Si leur réunion se prolonge, c'est parce qu'ils procèdent à l'examen de la conduite de chacun, enquête que va diriger le chancelier.
Cette enquête est aux yeux de Philippe le Bon de la plus haute importance. Il l'a voulue « afin que son ordre présente le spectacle de l'union entre les chevaliers, et que chacun de ceux-ci en travaillant à vivre vertueusement et en bonnes murs, en accroisse l'honneur et la renommée et aussi pour que leur vie soit un exemple à tous les autres chevaliers et nobles, de façon à ce que les devoirs de l'ordre de chevalerie et de la noblesse soient plus connus et mieux compris ».
Après chacune de ces enquêtes, le chancelier propose ce qui lui semble bon et utile pour la correction des vices, l'amendement de vie ou l'encouragement des vertus des divers confrères.
Chaque chevalier, à commencer par le plus jeune, est
invité à se retirer pendant qu'on passe ses actions au
crible et que successivement tous ses confrères sont appelés à dire ce qu'ils connaissent à sa louange ou à sa confusion.
Dans ce dernier cas, il sera « remonstré, blasmé, admonesté chartiabelemnt afin qu'il se corrige et vive de manière à ce que cessent toutes paroles mal sonnantes sur sa conduite et à ce que ses
compagnons aient de meilleurs rapports sur lui ». Le Souverain
et les chevaliers décideront des peines qu'il aura à supporter.
Si, au contraire, la conduite du chevalier « yssu du
chapitre » est « reputée de bonne renommée et vertueuse vie et s'est signalée par des hauts faits de chevalerie et de noblesse », il sera « congratulé pour le
animer à toujours bien et mieux faire » et le Souverain et les chevaliers lui montreront leur «
liesse et joie ».
La conduite du Souverain sera examinée en dernier lieu, de la même manière, en son absence, et il sera soumis aux mêmes
observations.
Le greffier mettra par écrit les fautes, punitions et les hauts faits ainsi constatés.
Il faut proclamer à la grande louange de l'ordre, que dans les registres de ses Chapitres les prouesses abondent, tant que les réprimandes
et punitions sont rares. Ce qui ne veut pas dire que les
juges étaient
indulgents ou bien que l'examen de la conduite de chacun était superficiel.
C'est tout le contraire qui est clairement établi. Il ressort, en effet, de l'étude de ces registres « que, ainsi que l'a si bien dit le Prince de Ligne, les chevaliers se mêlaient de tout et voulaient qu'on marchât
droit ».
Les sires de Ravenstein, d'Anzy et le
duc d'
Alençon sont réprimandés pour quelques irrégularités dans leurs murs. Le seigneur de Romon aussi. Le même reproche est adressé
à deux reprises à Englebert de
Nassau. Le comte de Mansfeld est
blâmé pour s'être emporté vis-à-vis d'un bourgeois.
On reprochera au sire de Cunningham, à Jacques et
à Maximilien de Hornes, au comte de Buren et au comte d'Epinoy certains
excès dans le boire et le manger. « De quoi, raconte le greffier,
le Comte d'Epinoy fut si honteux qu'il voulut faire vu de ne plus jamais boire
de vin ; mais l'assemblée l'en empêcha, lui représentant qu'il
suffisait qu'il s'abstint de s'y livrer au-dessus des bornes de la raison. »
On trouve le seigneur de Praet trop hautain et trop ambitieux,
le seigneur de Boussu trop enclin à la colère ; le
duc d'Aerschot
est également ambitieux plus qu'il ne faudrait. Le comte de
Roeulx devrait
s'attacher moins aux munities ; et cette remontrance prouve bien que les chevaliers
de la Toison d'Or voulaient que tous eussent de grands caractères. Quant
au comte de Lalaing, il devrait secouer des
scrupules nuisibles à sa santé
par l'humeur mélancolique qui en résulte ; c'est un autre Lalaing
qui a reçu des observations concernant la négligence de sa tenue,
et un
duc de Cardona qu'on blâme pour aimer trop les plaisanteries bouffonnes.
