LIVRE VI
PYTHAGORE LES MYSTÈRES DE DELPHES
V LA FAMILLE DE PYTHAGORE L'ÉCOLE ET SES DESTINÉES
Parmi les femmes qui suivaient l'enseignement du maître, se trouvait une jeune fille d'une grande beauté. Son père, un Crotoniate, se nommait Brontinos. Elle s'appelait Théano. Pythagore touchait alors à la soixantaine. Mais la grande maîtrise des passions et une vie pure consacrée tout entière à sa mission avait conservé intacte sa force virile. La jeunesse de l'âme, cette flamme immortelle, que le grand initié puise dans sa vie spirituelle et qu'il nourrit par les forces occultes de la nature, brillait en lui et subjuguait son entourage. Le mage grec n'était pas au déclin, mais à l'apogée de sa puissance. Théano fut attirée vers Pythagore par le rayonnement presque surnaturel qui émanait de sa personne. Grave, réservée, elle avait cherché auprès du maître l'explication des mystères qu'elle aimait sans les comprendre. Mais lorsque à la lumière de la vérité, à la douce chaleur qui l'enveloppait peu à peu, elle sentit son âme s'épanouir du fond d'elle-même comme la rose mystique aux mille feuilles, lorsqu'elle sentit que cette éclosion venait de lui et de sa parole, elle s'éprit silencieusement pour le maître d'un enthousiasme sans bornes et d'un amour passionné.
Pythagore n'avait pas cherché à l'attirer.
Son affection appartenait à tous ses
disciples. Il ne songeait qu'à
son école, à la Grèce, à l'avenir du monde. Comme beaucoup de grands
adeptes, il avait renoncé à la femme pour se
donner à son uvre. La magie de sa volonté, la possession spirituelle de tant d'
âmes qu'il avait formées et qui lui demeuraient attachées
comme à un père adoré, l'encens
mystique de tous ces
amours inexprimés qui montaient jusqu'à lui, et ce parfum exquis de sympathie
humaine qui unissait les
frères pythagoriciens tout cela lui tenait lieu de volupté, de bonheur et d'
amour. Mais un
jour qu'il méditait
seul sur l'avenir de son Ecole dans la
crypte de
Proserpine, il vit venir à lui, grave et résolue, cette belle vierge à laquelle il n'avait
jamais parlé en particulier. Elle s'agenouilla devant lui et sans relever sa tête baissée jusqu'à terre, elle supplia le maître,
lui qui pouvait tout ! de la délivrer d'un
amour impossible et malheureux qui consumait son
corps et dévorait son
âme. Pythagore
voulut savoir le nom de celui qu'elle aimait. Après de longues hésitations,
Théano avoua que c'était lui, mais que, prête à tout,
elle se soumettrait à sa volonté. Pythagore ne répondit rien.
Encouragée par ce silence, elle releva la tête et lui jeta un regard
suppliant, d'où s'échappaient la sève d'une vie et le parfum
d'une
âme offerte en holocauste au maître.
Le sage fut ébranlé ; ses sens, il savait les
vaincre ; sou imagination, il l'avait terrassée ; mais l'éclair
de cette
âme avait pénétré la sienne. Dans cette vierge
mûrie par la passion, transfigurée par une pensée de dévouement
absolu, il avait trouvé sa compagne et entrevu une réalisation plus
complète de son uvre. Pythagore releva la jeune fille d'un geste
ému, et
Théano put lire dans les yeux du maître que leurs
destinées étaient à jamais unies.
Par son
mariage avec
Théano, Pythagore apposa
le
sceau de la réalisation à son uvre. L'association, la
fusion des deux vies fut entière. Un
jour qu'on demandait à l'
épouse
du maître combien de temps il faut à une femme pour être pure,
après avoir eu commerce avec un homme, elle répondit : « Si
c'est avec son mari, elle l'est sur l'heure ; si c'est avec un autre, elle ne
l'est jamais. » Beaucoup de femmes répondront en souriant que pour
dire de ces mots-là, il faut être la femme de Pythagore et l'aimer
comme l'aimait
Théano.
Elles ont raison. Ce n'est pas le
mariage qui sanctifie l'
amour
; c'est l'
amour qui justifie le
mariage.
