I - LES LÉGENDES DE L'ALSACE
VII - LE MONUMENT DE MORSBRONN
Trois quarts de siècle nous séparent de ces grands jours. Ce temps a suffi pour compléter la fusion entre l'Alsace et la France. Commencée dans l'élan de 1789, continuée dans l'armée et sur les champs de bataille, cette union s'est affirmée depuis, dans tous les domaines de l'industrie, des sciences, des arts et des lettres. Si l'Alsace a toujours tenu à son originalité, elle n'en avait pas moins l'instinct de son unité croissante avec l'esprit et l'âme française. Un signe remarquable que cette unité avait pénétré dans les couches profondes de la population alsacienne, ce sont les romans nationaux de MM. Erckmann-Chatrian, dont l'uvre considérable nous donne un tableau véridique de la vie populaire en Alsace depuis une centaine d'années. Dans leurs romans d'avant 1870, on voit percer, à côté du patriotisme français le plus sincère, l'espérance d'une entente pacifique entre les deux races, dont l'Alsace française aurait pu être le trait d'union. Beaucoup d'amis de la paix partageaient alors cette illusion généreuse. Ils ignoraient les rancunes séculaires savamment entretenues par la Prusse et l'appétit vigoureux de nos voisins. Comment le trait d'union est-il devenu un fossé de sang que des siècles peut-être ne suffiront pas à combler ? C'est ce qu'il ne nous appartient pas de dire ici. Mais nous ne pouvons clore le cycle des grandes légendes de notre pays sans donner un regard au champ de bataille où son destin se jouait en l'année 1870. Quelque douloureuse que soit notre tâche finale, il nous faut traverser ces lieux où l'Alsace et la France se sont perdues sans se dire adieu. Si ce souvenir est fait pour réveiller nos tristesses, il peut aussi raviver toutes nos espérances.
Niederbronn est une petite ville située à l'entrée
d'un défilé des Vosges qui conduit par
Bitche à
Metz. De
larges collines ondulées s'appuient aux flancs sombres des Vosges et forment
le vallon de la Sauer. En suivant la route de
Niederbronn à Frschwiller
par Neeweiler, on longe la ligne des
hauteurs occupées le 06 août
1870 par l'armée française. C'est le champ de bataille de Wrth,
de funeste mémoire. Dès les premiers pas, il s'annonce par des signes
funéraires qui rompent la paix des champs et font des taches sinistres
sur le vert des prairies. Ce sont des tertres surmontés de petites croix
de
bois, où pendent des
couronnes d'immortelles et de feuillage flétri.
Là sont confondus par centaines Allemands et Français,
zouaves,
troupiers, Prussiens et Bavarois, entassés pêle-mêle après
la lutte suprême, acharnée. Puis viennent de petits monuments, des
enclos funèbres, des marbres, avec des noms connus et inconnus. On s'arrête,
on
lit, on cherche, et l'on reprend sa route d'un pas plus lourd. Nous voici dans
le village de Frschwiller, où se dressent les deux
églises
reconstruites, l'une par l'Allemagne, l'autre par la France. Elles ont beau être
des asiles de paix ; debout, l'une en face, de l'autre, elles semblent se défier
encore. Sur l'autre versant, devant le village, en redescendant la pente, les
croix se multiplient. Parfois ramassées au coin d'un
bois, elles font penser
à une lutte sauvage,
corps à
corps ; plus loin, elles s'échelonnent
dans un chemin creux et reproduisent encore, par leur rangée inquiète,
une colonne de tirailleurs. On respire mal, on presse le pas. De distance en distance
s'élèvent des croix, toujours des croix. De tous côtés,
aux montées, aux descentes, elles surgissent et s'étendent à
perte de
vue. La campagne assombrie se transforme en un immense cimetière.
Et, tandis que tous ces morts dorment le grand sommeil sous les
arbres doucement
agités par la brise, la fièvre de leur dernier combat nous monte
au cur et la sueur nous ruisselle au front.
Arrêtons-nous sur la
hauteur d'Elsasshausen. Nous sommes
au centre de la ligne française. Le maréchal de Mac-Mahon avait
établi son quartier-général à ce poste très
exposé. On montre le noyer d'où il suivait les
péripéties
du combat avec son état-major. D'ici, on domine le vallon de la Sauer,
le regard embrasse tout le champ de bataille, et le combat revit pour nous.
Il était une heure de l'après-midi : les Français occupaient
encore toute leur ligne ; Frschwiller et Wrth étaient en
flammes
; la canonnade et la fusillade retentissaient sur un espace de plus de deux
lieues.
Mais l'arrivée simultanée du prince royal et du général
von der
Thann sur le lieu de l'action devait changer la fortune du combat. Cette
nouvelle venait d'arriver à l'état-major. Une
forêt de casques
et une mêlée effroyable sur le pont de
Gunstett prouvaient que l'aile
droite était débordée et forcée de se replier sur
Niederwald. C'est alors qu'eut lieu la fameuse charge des
cuirassiers dits «
de
Reichshoffen », restée
légendaire en
Alsace et connue du
monde entier. Le commandant en chef les lança pour couvrir son aile droite.