On fait les observations les plus rigoureuses au sire de Brederode, à Philippe,
bâtard de
Bourgogne, et à Mr d'Isselstein parce qu'ils sont trop
« damerets », joli mot qui indique bien des habitudes de galanterie
jugées vilaines et reprochées aux dits chevaliers. De pareilles
remontrances prouvent, comme l'observe encore le Prince de Ligne, la pureté
de la chevalerie.
C'est encore dans un de ces Chapitres que l'amicale mais
ferme intervention et les conseils de ses
collègues calment l'animosité
de
Josse de Lalaing contre L. de Gruuthuse et aplanissent le différend
existant entre eux.
Souvent des peines venaient se
joindre aux remontrances :
elles variaient évidemment et allaient depuis un souper qu'on était
condamné (comme cela arriva à ce même L. de Gruuthuse), à
payer au Souverain et à ses confrères, jusqu'à l'exclusion
de l'ordre, avec grande publicité et mesures
infamantes. Il faut citer
le comte de
Nevers dont les armes furent remplacées dans l'
église
Notre-Dame à
Bruges par un tableau noir portant en grands caractères
les causes de sa déchéance et le sire de Crèvecur dont
les armes furent suspendues à l'envers, à la porte extérieure
de l'
église, comme à un
pilori !
L'enquête sur la vie du Chef et Souverain est faite
avec la même
liberté et la même minutie que celle qui a porté
sur les autres chevaliers ; et les remontrances ne sont pas non plus épargnées « au grand
Duc d'occident » et à ses puissants successeurs, par ses confrères de la Toison d'Or. C'est ainsi que six remontrances sont adressées, en 1468, à Charles le Téméraire. Elles devaient, hélas ! presque toutes trouver leur justification dans les événements qui suivirent, telle par exemple l'exhortation « à ne pas mettre trop vite son peuple en guerre et à ne le faire qu'après bon et mûr conseil, à ne pas s'emporter, à mesurer ses paroles tant vis à vis de ses sujets que des princes. » En 1473, le Chapitre revient, par forme d'extension, sur ces mêmes observations, qui eussent sauvé Charles le téméraire s'il en êut conservé le souvenir !
Maximilien est blâmé, en 1481, pour sa conduite
dans le gouvernement. Le règne si court de Philippe le Beau ne donne lieu
qu'à des éloges. Au puissant Charles-Quint, ses confrères
reprocheront d'être quelquefois lent dans l'expédition des affaires,
de ne pas veiller assez à la bonne administration de la justice, de payer
fort mal les gens de sa cour tous faits modestement avoués par l'empereur
bien que souvent indépendants de sa volonté. L'ordre se plaindra
aussi au grand Empereur de ce qu'il ait fait des entreprises difficiles, notamment
à Tunis et à Alger, sans avoir consulté les chevaliers de
la Toison d'Or.
Philippe II n'échappe pas davantage aux sages remontrances
de ces assemblées et il est blâmé d'employer trop de temps
à sa toilette, d'être prolixe dans l'expédition de ses affaires
et lent dans ses conclusions.
Charles le Téméraire, malgré sa violence
et sa fierté, reçoit « bénignement les remontrances qu'on lui a faites et répond à la satisfaction de tous en promettant de s'
amender ». Maximilien montre la même déférence. Quant à Charles-Quint, il témoigne d'une longanimité et d'une docilité pareilles, promettant de mettre tout en uvre pour remédier aux abus signalés. « Que j'aime à voir, écrit à ce propos le prince de Ligne, le plus puissant et le plus grand des empereurs répondre modestement et respecter la loi superbe de Philippe le Bon ! »
Philippe II n'aime évidemment pas ces informations ; ce qui ne l'empêche pas d'accepter avec soumission celles que les chevaliers de la Toison d'Or ne craignent pas de lui adresser. Quelle série de magnifiques
exemples !
