Mon cher
Frère B....,
Vous avez bien voulu solliciter mon avis sur un cas de conscience
qui vous trouble actuellement en ce qui concerne votre vie Maçonnique.
En raison de la prédominance accordée dans votre
Atelier aux questions sociales et économiques, vous estimez que ce n'est pas là l'objet de la quête qui vous a poussé à demander l'entrée au sein de la
Franc-Maçonnerie.
En bref, vous vous trouvez devant l'alternative suivante
:
ou bien vous continuez d'être très exactement assidu aux Tenues de votre Loge, et vous perdez votre temps,
ou bien vous n'assistez plus qu'aux réunions où vous pensez trouver l'enseignement que vous cherchez, et vous tombez dans le péché d'inassuidité, qui est bien le plus grave dont un Maçon sincère puisse se rendre coupable.
Selon une règle de conduite dont je ne me dépars
jamais, je me refuse à vous donner un « conseil » qui serait
susceptible de déterminer votre conduite. Chacun doit trouver en lui-même
« sa » propre vérité, et il ne m'appartient pas de substituer
ma volonté ou mon enseignement à votre méditation et à
votre décision.
Mais, c'est bien volontiers que, d'une manière générale, je vous livrerai mon sentiment en cette matière. Sentiment
fruit d'une activité Maçonnique ininterrompue de plus de trente-cinq années, appuyé en même temps sur la connaissance de la vie historique de l'Ordre depuis deux cents ans.
Toutes autres questions mises à part, quel doit être
l'effectif normal d'un
Atelier pour que chacun des membres qui en font partie puisse à la fois apporter sa pierre au travail commun, et bénéficier du travail de ses
Frères ?
Dans la pratique, et pour que chacun travaille, il me paraît
que la présence de quinze à vingt
Frères sur les Colonnes est le chiffre
idéal. Jusqu'à une trentaine de présents, on peut encore envisager de travailler Maçonniquement. Au-dessus de trente présents, la Loge tourne à l'Université Populaire, ou à la Sorbonne. Un
Frère parle, les autres l'écoutent, ou dorment. Mais, dans la plupart des cas, un seul a travaillé effectivement : celui qui a préparé son exposé. Or, il est absolument nécessaire, puisque « travaux » il y a, que chacun des
Frères présents non seulement suive la pensée de celui qui a la parole, mais qu'ensuite il soit amené c'est le rôle du
Vénérable en Chaire à confronter sa pensée avec celles qui sont exprimées autour de lui. C'est par de telles confrontations qu'il pourra réellement « dégrossir sa Pierre ».
Il existe des
Ateliers florissants, comptant plus de cent membres à leur Tableau-matricule. De tels
Ateliers sont de véritables
hérésies Maçonniques.
Il est un vieux
symbole Maçonnique que connaissaient bien nos
Frères du
XVIIIème siècle, et qui est souvent reproduit sur les diplômes et Tabliers de l'époque : celui de la Ruche.
En plus de son sens
ésotérique, il avait pour eux un sens
exotérique qu'ils mettaient toujours en pratique. Lorsqu'un
Atelier devenait trop important, il s'en formait un autre, par essaimage. Mais, l'essaim demeurait toujours attaché à la ruche par des liens affectueux. C'est le modèle dont, actuellement, nous devrions nous
inspirer.
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Je n'ignore nullement les dangers que courent les Loges lorsqu'au
sein de celles-ci s'établissent des spécialisations trop marquées,
que celles-ci soient professionnelles, politiques ou philosophiques. L'
Atelier devient alors rapidement une sorte de petite chapelle, où l'on vénère exclusivement un
dieu particulier, que l'on estime naturellement supérieur aux autres.
Par contre, il m'a été souvent donné
d'apprécier les bienfaits de la spécialisation des travaux, selon les
goûts prédominant dans l'
Atelier.
Or, ces
goûts sont, par
essence, souvent à l'opposé les uns des autres. Si votre
goût vous porte vers les questions sociales et politiques ce dernier mot étant pris dans son sens le plus noble l'étude du
symbolisme et des valeurs proprement initiatiques ne
présentera que peu d'intérêt pour vous. Par contre, si vous
êtes naturellement porté vers ces derniers travaux, les questions sociales et politiques vous sembleront ressortir à des occupations de caractère
profane.
Dans l'un et l'autre cas, germera bientôt, au sein de la Loge, un
ferment de désaffection qui éloignera un certain nombre de
Frères.
C'est bien pourquoi les
Ateliers à trop fort effectif, s'ils veulent contribuer à la prospérité morale de l'Ordre auront intérêt à laisser des essaims s'envoler vers une nouvelle ruche.
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En ce cas, il existe des règles que, du point de
vue
sentimental, il convient de respecter.
Tout d'abord, il faut éviter de donner à la
Loge-Mère le sentiment d'une scission provoquée par un désaccord.
Ainsi que je vous l'écrivais quelques lignes plus haut, il faut absolument
que tout se passe dans la plus grande
clarté, et que l'essaim soit considéré non comme un groupe de déserteurs, mais comme une compagnie de hardis
compagnons partant à la découverte des terres inconnues qu'il faudra défricher.
Il ne doit pas se poser de problèmes matériels, les Temples demeurant communs. L'intercommunication entre les Loges doit être totale. Tel sujet social peut, un
jour, intéresser vivement un symboliste, et tel sujet
symbolique intéresser un Maçon normalement incliné
vers le social.
Il faut, de temps à autre, organiser des Tenues collectives,
présidées à tour de rôle par les
Vénérables
en Chaire des différents
Ateliers travaillant dans un même Orient.
De même, les Fêtes
solsticiales gagneront à
être organisées en commun, dans les mêmes conditions.
En bref, il faut éviter une compétition qui revêt toujours, qu'on le veuille ou non, un caractère agressif mais il faut, dans chaque
Atelier, être animé d'un
esprit d'émulation, propre à augmenter le rayonnement de l'Ordre et la valeur individuelle de chaque Maçon.
Si cet
esprit réellement fraternel imprègne toutes vos actions, chaque
Frère pourra amener ses facultés intellectuelles et spirituelles à leur plein épanouissementt, dans l'
Atelier le plus propre à les développer. L'
harmonie règnera au sein de la Loge, et, toutes les Loges, l'Ordre en son entier en recueilleront les
fruits.
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Voilà, mon cher B..., le
fruit de mes réflexions
sur un sujet extrêmement délicat. Il exige, pour être convenablement
traité, que les responsables d'un
Atelier comprennent que ce n'est pas
le nombre qui fait la grandeur d'une Loge, mais la valeur individuelle de chacun
de membres, et que celle-ci ne se développera pas si la masse des
Frères
ne permet pas à l'individu d'exercer normalement ses facultés.
L'essaimage ainsi compris est dans la nature même de la
Franc-Maçonnerie. Pratiqué dans un
esprit d'affection et de confiance réciproques, il préviendra l'inassuidité, la désaffection,
voire la rupture brutale. Tout
Vénérable conscient de sa mission doit comprendre que la multiplication
raisonnable des Loges contribue à augmenter la gloire et la puissance de l'Ordre tout entier.
C'est dans cet
esprit sincèrement traditionnel que je vous ai écrit ces quelques lignes, et que je vous assure de la sincérité
de mes sentiments affectueusement fraternels.
Marius Lepage