LIVRE II
KRISHNA L'INDE ET L'INITIATION BRAHMANIQUE
VIII RAYONNEMENT DU VERBE SOLAIRE
Telle est la légende de Krishna reconstituée dans son ensemble organique et replacée dans la perspective de l'histoire.
Elle jette une vive lumière sur les origines du
brahmanisme. Certes, il est impossible d'établir par des documents positifs que derrière le
mythe de
Krishna se cache un personnage réel. Le triple voile qui recouvre l'éclosion de toutes les
religions orientales, est plus épais en Inde qu'ailleurs. Car les
brahmanes, maîtres absolus de la société indoue, uniques détenteurs de ses traditions, les ont souvent modelées et remaniées dans le cours des âges. Mais il est juste d'
ajouter qu'ils en ont fidèlement conservé tous les
éléments, et que, si leur doctrine sacrée s'est développée avec les siècles, son centre ne s'est jamais déplacé. Nous ne saurions donc, comme le font la plupart des savants
européens, expliquer une figure comme celle de
Krishna en disant : C'est un conte de nourrice plaqué sur un
mythe solaire, avec une fantaisie philosophique brochée sur le tout. Ce n'est pas ainsi, croyons-nous, que se fonde une
religion qui dure des milliers d'années, enfante une
poésie merveilleuse, plusieurs grandes philosophies, résiste à l'attaque formidable du
bouddhisme (34), aux
invasions mongoles, mahométanes, à la conquête anglaise, et conserve jusque dans sa décadence profonde le sentiment de son immémoriale et haute origine. Non ; il y a toujours un grand homme à l'origine d'une grande institution. Considérant le rôle dominant du personnage de
Krishna dans la tradition épique et
religieuse, ses côtés humains d'une part, et de l'autre son identification constante avec
Dieu manifesté ou
Vishnou,
force nous est de croire qu'il fut le créateur du culte vishnouite, qui donna au
brahmanisme sa vertu et son prestige. Il est donc logique d'admettre qu'au milieu du
chaos religieux et social que créait dans l'Inde primitive l'envahissement des cultes naturalistes et passionnels, parut un réformateur lumineux, qui renouvela la pure doctrine aryenne par l'idée de la
trinité et du verbe divin manifesté, qui mit le sceau à son uvre par le sacrifice de sa vie, et donna ainsi à l'Inde son
âme religieuse, son moule national et son organisation définitive.
L'importance de
Krishna nous paraîtra
plus grande encore et d'un caractère vraiment universel, si nous remarquons
que sa doctrine renferme deux idées mères, deux principes organisateurs
des
religions et de la philosophie
ésotérique. J'entends la doctrine
organique de l'immortalité de l'
âme ou des existences progressives
par la réincarnation, et celle correspondante de la
trinité ou du
Verbe divin révélé dans l'homme. Je n'ai fait qu'indiquer
plus haut
(35) la portée philosophique de cette
conception
centrale, qui, bien comprise, a sa répercussion animatrice dans tous les
domaines de la science, de l'art et de la vie. Je dois me borner, pour conclure,
à une remarque historique.
L'idée que
Dieu, la Vérité, la Beauté
et la Bonté infinies se révèlent dans l'homme conscient avec
un pouvoir rédempteur qui rejaillit jusqu'aux profondeurs du
ciel par la
force de l'
amour et du sacrifice, cette idée féconde entre toutes,
apparaît pour la première fois en
Krishna. Elle se personnifie au
moment où, sortant de sa
jeunesse aryenne, l'humanité va s'enfoncer
de plus en plus dans le culte de la matière.
Krishna lui révèle
l'idée du Verbe divin ; elle ne l'oubliera plus. Elle aura d'autant plus
soif de rédempteurs et de fils de
Dieu, qu'elle sentira plus profondément sa déchéance. Après
Krishna, il y a comme une puissante irradiation du verbe solaire à travers les temples d'Asie, d'Afrique et d'
Europe. En Perse, c'est
Mithras, le réconciliateur du lumineux
Ormuzd et du sombre
Ahriman ; en Egypte, c'est
Horus, le fils d'Osiris et d'Isis ; en Grèce, c'est
Apollon, le
dieu du
soleil et de la lyre ; c'est
Dionysos, le ressusciteur des
âmes. Partout le
dieu solaire est un
dieu médiateur, et la lumière est aussi la parole de vie. N'est-ce pas d'elle aussi que jaillit l'idée
messianique ? Quoi qu'il en soit, c'est par
Krishna que cette idée entra dans le monde antique ; c'est par
Jésus qu'elle rayonnera sur toute la terre.