« C'étaient bien là les derniers et beaux
souvenirs de la
Féodalité où le prince n'était que le premier parmi ses égaux :
primus inter bares » ()
Les prérogatives accordés par le Souverain aux chevaliers les rapprochent, d'ailleurs, autant que possible de lui. C'est ainsi que les chevaliers lorsqu'ils accompagnent le Souverain et sont revêtus de leur collier, marchent immédiatement après lui et ont le premier rang à la réserve de ses neveux et proches parents. La même place leur est donnée dans les audiences. Au palais ou dans les camps, ils seront logés les premiers après les neveux du
duc. Ils auront aussi l'entréee au grand Conseil du Souverain et dans toutes les
Chambres qui en dépendent.
Enfin, l'ordre est leur seul
juge pour toutes fautes (). Toutes ces prérogatives sont purement honorifiques, car à part quelques exemptions d'impôt et de taxes, les chevaliers ne reçoivent que deux pots de vin et 16 liards de pain par journées qu'ils passent auprès du
Duc. Ce vin est même assez ordinaire puisqu'on ne l'évalue qu'à 16 sous le pot et il est supprimé les
jours de jeûne pour être remplacé par des épices !
Les brillants cortèges, les services
religieux célébrés en grande pompe, les importantes questions soumises au
jugement des chevaliers, les repas somptueux à la table du
Duc, tout cela ne constituait qu'une partie de la « feste » d'un Chapitre. Pour que cette fête fut vraiment noble, il fallait que les joûtes et les tournois y fussent « puissants » !
Il serait cependant inexact de dire que les tournois n'étaient pas en usage dans les Flandres, avant l'institution de la Toison d'Or, car dès le commencement du XIVème siècle, des joûtes se célébraient annuellement à
Bruges ; mais à partir de la création de cet ordre, ces luttes courtoises prirent un éclat extraordinaire.
Les chevaliers les plus braves et les plus puissants se trouvant
réunis autour du
Duc, il était tout naturel qu'ils cherchassent
l'occasion de se distinguer sous ses yeux. Philippe le Bon était, du reste,
grand amateur de tournois et très habile joûteur. Remarquons que les rois, et les princes, à cette époque, laisant de côté la majesté royale, redevenaient souvent de simples chevaliers pour descendre dans l'arène. C'est même dans une de ces rencontres qu'Henri II fut
mortellement blessé par le Sire de
Lorges et que plus tard Philippe II
fut renversé de
cheval par
Don Louis de Zunigra.
Philippe le Bon eut toujours une fortune meilleure et il
se distingua dans les champs clos comme sur les champs de bataille, faisant les
choses rudement et voulant qu'on fît de même. C'est ainsi que lorsque
son fils, le Comte de Charolais, eût atteint l'âge de dix-huit ans,
il voulut qu'il joûta devant toute la Cour et il choisit pour être
son adversaire le chevalier J. de Lalaing, disant que ce « serait heur en
armes, pour lui, d'atteindre ou d'être atteint, pour son premier combat,
par un chevalier si renommé ». Et ainsi, dit le chroniqueur (), eut
messire Jacques le bon chevalier cet honneur d'éprouver la noble personne
du fils de son souverain seigneur et son seigneur apparent à venir... Le
bon
Duc et la
Duchesse étaient présents à cette épreuve...
Lances leur furent baillées ; et à la première course, le
Comte de Charolais atteignit l'écu du Sire Jacques et rompit sa lance en
plusieurs pièces tandis que messire frappait trop haut. Et il sembla au
Duc qu'il avait son fils épargné, ce dont il fut très mécontent car il manda aussitôt à messire Jacques que s'il voulait ainsi faire, qu'il ne s'en mêlât plus. Dans la seconde course, le Sire de Lalaing et le Comte Charles se rencontrèrent tellement vivement que les deux lances se rompirent : et de ce coup ne fut pas la
Duchesse contente du dit Jacques, mais
le bon
Duc s'en riait ; et ainsi étaient le père et la mère
en diverse opinion ; l'un désirait l'épreuve, l'autre la sûreté ! » Tout se termina bien ; et ce premier succès décida plus d'une fois le Comte de Charolais, à l'issue d'un Chapitre de l'ordre, à se mesurer en champ clos avec l'un ou l'autre des plus vaillants chevaliers de la Toison d'Or. Au lendemain de son
mariage avec Marguerite d'
York, il entra ainsi en lice à
Bruges contre Adolphe de Clèves.
