Vous êtes ici : Autres traditions & spiritualités | ALCHIMIE & SPAGYRIE | Livres, Textes & Documents | Locus Solus | Chap. IV

Locus Solus

Raymond Roussel
© France-Spiritualités™






CHAPITRE IV

      Achevant, à la suite de Canterel, la traversée de l'esplanade, nous descendîmes, au milieu de riches pelouses, une rectiligne allée de sable jaune en pente douce, qui, devenant avant peu horizontale, s'élargissait tout à coup pour entourer, ainsi qu'un fleuve une île, certaine haute cage de verre géante, pouvant recouvrir rectangulairement dix mètres sur quarante.

      Uniquement constituée d'immenses vitres que supportait une solide et fine carcasse de fer, la transparente construction, où la ligne droite régnait seule, ressemblait, avec la simplicité géométrique de ses quatre parois et de son plafond, à quelque monstrueuse boîte sans couvercle posée à l'envers sur le sol, de manière à faire coïncider son axe principal avec celui de l'allée.

      Parvenu à l'espèce de large estuaire que formaient, en obliquant avec divergence, les bords de celle-ci, Canterel, nous entraînant du regard, appuya vers la droite et fit halte après avoir contourné l'angle du fragile édifice.

      Debout, des gens s'échelonnaient au long de la paroi de verre que nous avions maintenant près de nous et vers laquelle se tourna tout notre groupe.

      A nos regards s'offrait, isolément établie sur le sol même, derrière le vitrage, dont la séparait moins d'un mètre, une sorte de chambre carrée, où manquaient, pour qu'on pût bien et clairement la voir, le plafond et celui des quatre murs qui nous eût fait face de tout près en nous montrant son côté extérieur. Elle avait l'aspect de quelque chapelle en ruine, utilisée comme lieu de détention. Munie de deux traverses courbes horizontales très distantes, fixant une rangée de barreaux terminés par de fins piquants, une fenêtre s'ouvrait à mi-longueur de la paroi dressée à notre droite, et deux grabats, un grand et un petit, traînaient sur un dallage effrité, ainsi qu'une table basse et un escabeau. Au fond, s'élevaient contre la muraille les restes d'un autel d'où était tombée, en se cassant, une grande vierge de pierre – des bras de laquelle l'accident avait, sans d'ailleurs l'abîmer, arraché l'Enfant Jésus.

      Un homme portant paletot et bonnet fourrés, que de loin nous avions vu errer à l'intérieur de l'énorme cage et qu'en deux mots Canterel nous donna pour l'un de ses aides, s'était, à notre approche, introduit par le côte béant dans la chapelle, d'où il venait de ressortir, allant vers la droite.

      Allongé sur le plus important grabat, un inconnu, aux cheveux grisonnants, semblait réfléchir.

      Bientôt, comme prenant une décision, il se leva pour marcher vers l'autel, ne posant qu'avec précaution sa jambe gauche, manifestement douloureuse.

      A côté de nous des sanglots éclatèrent alors, poussés par une femme en voile de crêpe qui, appuyée au bras d'un jeune garçon, cria : « Gérard... Gérard... », la main désespérément tendue vers la chapelle.

      Arrivé près de l'autel, celui qu'elle nommait ainsi ramassa l'Enfant Jésus, qu'il coucha sur ses genoux après s'être assis sur l'escabeau.

      Sortie de sa poche du bout de ses doigts, une boîte ronde en métal, quand son couvercle à charnière fut soulevé, laissa paraître une sorte d'onguent rose, dont il se mit à étaler une fine couche sur l'enfantin visage de la statue.

      Aussitôt, la spectatrice au voile noir, comme faisant allusion à l'étrange maquillage, dit au jeune garçon, qui hochait affirmativement la tête en pleurant :

      « C'était pour toi... pour te sauver... »

      Sans cesse aux écoutes, Gérard, semblant talonné par la crainte de quelque surprise, allait vite en besogne, et, avant peu, toute la figure de pierre fut rose d'onguent, ainsi que le cou et les oreilles.

      Couchant la statue dans le petit grabat, qui s'allongeait contre le mur de gauche, il l'examina un moment et, remettant dans sa poche la boîte d'onguent refermée, se dirigea vers la fenêtre.

      A la faveur de la forme un peu ventrue adoptée, vers l'espace, par l'ensemble des barreaux, il se pencha pour regarder en bas au-dehors.

      Accomplissant avec curiosité quelques pas à droite, nous vîmes la face opposée du mur. Un peu en retrait, la fenêtre était située entre deux encoignures, dont la plus éloignée servait de réceptacle et d'appui à un amas varié de détritus, comprenant notamment d'innombrables reliefs de poires, parmi lesquels, négligeant les pelures, Gérard, le bras allongé entre deux barreaux, ramassa tous les groupes de filaments intérieurs faisant corps avec les pépins et les queues.

      Sa récolte achevée, il rentra, et nous regagnâmes, à gauche, notre ancien poste d'observation.

      Prestement ses doigts séparèrent des queues puis des parties à pépins les filaments recueillis, obtenant ainsi de grossiers cor dons blanchâtres, qu'ils divisèrent ensuite, avec patience, en un grand nombre de fils ténus.