Théano entra si complètement
dans la pensée de son mari qu'après sa mort elle servit de centre
à l'ordre pythagoricien, et qu'un auteur grec cite comme une autorité
son opinion sur la doctrine des Nombres. Elle donna à Pythagore deux fils
: Arimneste et Télaugès, et une fille : Damo. Télaugès
devint plus tard le maître d'Empédocle et lui transmit les secrets
de la doctrine.
La famille de Pythagore offrit à l'ordre un véritable
modèle. On appela sa maison le temple de
Cérès et sa cour
le temple des Muses. Dans les fêtes domestiques et
religieuses, la mère
conduisait le chur des femmes et Damo le chur des jeunes filles. Damo
fut en tout point digne de son père et de sa mère. Pythagore lui
avait confié certains écrits, avec défense expresse de les
communiquer à qui que ce soit en dehors de la famille. Après le
dispersement des Pythagoriciens, Damo tomba dans une extrême pauvreté.
On lui offrit une grosse somme pour le précieux manuscrit. Mais, fidèle
à la volonté de son père, elle refusa toujours de le livrer.
Pythagore vécut trente ans à
Crotone. En vingt
ans cet homme extraordinaire avait acquis un pouvoir tel que ceux qui l'appelaient
un demi-dieu n'avaient pas l'
air d'exagérer. Ce pouvoir semblait tenir
du prodige ; jamais aucun philosophe n'en exerça de pareil. Il s'étendait
non seulement à l'école de
Crotone et à ses ramifications
dans les autres villes des côtes italiennes, mais encore à la politique
de tous ces petite états. Pythagore était un réformateur
dans toute la
force du terme.
Crotone, colonie
achéenne, avait une constitution
aristocratique. Le
conseil des mille,
composé des grandes familles,
y exerçait le pouvoir législatif et surveillait le pouvoir exécutif.
Les assemblées populaires existaient, mais avec des pouvoirs restreints.
Pythagore qui voulait que l'Etat fût un ordre et une
harmonie, n'aimait
pas plus la compression
oligarchique que le
chaos de la
démagogie. Acceptant
telle quelle la constitution dorienne, il essaya simplement d'y introduire un
nouveau rouage. L'idée était hardie : créer au-dessus du
pouvoir politique un pouvoir scientifique, ayant voix délibérative
et consultative dans les questions vitales, et devenant la
clef de voûte,
le régulateur suprême de l'Etat. Au-dessus du conseil des mille,
il organisa le
conseil des trois cents, choisis par le premier, mais recrutés
parmi les seuls
initiés. Leur nombre suffisait à la tâche.
Porphyre raconte que deux mille citoyens de
Crotone renoncèrent à
leur vie habituelle et se réunirent pour vivre ensemble avec leurs femmes
et leurs
enfants, après avoir mis leurs biens en commun. Pythagore voulait
donc à la tête de l'Etat un gouvernement scientifique moins mystérieux,
mais aussi haut placé que le sacerdoce égyptien. Ce qu'il réalisa
pour un moment, resta le rêve de tous les
initiés qui s'occupèrent
de politique : introduire le principe de l'
initiation et de l'examen dans le gouvernement
de l'Etat, et réconcilier en cette synthèse supérieure le
principe électif ou
démocratique avec un gouvernement constitué
par la sélection de l'intelligence et de la vertu. Le conseil des trois
cents forma donc une espèce d'ordre politique, scientifique et
religieux
dont Pythagore était le chef avoué. On s'engageait envers lui par
un serment solennel et terrible, à un secret absolu, comme dans les Mystères.
Ces sociétés ou
hétairies se répandirent de
Crotone, où se trouvait la société mère, dans presque
toutes les villes de la Grande-Grèce, où elles exercèrent
une puissante action politique. L'ordre pythagoricien tendait aussi à devenir
la tête de l'Etat dans toute l'Italie méridionale. Il avait des ramifications
à Tarente,
Héraclée, Métaponte, Regium, Himère,
Catane, Agrigente,
Sybaris, selon Aristoxène jusque chez les
Etrusques.