Je montrerai dans la suite de cette
histoire secrète des
religions, comment la doctrine du ternaire divin, se relie à celle de l'
âme et de son évolution, comment et pourquoi elles se supposent et se complètent réciproquement. Disons tout de suite que leur point de contact forme le centre vital, le foyer lumineux de la doctrine
ésotérique. A ne considérer les grandes
religions de l'Inde, de l'Egypte, de la Grèce et de la Judée que par le dehors, on ne voit que
discorde, superstition,
chaos. Mais sondez les
symboles, interrogez les mystères, cherchez la doctrine mère des fondateurs et des prophètes, et l'
harmonie se fera dans la lumière. Par des routes très diverses et souvent tortueuses, on aboutira au même point, en sorte que pénétrer dans l'
arcane de l'une de ces
religions, c'est aussi pénétrer dans ceux des autres. Alors un phénomène étrange se produit. Peu à peu, mais dans une
sphère grandissante, on voit reluire la doctrine des
initiés au centre des
religions comme un
soleil débrouillant sa nébuleuse. Chaque
religion apparaît comme une planète différente. Avec chacune d'elles, nous changeons d'atmosphère et d'orientation céleste, mais c'est toujours le même
soleil qui nous éclaire. L'Inde, la grande songeuse, nous plonge avec elle dans le rêve de l'éternité. L'Egypte grandiose, austère comme la mort, nous invite au voyage d'outre-tombe. La Grèce enchanteuse nous entraîne aux fêtes magiques de la vie et donne à ses mystères la séduction de ses formes tour à tour charmantes ou terribles, de son
âme toujours passionnée. Pythagore enfin formule scientifiquement la doctrine
ésotérique, lui donne l'expression la plus complète peut-être et la plus solide qu'elle eût jamais ; Platon et les
Alexandrins ne furent que ses vulgarisateurs. Nous venons de remonter jusqu'à sa source dans les jungles du Gange et les solitudes de l'Himalaya.
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(34) La grandeur de Çakia Mouni réside dans sa
charité sublime, dans sa réforme morale et dans la révolution sociale qu'il amena par le renversement des castes ossifiées. Le Bouddha donna au
brahmanisme vieilli une secousse semblable à celle que le
protestantisme donna au catholicisme il y a trois cents ans ; il le força à se ceindre les reins pour la lutte et à se régénérer. Mais Çakia Mouni n'ajouta rien à la doctrine
ésotérique des
brahmanes, il en divulgua seulement certaines parties. Sa psychologie est, au fond, la même, quoiqu'elle suive un chemin différent. (Voir mon article sur
La légende de Bouddha,
Revue des Deux Mondes, 1er
juillet 1885.)
Si le Bouddha ne figure point dans ce livre, ce n'est pas que nous méconnaissions sa place dans la chaîne des grands
initiés, c'est à cause du plan spécial de cet ouvrage. Chacun des réformateurs ou des philosophes choisis par nous est destiné à montrer la doctrine des Mystères sous une face nouvelle et à une autre étape de son évolution. A ce point de
vue le Bouddha eût fait double emploi, d'une part avec Pythagore, à travers lequel j'ai développé la doctrine de la réincarnation et de l'évolution des
âmes, de l'autre avec Jésus-Christ qui promulgua pour l'Occident comme pour l'Orient la fraternité et la
charité universelles.
Quant au livre, très intéressant d'ailleurs et très digne d'être lu,
Esoteric Buddhism, de M. Sinnett, dont quelques personnes attribuent la provenance à de prétendus
adeptes actuellement vivants au Thibet, il m'est impossible jusqu'à nouvel ordre d'y voir autre chose qu'une très habile compilation du
brahmanisme et du
bouddhisme avec certaines idées de la Kabbale, de
Paracelse et quelque données de la science moderne.
(35) Voir la note sur Dévaki à propos de la vision de
Krishna.