      A l'aide de ces brins, qu'il nouait finement à plusieurs, bout à bout, pour combattre leur défaut de longueur, Gérard, plein d'une ardeur tenace propre à triompher d'une évidente absence de capacités professionnelles, entreprit un curieux travail simultané de tissage et de confection.

      Finalement, à forcé d'enchevêtrements étroits visant sans cesse à une sorte de bombage général de l'article enfanté, il eut en mains un passable bonnet de nourrisson pouvant donner une illusion de linge. Il en coiffa la statue au teint rose, qui, tournée vers la muraille, les couvertures au cou, prit, maintenant que sa chevelure de pierre était cachée, l'aspect d'un poupon réel.

      Avec soin il ramassa sur le sol, pour le jeter aussitôt par la fenêtre vers sa gauche, tout le déchet de son travail.

      Après quoi, son attitude, pendant un bref instant, sembla trahir un peu de vague et d'absence.

      Sa lucidité retrouvée, il abaissa brusquement sa main gauche, le coude haut et les doigts allongés en groupe serré, pour laisser glisser de son poignet jusque dans le creux de sa dextre un bracelet d'or fait d'une chaînette à laquelle pendait un vieil écu.

      Rayant longtemps l'antique pièce de monnaie après la pointe inférieure d'un des barreaux de la fenêtre, Gérard obtint, recueillie continuellement sur le plat de sa main gauche inoccupée, une dose conséquente de poudre d'or.

      Sur la table, où il contrastait avec quatre in-octavo modernes, un livre ancien, très gros, portant au dos de sa reliure, en larges lettres, ce titre net et lisible : Erebi Glossarium a Ludovico Toljano, voisinait avec une cruche pleine d'eau et une tige de fleur.

      Enfouissant le bracelet dans sa poche, Gérard approcha l'escabeau de la table, appuyée, assez près de nous, contre le mur où béait la fenêtre, et s'assit devant le Dictionnaire de l'Erèbe, qu'il plaça convenablement, pour l'ouvrir ensuite à son début strict, en ne faisant, vers sa gauche, pivoter autour de son axe horizontal que le carton de la reliure, prompt à entraîner la garde, exempte de tout gondolement.

      Bien à plat, la première feuille ou fausse garde montra son recto entièrement blanc.

      Gérard, saisissant ainsi qu'un porte-plume la tige sans fleur entre trois doigts, en trempa légèrement l'un des bouts, encore armé d'une longue épine, dans l'eau presque débordante de la cruche.

      Puis, avec la pointe de l'épine, il se mit à écrire sur la feuille blanche du dictionnaire en manifestant toujours une sorte de hâte inquiète.

      Au bout de quelques lignes, posant la tige, il prit, sur sa main gauche toujours étendue, une pincée de poudre d'or et la répandit peu à peu, en remuant le pouce et l'index, sur sa fraîche écriture invisible, qui aussitôt se colora.

      Sous le mot « ODE », tracé en gros caractères de titre, venait une strophe de six alexandrins.

      Laissant, après l'accomplissement de sa courte besogne, retomber sur la réserve de sa main gauche ce qui lui restait de sa pincée de poudre, Gérard retrempa dans la cruche la bonne extrémité de la tige et continua d'écrire avec l'épine.

      Une seconde strophe fut bientôt couchée sur la feuille puis saupoudrée d'or.

      Le même travail alternatif de griffonnage et de poudrement se poursuivit ainsi, et jusqu'au bas de la page des strophes s'étagèrent.

      Donnant à l'assèchement le temps de se produire, Gérard souleva momentanément la feuille en la roulant à demi et conduisit de la sorte sur la marge de gauche tous les grains de poudre non captés par l'eau, qui glissèrent sur le tas d'or encore gros de sa main passive prête à les recevoir, quand il eut, en l'agrippant par le haut, dressé le dictionnaire presque verticalement.

      Libéré de tous préjudiciables entours déroutants pour l'œil, le fragile texte d'or, jusqu'alors flou, apparut dans son entière pureté.

      Gérard laissa, en le retenant, doucement retomber le dictionnaire sur la table et, d'une seule main, mit en pile les quatre in-octavo sous le premier plat de la reliure, pour qu'au lieu d'être en pente il reposât horizontalement sur eux.

      Tournée, la fausse garde montra son verso blanc, que Gérard, sans changer de procédés, couvrit de strophes en caractères d'or bientôt secs jusqu'au dernier.

      Ici ce fut sur la marge de droite qu'un précautionneux ploiement de la feuille amena les grains d'or restés libres qui, en fine cascatelle, firent retour à la réserve, grâce à un nouveau redressement momentané du pesant livre.

      Au terme d'une manœuvre exécutée par Gérard à la façon d'un manchot, les in-octavo empilés se trouvèrent soutenir, à sa droite, l'autre plat de la reliure, sur lequel s'étalaient parfaite ment une garde et une fausse garde, celle-ci montrant à côté de la page ultime du dictionnaire – ouvert maintenant, avec tous ses feuillets bien horizontalement tassés, comme un volume qu'on est en train d'achever – son recto vierge qui peu à peu se remplit de strophes nouvelles, une par une écrites à l'eau avec l'épine puis dorées.

