LIVRE IV
MOÏSE LA MISSION D'ISRAËL
V L'EXODE LE DÉSERT MAGIE ET THÉURGIE
Le plan de Moïse était un des plus extraordinaires, des plus audacieux qu'homme ait jamais conçus. Arracher un peuple au joug d'une nation aussi puissante que l'Egypte, le mener à la conquête d'un pays occupé par des populations ennemies et mieux armées, le traîner pendant dix, vingt ou quarante ans dans le désert, le brûler par la soif, l'exténuer par la faim ; le harceler comme un cheval de sang sous les flèches des Hétites et des Amalécites prêts à le tailler en pièces ; l'isoler avec son tabernacle de l'Eternel au milieu de ces nations idolâtres, lui imposer le monothéisme avec une verge de feu et lui inspirer une telle crainte, une telle vénération de ce Dieu unique qu'il s'incarnât dans sa chair, qu'il devint son symbole national, le but de toutes ses aspirations et sa raison d'être. Telle fut l'uvre inouïe de Moïse.
L'Exode fut concerté et préparé de longue main par le prophète, les principaux chefs israélites et Jétro. Pour mettre son plan à exécution, Moïse profita d'un moment où Ménephtah, son ancien
compagnon d'études devenu pharaon, dut repousser l'
invasion redoutable du roi des Lybiens Mermaïou. L'armée égyptienne tout entière occupée du côté de l'Ouest ne put contenir les Hébreux et l'émigration en masse s'opéra paisiblement.
Voilà donc les Béni-Israël en marche. Cette longue file de caravanes, portant les tentes à dos de chameaux, suivie de grands troupeaux, s'apprête à contourner la mer
Rouge. Ils ne sont encore que quelques milliers d'hommes. Plus tard l'émigration se grossira « de toutes sortes de gens » comme dit la Bible, Kananéens, Edomites, Arabes,
Sémites de tout genre, attirés et fascinés par le prophète du désert, qui de tous les coins de l'
horizon les évoque pour les pétrir à sa guise. Le noyau de ce peuple est formé par les Béni-Israël, hommes droits, mais durs, obstinés et rebelles. Leurs
hags ou leurs chefs leur ont enseigné le culte du
Dieu unique. Il constitue chez eux une haute tradition
patriarcale. Mais dans ces natures primitives et violentes, le
monothéisme n'est encore qu'une conscience meilleure et intermittente. Dès que leurs mauvaises passions se réveillent, l'instinct du
polythéisme, si naturel à l'homme, reprend le dessus. Alors ils retombent dans les superstitions populaires, dans la sorcellerie et dans les pratiques idolâtres des populations voisines
d'Egypte et de
Phénicie, que Moïse va combattre par des lois draconiennes.
Autour du prophète qui commande à ce peuple, il y a un groupe de
prêtres présidés par Aaron, son
frère d'
initiation, et par la prophétesse
Marie qui représente déjà dans Israël l'
initiation féminine. Ce groupe constitue le sacerdoce. Avec eux soixante-dix chefs élus ou
initiés laïques se serrent autour du prophète de Ièvè, qui leur confiera sa doctrine secrète et sa tradition orale, qui leur transmettra une partie de ses pouvoirs et les associera quelquefois à ses inspirations et à ses visions.
Au cur de ce groupe on porte l'arche d'or, Moïse en a emprunté
l'idée aux temples égyptiens où elle servait d'
arcane pour
les livres
théurgiques ; mais il l'a fait refondre sur un modèle
nouveau pour ses desseins personnels. L'arche d'Israël est flanquée
de quatre chérubs en or semblables à des
sphinx, et pareils aux
quatre
animaux symboliques de la vision d'EzéchieL L'un a une tête
de
lion, l'autre une tête de buf, le troisième une tête
d'
aigle et le dernier une tête d'homme. Ils personnifient les quatre
éléments
universels : la terre, l'
eau, l'
air et le
feu ; ainsi que les quatre mondes représentés
par les lettres du tétragramme divin. De leurs ailes les chérubs
recouvrent le propitiatoire.
Cette arche sera l'instrument des phénomènes
électriques et lumineux produits par la magie du
prêtre d'Osiris,
phénomènes qui, grossis par la
légende, enfanteront les récits
bibliques. L'arche d'or renferme en outre le Sépher Béréshit
ou livre de Cosmogonie rédigé par Moïse en
hiéroglyphes
égyptiens, et la baguette magique du prophète, appelée verge
par la Bible. Elle contiendra aussi le livre de l'alliance ou la loi du Sinaï.
