'empressa de donner à Pythagore une lettre de
recommandation pour le pharaon Amasis, qui le présenta aux
prêtres
de Memphis. Ceux-ci ne le reçurent qu'en regimbant et après maintes
difficultés. Les sages égyptiens se défiaient des Grecs qu'ils
taxaient de légers et d'inconstants. Ils firent tout pour décourager
le jeune Samien. Mais le novice se soumit avec une patience et un courage inébranlables
aux lenteurs et aux épreuves qu'on lui imposa. Il savait d'avance qu'il
n'arriverait à la connaissance que par l'entière domination de la
volonté sur tout son être.
Son initiation dura vingt-deux ans, sous
le
pontificat du grand
prêtre Sonchis. Nous avons raconté, au livre
d'
Hermès, les épreuves, les tentations, les épouvantes et
les extases de l'
initié d'Isis, jusqu'à la mort apparente et cataleptique
de l'
adepte et à sa
résurrection dans la lumière d'Osiris.
Pythagore traversa toutes ces phases qui permettaient de réaliser, non
pas comme une vaine théorie, mais comme une chose vécue, la doctrine
du Verbe-Lumière ou de la Parole universelle et celle de l'évolution
humaine à travers sept cycles planétaires. A chaque pas de cette
vertigineuse ascension, les épreuves se renouvelaient plus redoutables.
Cent fois on y risquait sa vie, surtout si l'on voulait arriver au maniement des
forces occultes, à la dangereuse pratique de la magie et de la
théurgie.
Comme tous les grands hommes, Pythagore avait foi dans son étoile. Rien
de ce qui pouvait conduire à la science ne le rebutait et la crainte de
la mort ne l'arrêtait pas, parce qu'il voyait la vie au delà. Quand
les
prêtres égyptiens eurent reconnu en lui une
force d'
âme
extraordinaire et cette passion impersonnelle de la sagesse qui est la chose du
monde la plus rare, ils lui ouvrirent les trésors de leur expérience.
C'est chez eux qu'il se forma et se trempa. C'est là qu'il put approfondir
les mathématiques sacrées, la science des nombres ou des principes
universels, dont il fit le centre de son système et qu'il formula d'une
manière nouvelle. La sévérité de la discipline égyptienne
dans les temples lui fit connaître, d'autre part, la puissance prodigieuse
de la volonté humaine savamment exercée et entraînée,
ses applications infinies tant au
corps qu'à l'
âme. « La science
des nombres et l'art de la volonté sont les deux
clefs de la magie, disaient
les
prêtres de Memphis ; elles ouvrent toutes les portes de l'univers. »
C'est donc en Egypte que Pythagore acquit cette
vue d'en haut, qui permet d'apercevoir
les
sphères de la Vie et les sciences dans un ordre concentrique, de comprendre
l'involution de l'
esprit dans la matière par la création
universelle et son
évolution ou sa remontée vers l'unité
par cette création individuelle qui s'appelle le développement d'une
conscience.
Pythagore était parvenu au sommet du sacerdoce égyptien
et songeait peut-être à revenir en Grèce, lorsque la guerre
vint
fondre sur le bassin du Nil avec tous ses fléaux et entraîner
l'
initié d'Osiris dans un nouveau tourbillon. Depuis longtemps les despotes
de l'Asie méditaient la perte de l'Egypte. Leurs assauts répétés
pendant des siècles avaient échoué devant la sagesse des
institutions égyptiennes, devant la
force du sacerdoce et l'énergie
des pharaons. Mais l'immémorial royaume, asile de la science d'
Hermès,
ne devait pas durer éternellement. Le fils du vainqueur de Babylone,
Cambyse,
vint s'abattre sur l'Egypte avec ses armées innombrables et affamées
comme des nuées de sauterelles, et mettre fin à l'institution du
pharaonnat, dont l'origine se perdait dans la nuit des temps. Aux yeux des sages,
c'était une catastrophe pour le monde entier. Jusque-là, l'Egypte
avait couvert l'
Europe contre l'Asie.
Son influence protectrice s'étendait
encore sur tout le bassin de la Méditerranée par les temples de
la
Phénicie, de la Grèce et de l'
Etrurie, avec lesquels le haut
sacerdoce égyptien était en relation constante. Ce boulevard une
fois renversé, le Taureau allait
fondre, tête baissée, sur
les rivages de l'
Hellénie. Pythagore vit donc
Cambyse envahir l'Egypte.