Quant à l'
influence de Pythagore sur le gouvernement de ces grandes et
riches cités, on ne pourrait en imaginer de plus haute, de plus libérale,
de plus pacifiante. Partout où il apparaissait, il rétablissait
l'ordre, la justice, la
concorde. Appelé auprès d'un tyran de
Sicile,
il le décida par sa seule éloquence à renoncer à des
richesses mal acquises et à abdiquer un pouvoir usurpé. Quant aux
villes, il les rendit indépendantes et libres, de sujettes qu'elles étaient
les unes des autres. Si bienfaisante était son action, que lorsqu'il allait
dans les villes on disait : « Ce n'est pas pour enseigner, mais pour guérir.
»
L'
influence souveraine d'un grand
esprit et d'un grand caractère,
cette magie de l'
âme et de l'intelligence excite des jalousies d'autant
plus terribles, des haines d'autant plus violentes, qu'elle est plus inattaquable.
L'empire de Pythagore durait depuis un quart de siècle, l'
adepte infatigable
atteignait l'âge de quatre-vingt-dix ans, quand vint la réaction.
L'étincelle partit de
Sybaris, la rivale de
Crotone. Il y eut là
un soulèvement populaire et le parti
aristocratique fut vaincu. Cinq cents
exilés demandèrent asile aux Crotoniates, mais les
Sybarites demandèrent
leur extradition. Craignant la colère d'une ville ennemie, les magistrats
de
Crotone allaient faire droit à sa demande, quand Pythagore intervint.
Sur ses instances, on refusa de livrer ces malheureux suppliants à des
adversaires implacables. Sur ce refus,
Sybaris déclara la guerre à
Crotone. Mais l'armée des Crotoniates, commandée par un
disciple
de Pythagore, le célèbre athlète Milon, battit complètement
les
Sybarites. Le désastre de
Sybaris s'en suivit. La ville fut prise,
saccagée, de fond en comble et changée en désert. Il est
impossible d'admettre que Pythagore ait approuvé de telles représailles.
Elles rompaient avec ses principes et ceux de tous les
initiés. Mais ni
lui, ni Milon ne purent réfréner les passions lâchées
d'une armée victorieuse, attisées par d'antiques jalousies et surexcitées
par une attaque injuste.
Toute vengeance, soit des individus, soit des peuples,
amène
un choc en retour des passions déchaînées. La Némésis
de celle-ci fut redoutable ; les conséquences en retombèrent sur
Pythagore et sur tout son ordre. Après la prise de
Sybaris, le peuple demanda
le partage des terres. Non content de l'avoir obtenu, le parti
démocratique
proposa un changement de constitution qui enlevait ses privilèges au Conseil
des mille et supprimait le Conseil des trois cents, n'admettant plus qu'une seule
autorité : le suffrage universel. Naturellement les Pythagoriciens qui
faisaient parti du Conseil des mille s'opposèrent à une réforme
contraire à leurs principes et qui sapait par la base l'uvre patiente
du maître. Déjà les Pythagoriciens étaient l'objet
de cette haine sourde que le mystère et la supériorité excitent
toujours chez la foule. Leur attitude politique souleva contre eux les fureurs
de la
démagogie, et une haine personnelle contre le maître amena
l'explosion.
Un certain Cylon s'était présenté jadis
à l'Ecole. Pythagore, très sévère dans l'admission
des
disciples, le repoussa à cause de son caractère violent et impérieux.
Ce candidat évincé devint un haineux adversaire. Quand l'opinion
publique commença à se tourner contre Pythagore, il organisa un
club opposé à celui des Pythagoriciens, une grande société
populaire. Il réussit à attirer à lui les principaux
meneurs
du peuple et prépara dans ces assemblées une révolution qui
devait commencer par l'expulsion des Pythagoriciens. Devant une foule orageuse,
Cylon monte à la tribune populaire et
lit des extraits volés du
livre secret de Pythagore intitulé :
La Parole
sacrée (
hiéros logos). On les défigure,
on les travestit. Quelques orateurs essayent de défendre les
frères
du silence qui respectent jusqu'aux
animaux. On leur répond par des éclats
de rire. Cylon monte et remonte à la tribune. Il démontre que le
catéchisme
religieux des Pythagoriciens attente à la
liberté.
