France-Spiritualités
: Virya, bonjour. Merci de nous accorder cette entrevue. Pourriez-vous
tout d'abord nous indiquer, dans les grandes lignes, en quoi consiste
la Kabbale et quel est son champ d'étude ?
Virya : Pour le Judaïsme, la Kabbale désigne globalement l'enseignement
ésotérique et la
mystique. On considère généralement qu'elle représente les divers courants
ésotériques qui se sont
développés depuis le second
Temple. Toutefois, la Kabbale ouvre des thèmes très particuliers qui la différencient, sans l'en détacher d'ailleurs, du
mysticisme classique.
Nous disons Kabbale, mais il s'agit de
l'hébreu "
Kabbalah" (
), qui
littéralement signifie "
réception"
et par extension "
tradition", dans le sens
où la tradition est ce que l'on reçoit de
génération en
génération.
Il faut d'ailleurs tordre le cou à une signification
populaire du terme "
cabale". Vous savez qu'en
français, il y a cette expression : "
monter une
cabale". Il s'agit d'une
homophonie, qui ne vient pas de
l'hébreu, mais de l'italien. Monter une cabale consistait
à réunir un parterre de perturbateurs afin de
nuire à l'auteur d'une pièce de
théâtre. Et puisque l'on est dans les
homophones,
savez-vous qu'au
XVIIe siècle, en Angleterre, il y avait un
ministère de la Cabal ? Il s'agissait d'une coalition de
conseillers royaux réunis autour de Charles II. Mais dans le
sens qui nous intéresse ici, la Kabbale ou Kabbalah, c'est
recevoir directement sans intermédiaire. Le mot vient du
verbe "
Qibel" (
,
"
recevoir"). Ce mot fut utilisé lorsque
Moïse (
)
reçut la Torah directement. Un petit traité
intitulé
Pirqé
Aboth commence ainsi : «
Moshé
qibel Torah missinaï oumssarah lihoshouâ...
» : «
Moïse à
reçu la loi du Sinaï et l'a transmise à
Josué... ».
Dans le Talmud (
), le terme "
Kabbalah"
est utilisé pour désigner la loi orale. Mais,
dans ce cas, la Kabbalah ne représente qu'une des nombreuses
appellations utilisées durant 1500 ans pour
désigner des courants
mystiques. En voici
pêle-mêle quelques uns : "
sitré
torah" ("
secret de la Torah"), "
Maassé
Béreshith" (
,
"
Œuvre de la Création"), "
Maassé
Merkavah" (
, "
Œuvre du Char"), "
Hokhmah
penimit" ("
Sagesse interne"), et c'est
à partir du XIe siècle que le terme Kabbalah se
mit à dominer tous les autres.
Cependant, le mot Kabbalah n'est pas
une expression exclusive de la
mystique ; l'hébreu moderne
connaît également ce mot. Si en Israël ,
vous prenez un taxi et qu'à la fin de la course, vous
demandez : «
Eifshar léqabel Qabalah ?
» («
Puis-je avoir un reçu ?
»), le chauffeur de taxi vous donnera une "
qabalah",
un reçu. Dans un hôtel, vous vous
présenterez à la Kabbalah, la
réception. Mais gardons à l'
esprit que Kabbale
vient du verbe
recevoir ou du verbe
accepter.
Je peux encore préciser que la racine
trilitère "
qabal"
signifie "
être en face de". Cette
signification prendra tout son sens dans la contemplation
mystique et
dans ce que l'on appelle les Partsoufim, qui sont les personnifications
des qualités divines. Toutefois, dans la Kabbale, le face
à face n'est pas un affrontement, mais une ouverture par
rapport à l'autre – un acte essentiel de purification par
l'échange vital. Pour simplifier, deux choses qui se
contemplent mutuellement se donnent mutuellement vie, car chacune
accepte l'autre et chacune est un réceptacle pour l'autre.
Dans l'
histoire du Judaïsme, les kabbalistes ont souvent
ramené la vie dans des situations que la
religion tendait
à étouffer. Pour ne citer qu'un seul exemple : au
Moyen-Age, l'idée avait été
répandue par des
religieux à l'
esprit
étriqué que musique et débauche ne
faisaient qu'un. Les
disciples d'Isaac Louria, sublime maître
qui vécut à Safed au
XVIe siècle,
entreprirent de convaincre les Juifs d'abandonner cette
idée, en montrant selon la Kabbale, que la musique est
d'
essence divine.
La Kabbale cherche à
accéder à la connaissance de ce qui peut unir le
Créateur avec sa création. Pour cela, de grandes
théories sur la création furent
génialement développées. Les
kabbalistes ont développé pour cela une
connaissance et des méthodes qui leur sont propres. Tout
cela repose sur une analyse et une étude minutieuse de la
Parole créatrice et de tous les mots qui animent notre
monde. Des techniques de combinaisons, de permutations de lettres,
d'équivalences numériques, aident à
l'ouverture des mystères de la création et des
mystères de la conscience humaine, qui sont en fait une
seule et même chose. Le chemin pour accéder
à ce but est très long et peut en
décourager beaucoup. Mais les kabbalistes sont beaucoup plus
intéressés par le chemin qu'ils parcourent que
par le but à atteindre. Chaque pas sur le chemin est un but
atteint.
