Ce manifeste fut suivi d'une lettre de la loge de Cagliostro, la
Sagesse triomphante, insistant pour que le convent se pliât aux exigences de Cagliostro. Mais si Cagliostro était désireux de voir détruire certaines archives, les
Philalèthes
n'avaient nullement l'intention de
brûler les leurs, et, s'y fussent-ils résignés que les
Elus-Coëns n'auraient pas voulu les suivre dans cette voie. Cependant, comme il était intéressant de savoir ce que voulait exactement Cagliostro, le convent répondit que le présent manifeste ne pouvant s'adresser qu'aux Philatèthes et non aux maçons qui représentaient au convent d'autres régimes, et dont la réunion devait cesser à l'instant où l'objet spécial serait rempli,
l'assemblée avait jugé à propos d'envoyer le manifeste et la lettre à la loge des
Amis réunis centre du régime des
Philalèthes, qui, seule, pouvait en prendre connaissance et y faire droit, s'il y avait lieu que, néanmoins, la
Sagesse triomphante était invitée à nommer des délégués pour l'assemblée
et donner tous les éclaircissements compatibles avec ses devoirs.
A cette lettre Cagliostro répondit que, puisque l'assemblée cherchait à établir une distinction entre le convent et le régime des
Philalèthes pour
arriver par une voie détournée à
sauver des archives dont la
destruction lui était
demandée, toute relation devait cesser entre elle et lui.
Le convent lui députa alors
quelques
frères pour qu'il les initiât dans ses
mystères ; mais Cagliostro déclara qu'il ne
donnerait l'
initiation à l'assemblée ou
à une partie de ses membres qu'autant que les archives
auxquelles on attachait tant de prix auraient été
préalablement détruites. Le convent, se jugeant
suffisamment éclairé sur les
véritables intentions de Cagliostro, rompit alors toute
négociation.
Tel fut le principal incident du
convent de 1785. Les comités
déposèrent les conclusions de leurs travaux de
trois mois et le convent clôtura ses séances le 26
mai 1785.
Si le convent de 1785
présenta le plus grand intérêt pour les
maçons qui y prirent part, celui que les
Philalèthes tinrent en 1787 fut par contre assez vide. Peu
de maçons y assistèrent. Le président
du convent, le
frère SavaIette de Langes, fut
forcé d'interrompre les séances, en
déclarant que le manque de zèle des membres
convoqués lui prouvait qu'il était non seulement
prudent, mais même nécessaire d'y renoncer.
Déjà on remarque
à cette époque un certain ralentissement dans les
travaux maçonniques. L'approche de la Révolution
pèse sur les
esprits. Cependant l'année du
convent, les
Philalèthes firent nommer
aux fonctions de Président de la
chambre des provinces du
Grand-Orient le
philalèthe Roëttiers de Montaleau,
ancien membre de la
chambre des grades, maçon
dévoué qui devait être de 1793
à 1808 le soutien habile autant que vertueux de la
Maçonnerie française. Son
prédécesseur, le
frère abbé
Rozier, effrayé par les bruits révolutionnaires
s'était retiré à
Lyon, où
il devait être tué lors du bombardement de cette
ville par les républicains en 1793.
Quant à
Saint-Martin, il
alla à
. Sa grande préoccupation
était d'entrer en rapport avec les
mystiques d'Allemagne,
d'Angleterre et de Russie, et les liaisons qu'il contracta à
Strasbourg ne firent que l'engager de plus en plus dans la voie qu'il
avait choisie. Le chevalier de Silferhielm lui fit connaître
les écrits de son oncle, le célèbre
Swedenborg, et c'est sous cette nouvelle inspiration que Saint-Martin
écrivit
Le
Nouvel Homme dont il se montra plus
tard peu satisfait, disant qu'il ne l'aurait pas écrit, ou
qu'il l'aurait écrit autrement, s'il avait eu connaissance
des ouvrages de
Jacob Boehme. Madame de Boeklin, qu'il connut peu
après, lui parla pour la première fois de
Boehme
et le mit en relation avec son directeur spirituel Rodolphe de Salzmann
sous l'inspiration duquel il composa
L'Homme
de Désir, ouvrage qui nous
dépeint le mieux l'
esprit de
Saint-Martin.