      Après constat desiccité et routinière récupération de grains d'or, Gérard tourna la fausse garde, sur le verso de laquelle, fidèle jusqu'au bout à ses artifices de scribe étrange, il termina et signa son ode, dont toutes les strophes offraient le même type.

      Seuls quelques grains de la poudre précieuse restaient alors dans sa main gauche, qu'il secoua pour les faire tomber.

      Quand la signature d'or, située au bas de la page, eut elle même séché complètement, Gérard laissa cette fois choir au hasard sur la table toute la râpure métallique étrangère au texte, en mettant debout d'emblée l'opulent volume – pour le fermer ensuite et le poser.

      Après un long moment pendant lequel il avait paru se livrer à d'intenses réflexions, Gérard, avisant la pile d'in-octavo, prit le volume du dessus, qui, simplement broché, portait sur sa couverture ce titre : « L'Éocène ».

      Le plaçant devant lui sur la table après avoir repoussé le dictionnaire, il le feuilleta vers la fin et s'arrêta bientôt à la première page d'un index à deux colonnes. Là se succédaient sous forme de nomenclature, chacun suivi d'une série de chiffres, des mots qu'il toucha rapidement du doigt l'un après l'autre pour les compter.

      Puis, sur les pages suivantes, où se continuait l'index, Gérard, sans rien sauter, se livra aux mêmes prompts attouchements numératifs, qu'il cessa, tout en se levant, au dernier mot de l'une d'elles.

      S'éloignant de nous en marchant vers la fenêtre, il sortit momentanément de sa poche le bracelet d'or et, rayant de nouveau l'écu à la pointe de barreau déjà utilisée, recueillit dans sa main gauche une dose, minime cette fois, de poudre brillante, pour venir aussitôt se réinstaller devant l'Eocène.

      Sur la page où son comptage avait pris fin, il écrivit à son habituelle manière, mais uniquement en majuscules d'imprimerie, au milieu tout en haut : « Jours de cellule » – au-dessus de la colonne gauche : « Actif » – au-dessous de la droite : « Passif ». Ce dernier nom fut directement tracé à l'envers, sans nulle peine grâce à la simplicité géométrique des caractères adoptés.

      Ensuite Gérard biffa le mot réellement imprimé par lequel débutait la première colonne.

      La provision de poudre avait juste suffi à dorer l'eau des lettres et de la rature. Quand toute humidité eut disparu du papier, Gérard rendit un moment le volume perpendiculaire à la table, où dégringolèrent avec légèreté les grains ayant échappé au fragile engluement.

      Après avoir posé son doigt sous le chiffre qui suivait immédiatement le mot biffé, il feuilleta l'ouvrage à son début, semblant chercher une page déterminée.


*

*       *


      Canterel nous fit à ce moment marcher un peu vers la droite, au long de l'immense cage transparente, et nous arrêta devant un autel catholique bien décoré, se présentant de face derrière la paroi de verre, avec un prêtre en chasuble devant son tabernacle. L'aide au chaud équipement, qui s'éloignait de là après l'accomplissement de quelque besogne, se dirigea vers la retraite de Gérard, où il entra un instant.

      Sur la table sacrée, à droite, un luxueux coffret métallique, d'aspect fort ancien, portait sur sa face principale, au-dessous de la serrure, ces mots : « Étau indu des Noces d'Or », en lettres formées de grenats.

      Le prêtre marcha vers lui et, soulevant le couvercle, en retira un étau assez grand, qui, de modèle très simple, fonctionnait au moyen d'un écrou à oreilles.

      Descendant les marches de l'autel, il s'arrêta devant un très vieux couple, qui s'était levé à son approche, laissant vides deux fauteuils d'apparat posés côte à côte, dont les dossiers nous présentaient leur envers. L'homme, sans chapeau, était simple ment vêtu d'un frac, alors qu'à sa gauche, la tête enveloppée d'un châle noir, la femme, en grand deuil, portait frileusement un lourd manteau bien qu'ayant, comme lui, les mains nues.

      Mettant les deux vieilles gens face à face, le prêtre unit leurs mains droites, qu'il plaça bien agrippées entre les mâchoires écartées de l'étau, puis commença de tourner doucement l'écrou, ostensiblement orienté vers nous.

      Mais l'homme, en souriant, intervint au moyen de sa main gauche et força le prêtre de lui abandonner les oreilles métalliques, qu'il tourna gaiement lui-même à plusieurs reprises avec une espiègle vigueur intentionnée, tandis que la femme sanglotait en s'attendrissant.

      Les mâchoires devaient être faites en quelque souple imitation de fer, car elles cédaient sans infliger aucune torture aux deux dextres entrelacées.

      Redevenu libre, l'écrou fut longuement détourné par le prêtre, qui bientôt, emportant l'étau, remonta les marches de l'autel pour se diriger vers le coffret, tandis que se rasseyait le couple, dont la longue et solennelle poignée de main avait pris fin.


*

*       *


      Côtoyant la cage géante, Canterel nous conduisit alors, à quelques mètres plus loin, devant un somptueux local, d'où nous vîmes s'échapper, allant avec empressement vers le couple âgé, l'aide aux fourrures, qui tout à l'heure s'était rendu là discrètement par voie indirecte, en passant derrière l'autel.

