Sans aucun doute, nous sommes d'une curiosité insatiable.
Une saine curiosité, d'ailleurs, qui nous a permis de découvrir
dans la poussière du temps, la pensée, l'action et la vie, souvent
difficile, parfois dangereuse, d'hommes et de femmes rêvant de
liberté
ou, plus simplement, de fraternité : ce que
Romain Rolland appelait «
les utopies à la française ». Il faut
ajouter qu'entre
autres passions, nous sommes tournés vers la découverte de la partie
cachée de l'iceberg du monde
ésotérique.
L'un travaille sur la famille de Lelio et Fausto Socin. Les deux
Italiens ont donné naissance, dès le milieu du XVIème siècle,
au "socinianisme". Or, il semblerait que les communautés sociniennes
se répandent dans toute l'
Europe et, pour la France, à
Lyon, alors
capitale financière de l'
Europe occupant une position géographique
privilégiée. Il reste évidemment à démontrer
qu'à cette lointaine époque la famille Socin a ouvert la voie à
une société initiatique, sorte de Franc-Maçonnerie en gestation.
[Note : Voir à ce propos Le voile levé
pour des curieux, par l'Abbé Lefranc, chez Lepetit et Guillemard l'Ainé
- Paris - 1792.] L'autre tisse les fils
d'une immense toile d'araignée avec trois points d'ancrage : Italie, Corse,
Provence, où
Carbonari et Francs-Maçons se rejoignent dans un même
combat pour la
liberté des peuples de la Méditerranée Occidentale.
Giuseppe Mazzini crée à
, chez Démosthène
Ollivier, la "
Jeune Italie" ; Fillipo Buonarroti s'installe à
Bastia pour humer l'
air de la Révolution de 1789. Il est prêt, dit-il,
à «
sacrifier sa vie pour la défense de la liberté
et la destruction de la tyrannie »... Tous deux sont Francs-Maçons
et
Carbonari...
Ainsi, après des années
de recherche dans les archives nationales, régionales et municipales, avons-nous
réussi à exhumer quelques documents étonnants sur la Franc-Maçonnerie
provençale. Il nous restait à publier ces textes, manuscrits émouvants
à l'écriture régulière, issus de travaux de la dernière
société initiatique du monde moderne.
*
* * Mais,
devant ces témoignages plus que centenaires, la vigilance s'impose parce
que seule la vérité fait loi. Beaucoup de questions restent sans
réponse. Il faut avoir toujours présent à l'
esprit que c'est
par milliers que les pièces d'archives écrites, ou imprimées
plus rarement, ont été livrées de tout temps au pillage et
à la
destruction.
[Note : Dernier exemple de pillage
: le 03 août 1944, quelques jours avant la Libération de Paris, Mlle
de Mohrenschildt s'est emparée de pièces d'archives concernant la
Loge marseillaise "La Réunion des Amis Choisis".
Elle a emporté notamment les dossiers 10, 11, 12 allant de la période
de 1801 à 1900. Ces documents ont-ils pris le chemin de l'Allemagne nazie
?] En effet, dès sa naissance
en
Provence, la Franc-Maçonnerie est attaquée de toutes parts. A
, Monseigneur de Belsunce,
évêque, écrit le 28 septembre
1737 à l'intendant de police : «
Je ne sais, Monsieur, ce que
sont les Francmaçons (
sic),
mais je sais que ces sociétés
sont pernicieuses à la religion et à l'Etat. » Monseigneur
de Belsunce ignore ce que sont les Francs-Maçons, mais il les condamne
!... On peut
ajouter, à titre d'exemple, que le ridicule prend quelquefois
le relais du dogme de la bêtise. En 1740, dans plusieurs cités de
la Péninsule Italienne, de nombreux
prêtres accusent le savant Ludovico
Antonio Muratori d'être l'inventeur de la Franc-Maçonnerie (liberi
Muratori = libres Maçons) et réclament, le plus sérieusement
du monde, sa mise au cachot. Détails inquiétants : Muratori était
non seulement un archéologue réputé, mais également...
prêtre.