On peut donc dire, avec M. Matter, que
c'est à
que s'accomplit la transformation de
Saint-Martin. Cette transformation fut telle que notre
théosophe, tout entier à ses études de
mystique, résolut de se détacher
définitivement de la
Stricte-Observance
rectifiée, dont son ami Willermoz dirigeait
toujours la loge de
Lyon. Il avait d'ailleurs d'autres raisons pour se
séparer d'un Ordre dans lequel il ne figurait plus que par
amitié pour Willermoz. Les événements
postérieurs au convent de Wilhemsbad, tant en
Bavière, qu'en Prusse, en Hollande et en Italie ;
l'agitation politique en France, en 1789, et le bruit qui
comnençait à circuler partout de l'action des
Illuminés et des Francs-maçons dans la
Révolution, au point de faire
fermer les loges d'Autriche et
de Russie, ne, furent évidemment pas étrangers
à la décision de
Saint-Martin [Note de l'auteur : Ces bruits
suscitèrent les violents écrits des Lefranc, des
Barrnet et des Proyart. L'abbé Barruel s'efforça
de démontrer que le livre de Saint-Martin, Des
erreurs et de la Vérité avait pour but
de reverser tous les gouvernements.].
Saint-Martin, qui ne s'occupa jamais de politique ne voulait pas
être compromis. Il jugeait qu'il l'était
déjà assez par les fausses
interprétations qui lui avaient valu les enfantines
obscurités de son premier livre
Des
Erreurs et de la Vérité,
sans vouloir l'être davantage par une figuration
même fictive dans les cadres de la
Stricte-Observance
rectifiée.
Nous savons en effet que les
Illuminés de Weishaupt avaient fait, après le
convent de Wilhemsbad, de nombreuses affiliations parmi les membres de
la Stricte-Observance, et que si les résultats
mêmes du convent de Wilhemsbad avaient excité
quelques soupçons, ces affiliations à
l'Illuminisme n'avaient pas peu contribué à
compromettre toute la Maçonnerie et en particulier la
Stricte-Observance rectifiée. A la suite de quelles
manœuvres,
Saint-Martin s'était-il trouvé
inscrit, dès 1781, au Grand-Chapître
d'Iéna ? Nous voulons croire qu'il l'avait
été d'office par les bons soins de son ami
Willermoz ; mais, quoi qu'il en soit, il est bien certain que
Saint-Martin n'eût guère à se
féliciter de cette sorte de figuration dont le comte de
Haugwitz, ministre d'état prussien, prit acte pour accuser
notre innocent théosophe, en plein congrès de
Vérone, d'avoir pactisé avec les
ennemis de
l'état et d'avoir voulu exercer une action
néfaste sur les trônes et les souverains. En
France, il ne fut nullement question de tout cela ; mais à
Strasbourg, ville où affluait l'
aristocratie d'Allemagne, de
Russie et d'Autriche, et où l'on s'entretenait beaucoup des
affaires de l'étranger, le bruit du rôle que l'on
faisait jouer aux
Templiers et aux Illuminés ne pouvait
manquer de parvenir à la connaissance de
Saint-Martin. C'est
ce qui expliqué la lettre que
Saint-Martin aurait
écrite à Willermoz le 04
juillet 1790, lettre
dans laquelle il semble hanté par la date 1785,
année qui vit le procès des Illminés
de Weishaupt et les enquêtes qui s'ensuivirent dans les
divers états
européens.