Moïse appellera l'arche le trône d'Aelohim ; car en elle repose la
tradition sacrée, la mission d'Israël, l'idée de Ièvè.
Quelle constitution politique Moïse donna-t-il à
son peuple ? A cet égard il faut citer l'un des passages les plus curieux
de l'Exode. Ce passage a l'
air d'autant plus ancien et plus authentique qu'il
nous montre le côté faible de Moïse, sa tendance à l'orgueil
sacerdotal et à la
tyrannie théocratique, réprimée
par son
initiateur éthiopien.
Le lendemain comme Moïse siégeait pour juger
le peuple, et que le peuple se tenait devant Moïse depuis le matin jusqu'au
soir.
Le beau-père de Moïse ayant vu tout ce qu'il
faisait au peuple, lui dit : Qu'est-ce que tu fais au peuple ? D'où vient
que tu es seul assis et que le peuple se tient devant toi depuis le matin jusqu'au
soir ?
Et Moïse répondit à son beau-père
: C'est que le peuple vient à moi pour s'enquérir de Dieu.
Quand ils ont quelque cause, ils viennent à moi ;
alors je juge entre l'un et l'autre, et je leur fais entendre les ordonnances
de Dieu et ses lois.
Mais le beau-père de Moïse lui dit : Tu ne fais
pas bien.
Certainement tu succomberas, et toi, et même ce peuple
qui est avec toi car cela est trop pesant pour toi, et tu ne sauras faire cela
à toi seul.
Ecoute donc mon conseil ; je te conseillerai, et Dieu sera
avec toi. Sois pour le peuple auprès de Dieu, et rapporte les causes à
Dieu ;
Instruis-les des ordonnances et des lois, et fais-leur entendre
la voix par laquelle ils doivent marcher, et ce qu'ils auront à faire.
Et choisis d'entre tout le peuple des hommes vertueux, craignant
Dieu, des hommes véritables haïssant le gain déshonnête,
et établis sur eux des chefs de milliers, des chefs de centaines, des chefs
de cinquantaine, et des chefs de dizaines ;
Et qu'ils jugent le peuple en tout temps ; mais qu'ils te
rapportent toutes les grandes affaires, et qu'ils jugent toutes les petites causes.
Ainsi ils te soulageront et ils porteront une partie de la charge avec toi.
Si tu fais cela, et Dieu te le commande, tu pourras subsister,
et même tout le peuple arrivera heureusement en son lieu.
Moïse donc obéit à la parole de son beau-père
; et fit tout ce qu'il avait dit (68).
Il ressort de ce passage que dans la constitution
d'Israël établie par Moïse, le pouvoir exécutif était
considéré comme une émanation du pouvoir judiciaire et placé
sous le contrôle de l'autorité sacerdotale. Tel fut le gouvernement
légué par Moïse à ses successeurs, sur le sage conseil
de Jétro. Il resta le même sous les
Juges, de
Josué à
Samuel jusqu'à l'usurpation de
Saül. Sous les Rois, le sacerdoce déprimé
commença à perdre la véritable tradition de Moïse, qui
ne survécut que dans les prophètes.
Nous l'avons dit, Moïse ne fut pas un
patriote, mais
un dompteur de peuples ayant en
vue les destinées de l'humanité
entière. Israël n'était pour lui qu'un moyen, la
religion universelle
était son but, et par-dessus la tête des nomades sa pensée
allait aux temps futurs. Depuis la sortie d'Egypte jusqu'à la mort de Moïse,
l'
histoire d'Israël ne fût qu'un long
duel entre le prophète
et son peuple.
Moïse conduisit d'abord les tribus d'Israël au
Sinaï, dans le désert aride, devant la
montagne consacrée à
Aelohim par tous les
Sémites, où lui-même avait eu sa révélation.
Là où son Génie s'était emparé du prophète,
le prophète voulut s'emparer de son peuple et lui imprimer au front le
sceau d'Ièvè : les dix commandements, puissant résumé
de la loi morale et complément de la vérité transcendante
renfermée dans le livre
hermétique de l'arche.
Rien de plus tragique
que ce premier dialogue entre le prophète et son peuple. Là se passèrent
des scènes étranges, sanglantes, terribles, qui laissèrent
comme l'empreinte d'un fer chaud dans la chair mortifiée d'Israël.
Sous les amplifications de la
légende biblique, on devine la réalité
possible des faits.