« Et c'est peu dire, ajoute le tribun. Qu'est-ce que ce maître, ce
prétendu demi-dieu, auquel on obéit aveuglément et qui n'a
qu'un ordre à donner pour que tous ses
frères s'écrient :
le maître l'a dit ! si ce n'est le tyran de
Crotone et le pire des
tyrans, un tyran
occulte ? De quoi est faite cette amitié indissoluble
qui unit tous les membres des hétairies pythagoriciennes, si ce n'est de
dédain et de mépris pour le peuple ? Ils ont toujours à la
bouche ce mot d'
Homère que le prince doit être le berger de son peuple.
C'est donc que pour eux le peuple n'est qu'un vil troupeau. Oui, l'existence même
de l'ordre est une conspiration permanente contre les droits populaires. Tant
qu'il ne sera pas détruit, il n'y aura pas de
liberté dans
Crotone
! » Un des membres de l'assemblée populaire, animé d'un sentiment
de loyauté, s'écria : « Qu'on permette au moins à Pythagore
et aux Pythagoriciens de venir se justifier à notre tribune, avant de les
condamner. » Mais Cylon répondit avec
hauteur : « Ces Pythagoriciens
ne vous ont-ils pas enlevé le droit de juger et de décider des affaires
publiques ? De quel droit demanderaient-ils aujourd'hui qu'on les écoute
? Ils ne vous ont pas consulté en vous dépouillant du droit d'exercer
la justice ; eh bien ! à votre tour, frappez sans les entendre ! »
Des tonnerres d'applaudissements répondaient à ces sorties véhémentes
et les
esprits se montaient de plus en plus.
Un soir que les quarante principaux
membres de l'ordre étaient réunis chez Milon, le tribun ameuta ses
bandes. On cerna la maison. Les Pythagoriciens, qui avaient le maître parmi
eux, barricadèrent les portes. La foule furieuse y mit le
feu qui enveloppa
l'édifice. Trente-huit Pythagoriciens, les premiers
disciples du maître,
la
fleur de l'ordre, et Pythagore lui-même périrent, les uns dans
les
flammes de l'
incendie, les autres mis à mort par le peuple
(103).
Archippe et Lysis échappèrent seuls au massacre.
Ainsi mourut ce grand sage, cet homme divin, qui avait tenté
de faire entrer sa sagesse dans le gouvernement des hommes. Le meurtre des Pythagoriciens
fut le signal d'une révolution
démocratique à
Crotone et
dans le golfe de Tarente. Les villes d'Italie chassèrent les malheureux
disciples du maître. L'ordre fut dispersé, mais ses débris
se répandirent en
Sicile et en Grèce, semant partout la parole du
maître. Lysis devint le maître d'Epaminondas. Après de nouvelles
révolutions, les Pythagoriciens purent rentrer en Italie à la condition
de ne plus former un
corps politique. Une touchante fraternité ne cessa
de les unir ; ils se considéraient comme une seule et même famille.
L'un d'eux, tombé dans la misère et malade, fut recueilli par un
aubergiste. Avant de mourir, il dessina sur la porte de la maison quelques signes
mystérieux et dit à son hôte : « Soyez tranquille ;
un de mes
frères acquittera ma dette. » Un an après, un étranger
passant par la même auberge, vit ces signes et dit à l'hôte
: « Je suis Pythagoricien ; un de mes
frères est mort ici ; dites-moi
ce que je vous dois pour lui. » L'ordre subsista pendant 250 ans ; quant
aux idées, aux traditions du maître, elles vivent jusqu'à
nos
jours.
L'
influence régénératrice
de Pythagore sur la Grèce fut immense. Elle s'exerça mystérieusement
mais sûrement par les temples où il avait passé. Nous l'avons
vu à
Delphes donner une
force nouvelle à la science divinatoire,
raffermir l'autorité des
prêtres et former par son art une Pythonisse
modèle. Grâce à cette réforme intérieure qui
réveilla l'enthousiasme au cur même de
sanctuaires et dans
l'
âme des
initiés,
Delphes devint plus que jamais le centre moral
de la Grèce. On le vit bien pendant les guerres médiques. Trente
ans à peine s'étaient écoulés depuis la mort de Pythagore,
quand le cyclone d'Asie, prédit par le sage de
Samos, vint éclater
sur les côtes de l'
Hellade. Dans cette lutte épique de l'Europe contre
l'Asie barbare, la Grèce qui représente la
liberté et la
civilisation, a derrière elle la science et le génie d'
Apollon.