      A très courte distance du mur de verre séparateur, s'offrait de face une scène de théâtre non surélevée, évoquant par son décor quelque luxueuse salle d'un château moyen âge. L'absence de toute rampe avait permis à l'aide d'entrer et de sortir sans peine par-devant.

      Vers le fond, un peu à gauche, assis à une table placée en biais, un seigneur au cou nu, vu de profil perdu, annotait un ouvrage, vis-à-vis un pan coupé où s'ouvrait une large fenêtre.

      Sur sa nuque apparaissait, en gris foncé, un monogramme gothique formé de ces trois lettres : B, T, G.

      Au milieu, tout au fond, porteur d'un parchemin, un homme debout, que nous voyions de face devant une porte close, était à la droite précise du seigneur, dont le séparaient quelques pas.

      Les costumes des deux acteurs cadraient bien, comme époque, avec le décor.

      Sans interrompre ses annotations ni rien changer à son attitude, le seigneur dit, sur un ton nettement ironique :

      « Vraiment... une cédule ?... Qu'offre-t-elle comme signature ?... »

      La voix nous atteignait par une ouverture ronde, qui, grande comme une assiette et simplement garnie d'un disque en papier de soie dont les bords, en les dépassant, se collaient extérieurement sur les siens, était ménagée dans la paroi de verre, à deux mètres du sol.

      Postée, pour bien entendra, juste au-dessous de cet œil-de-bœuf, une jeune fille en noir dévorait sans cesse du regard, à travers le vitrage, celui qui venait de parler.

      A la question posée l'homme au parchemin fit cette brève réponse :

      « Un cob. »

      Juste à l'instant où résonnait le dernier mot, le seigneur, ouvrant les doigts, tourna la tête à droite avec une prodigieuse brusquerie et porta aussitôt ses deux mains vers sa nuque, comme par l'effet d'une douleur d'ailleurs vite oubliée.

      Puis, se mettant debout, il alla en chancelant jusqu'à l'homme, qui lui dressa devant les yeux son parchemin, où le mot « Cédule » servait de titre à quelques lignes suivies d'un nom sous lequel était grossièrement dessiné un cheval à courte encolure épaisse.

      Sur un ton de suprême angoisse le seigneur répétait, le doigt tendu vers le croquis équestre :

      « Le cob !... Le cob !... »


*

*       *


      Mais déjà Canterel nous faisait franchir, dans le sens habituel, une brève étape et s'arrêtait devant un enfant de sept ans environ, qui, tête et jambes nues, était assis, en simple costume bleu d'intérieur, sur les genoux d'une jeune femme en deuil très couverte, installée sur une chaise posant à même le sol.

      L'aide, par un détour fait derrière la scène, s'était un instant approché de l'enfant et se dirigeait maintenant à grands pas vers l'acteur au cou dégagé.

      Un second œil-de-bœuf, en tout semblable au premier, nous permit d'entendre clairement le garçonnet, d'ailleurs peu éloigné de nous derrière le mur transparent, énoncer ce titre : « Virelai cousu de Ronsard » puis réciter avec justesse toute une pièce de vers, pendant que son regard se mêlait à celui de la jeune femme et que ses gestes, pleins d'à-propos, soulignaient chaque intention contenue dans le texte.


*

*       *


      Quand l'enfantine voix se fut tue, nous parcourûmes, dans la direction coutumière, un court espace avec Canterel et stationnâmes bientôt, aux côtés d'un jeune observateur, devant un homme en blouse beige, assis à une table collée intérieurement contre la paroi de verre, à laquelle il faisait face. L'aide s'éloignait de lui pour aller vers le garçonnet, derrière lequel, pendant la récitation, il était passé non sans décrire humblement, afin de ne rien troubler, une courbe assez prononcée.

      Montrant une noble tête d'artiste aux longs cheveux gris, l'homme en blouse, penché sur une feuille de papier entièrement noircie d'encre bien sèche, commença d'y faire apparaître du blanc à l'aide d'un fin grattoir, non sans évincer de temps à autre, avec l'extrémité latérale de son auriculaire, la légère râpure produite.

      Peu à peu, sous la lame, qu'il maniait avec une suprême habileté, s'indiqua, blanc sur fond noir, le portrait de face d'un pierrot – ou mieux d'un Gilles, vu tels détails imités de Watteau.

      Au milieu de nous, le jeune observateur, appuyant presque son front au vitrage, épiait avec grande attention les subtils agissements de l'artiste, qui prononçait parfois, en riant malgré lui, cette phrase : « Une grosse dito », qu'un troisième œil-de-bœuf, identique aux autres, laissait porter au-dehors.

      Le travail marcha rapidement, et le Gilles, très poussé comme exécution malgré l'étrangeté du procédé purement éliminatoire, se montra finalement plein de vie exubérante, les mains aux hanches et le visage épanoui par le rire.

      Les délicats traits d'encre savamment laissés par l'acier constituaient un vrai chef-d'œuvre de grâce et de charme, dont nous pouvions apprécier la valeur, bien qu'obligés, de notre place, à l'apercevoir sens dessus dessous.