C'est
Clément XII qui va mettre le
feu aux
poudres. Dès 1738, le pape lance une première
bulle d'excommunication
contre les Francs-Maçons. D'autres suivront : de 1738 à
1902, onze papes lanceront des
bulles visant en général
les sociétés dites "secrètes", et plus
particulièrement la Franc-Maçonnerie.
*
* * Le
temps ne compte pas quand on cherche et qu'on a la chance de trouver quelques
bribes d'
histoire, modestes lumignons éclairant les difficiles chemins
d'un passé souvent oublié. Disons, sans prétention, que la
moisson a été bonne. Prenons quelques exemples. Et d'abord un échec
! Nous n'avons pas réussi, pour le moment, à cerner la personnalité
de Julien Gastinel qui avait la passion de collectionner les documents maçonniques.
On peut s'interroger sur les relations que pouvait avoir cet homme avec la Franc-Maçonnerie
marseillaise pour accumuler de telles pièces d'archives émanant
d'une société
sinon secrète, du moins discrète.
La question à laquelle nous avons tenté d'apporter
une réponse pourrait se résumer ainsi : Julien Gastinel était-il
Franc-Maçon ?
Aucun des nombreux tableaux de loges en notre possession
ne mentionne son nom. Jamais non plus il n'est cité dans les correspondances
que nous avons dépouillées émanant des préfets, sous-préfets
et
maires, concernant la vie des Loges face aux lois et règlements en vigueur,
appliqués avec vigueur, et sous tous les régimes, par les services
de police.
Le "fonds Gastinel", conservé
aux Archives Départementales des Bouches-du-Rhône, nous a permis
grâce à un tableau de loge d'apprendre qu'un dénommé
Augustin Fabre appartenait à "
La Française
de Saint-Napoléon", importante Loge du Grand Orient
de France qui comptait une centaine de
Frères, dont neuf professeurs de
musique (!), un commissaire général de la police, un notaire impérial,
deux membres de l'Académie de
(le sculpteur Bartélémi
Chardigni et le musicien Joseph Delattre), le général de brigade
François Liegard, de nombreux négociants et hommes de loi... S'agissait-il
de l'auteur de l'impressionnante
Histoire des rues de
? Nos recherches nous ont mis en présence de plusieurs Fabre portant le
prénom d'Augustin. Alors, il a fallu jouer les détectives privés
! Résultat de nos enquêtes dans les pages qui suivent !...
Julien Gastinel garde tout son mystère. Il n'en reste
pas moins un "curieux impénitent" : c'est pour cela que nous
apprécions sa constance dans son fructueux travail de recherches...
*
* * C'est
par une communication de l'avocat Second-Cresp que nous avons découvert
que Jean-Baptiste Grosson, auteur de vingt-et-un numéros de
L'Almanach
Historique de Provence (1770-1790), était lui aussi Franc-Maçon
et adjoint à l'orateur de la
Vénérable Mère-Loge Ecossaise
de France à l'Orient de
. Le texte de maître Second-Cresp
se trouve dans le répertoire des travaux de la Société de
Statistiques de
(Tome 33 -
1871).
Et puis nous avons tenté de dresser un inventaire des Loges dites "sauvages"
ignorées des obédiences régulières et des
historiens
de la Maçonnerie. Peut-être apprendrons-nous un
jour qui étaient
les
Frères de la Loge "
Les Disciples de la
Lumière", travaillant "
A La Gloire Du Sublime
Architecte De Tous Les Mondes" (A
:. L
:. G
:. D
:.
S
:. A
:. D
:. T
:. L
:. M
:.).
Pas facile
à décoder !...