Un même courage et des
goûts identiques animaient Philippe le Beau et s'il meurt à vingt-huit ans, (26 sept. 1506), c'est des suites d'un froid qu'il a pris pour avoir trop rudement joûté à Burgos contre don Manuel, seigneur de Belmonte, de Campos et de Zebrico de la Torre.
Charles-Quint a aussi le culte des armes
(32), et sous son règne et par ses exemples, il fait revivre les plus beaux temps de la chevalerie. Il prêche en effet, d'exemple et sa bravoure est telle qu'en 1545, ses confrères réunis en Chapitre lui reprochent de s'exposer trop à la guerre. Superbe remontrance que dit autant l'attachement des sujets à l'empereur que la bravoure de celui-ci. Philippe II se distingue particulièrement aux joûtes de Binche où il gagne la plupart des prix.
A côté du chef et souverain ce sont encore des chevaliers de la
Toison d'or qui se distinguent par leur adresse et leur vaillance. Comment oublier que c'est à un des plus habiles joûteurs de cette époque et des plus intrépides chevaliers de l'ordre, au sire de
Lannoy que
François Ier rendit son
épée à la bataille de
Pavie ?
Si l'étendue même de ses états et ses lointaines entreprises ne permirent pas à Charles-Quint de présider à de nombreux tournoi, Philippe le Bon, par contre, avait toujours pu revenir facilement en quelques-unes de ses bonnes villes, entre ses expéditions militaires pour prendre part à de semblables fêtes. Il se reposait de la guerre ou se préparait, par de beaux coups d'
épée ou de lance.
Les tournois sont innombrables sous son règne et ceux donnés à l'occasion des Chapitres de la
Toison d'or sont surtout fameux et célèbres par leur faste.
Car, comme nous le dit un chroniqueur, « chacun des combattants estait habillé comme un sainct Georges : leurs séons estaient de drap d'or avec des grands plumars sur leurs armetz, trainants jusqu'au cul de leurs chevaulx ; lesquels chevaulx étaient tant richement harnachés que jamais on n'en avait aperchu de plus riches... Leurs gens estaient tous habillés de leurs parures de toile d'or, d'
argent et de velours ».
La lice elle-même est parée de bannières et à chaque extrémité sont les deux pavillons de soie surmontés des armes de chaque chevalier et à ses
couleurs ; c'est dans ces pavillons que les combattants se retirent pour s'armer.
En face la tribune du
Duc, des
juges et toutes les
dames.
La joûte ne comprend jamais que deux adversaires : elle a
lieu à
cheval ou à pied et se termine par la défaite d'un des combattants ou par l'intervention du
juge qui lance dans l'arène sa baguette blanche.
Le tournoi, au contraire, suppose toujours plusieurs chevaliers de
chaque côté luttant à la fois. Le chiffre varie de 3 contre 3 à 12 contre 12. Mais même lorsqu'il s'agit d'une joûte, le chevalier qui va entrer en lice arrive avec une suite brillante. Il apparaît monté sur un superbe
cheval couvert de drap d'or de broderies et d'orfèvreries. Cinq ou six pages le suivent sur des coursiers dont l'un est couvert soit de drap d'or soit de drap bleu, l'autre de velours violet aux tons différents, un troisième de satin, de damas blanc ou de rouge cramoisi, le tout orné de chiffres, devises et
armoiries.
Si c'est le bon
Duc lui-mème qui va combattre (et il était « un prince joly et curieux d'habits et de parures et dont le porté et la manière lui séait si bien et tant agréablement que nul plus que luy ne fut trouvé nulle part), il a derrière lui un grand nombre de
chevaux « d'une même parure, harnachés de velours, tissus et ouvrés à sa devise qui sont fusils garnis de leurs pierres rendant
feu, et par dessus le velours gros clous d'or relevés et émaillés de fusils et fait à moult grand coût. Ses pages étaient richement en point et portaient divers harnais de tête garnis et ajolivés de perles, de
diamants et de balais »... Le
Duc « de sa personne était armé richement ès garde ; et ces gardes et le chanfrein de son
cheval étaient tous pleins et enrichis de grosses pierreries qui valaient un merveilleux avoir »
(33).