C'est lui dont le souffle
patriotique et
religieux soulève et fait taire
la rivalité naissante de Sparte et d'Athènes. C'est lui qui
inspire
les Miltiade et les Thémistocle. A Marathon, l'enthousiasme est tel que
les Athéniens croient voir deux guerriers, blancs comme la lumière,
combattre dans leurs rangs. Les uns y reconnaissent
Thésée et Echétos,
les autres
Castor et Pollux. Quand l'
invasion de Xerxès, dix fois plus
formidable que celle de Darius, déborde par les Thermopyles et submerge
l'
Hellade, c'est la Pythie qui, du haut de son trépied, indique le salut
aux envoyés d'Athènes et aide Thémistocle à vaincre
sur les vaisseaux de Salamine. Les pages d'
Hérodote frémissent de
sa parole haletante : « Abandonnez les demeures et les hautes collines de
la cité bâtie en cercle..., le
feu et le redoutable
Mars monté
sur un char syrien ruinera vos tours
les temples chancellent, de leurs murs
dégoutte une froide sueur, de leur faîte
coule un sang noir
sortez de mon
sanctuaire. Qu'un mur de
bois vous soit un inexpugnable rempart.
Fuyez ! tournez le dos aux fantassins et aux cavaliers innombrables ! Ô
divine Salamine ! que tu seras funeste aux
enfants de la femme ! »
(104)
Dans le récit d'Eschyle, la bataille commence par un cri qui ressemble
au péan, à l'hymne d'
Apollon : « Bientôt le
jour aux
blancs coursiers répandit sur le monde sa resplendissante lumière.
A cet instant une clameur immense, modulée comme un
cantique sacré,
s'élève dans les rangs des Grecs ; et les échos de l'île
y répondent en mille voix éclatantes. » Faut s'étonner
qu'enivrés par le vin de la victoire, les
Hellènes, à la
bataille de
Mycale, en face de l'Asie vaincue, aient choisi pour cri de ralliement
:
Hébé, l'Eternelle
Jeunesse ? Oui, le souffle d'
Apollon traverse
ces étonnantes guerres médiques. L'enthousiasme
religieux, qui fait
des miracles, emporte les vivants et les morts, éclaire les trophées
et dore les tombeaux. Tous les temples ont été saccagés,
mais celui de
Delphes est resté debout. L'armée persane s'approchait
pour spolier la ville sainte. Tout le monde tremblait. Mais le
Dieu solaire a
dit par la voix du
pontife : « Je me défendrai moi-même ! »
Par ordre du temple, la cité se vide ; les habitants se réfugient
dans les grottes du Parnasse et les
prêtres seuls restent au seuil du
sanctuaire
avec la garde sacrée. L'armée persane entre dans la ville muette
comme un tombeau ; seules les statues la regardent passer. Une nuée noire
s'amasse au fond de la gorge ; le tonnerre gronde et la foudre tombe sur les envahisseurs.
Deux énormes rochers roulent de la cime du Parnasse et viennent écraser
un grand nombre de Perses
(105). En même temps des
clameurs sortent du temple de
Minerve, et des
flammes jaillissent du sol, sous
les pas des assaillants. Devant ces prodiges, les barbares épouvantés
reculent ; leur armée s'enfuit affolée. Le
Dieu s'est défendu
lui-même.
Ces merveilles seraient-elles arrivées, ces victoires
que l'humanité compte comme siennes auraient-elles eu lieu, si trente ans
plus tôt Pythagore n'avait point paru dans le
sanctuaire delphique, pour
y rallumer le
feu sacré ? On peut en douter.
Un mot encore de l'
influence du maître sur la philosophie.
Avant lui, il y avait eu des physiciens d'une part, des moralistes de l'autre
; Pythagore fit entrer la morale, la science et la
religion dans sa vaste synthèse.