« ...Je prie (notre
frère, de présenter et de faire admettre ma
démission de ma place dans l'ordre intérieur
[Note de l'auteur : Cet Ordre
intérieur est celui de la Stricte-Observance
rectifiée au convent de Wilhemsbad. Nous en avons
parlé plus haut.] et de vouloir bien
me faire rayer de tous les registres et listes maçonniques
où j'ai pu être inscrit depuis 1785 ; mes
occupations ne me permettant pas de suivre désormais cette
carrière, je ne le fatiguerai pas par un plus ample
détail des raisons qui me déterminent. Il sait
bien qu'en ôtant mon nom de dessus les registres, il ne se
fera aucun tort, puisque je ne lui suis bon à rien ; il sait
d'ailleurs que mon
esprit n'y a jamais été
inscrit ; or, ce n'est pas être lié que de ne
l'être qu'en figure. Nous le serons toujours je
l'espère comme cohens, nous le serons même par
l'
initiation... »
[Note
de l'auteur : Nous reproduisons cet extrait tel qu'il a
été publié par M. Papus, qui s'en est
fait une arme pour soutenir que « Saint-Martin n'avait
été inscrit sur un registre maçonnique
qu'à dater de 1785 et que ce n'était qu'en 1790
qu'il s'était séparé de ce milieu
». Or, si le Mémoire
du comte Haugwitz et les Eclaircissements
de M. de Glœden nous rappellent que Saint-Martin fut inscrit le 03
avril 1781, pour le moins, sur les registres du Chapitre de Zion, le
ton même de la présente lettre prouve que le
théosophe ne s'occupait plus depuis longtemps des travaux
maçonniques et en particulier de la loge La
Bienfaisance de Lyon, sur les registres de laquelle, comme
d'ailleurs sur ceux du chapitre d'Iéna, on le faisait
figurer d'une façon tout arbitraire.]
Ce que nous avons dit
précédemment permet de comprendre le
véritable sens du mot cohen (coën) que nous
retrouvons ici.
Saint-Martin attache évidemment à
ce mot une idée toute personnelle, celle qu'il
s'était faite, depuis sa tentative de réforme de
l'
Ordre des Elus-Coëns, de sa propre
mission de par le monde. Peut-être pourrait-on voir, dans la
dernière phrase de la lettre ci-dessus, comme un rappel de
l'
initiation commune ; mais on ne saurait, à coup
sûr, y voir une allusion à un Ordre dont ni
Saint-Martin ni Willermoz ne faisaient plus officiellement partie
depuis près de dix ans. En cette année de 1790,
Saint-Martin est bien éloigné de
Martinès de Pasqually et des successeurs de ce dernier. Si
l'on en doutait, le témoignage du directeur de Madame de
Boeklin, Rodolphe de Salzmann, ne laisserait subsister aucune
incertitude. Voici en effet ce qu'il écrivait à
M. Herbort de Berne, qui avait admis la tradition commune, celle que
Saint-Martin non seulement voyait familièrement les
esprits,
mais qu'il ouvrait la
vue ou donnait la faculté de les voir
à ses amis :
« J'ai connu Saint-Martin
dès 1787. Il fut à
pendant deux ans,
et ne quitta cette ville qu'au commencement de la
Révolution. C'est ici qu'a été
imprimée sous ma direction, la première
édition de
L'Homme
de Désir. Je connais très exactement ses travaux. Il n'opérait pas sur le monde des
esprits dans le sens ordinaire, et n'ouvrait pas les yeux aux autres pour y regarder. Cela est à coup sûr un malentendu »
[Note de l'auteur : Correspondance mystique de Salzmann, tome 1 contenant la correspondance de Lavater et autres mystiques de Suisse et d'Allemagne. Cabinet de M. Matter.].
Obligé de quitter
pour se rendre auprès de son père, à
Amboise, il y retourna après le 22
juin 1791, au nom de « la bagarre de
Varennes » ; mais les plaintes de son père le contraignirent bientôt à abandonner de nouveau un séjour qui
était son « paradis ». De retour à
Amboise dans les premiers
jours de
juillet 1791, il vécut tantôt à
Amboise, tantôt à
Petit-Bourg, et ne fut pas inquiété par la Révolution dont il respectait les principes : « La marche imposante de notre majestueuse révolution et les faits éclatants qui la signalent à chaque instant, écrivait-il à un de ses correspondants de
Suisse, ne permettent qu'aux insensés ou aux hommes de mauvaise foi, de n'y pas voir écrite en lettres de
feu l'exécution d'un décret formel de la Providence. »