      Quand tout y fut achevé, le grattoir, prouvant à nouveau la maîtrise de la main qui le tenait, campa plus bas, toujours en blanc sur la feuille préalablement noircie, le même Gilles vu de dos ; l'absolue similitude de pose, d'allure et de proportions des deux résultats rendait indubitable le fait d'unicité touchant la conception de l'artiste.

      Ici encore, les volontaires oublis de l'astucieuse lame suppressive composaient un admirable ensemble, qui, même contemplé à rebours, nous séduisait par l'élégance de son fini.

      La dernière retouche accomplie, l'artiste, lâchant son grattoir, se leva en emportant la feuille, qu'il étendit, un peu plus loin de nous, sur la plate-forme à pivot d'une selle de sculpteur – où une petite armature en fil de fer, à structure humaine, se dressait près d'une foule d'ébauchoirs et d'une boîte de carton blanc sans couvercle, sur laquelle se lisaient de face, en grosses lettres, ces mots écrits à l'encre : « Cire nocturne ».

      Manipulant l'armature, fixée par le dos à une solide tige métallique verticale, dont la base, épanouie en rondelle, était assujettie au moyen de vis à une tablette de bois posée sur la plate forme pivotante, l'artiste lui donna aisément, grâce à la souplesse du fil de fer, l'attitude exacte du Gilles que son grattoir venait de créer.

      Puis sa main, plongeant dans la boîte, en sortit un épais bâton de certaine cire noire mouchetée de minuscules grains blancs, qui, faisant penser à une nuit étoilée, justifiait le nom tracé sur le carton.

      Avec cette cire nocturne il enveloppa successivement la tête, le tronc et les membres de l'armature et remit ensuite dans la boîte toute la portion restante du bâton.

      A l'œuvre ainsi préparée il commença de donner, au moyen de ses doigts seuls, une forme assez précise et continua son travail avec un ébauchoir, qui, choisi dans sa provision nombreuse, était fait évidemment, vu sa teinte blanchâtre, son grain spécial, son aspect de sécheresse et de dureté, en mie de pain pétrie puis rassise.

      A mesure que l'ouvrage avançait, nous reconnaissions sans cesse mieux, en la figurine, le Gilles de tout à l'heure, dont elle ; était la servile copie sculpturale, comme en témoignaient, au reste, de continuels coups d'œil interrogateurs jetés par l'artiste sur la feuille à fond noir.

      Les ébauchoirs, de formes variées et très particulières, servaient tous à tour de rôle, constitués, sans exception, uniquement de mie dure.

      La cire qu'ôtait l'artiste en modelant s'accumulait entre les doigts de sa main gauche en une boule exiguë, à laquelle il puisait parfois pour divers rajoutages.

      Parallèlement à sa besogne de statuaire, l'actif créateur en accomplissait une autre, qui, pure superfétation en soi, semblait lui être, par l'effet de quelque impérieuse routine, d'un indispensable secours ; sur la surface de la statuette il cueillait puis alignait, avec chaque ébauchoir, tels grains blancs de la cire nocturne, pour en former des traits reproduisant strictement ceux à l'encre du modèle qui le guidait ; même quand vint le tour du visage rieur il s'acquitta de cette tâche singulière, là plus délicate que partout ailleurs.

      Parfois il faisait pivoter plus ou moins la plate-forme de la selle, afin de s'attaquer à un autre côté de l'œuvre, déplaçant alors la feuille indicatrice pour avoir toujours bien devant son regard les deux images qui lui servaient tour à tour – et repoussant la boîte de cire en cas de gêne.

      Le Gilles avançait vite, acquérant une finesse incomparable. Ici, l'artiste cachait sous la cire des grains blancs de rebut faisant tache ; là, au contraire, insuffisamment fourni par la surface, il creusait légèrement pour s'en procurer.

      A la fin nous eûmes sous les yeux une exquise figurine noire, parfait négatif en somme, grâce à son discret rehaussement blanc, du Gilles espiègle dont la feuille offrait le positif.


*

*       *


      Après une nouvelle pointe faite en même direction sur un signe de Canterel, notre groupe se posta devant une grille de fer circulaire presque haute de deux mètres, formant, à faible distance du mur transparent qui nous séparait d'elle, une étroite cage baignée de lumière bleue, dont le diamètre pouvait égaler un pas.

      Deux cercles de fer horizontaux, l'un en haut, l'autre en bas, servaient de liens à l'ensemble, paraissant complètement traversés par tous les barreaux, dont quatre, d'une grosseur particulière, placés aux quatre angles d'un carré imaginaire ayant deux côtés parallèles à la paroi de verre, entraient dans un assez vaste plancher que n'atteignaient pas les autres.

      S'éloignant d'un étique malade couché en peignoir et sandales sur un brancard avec une sorte de casque bizarre comme coiffure, l'aide qui, selon la coutume adoptée, nous avait précédés par un détour, sortit de sa poche une forte clé, qu'il alla introduire dans une serrure établie à mi-hauteur d'un des quatre gros barreaux, celui de gauche le plus distant de nous.

      Après fonctionnement de la clé, il ouvrit grande, en tirant vers sa droite, une porte courbe, qui, simplement constituée par le quart de la grille circulaire et jouant grâce à deux charnières mises chacune à l'un des cercles horizontaux, présenta dès lors à nos yeux ces mots désignatifs : « Geôle focale », gravés, pour être lus de l'extérieur, dans une plaque de fer recourbée, tenant assez haut, par son revers, à trois barreaux voisins.