Les tournois les plus célèbres du règne de Philippe le Bon furent ceux de 1429, 1431, 1433, 1436, 1440 et 1445.
A un de ces tournois, à celui de 1445, parut un
illustre étranger.
Car nos chevaliers « tous de haute naissance,
Exemples en piété et héros en vaillance,
Avant chaque tournoi, invitaient tous seigneurs
De s'y trouver vaincus ou de s'y voir vainqueurs ! »
C'était un chevalier Aragonais, célèbre dans toute l'
Europe par son adresse. Il s'appelait jean de Bonifazio et portait à la jambe un petit cercle de fer, retenu par une chaîne d'or. Sur l'écusson de ses armes on lisait : « Qui a belle
dame, la garde bien. » Tous les chevaliers du
Duc remarquèrent aussitôt ces signes d'un
amour mystérieux et briguèrent l'honneur de le défier et d'entrer en lice contre messire de Bonifazio.
Celui que le
duc de
Bourgogne choisit et à qui il se proposa lui-même comme
juge du tournoi, était un jeune écuyer de vingt-quatre ans, Jacques de Lalaing, destiné à devenir un des chevaliers les plus glorieux et les plus braves de la
Toison d'or.
Malgré son jeune âge, « il était
expert déjà et habile de bien savoir parler, entendre et écrire en latin et en français ; de savoir deviser de chasses et de voleries nul ne l'enpassait ; de
jeux d'échecs aussi, de tables et de tous autres ébattements que noble homme doit savoir », lorsque son père qui appartenait à une des plus
illustres familles du Hainaut, se décida à l'envoyer à la cour du
duc de
Bourgogne.
Mais avant de se séparer de son fils, il lui tint ce discours : « Vous êtes mon fils aîné et le plus apparent de ma maison que je désire accroître comme mes prédecesseurs qui ont mis grande peine de l'élever afin de lui bailler nom immortel... Je vous jure sur celui qui me fit et forma que j'aimerais plus cher votre mort que par vous il y eût faute... N'oubliez pas non plus mon fils que peu de nobles hommes sont parvenus à haute vertu de prouesse et à bonne renommée, s'ils n'ont
dame ou damoiselle de qui ils soient amoureux... »
Puis il lui traça les règles d'un véritable
amour et termina son exhortation par cette belle parole : « Et sachez mon fils que de tant que vous êtes plus noble qu'un autre, de tant vous devez être plus noble de vertu ! ».
Puis ce père prévoyant lui bailla quatre bons roussins, un gentilhomme pour le servir, un clerc bien lettré afin qu'il n'oubliât pas son latin et un valet pour lui panser ses
chevaux.
Jacques de Lalaing s'était fait aimer tout de suite à la cour du
Duc. Les chevaliers vantaient son adresse à manier les armes ; les
dames admiraient sa beauté et « assez y en avait d'elles qui eussent voulu que leurs maris ou amis eussent été semblables à lui. »
(34)
Aussi lorsque Jacques de Lalaing, suivi d'un cortège de seigneurs formant une interminable suite, se rendit au tournoi, toutes les fenêtres étaient garnies de
dames et de demoiselles qui faisaient des vux pour son triomphe.
Jacques était digne des valeureux conseils reçus au foyer paternel. Pendant toute la première journée du tournoi consacrée aux armes à
cheval, il lutta sans faiblir contre l'
illustre Bonifazio. Le combat dura jusqu'à la nuit sans amener de résultat ; et à la vérité, rapporte un chroniquiqueur, tous ceux qui y assistèrent, disaient qu'ils n'avaient jamais vu de plus belles et dures atteintes.