Cette synthèse n'est pas autre chose que la doctrine
ésotérique
dont nous avons essayé de retrouver la pleine lumière dans le fond
même de l'
initiation pythagoricienne. Le philosophe de
Crotone ne fut pas
l'inventeur mais l'ordonnateur lumineux de ces vérités
primordiales,
dans l'ordre scientifique. Nous avons donc choisi son système comme le
cadre le plus favorable à un exposé complet de la doctrine des Mystères
et de la vraie
théosophie.
Ceux qui ont suivi le maître avec nous auront compris
qu'au fond de cette doctrine brille le
soleil de la Vérité-Une.
On en trouve les rayons épars dans les philosophies et les
religions ; mais leur centre est là. Que faut-il pour y parvenir ? L'observation et le raisonnement n'y suffisent pas. Il y faut encore et par dessus tout l'
intuition. Pythagore fut un
adepte, un
initié du premier ordre. Il posséda la
vue directe de l'
esprit, la
clef des
sciences occultes et du monde spirituel. Il puisait donc à la source première de la Vérité. Et comme à ces facultés transcendantes de l'
âme intellectuelle et spiritualisée, il joignait l'observation minutieuse de la nature physique et la classification magistrale des idées par sa haute raison nul n'était mieux fait que lui pour construire l'édifice de la science du Kosmos.
A vrai dire cet édifice ne fut jamais détruit. Platon qui prit à Pythagore toute sa métaphysique en eut l'idée complète, quoiqu'il l'ait rendue avec moins de rigueur et de netteté. L'
école alexandrine en occupa les étages supérieurs. La science moderne en a pris le rez-de-chaussée et consolidé les fondements. Nombre d'écoles philosophiques, de sectes
mystiques ou
religieuses en ont habité divers compartiments. Mais aucune philosophie n'en a jamais embrassé l'ensemble. C'est cet ensemble que nous avons tâché de retrouver ici dans son
harmonie et son unité.
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(103) C'est la version de Diogène de
Laërce sur la mort de Pythagore. Selon Dicéarque, cité par Porphyre, le maître aurait échappé au massacre avec Archippe et Lysis. Mais il aurait erré de ville en ville jusqu'à Métaponte, où il se serait laissé mourir de faim au temple des Muses. Les habitants de Métaponte prétendaient, par contre, que le sage accueilli par eux était mort paisiblement dans leur cité. Ils montrèrent à Cicéron sa maison, son siège et son tombeau. Il est à remarquer que longtemps après la mort du maître, les cités qui avaient le plus persécuté Pythagore lors du revirement
démocratique, réclamèrent l'honneur de l'avoir hébergé et sauvé. Les villes du golfe de Tarente se disputaient les cendres du philosophe avec le même acharnement que les villes d'Ionie se disputaient l'honneur d'avoir donné naissance à
Homère. Voir ces faits discutés dans le livre consciencieux de M. Chaiguet :
Pythagore et la philosophie pythagoricienne.
(104) Dans le langage des temples, le terme de
fils de la femme désignait le degré inférieur de l'
initiation, la femme signifiant ici la nature. Au-dessus il y avait
les fils de l'homme ou
initiés de l'
Esprit et de l'
Ame,
les fils des Dieux ou
initiés des sciences cosmogoniques et
les fils de Dieu ou
initiés à la science suprême. La Pythie appelle les Perses : fils de la femme, en les désignant par le caractère de leur
religion. Prises à la lettre, ses paroles n'auraient pas de sens.
(105) « On le voit encore dans l'enclos de
Minerve », dit
Hérodote, VIII, 39. L'
invasion gauloise qui eût lieu 200 ans plus tard fut repoussée d'une manière analogue. Là encore un orage se forme, la foudre tombe à plusieurs reprises sur les
Gaulois ; le sol tremble sous leurs pieds ; ils voient des apparitions surnaturelles ; et le temple d'
Apollon est sauvé. Ces faits semblent prouver que les
prêtres de
Delphes possédaient la science du
feu cosmique et savaient manier l'électricité par les puissances
occultes comme les mages Kaldéens. Voir Amédée Thierry
Histoire des Gaulois, I, 246.