      Le malade, à gauche, venait de se dresser devant le brancard, en ôtant son peignoir, pour apparaître en caleçon de bain. Son casque retenait l'attention. Une petite calotte métallique, posée sur le sommet de la tête et solidement fixée par une jugulaire de cuir passant sous le maxillaire inférieur, était surmontée d'un court pivot, sur lequel s'emmanchait, en son milieu, une mobile et ronde aiguille horizontale qui, puissamment aimantée suivant Canterel, devait mesurer près de cinq décimètres. Au-dessus de l'épaule droite du malade, un vieux cadre carré se trouvait suspendu par deux petits crochets distants, vissés verticalement dans la portion extrême de son bord supérieur et passés dans deux trous horizontaux qu'offrait l'aiguille perpendiculairement à elle-même. Dans le cadre se présentait, dépourvue de verre protecteur, une gravure sur soie, manifestement très ancienne, montrant, identifié par ces trois mots : « Plan de Lutèce » établis sur trois lignes dans le coin gauche du haut, le tracé détaillé de l'ancien Paris ; une large ligne noire, parfaitement droite, traversait le quartier le plus nord-ouest et, véritable sécante, dépassait à chaque bout la courbe, très régulière, formée là par l'enceinte. Également sans verre, un cadre neuf carré, suspendu, identiquement comme le vieux, à l'autre partie de l'aiguille, au-dessus de l'épaule gauche du sujet, offrait aux regards une gravure caricaturale sur papier qui, soulignée par cette légende : « Nourrit dans le rôle d'Énée », représentait de profil, au milieu de l'espace sans bornes, un chanteur en costume de prince troyen, debout sur le globe terrestre isolé, la figure tournée vers le centre et le cou congestionné par un violent effort vocal ; ses pieds foulaient l'Italie, placée au sommet de la sphère, très penchée sur son axe ; de sa bouche, colossalement ouverte, partait une verticale ligne de points qui, après avoir traversé diamétralement la terre, en demeurant sans cesse visible parmi de vagues indications géographiques, descendait longuement sans dévier, pour se terminer, au milieu d'un groupe d'astres où se lisait le mot « Nadir », par une portée à clé de sol montrant un ut aigu accompagné de trois f.

      Faisant quelques pas, le malade entra, non sans crainte patente, dans la prison de forme cylindrique s'offrant à lui.

      La porte fut fermée à double tour et le barreau à serrure, auquel, pendant un moment, avait manqué dans le sens de la longueur, d'un cercle de fer à l'autre, une portion de lui-même, se retrouva complet. Emportant la clé, l'aide, au pas de course, alla vers l'artiste, encore occupé à sa statuette.

      En franchissant directement du regard, à partir du malade emprisonné, un espace de trois mètres environ vers la droite, parallèlement au mur de verre, on trouvait, dressée verticalement suivant un plan perpendiculaire au parcours effectué, une immense lentille ronde qui, juste aussi haute que la grille circulaire, avait son bord entier pris dans un cercle de cuivre soudé en bas au point central d'un disque de même métal solidement appliqué au plancher par de fortes vis.

      Intrigués par une source lumineuse existant derrière elle, nous reculâmes de deux pas et pûmes dès lors examiner sans obstacle un cylindre noir, lourd d'apparence, qui, debout sur le plancher, était surmonté d'une grosse ampoule sphérique en verre, d'où émanait une clarté bleue, visible malgré le plein jour.

      L'ampoule, en s'éteignant accidentellement pendant une fraction de seconde, montra que son verre n'avait aucune couleur et que la lumière était bleue par elle-même.

      Les trois centres respectifs de l'ampoule, de la lentille et de la geôle se trouvaient horizontalement en ligne droite.

      Portant lourde pelisse et douillette coiffure, le célèbre docteur Sirhugues, dont les traits populaires s'identifiaient d'eux-mêmes, manœuvrait sur la plate-forme du cylindre noir divers boutons cliquetants, disposés derrière l'ampoule eu égard à la lentille, à laquelle lui-même faisait face. Sans cesse il regardait un miroir rond à orientation spéciale et inchangeable, établi un peu en avant de lui, à sa droite, au sommet d'une verticale tige de métal fixée au plancher.

      Ramenés par une progression de deux pas jusqu'à la paroi de verre, nous vîmes le malade donner les signes d'une extrême surexcitation, sans doute causée par l'action de la lumière bleue, plus intense que partout ailleurs au lieu qu'il occupait, car c'était au centre de la geôle focale, judicieusement nommée, que tombait de façon flagrante le foyer de la lentille.

      Derrière la geôle, par rapport à nous qu'il avait pour vis-à-vis, un homme, ganté de laine et frileusement boutonné dans une forte capote dont le capuchon lui enveloppait le chef, tenait horizontalement dans sa main droite levée une courte barre de fer que, par un mot de Canterel, nous sûmes être un aimant. Épiant le casque du malade, il s'arrangeait pour que les deux gravures fissent constamment face à la source lumineuse, n'ayant pour cela, les pôles étant combinés en conséquence, qu'à toujours tendre de près son aimant à la pointe voulue de l'aiguille pivotante, de telle sorte que celle-ci fût, à n'importe quel moment, dans une ligne perpendiculaire à notre paroi de verre.