La brigade Michel, postée à Eberbach, reçut l'ordre de reprendre
Morsbronn. Ce fut sans doute un spectacle vertigineux pour ceux qui le virent,
que ces trois régiments partant et se précipitant, ventre à
terre, à travers tout un
corps d'armée répandu en pelotons
et en essaims de tirailleurs sur une étendue d'une
lieue dans le vallon
de la Sauer. Suivant le cri de leurs officiers, penchés sur le cou de leurs
chevaux, sabrant ce qu'ils trouvaient sur leur passage, ils balayèrent
les champs sous les
feux et la mitraille du IIème
corps. Mais à
mesure qu'ils avançaient dans cette furieuse cavalcade de la mort, on voyait
chevaux et cavaliers s'abattre dans leurs bonds prodigieux. Ils furent peu nombreux,
ceux qui sortirent de cette
fournaise, et qui, par la route montante, pénétrèrent
dans Morsbronn sous la fusillade plongeante des Bavarois embusqués à
toutes les fenêtres des maisons. Leurs
corps s'entassèrent dans ce
village, qu'ils avaient reçu l'ordre de reprendre et où ils ne purent
que mourir !
Après cet essai infructueux de protéger son aile droite, le maréchal dut se replier sur Frschwiller. La bataille était perdue. Le centre, si âprement disputé depuis neuf heures du matin, allait être attaqué maintenant de trois côtés à la fois par des
forces triples et quadruples, toute la masse de l'armée allemande victorieuse sur les ailes, qui, tournant les Français par leur gauche vers
Niederbronn et
Reichshoffen, tentait déjà de nous
couper la ligne de retraite. Dans cette extrémité, pour éviter un plus grand désastre, le maréchal ordonna une seconde charge à la dernière réserve de
cavalerie dont il disposait. Est-il vrai ou
apocryphe, ce bref et poignant dialogue qui l'a, dit-on, précédée ? On se le racontait dans l'armée française et je l'ai entendu répéter en
Alsace. Si ce n'est pas de l'
histoire, cela ressemble beaucoup à la vérité. Le maréchal de Mac-Mahon s'élança vers le général
Bonnemain, en lui criant : « Général, chargez sur la droite avec toute votre
division. Allez ! Maréchal, c'est à la mort, vous le savez ? Oui, mais vous sauverez l'armée. Embrassez-moi et adieu ! » Le général partit au galop, la masse s'ébranla et disparut dans un
gouffre de fumée et de
feu. Ah ! Ces beaux, ces fiers
cuirassiers ! La
fleur de la
jeunesse virile, à la longue crinière, à la poitrine luisante, au regard intrépide, que de bonnes payses leur avaient jeté des bouquets, que de nobles jeunes filles leur avaient souri d'une fenêtre comme à l'espoir de la patrie ! Que sont-ils devenus ? Ils dorment sous la terre. Ils ont sauvé l'armée !
C'est assez évoquer le passé... c'est trop se souvenir !... Nous touchons à la fin de notre
pèlerinage. Pour l'achever, allons saluer la colline où reposent ces braves. En sortant du village de Morsbronn, on gagne le sommet d'un vignoble. Sur la
hauteur s'élève une pyramide de grès dont la base est flanquée de quatre boules de fer et qui domine la plaine. C'est le monument consacré aux
cuirassiers dits de
Reichshoffen. Sur les deux côtés sont inscrits les noms d'une série de régiments français. Sur la façade est gravée l'inscription suivante :
MILITIBUS GALLIS
HIC INTEREMPTIS DIE 6 AUGUSTI 1870
DEFUNCTI ADHUC LOQUUNTUR
EREXIT PATRIA MRENS
Découvrons-nous en présence de cette pierre
qui regarde l'
Alsace et que dore le
soleil couchant. Car ceci est encore la France,
et ceux qui sommeillent autour ne sont pas des vaincus. Ils ont passé le
mauvais pas et remporté la grande victoire.
Defuncti adhuc loquuntur
! Les morts parlent encore ! Il nous semble, en effet, que leur voix sort
du monument et nous dit : « Oui, la France est ici ; elle est en nous qui
veillons, comme elle est en ceux qui espèrent. Si vous voulez reconquérir
ce que vous avez perdu, soyez non des
enfants, mais des hommes. Les nations périclitent
par la légèreté, par la mollesse, par l'égoïsme
; elles vivent par le sérieux, par la discipline et le dévouement.
Le marbre dont se bâtit le temple invisible de la patrie se nomme conscience
et volonté. Cette divinité auguste n'a de refuge inexpugnable que
dans les
âmes fortes, où vit le culte du passé avec la foi
en l'avenir. Elle peut se voiler ou disparaître dans les tempêtes
de l'
histoire, mais elle renaîtrait du néant même, par les
curs fermes et par les grands courages. »