L'élite des tribus est campée au plateau de
Pharan, à l'entrée d'une gorge sauvage qui conduit aux rochers du
Serbal. La tête menaçante du Sinaï domine ce terrain pierreux,
volcanique, convulsé. Devant toute l'assemblée, Moïse annonce
solennellement qu'il va se rendre à la
montagne pour consulter Aelohim
et qu'il en rapportera la loi écrite sur une table de pierre. Il commande
au peuple de veiller et de jeûner, de l'attendre dans la
chasteté
et la prière. Il laisse l'arche portative que recouvre la tente du tabernacle,
sous la garde des soixante-dix Anciens. Puis il disparaît dans la gorge,
n'emmenant avec lui que son fidèle
disciple Josué.
Des
jours se passent ; Moïse ne revient pas. Le peuple
s'inquiète d'abord, puis il murmure : « Pourquoi nous avoir emmenés
dans cet affreux désert et nous avoir exposés aux traits des
Amalécites
? Moïse nous a promis de nous conduire au pays de Kanaan où
coule
le lait et le miel, et voici que nous mourons au désert. Mieux valait la
servitude en Egypte que cette vie misérable. Plût à
Dieu que
nous eussions encore les plats de viande que nous mangions là-bas ! Si
le
Dieu de Moïse est le vrai
Dieu, qu'il le prouve, que tous ses
ennemis
soient dispersés et que nous entrions sur-le-champ au pays de promission.
» Ces murmures grossissent ; on se mutine ; les chefs s'en mêlent.
Et voici venir un groupe de femmes qui chuchotent et murmurent entre elles. Ce
sont des filles de
Moab, à la peau noire,
corps souples, aux formes opulentes,
concubines ou servantes de quelques chefs Edomites associés à Israël.
Elles se souviennent qu'elles ont été
prêtresses d'Astaroth
et qu'elles ont célébré les
orgies de la déesse dans
les
bois sacrés du pays natal. Elles sentent que l'heure de reprendre leur
empire est venue. Elles viennent parées d'or et d'étoffes voyantes,
le sourire à la bouche, comme une troupe de beaux
serpents qui sortent
de terre et font chatoyer au
soleil leurs formes onduleuses aux reflets métalliques.
Elles se mêlent aux rebelles, les regardent de leurs yeux luisants, les
enlacent de leurs bras où sonnent des anneaux de cuivre, et les enjôlent
de leurs langues dorées : « Qu'est-ce après tout que ce
prêtre
d'Egypte et son
Dieu ? Il sera mort au Sinaï. Les Refaïm l'auront jeté
dans un
gouffre. Ce n'est pas lui qui mènera les tribus en Kanaan. Mais
que les
enfants d'Israël invoquent les
dieux de
Moab :
Belphégor et
Astaroth ! Ce sont des
dieux qu'on peut voir, ceux-là, et qui font des
miracles ! Ils les mèneront au pays de Kanaan ! »
Les mutins écoutent
les femmes
moabites, ils s'excitent les uns les autres et ce cri part de la multitude
: « Aaron, fais-nous des
dieux qui marchent devant nous ; car pour ce qui
est de Moïse qui nous a fait monter du pays d'Egypte, nous ne savons ce qui
lui est arrivé. » Aaron essaye en vain de calmer la foule. Les filles
de
Moab appellent des
prêtres phéniciens venus avec une caravane.
Ceux-ci apportent une statue en
bois d'Astaroth et l'élèvent sur
un
autel de pierres. Les rebelles forcent Aaron sous menace de mort à
fondre
le veau d'or, une des formes de
Belphégor. On sacrifie des taureaux et
des
boucs aux
dieux étrangers, ou se met à boire et à manger
et les danses luxurieuses, guidées par les filles de
Moab, commencent autour
des
idoles, au son des nébels, des kinnors et des tambourins agités
par les femmes.
Les soixante-dix Anciens élus par Moïse pour
la garde de l'arche ont vainement essayé d'arrêter ce désordre
par leurs objurgations. Maintenant ils s'asseoient par terre, la tête couverte
d'un sac de
cendre. Serrés autour du tabernacle de l'arche, ils entendent
avec consternation les cris sauvages, les chants voluptueux, les invocations aux
dieux maudits, démons de
luxure et de cruauté. Ils voient avec horreur
ce peuple en rut de joie et de révolte contre son
Dieu. Que va devenir
l'Arche, le Livre et Israël, si Moïse ne revient pas ?