Le lendemain,
jour du combat à pied, Jacques marcha jusque devant le
Duc se signant de sa banderolle. Il se mit à genoux et supplia Philippe le Bon de l'armer chevalier. Le
Duc descendit de son « hourd dans la lice », Jacques tira son
épée, baisa la poignée et la bailla au
Duc qui le fit chevalier, et « férit un si grand coup en lui baillant l'accolée que le coup fut ouy de tous ceux qui étaient présents ». Il lui dit en même temps : « Bon chevalier puissiez-vous être !
(35) ».
« Jean de Bonifazio sortit aussitôt de son pavillon, vêtu de sa cotte d'armes et couvert de son bassinet dont la visière était fermée. Sa main gauche soutenait, au-dessus de sa longue dague, une
hache et un
bouclier d'
acier ; sa main droite agitait un dard léger, selon l'usage d'Espagne. Jacques de Lalaing portait à sa ceinture l'
épée avec laquelle il venait d'être armé chevalier par le
duc Philippe ; de la même main, à laquelle était attaché son
bouclier, il soutenait également une longue
hache terminée en pointe aux deux extrémités ; il tenait de l'autre une de ces lourdes
épées connues sous le nom d'estoc ; mais il avait fait ôter son bassinet et marchait le front découvert.
« La lutte s'engagea. Les deux chevaliers lancèrent leurs dards et, se débarrassant aussitôt de leurs
boucliers désormais inutiles, se jetèrent l'un vers l'autre en s'armant de leurs
haches. Bonifazio cherchait à
frapper son adversaire au visage. Jacques de Lalaing profitait de l'avantage de sa haute taille pour rabattre, du bâton de sa
hache, les coups qui lui étaient portés ; deux fois celle du sire de Lalaing tenta sans succès de briser sa visière. Bonifazio avait remarqué le sang-froid du jeune chevalier, on le vit tout à coup laisser tomber sa
hache et saisir de la main gauche celle du sire de Lalaing : au même moment il tira son
épée et voulut l'en
frapper, mais déjà celui-ci avait dégagé sa
hache et pressait plus vivement Bonifazio, dont les
forces s'épuisaient. Le
duc de
Bourgogne, sur les instances du
duc d'
Orléans, jeta alors sa baguette pour faire cesser le combat, et les deux adversaires se retirèrent ensemble, se donnant des témoignages de mutuelle amitié et comblés de louanges par tous les chevaliers »
(36).
Ce même Jacques de Lalaing, fut quelques années plus tard, alors qu'il était chevalier de la
Toison d'or, le héros d'une joûte célèbre dans les fastes de la chevalerie, appelée la joûte de la
Fontaine des
Pleurs. Jacques de Lalaing avait, à ce moment, près de trente ans, et il voulait, dit Olivier de la
Marche, avoir combattu, avant cet âge, au moins trente adversaires en lices closes. Pendant une année entière, il attendit au pas de la
Fontaine des
Pleurs, les chevaliers de France, d'Angleterre, d'Ecosse et d'Espagne qui se rendaient au jubilé de Rome, et en vainquit successivement vingt-deux :
« Ce qu'oncques ne fist homs. (37)
Comme chevalier de la
Toison d'or, il avait, a-t-il écrit lui-même « volonté et parfait désir d'acquérir bonne renommée et d'accomplir avant la fin de ses
jours des actions au moyen desquelles il puisse parvenir au palais où l'Honneur qui est l'objet désiré des bons, tient sa cour royale, gardé par la vertu et la noblesse du cur dont l'aide et l'assistance sont indispensables pour approcher de son Trône. »
(38)
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(32) On peut s'en rendre compte à Madrid, à l'Arméria. Un de ses armuriers favoris habitait Bruxelles.
(33) Olivier de la
Marche.
(34) Chroniques de J. de Lalaing par G. Chastellain.
(35) Olivier de la
Marche.
(36) Histoire de Flandre, par le Bn Kervyn de Lettenhove.
(37) Chroniques de J. de Lalaing, par G. Chastellain.
(38) Quelques lignes inédites du Bon Chevalier, par le Bn Kervyn de Lettenhove.