Il put voir le despote persan, digne héritier des scélérats
couronnés de
Ninive et de Babylone, saccager les temples de Memphis et
de Thèbes et détruire celui d'
Hammon. Il put voir le pharaon Psammenit
conduit devant
Cambyse, chargé de fers, placé sur un tertre autour
duquel on fit ranger les
prêtres, les principales familles et la cour du
roi. Il put voir la fille du Pharaon, vêtue de haillons et suivie de toutes
ses filles d'honneur pareillement travesties, le prince royal et deux mille jeunes
gens amenés, le mors à la bouche et le licol au cou, avant d'être
décapités ; le pharaon Psammenit refoulant ses sanglots devant cette
scène affreuse ; et l'
infâme Cambyse, assis sur son trône,
se repaissant de la douleur de son adversaire terrassé. Cruelle, mais instructive
leçon de l'
histoire, après les leçons de la science. Quelle
image de la nature animale déchaînée dans l'homme, aboutissant
à ce monstre du despotisme, qui foule tout à ses pieds et impose
à l'humanité le règne du plus implacable
destin par sa hideuse
apothéose !
Cambyse fit transporter Pythagore
à Babylone avec une partie du sacerdoce égyptien et l'y interna
(82). Cette ville colossale qu'Aristote compare à
un pays environné de murs, offrait alors un immense champ d'observation.
L'antique Babel, la grande prostituée des prophètes hébreux,
était plus que jamais, après la conquête persane, un
pandémonium
de peuples, de langues, de cultes et de
religions, au milieu desquels le despotisme
asiatique dressait sa tour vertigineuse. Selon les traditions persanes, sa fondation
remontait à la
légendaire Sémiramis. C'est elle, disait-on,
qui avait bâti son enceinte-monstre de quatre-vingt-cinq kilomètres
de tour : l'Imgoum-Bel, ses murs, où deux chars couraient de front, ses
terrasses superposées, ses palais massifs au
reliefs polychromes, ses temples
supportés par des éléphants de pierre et surmontés
de
dragons multicolores. Là s'était succédé la série
des despotes qui avaient asservi la Kaldée, l'Assyrie, la Perse, une partie
de la Tatarie, la Judée, la Syrie et l'Asie Mineure. C'est là que
Nebukadnetzar, l'assassin des mages, avait traîné en captivité
le peuple juif, qui continuait à pratiquer son culte dans un coin de l'immense
cité, où Londres aurait tenu quatre fois. Les Juifs avaient même
fourni au grand roi un ministre puissant en la personne du prophète Daniel.
Avec Balthassar, fils de Nebukadnetzar, les murs de la vieille Babel s'étaient
enfin écroulés, sous les coups vengeurs de Cyrus ; et Babylone passa
pour plusieurs siècles sous la domination persane. Par cette série
d'événements antérieurs, au moment où Pythagore y
vint, trois
religions différentes se côtoyaient dans le haut sacerdoce
de Babylone : les antiques
prêtres Kaldéens, les survivants du magisme
persan et l'élite de la captivité juive. Ce qui prouve que ces divers
sacerdoces s'accordaient entre eux par le côte
ésotérique,
c'est précisément le rôle de Daniel qui, tout en affirmant
le
Dieu de Moïse, resta premier ministre sous Nebukadnetzar, Balthassar et
Cyrus.
Pythagore dut élargir son
horizon déjà
si vaste en étudiant ces doctrines, ces
religions et ces cultes, dont quelques
initiés conservaient encore la synthèse. Il put approfondir, à
Babylone, les connaissances des mages, héritiers de
Zoroastre. Si les
prêtres
égyptiens possédaient seuls les
clefs universelles des sciences
sacrées, les mages persans avaient la réputation d'avoir poussé
plus loin la pratique de certains arts. Ils s'attribuaient le maniement de ces
puissances
occultes de la nature qui s'appellent le
feu pantomorphe et la lumière
astrale. Dans leurs temples, disait-on, les ténèbres se faisaient
en plein
jour, les lampes s'allumaient d'elles-mêmes, on voyait rayonner
les
Dieux et on entendait gronder la foudre. Les mages appelaient
lion céleste
ce
feu incorporel
agent générateur de l'électricité,
qu'ils savaient condenser ou dissiper à leur gré, et
serpents
les courants électriques de l'atmosphère, magnétiques de
la terre, qu'ils prétendaient diriger comme des
flèches sur les
hommes. Ils avaient fait aussi une étude spéciale de la puissance
suggestive, attractive et créatrice du verbe humain. Ils employaient, pour
l'évocation des
esprits, des formulaires gradués et empruntés
aux plus vieilles langues de la terre. Voici la raison psychique qu'ils en donnaient
eux-mêmes : « Ne change rien aux noms barbares de l'évocation
; car ils sont les noms
panthéistiques de
Dieu ; ils sont aimantés
des adorations d'une multitude et leur puissance est
ineffable (83) ». Ces
évocations pratiquées au milieu des purifications et des prières
étaient, à proprement parler, ce qu'on appela plus tard la magie
blanche.