Cependant Moïse revient. De son
long recueillement, de sa solitude sur le mont d'Aelohim, il rapporte la Loi sur
des tablettes de pierre
(69). Entré dans le camp,
il voit les danses, la bacchanale de son peuple devant les
idoles d'Astaroth et
de
Belphégor. A l'aspect du
prêtre d'Osiris, du prophète d'Aelohim,
les danses s'arrêtent, les
prêtres étrangers s'enfuient, les
rebelles hésitent. La colère bouillonne en Moïse comme un
feu
dévorant. Il brise les tables de pierre et l'on sent qu'il briserait ainsi
tout ce peuple et que
Dieu le possède.
Israël tremble, mais les rebelles ont des regards de
haine dissimulés sous la peur. Un mot, un geste d'hésitation de
la part du chef-prophète, et l'
hydre de l'
anarchie idolâtre va dresser
contre lui ses mille têtes et balayer sous une grêle de pierres l'arche
sainte, le prophète et son idée. Mais Moïse est là et
derrière lui les puissances invisibles qui le protègent. Il comprend
qu'il faut avant tout redresser l'
âme des soixante-dix élus à
sa propre
hauteur et par eux tout le peuple. Il invoqué Aelohim-Ièvè,
l'
Esprit mâle, le Feu-Principe, du fond de lui-même et du fond du
ciel.
A moi les soixante-dix ! s'écrie Moïse.
Qu'ils prennent l'arche et montent avec moi à la
montagne de
Dieu. Quant
à ce peuple, qu'il attende et qu'il tremble. Je vais lui rapporter le
jugement
d'Aelohim.
Les
lévites enlèvent de
dessous la tente l'arche
d'or enveloppée de ses voiles, et le cortège des soixante-dix disparaît
avec le prophète dans les défilés du Sinaï. On ne sait
qui tremble le plus, ou les
lévites de ce qu'ils vont voir, ou le peuple
du châtiment que Moïse laisse suspendu sur sa tête comme une
épée invisible.
Ah ! Si l'on pouvait échapper aux mains terribles
de ce
prêtre d'Osiris, de ce prophète de malheur ! disent les rebelles.
Et hâtivement la moitié du camp plie les tentes, selle les chameaux
et se prépare à fuir. Mais voilà qu'un crépuscule
étrange, un voile de poussière s'étend sur le
ciel ; une
bise aigre souffle de la mer
Rouge, le désert prend une
couleur fauve et
blafarde, et derrière le Sinaï s'amoncellent de grosses nuées.
Enfin le
ciel devient noir. Des coups de vent amènent des flots de sable
et des éclairs qui font crever en torrents de
pluie les tourbillons de
nuages qui enveloppent le Sinaï. Bientôt la foudre reluit et sa voix
répercutée par toutes les gorges du massif éclate sur le
camp en
détonations successives avec un fracas épouvantable. Le
peuple ne doute pas que ce ne soit la colère d'Aelohim évoqué
par Moïse. Les filles de
Moab ont disparu. On renverse les
idoles, les chefs
se prosternent, les
enfants et les femmes se cachent sous le ventre des chameaux.
Cela dure toute une nuit, tout un
jour. La foudre est tombée sur les tentes,
elle a tué des hommes et des bêtes et le tonnerre gronde toujours.
Vers le soir, la tempête s'apaise, les nuages fument
toujours sur le Sinaï et le
ciel reste noir. Mais voici, à l'entrée
du camp, reparaissent les soixante-dix, Moïse à leur tête. Et
dans la vague lueur du crépuscule, le visage du prophète et celui
des élus rayonne d'une lumière surnaturelle, comme s'ils rapportaient
sur leur face le reflet d'une vision éclatante et sublime. Sur l'arche
d'or, sur le chérubs aux ailes de
feu oscille une lueur électrique,
comme une colonne phosphorescente. Devant ce spectacle extraordinaire, les Anciens
et le peuple, hommes et femmes, se prosternent à distance.
Que ceux qui sont pour l'Eternel viennent à
moi, dit Moïse.
Les trois quarts des chefs d'Israël se rangent autour
de Moïse ; les rebelles restent cachés sous leurs tentes. Alors le
prophète s'avance et ordonne à ses fidèles de passer au fil
de l'
épée les instigateurs de la révolte et les
prêtresses
d'Astaroth afin qu'Israël tremble à jamais devant Aelohim, qu'il se
souvienne de la loi du Sinaï et de son premier commandement : « Je
suis l'Eternel ton
Dieu qui t'ai tiré du pays d'Egypte, de la maison de
servitude. Tu n'auras point d'autre
Dieu devant ma face. Tu ne te feras point
d'images taillées ni aucune ressemblance de choses qui sont là-haut
dans les cieux, ni dans les
eaux, ni sous la terre. »
C'est par ce mélange de terreur et de mystère
que Moïse imposa sa loi et son culte à son peuple. Il fallait imprimer
l'idée de Ièvè en lettres de
feu sur son
âme, et sans
ces mesures implacables, le
monothéisme n'eût jamais triomphé
du
polythéisme envahissant de la
Phénicie et de Babylone.