France-Spiritualités : Pourriez-vous
également nous indiquer les grandes lignes de l'histoire de
la Kabbale, depuis les origines, qui sont sans doute en partie
mythique, jusqu'aux derniers développements contemporains ?
Virya : Il y a différentes périodes et
différents lieux. Pour résumer rapidement, voici
cinq périodes ; mais on peut en trouver davantage. Il y eut
une première période de
mysticisme ancien
à partir de la fin de l'Antiquité et durant la
période talmudique. Puis apparurent les premières
écoles
mystiques en
Europe médiévale
aux XIIe et XIIIe siècles. Puis vint la grande
époque de la Kabbale dite espagnole, du XIIe au XVe
siècle. Puis il y eut la Kabbale après
l'expulsion d'Espagne, en 1492, avec pour centre la Kabbale
galiléenne de Safed autour d'Isaac Louria, du XVIe au XVIIIe
siècle. Puis enfin l'émergence du H'assidisme et
les écoles kabbalistiques modernes et contemporaines. Je ne
saurais trop vous conseiller l'excellent ouvrage de Charles Mopsik
[Note
France-Spiritualités : Chargé de recherche au
C.N.R.S., historien, philosophe et traducteur de textes de mystique
juive, dont le Zohar, malheureusement décédé le 13 juin 2003.] :
Cabale
et cabalistes (Editions Bayard), qui
dresse un historique très précis.
La tradition veut que la Kabbale
remonte à la réception des commandements par
Moïse sur le Sinaï ; mais le véritable
codage
ésotérique de la Bible et la
mystique qui
l'accompagne n'apparaissent clairement qu'à partir du second
Temple, après le retour de Babylone. Cela ne veut pas dire
qu'il n'en existait pas avant, bien au contraire, mais les sources
manquent.
Avant que la Kabbale aboutisse sous un
aspect
ésotérique qui lui est singulier, une
très ancienne
mystique l'avait déjà
précédée, qui était en fait
l'authentique
mystique ésotérique du
Temple.
Cette
mystique ésotérique est décrite
dans une vingtaine de traités de la période du
Talmud (entre les IIIe et VIIe siècles). Elle est
habituellement désignée par le terme "
Hekhaloth"
(Palais), ou encore par un terme plus connu : "
Merkavah"
(le char). – Je vous signale au passage que l'appellation "
Merkabah"
est reprise depuis quelques temps par un mouvement d'origine
américaine, mais cela n'a absolument aucun rapport avec ce
dont je parle ici.
[Note
France-Spiritualités : il s'agit du mouvement New Age
développé par l'auteur américain
Drunvalo Melchisedech.]
Dans cette ancienne
mystique, le
mystique cherchait à s'élever spirituellement
pour traverser les palais célestes afin de contempler le
char ou le trône divin. Cette expérience se
faisait à partir d'interprétations
ésotériques de la vision d'Ezéckiel (
), que
la tradition appelle "
Maassé Merkavah" ("
Œuvre
du Char"), d'après cette vision du char divin que
décrit le livre d'Ezéckiel. La
mystique du Char a
généré une abondante
littérature, dont un des traités les plus
célèbres est le
Livre
d'Enoch, que Charles Mopsik a traduit
et publié aux Editions
Verdier. Dans ce livre, Rabbi
Ismaël, le dernier Grand-Prêtre du
Temple, relate sa
rencontre avec Métatron (
), le Sar haPanim (
),
le "
Prince de la Face", la plus haute
entité
mystique. Ce traité contient
également une description détaillée du
royaume céleste et de la hiérarchie des
puissances divines qui environnent
Dieu. La
mystique des Palais a connu
des périodes assez typiques ; une époque est
apparue, le Shiour Qomah (
), c'est-à-dire la "
Mesure
de la Taille", consacrée à la
description anthropomorphique de
Dieu.