      Canterel nous fit appuyer un peu sur notre droite, en nous conseillant d'observer la gravure dont Nourrit était le héros. Déjà très pâlie depuis l'incarcération du malade, elle s'effaçait à vue d'œil. C'était, nous apprit le maître, sur la plus ou moins grande rapidité de son abolition graduelle que le docteur Sirhugues, apercevant parfaitement dans son miroir la geôle dont le séparait la lentille, se basait uniquement pour se livrer, sur les boutons du cylindre, à ses manœuvres qui, paraissait-il, créaient dans l'intensité de la lumière bleue des fluctuations sérieuses bien qu'inappréciables pour le regard. Entendu un certain temps encore, le cliquettement des boutons, à l'instant où le cadre neuf ne montra plus que du papier blanc, prouva, en cessant, que la mise au point de la clarté se trouvait définitivement effectuée. Quant au plan de Lutèce, il gardait sa vigueur primitive.

      Atteignant peu à peu au comble de l'agitation, le malade ne se possédait plus. Pressé de fuir quelque souffrance, il cherchait, des pieds et des mains, à ébranler divers barreaux de la geôle, puis il sautait, tournait sur lui-même, s'agenouillait, se relevait, visiblement en proie à d'insupportables angoisses. En dépit de ces trémoussements et pirouettes, les deux cadres ne cessaient pas de faire face, de loin, à la lentille, grâce à l'homme encapuchonné qui, portant vers sa droite ou sa gauche sa vigilante main qu'il élevait ou baissait, ne manquait à aucun moment d'amener où il fallait l'impérieux aimant dont l'aiguille pivotante était l'esclave, sans jamais l'entrer dans la geôle ni le laisser accidentellement se coller aux barreaux.

      Quelque temps, nous regardâmes le malade se démener ainsi en forcené. Sans attendre la fin de l'épreuve, Canterel nous fit reprendre notre marche. En passant à proximité du cylindre noir, nous vîmes le docteur Sirhugues qui, les mains au-dessus des boutons de la plate-forme, fixait toujours son miroir sans avoir changé de posture ; le maître nous révéla que depuis la disparition de la gravure-charge il y surveillait le plan de Lutèce qui, doué d'une grande résistance, lui eût prouvé, s'il se fût mis à pâlir, que son appareil photogène, tout à coup déréglé, fonctionnait avec une force exorbitante réclamant sa brusque intervention.


*

*       *


      Continuant d'aller, nous aperçûmes, derrière le docteur Sirhugues, l'envers d'une sorte de décor, que nous dépassâmes avant de nous arrêter et dont l'endroit nous apparut alors sous l'aspect partiel d'une riche façade de plâtre peinte et moulurée – perpendiculaire au mur de verre, touché par elle un peu à notre gauche.

      Tout près de nous, dans cette façade, s'ouvraient grands vers l'intérieur les deux battants véritables d'une porte d'entrée, qui, surmontée de ces mots « Hôtel de l'Europe », donnait sur une espèce de hall dallé, dont de simples toiles peintes établies sur châssis figuraient les murs.

      En haut de l'entrée, juste au-dessus du milieu de la partie horizontale du chambranle, pointait vers l'extérieur, perpendiculairement à la façade, une courte tige en fer forgé, au bout de laquelle pendait une vaste lanterne fixe, montrant, peinte sur celui de ses quatre verres qui s'offrait de face à quiconque marchait droit vers le seuil, une carte toute rouge de l'Europe.

      S'avançant, réelle, au-dessus de l'entrée – non sans contraster avec les fenêtres du soi-disant édifice, simplement peintes en trompe-l'œil – une grande marquise vitrée laissait passer un vif rai de lumière, qui, parti d'une lampe électrique à réflecteur, fixée, tout en haut, à l'une des traverses en fer du plafond transparent de l'immense cage, tombait obliquement sur la voyante carte géographique. On eût dit que le soleil dardait là un rayon, malgré un nuage qui le cachait en ce moment.

      Un homme en grand noir, couvert comme pour sortir par le gel, stationnait devant l'entrée à quelques pas du seuil, auprès d'un très jeune groom ayant, par contraste, une livrée d'été.

      L'aide, que tout à l'heure, pendant notre halte devant le malade, nous avions vu passer, assez loin, se dirigeant vers la droite, sortit soudain du hall dallé puis, avançant vite, le dos tourné vers nous dont il s'éloignait directement, longea la façade jusqu'à son extrémité pour s'éclipser à gauche. En reculant la tête, nous pûmes l'apercevoir comme il atteignait en courant la geôle focale.

      Portant une élégante et légère tenue de plage, une belle jeune femme, dont les ongles, fascinants, étincelaient ainsi que des miroirs à chaque mouvement de doigts, sortit à son tour du hall, poursuivie par un vieillard en livrée d'hôtel, qui, le seuil à peine franchi, l'arrêta par la remise d'un pli.

      Malgré une rose-thé qu'elle y tenait par le milieu de la tige, ce fut avec sa main droite, moins encombrée que l'autre où se réunissaient ombrelle et gants, que la jeune femme prit la lettre, sur laquelle, grâce à notre proximité, nous remarquâmes le mot « pairesse » écrit, seul entre tous, à l'encre rouge.