Mais les soixante-dix, qu'avaient-ils vu sur le Sinaï
? Le
Deutéronome (XXXIII, 2) parle d'une vision colossale, de milliers
de saints apparus au milieu de l'orage, sur le Sinaï, dans la lumière
de Ièvè. Les sages de l'ancien cycle, les antiques
initiés
des Aryas, de l'Inde, de la Perse et de l'Egypte, tous les nobles fils d'Asia,
la terre de
Dieu, vinrent-ils assister Moïse dans son uvre et exercer
une pression décisive sur la conscience de ses associés ? Les puissances
spirituelles qui veillent sur l'humanité sont toujours là, mais
le voile qui nous en sépare ne se déchire qu'aux grandes heures
et pour de rares élus. Quoiqu'il en soit, Moïse fit passer dans les
soixante-dix le
feu divin et l'énergie de sa propre volonté. Ils
furent le premier temple, avant celui de Salomon : le temple vivant, le temple
en marche, le cur d'Israël, lumière royale de
Dieu.
Par les scènes du Sinaï, par l'exécution
en masse des rebelles, Moïse acquit une autorité sur les
Sémites
nomades qu'il tenait sous sa main de fer. Mais des scènes analogues suivies
de nouveaux coups de
force durent se reproduire pendant les marches et les contre-marches
vers le pays de Kanaan. Comme Mahomet, Moïse dut déployer à
la fois le génie d'un prophète, d'un homme de guerre et d'un organisateur
social. Il eut à lutter contre les lassitudes, les calomnies, les conspirations.
Après la révolte populaire, il eut à terrasser l'orgueil
des prêtres-lévites qui voulaient égaler leur rôle au
sien, se donner comme lui pour les inspirés directs de Ièvè,
ou les conspirations plus dangereuses de quelques chefs ambitieux comme
Coré,
Datan et Abiram, fomentant l'insurrection populaire pour renverser le prophète
et proclamer un roi, ainsi que le feront plus tard les Israélites avec
Saül, malgré la résistance de Samuël. Dans cette lutte,
Moïse a des alternatives d'indignation et de pitié, des tendresses
de père et des rugissements de
lion contre le peuple qui se débat
sous l'étreinte de son
esprit et qui malgré tout la subira. Nous
en trouvons l'écho dans les dialogues que le récit biblique établit
entre le prophète et son
Dieu, dialogues qui semblent révéler
ce qui se passait au fond de sa conscience.
Dans le
Pentateuque, Moïse triomphe de tous les obstacles
par des miracles plus qu'invraisemblables. Jéhovah, conçu comme
un
Dieu personnel, est toujours à sa
disposition. Il apparaît sur
le tabernacle comme une nuée brillante qui s'appelle la gloire du Seigneur.
Moïse seul peut y entrer ; les
profanes qui s'en approchent sont frappés
de mort. Le tabernacle d'assignation, qui renferme l'arche, joue dans le récit
biblique le rôle d'une gigantesque batterie électrique qui, une fois
chargée du
feu de Iéhovah, foudroie des masses humaines. Les fils
d'Aaron, les deux cent cinquante adhérents de
Coré et de Datan,
enfin quatorze mille hommes du peuple (!) en sont tués du coup. De plus,
Moïse provoque à heure fixe un tremblement de terre qui engloutit
les trois chefs révoltés avec leurs tentes et leurs familles. Ce
dernier récit est d'une
poésie terrible et grandiose. Mais il est
empreint d'une telle exagération, d'un caractère si visiblement
légendaire qu'il serait puéril d'en discuter la réalité.
Ce qui par-dessus tout donne un caractère exotique à ces récits,
c'est le rôle de
Dieu irascible et changeant qu'y joue Jéhovah. Il
est toujours prêt à fulminer et à détruire, tandis
que Moïse représente la
miséricorde et la sagesse. Une
conception
aussi enfantine, aussi contradictoire de la divinité n'est pas moins étrangère
à la conscience d'un
initié d'Osiris qu'à celle d'un
Jésus.