Mais la Kabbale dont on parle de nos
jours, avec ses concepts typiques de l'Ein Sof (
, "
Infini"),
du Tsimtsoum (concentration), des Séfiroth, etc… est une
doctrine de diaspora qui a atteint son apogée aux XIIe et
XIIIe siècles, probablement en réaction
à la philosophie
rationaliste de l'école
cordobane conduite par Moïse ben Maimon, dit Rambam, ou
Maïmonide (1135-1204), qui essaya de relier la tradition
hébraïque à la doctrine
aristotélicienne. Pendant la première
moitié du
XIIIe siècle, le Cercle de
Gérone apporta une contribution décisive au
développement spirituel de la Kabbale. Il était
formé d'un groupe étroitement lié par
une grande unité de pensée, comme le
démontrent les travaux de ses membres. Ils entretenaient un
contact permanent avec les autres écoles
européennes, particulièrement en
Provence,
où le maître était Isaac l'Aveugle, le
premier véritable kabbaliste, qui vécut
à
Narbonne entre 1165 et 1235 et surpassa ses contemporains
par son grand
mysticisme, combiné à une
personnalité particulière et une grande
originalité. La plupart des kabbalistes admettent que leurs
sources remontent à Isaac l'Aveugle, ou au plus,
à son père Abraham de Posquières. On
trouve dans le livre
Peroush
haHagadah, du grand kabbaliste Joseph
Gikatilla, la mention suivante : «
La Kabbale que
nous connaissons aujourd'hui vient de l'ancienne tradition de la
Maassé Merkavah (uvre du Char), d'où elle est
passée à la colonne droite, l'édifiant
Rabbi Isaac l'Aveugle ». L'école d'Isaac
l'Aveugle a laissé un enseignement où la
métaphysique prédomine ; la
mystique des lettres
et des nombres sortira surtout de l'école
d'Eléazar de Worms et connaîtra un aboutissement
avec Abraham Aboulafia, dans un domaine de contemplation pure, au XIIIe
siècle.
Après l'expulsion des Juifs
d'Espagne en 1492, les maîtres de la Kabbale ont
propagé leurs enseignements de la
Méditerranée jusqu'à l'
Europe du Nord.
Au
XVe siècle, les enseignements de la Kabbale
attirèrent l'attention de philosophes chrétiens,
et l'on vit apparaître à cette époque
la "Kabbale chrétienne". Parallèlement, une
importante communauté de maîtres kabbalistes
s'étant installée dans le petit village de Safed,
en Haute-Galilée, la Kabbale connut là son
apogée intellectuel. Cet aspect de la Kabbale est
généralement désigné comme
la Kabbale du Arizal, c'est-à-dire d'Isaac Louria
(1534-1570) ; mais il y eut plusieurs
générations
de maîtres importants avant et après lui.
France-Spiritualités : Puisque vous avez fait
référence à Moïse,
pourriez-vous nous préciser quel(s) lien(s) on peut
dégager entre les conceptions ontologique et cosmogonique de
l'univers telles que la Kabbale les présente et celles de
l'Egypte ?
Virya : Il s'agit là d'un sujet délicat, car ce qu'on connaît de
l'épopée du peuple hébreu en Egypte est décrit par la Bible. Mais la Bible joue sans arrêt entre le récit historique et son herméneutique.
Et très honnêtement, je pense que personne n'a
assez de données sur cette époque pour affirmer
quoi que ce soit. Il est vrai que quelques livres ont paru ces derniers
temps sur ce thème, mais bien qu'ils ouvrent des pistes
intéressantes, je n'y ai rien trouvé de bien
convaincant. En revanche, je ne peux nier la trace d'
influences
égyptiennes dans la structure du premier
Temple. Je me suis
rendu dernièrement en Egypte je m'y trouvais d'ailleurs
lors des événements du 11 septembre 2001 et j'ai vu
des structures, des formes, et entendu des sons qui me sont familiers.
En effet, quelques caractères de l'alphabet des anciens
Egyptiens, mais pas tous, sont à rapprocher de
l'hébreu sinaïtique. Mais le plus troublant fut les
visites des temples d'Edfou et de Philae, en Haute-Egypte. Cela fait
nombre d'années que j'étudie la structure et les
proportions du premier
Temple de Jérusalem, celui de
Salomon, et la découverte de ces deux Temples
égyptiens a été un choc pour moi, car
j'ai eu la sensation de me trouver dans les plans que j'avais
étudiés. Sans n'y être jamais
allé auparavant, j'aurais pu me promener dans ces temples
avec un bandeau sur les yeux et y retrouver tous les couloirs.
De toutes façons, les
influences de la Kabbale sont multiples ; alors pourquoi pas l'Egypte ?
On peut aussi parler de l'
influence pythagoricienne sur la Kabbale ; il
suffit pour cela de comparer le système des 10
Séfiroth et celui des 10 Enanthioses de Pythagore. D'autre
part, la pensée d'Aristote est très
présente chez les maîtres de la Kabbale espagnole
des XIIe et XIIIe siècles.
France-Spiritualités : Et par rapport
à la civilisation assyro-babylonienne ?
Virya : Ce lien se trouve à partir du retour de
l'exil de Babel, décrit par le prophète
Ezékiel, et dans la
mystique du second
Temple. Beaucoup de
choses ont été ramenées de Babel – en
particulier les
anges, et d'autres choses comme le
calendrier
hébreu, dont les noms des mois ne sont pas en
hébreu mais en araméen, langue
utilisée à Babel.
(suite)