Par contre, "
Les
Disciples de l'Arche d'Alliance de Salomon" ont laissé
quelques traces de leurs travaux. Avec un peu de chance, nous avons mis à
jour une Loge classée "clandestine"par la police qui n'a jamais
pu dénicher le lieu de réunion des
Frères. Ce qui leur servait
de
Temple se trouvait du côté de la plaine
Saint-Michel, aujourd'hui
place Jean Jaurès exactement, au N°4 de la rue Ferrari. Dans le
domaine de l'ancienneté, nous avons toujours pensé que la première
Loge Maçonnique provençale avait allumé ses
feux symboliques
à
. Erreur de notre part que corrige M. Michel Chazottes, archiviste
aux Archives Municipales d'
Avignon. A l'appui de documents irréfutables
publiés dans son ouvrage
La Franc-Maçonnerie
Avignonaise et Vauclusienne au XIXème Siècle (Edisud),
il apporte la précision suivante : «
Dès 1737, Avignon
a été le premier centre Maçonnique du Midi Méditerranéen,
avant , et . » La présence d'émigrés
Jacobites a permis au
marquis de Calvière la création de la première
Loge dite "
Loge de Saint-Jean de Jérusalem".
On retrouve d'ailleurs les mêmes notations dans le texte d'Alain Merger
publié dans la
Provence Historique (janvier-mars 1978) sous le titre
"
Le Marteau et le Maillet".
*
* * La vie
des Loges est parfois troublée par des décisions autoritaires du
pouvoir, fût-il
royaliste, républicain ou impérial. Quand,
par exemple, Napoléon III décrète le 11
janvier 1862 que
le Grand Maître du "Grand Orient de France" sera, selon son bon
vouloir, le maréchal
Magnan, un vent de fronde va souffler sur les Loges
provençales. Des paroles définitives, nous le verrons, seront prononcées
contre «
le despotisme et l'ultramontanisme » de l'Empereur,
ancien
Carbonaro,
initié dans une Vente en Italie.
Dans une étude publiée dans l'
Encyclopédie
des Bouches-du-Rhône (Tome X -
Le Mouvement Social),
Nicolas Estier et Raoul Busquet donnent une image vivifiante de la vie maçonnique
marseillaise : «
Le travail, écrivent-ils,
ne s'était
jamais interrompu dans les Ateliers. On s'y livrait à l'étude de
questions sociales, juridiques, philosophiques. Surtout l'on s'y occupait pratiquement
de bienfaisance. Les Loges participaient à la distribution des bons municipaux
de pain et de viande. Elles distribuaient des secours par leurs propres moyens...
»
Autre facette de l'activité des Loges. C'est
Alfred Saurel qui, dans son
Guide-Almanach
de daté de 1870, indique qu'il existait
dans la ville deux écoles maçonniques : l'une 49, bd du
Musée (actuellement Bd Garibaldi), l'autre 133, Grand
Chemin
de
Toulon.
Pas question de
légende d'
Hiram ou du mystérieux
pentagramme pour les élèves. Dans les classes, on apprend
à lire aux ouvriers et on prépare les
enfants aux divers
examens d'études primaires.
Et puis, on parlera
de solidarité ! En 1815, à
est fondée l'une des
premières Sociétés de Secours Mutuel par les membres de la
Loge "
La Réunion des Amis Choisis".
Cet
esprit de fraternité active continuera plus tard. En 1868, cette même
Loge créera une Caisse Centrale de Secours. Elle était alors présidée
par Gaston Crémieux, fusillé le 30 novembre 1871 au Pharo. Le
marseillais
Adolphe
Thiers était alors chef du pouvoir exécutif !...
Nous avons dit en ouverture de ces pages que nous étions
d'
impénitents curieux. Par contre, nous ne sommes pas des
juges et encore
moins des censeurs. Pour nous, les hommes ont le droit à la plus totale
liberté, quelles que soient les lignes de vie qu'ils ont choisies. Leurs
croyances, leurs philosophies, leurs combats doivent nous inciter à la
tolérance...
A remuer le passé, nous avons acquis une
certitude : celle d'un respect inconditionnel dû à tous
ceux qui pensent que l'homme n'est pas un
loup pour l'homme, mais plus
simplement un être humain auquel il faut toujours tendre la main. (
suite)