Et cependant ces colossales exagérations
paraissent provenir de certains phénomènes
dus aux pouvoirs magiques
de Moïse et qui ne sont pas sans analogue dans la tradition des temples antiques.
C'est ici le lieu de dire ce qu'on peut croire des soi-disant miracles de Moïse,
au point de
vue d'une
théosophie rationnelle et des points élucidés
de la science
occulte. La production de phénomènes électriques
sous diverses formes par la volonté de puissants
initiés n'est pas
seulement attribuée à Moïse par l'antiquité. La tradition
chaldéenne l'attribuait aux mages, la tradition grecque et latine à
certains
prêtres de Jupiter et d'
Apollon (70). En
pareil cas les phénomènes sont bien de l'ordre électrique.
Mais l'électricité de l'atmosphère terrestre y serait mise
en mouvement par une
force plus subtile et plus universelle partout répandue
et que les grands
adeptes s'entendraient à attirer, à concentrer
et à projeter. Cette
force est appelée
akasa par les
brahmanes,
feu principe par les mages de la Chaldée,
grand agent magique
par les Kabbalistes du
moyen-âge. Au point de
vue de la science moderne,
on pourrait l'appeler
force éthérée. On peut, soit
l'attirer directement, soit l'évoquer par l'intermédiaire des
agents
invisibles, conscients ou semi-conscients dont regorge l'atmosphère terrestre
et que la volonté des mages sait s'asservir. Cette théorie n'a rien
de contraire à une
conception rationnelle de l'univers, et même elle
est indispensable pour expliquer une foule de phénomènes qui sans
cela demeureraient incompréhensibles. Il faut
ajouter seulement que ces
phénomènes sont régis par des lois
immuables et toujours
proportionnés à la
force intellectuelle, morale et magnétique
de l'
adepte.
Une chose anti-rationnelle et anti-philosophique serait la
mise en mouvement de la cause première, de
Dieu par un être quelconque,
ou l'action immédiate de cette cause par lui, ce qui reviendrait à
une identification de l'individu avec
Dieu. L'homme ne s'élève que
relativement à lui par la pensée ou par la prière, par l'action
ou par l'extase.
Dieu n'exerce son action dans l'univers qu'indirectement et hiérarchiquement
par les lois universelles et
immuables qui expriment sa pensée, comme à
travers les membres de l'humanité terrestre et divine qui le représentent
partiellement et proportionnellement dans l'
infini de l'espace et du temps.
Ces points posés, nous croyons parfaitement possible que Moïse, soutenu par les puissances spirituelles qui le protégeaient et maniant la
force éthérée avec une science consommée, ait pu se servir de l'arche comme d'une sorte de réceptacle, de concentrateur attractif pour la production de phénomènes électriques d'un caractère foudroyant. Il s'isolait lui, ses
prêtres et affidés par des vêtements de lin et des parfums qui le défendaient des décharges du
feu éthéré. Mais ces phénomènes ne purent être que rares et limités. La légendé sacerdotale les exagéra. Il dût suffire à Moïse de
frapper de mort quelques chefs rebelles ou quelques
lévites désobéissants par une telle projection de fluide, pour terroriser et mâter tout le peuple.
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(68) Exode, XVIII, 13-24. L'importance de ce passage au point de
vue de la constitution sociale d'Israël a été
justement relevé par M. Saint-Yves dans son beau livre ;
La Mission des Juifs.
(69)  Dans l'antiquité, les choses écrites sur la pierre passaient pour les plus sacrées. L'
hiérophante d'
Eleusis lisait aux
initiés d'après des tablettes de pierre des choses qu'ils juraient de ne dire à personne et qui ne se trouvaient écrites nulle part ailleurs.
(70)  Deux fois un assaut du temple de
Delphes fut repoussé dans les mêmes circonstances. En 480 avant Jésus-Christ, les troupes de Xerxès l'attaquèrent et reculèrent épouvantées devant un orage, accompagné de
flammes sortant du sol et de la chute de grands quartiers de roc (
Hérodote). En 279 avant Jésus-Christ, le temple fut attaqué de nouveau par une
invasion de Galls et de Kimris.
Delphes n'était défendu que par une petite troupe de
Phocéens. Les barbares donnèrent l'assaut ; au moment où ils allaient pénétrer dans le temple, un orage éclatait et les
Phocéens culbutèrent les
Gaulois. (Voir le beau récit dans l'
Histoire des Gaulois, d'Amédée Thierry, livre II.)