Pythagore pénétra donc à Babylone dans
les
arcanes de l'antique magie. En même temps, dans cet antre du despotisme,
il vit un grand spectacle : sur les débris des
religions croulantes de
l'Orient, au-dessus de leur sacerdoce décimé et dégénéré,
un groupe d'
initiés intrépides, serrés ensemble, défendaient
leur science, leur foi, et, autant qu'ils le pouvaient, la justice. Debout en
face des despotes, comme Daniel dans la fosse aux
lions, toujours près
d'être dévorés, ils fascinaient et domptaient la bête
fauve du pouvoir absolu, par leur puissance intellectuelle, et lui disputaient
le terrain pied à pied.
Après son
initiation égyptienne et kaldéenne, l'
enfant de
Samos en savait bien plus long que ses maîtres de physique et qu'aucun Grec,
prêtre ou
laïque, de son temps. Il connaissait les principes éternels de l'univers et leurs applications. La nature lui avait ouvert ses abîmes ; les voiles grossiers de la matière s'étaient déchirés à ses yeux pour lui montrer les
sphères merveilleuses de la nature et de l'humanité spiritualisée. Dans le temple de Neith-Isis à Memphis, dans celui de Bel à Babylone, il avait appris bien des secrets sur le passé des
religions, sur l'
histoire des continents et des races. Il avait pu comparer les avantages et les inconvénients du
monothéisme juif, du
polythéisme grec, du trinitarisme indou et du dualisme persan. Il savait que toutes ces
religions étaient les rayons d'une même vérité, tamisés par divers degrés d'intelligence et pour divers états sociaux. Il tenait la
clef, c'est-à-dire la synthèse de toutes ces doctrines dans la science
ésotérique.
Son regard embrassant le passé, plongeant dans l'avenir, devait juger le présent avec une singulière lucidité.
Son expérience lui montrait l'humanité menacée des plus grands fléaux, par l'
ignorance des
prêtres, le matérialisme des savants et l'indiscipline des
démocraties. Au milieu du relâchement universel, il voyait grandir le despotisme asiatique ; et de ce nuage noir un cyclone formidable allait
fondre sur l'
Europe sans défense.
Il était donc temps de revenir en Grèce, d'y accomplir sa mission, d'y commencer son uvre.
Pythagore avait été interné à Babylone pendant douze ans. Pour en sortir il fallait un ordre du roi des Perses. Un
compatriote, Démocède, le médecin du roi, intercéda en sa faveur et obtint la
liberté du philosophe. Pythagore revint donc à
Samos, après trente-quatre ans d'absence. Il trouva sa patrie écrasée sous un satrape du grand roi. Ecoles et temples étaient fermés ; poètes et savants avaient fui, comme une nuée d'hirondelles, devant le césarisme persan. Du moins eut-il la consolation de recueillir le dernier soupir de son premier maître, Hermodamas, et de retrouver sa mère Parthénis, qui seule n'avait pas douté de son retour. Car tout le monde avait cru mort le fils aventureux du bijoutier de
Samos. Mais jamais elle n'avait douté de l'oracle d'
Apollon. Elle comprenait que sous sa robe blanche de
prêtre égyptien, son fils se préparait à une haute mission. Elle savait que du temple de Neith-Isis sortirait le maître bienfaisant, le prophète lumineux, dont elle avait rêvé dans le
bois sacré de
Delphes et que l'
hiérophante d'Adonaï lui avait promis sous les cèdres du Liban.
Et maintenant une barque légère emportait, sur les flots azurés des Cyclades, cette mère et ce fils vers un nouvel exil. Ils fuyaient, avec tout leur avoir,
Samos opprimée et perdue. Ils faisaient voile pour la Grèce. Ce n'étaient ni les
couronnes olympiques, ni les lauriers du poète qui tentaient le fils de Parthénis.
Son uvre était plus mystérieuse et plus grande : réveiller l'
âme endormie des
Dieux dans les
sanctuaires ; rendre sa
force et son prestige au temple d'
Apollon ; et puis, fonder quelque part une école de science et de vie, d'où sortiraient non pas des politiciens et des sophistes, mais des hommes et des femmes
initiés, de vraies mères et de purs héros !
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(81) Vers dorés de Pythagore, traduits par Fabre d'
Olivet.
(82) C'est
Jamblique qui rapporte ce fait dans sa
Vie de Pythagore.
(83) Oracles de Zoroastre recueillis dans la
théurgie de
Proclus.