      Visiblement troublée par quelque détail de la suscription, la séduisante personne, semblant soudain prendre racine, eut un tressaillement qui la fit se piquer à une épine subsistant sur la tige, placée alors entre l'enveloppe et son pouce.

      Comme si la vue de son sang, qui macula subitement tige et papier, l'eût, pour une cause secrète, impressionnée plus que de raison, elle lâcha, horrifiée, les deux objets humectés de rouge – puis, immobile, hypnotisée, se prit à fixer son pouce, maintenant dressé à demi.

      Dites par elle, ces paroles : « Dans la lunule... l'Europe entière... rouge... tout entière... » nous parvinrent grâce à un œil-de-bœuf, qui, ne différant en rien des précédents, était, ici encore, ménagé dans la paroi transparente ; elles provenaient de ce que la carte sur verre, étincelant en l'air derrière son dos sous le pseudo-rayon de soleil, s'offrait à sa vue dans la lunule de son ongle, si prodigieusement réfléchissant.

      Immédiatement après leur chute, le vieillard avait essayé de saisir à terre le pli et la fleur ensanglantés. Or, au moins octogénaire d'aspect, il ne put, faute d'élasticité, se baisser suffisamment pour les atteindre. Braquant alors ses regards sur le groom, il jeta ce romantique mot d'appel « Tigre », en désignant le trottoir du doigt.

      Docilement l'adolescent vint ramasser les deux choses légères, qu'il voulut rendre à l'intéressée.

      Mais cette dernière, après avoir frémi à l'audition du terme, suranné dans l'acception en jeu, dont s'était servi le vieillard, exécutait maintenant, sous l'empire de quelque hallucination, une série de gestes d'épouvante, en prononçant des phrases entre coupées, où ces trois mots : père, tigre et sang, revenaient sans cesse.

      Puis elle versa manifestement dans l'absolue démence, tandis que, volant à son secours, l'homme aux vêtements noirs, qui, depuis le début, avait suivi la scène avec émotion, l'entraînait à petits pas vers l'intérieur de l'hôtel.


*

*       *


      Ebranlé une fois encore par Canterel dans le sens accoutumé, notre groupe, après quelques secondes de cheminement, s'immobilisa, près d'un homme et d'une femme du peuple, devant une chambre rectangulaire sans plafond, dont l'un des deux plus longs murs, totalement absent, se trouvait remplacé par la paroi de verre, à travers laquelle nous étions à même de l'observer facilement tout entière. On y voyait l'aide, qui, à la fin de notre précédente halte, était passé au loin sous nos regards, se dirigeant vers elle. Allant au mur dressé à notre droite, il ouvrit une porte, sortit et la referma. Presque aussitôt, en rejetant légèrement le corps en arrière, nous pouvions l'aviser à gauche, au moment où, se lançant, après le contournement de la chambre suivi d'une course oblique, sur les traces de la jeune démente à peine disparue, il s'engouffrait dans le hall dallé de l'hôtel.

      La pièce livrée à nos regards avait l'aspect d'un cabinet de travail.

      Au mur du fond s'adossaient, à droite, une grande bibliothèque pleine, à gauche, une spacieuse étagère noire dont chaque tablette portait une rangée de têtes de morts. Sur une cheminée sans feu située entre ces deux meubles, un globe de verre abritait une tête de mort supplémentaire, coiffée d'une sorte de toque d'avocat taillée dans quelque vieux journal.

      Dans le mur se trouvant à notre gauche, une large fenêtre faisait face à la porte qu'avait franchie l'aide. Installé à une grande table rectangulaire dont l'un des deux plus étroits côtés se collait entièrement à ce mur, un homme, tournant le dos de tout près à la paroi de verre, classait des paperasses.

      Bientôt, comme lassé de cette occupation, il se leva, en mettant à sa bouche une cigarette prise dans un étui de cuir sorti un moment de sa poche.

      En quelques pas, il atteignit la cheminée, sur laquelle une boîte partiellement garnie de papier de verre offrait, tout ouverte, son contenu à son présent désir. Un moment après, voluptueusement environné de fumée, il éteignait, en l'agitant, une allumette que ses doigts projetèrent dans l'âtre.

      Mais, au cours de ses derniers agissements, quelque particularité du crâne à curieuse coiffure avait, son attitude l'indiquait, frappé puis retenu son regard.

      Sous l'empire d'un soudain intérêt, il souleva haut le globe de verre pour le reposer plus à droite et, s'emparant du macabre objet, dont ses mains ne dérangèrent pas la toque, revint vers la table – non sans se révéler, en s'offrant à nous de face pour la première fois, comme ayant environ vingt-cinq ans.

      L'homme et la femme du peuple qui se trouvaient mêlés à notre groupe – un gars avec sa mère, on le devinait de suite à la ressemblance et aux âges – l'observaient avidement à travers la paroi de verre.

      Le fumeur, réinstallé à la table, nous tournait le dos de nouveau et regardait longuement le crâne, qu'il avait placé de face devant lui. Sur toute la portion visible du front squelettique, une sorte d'entrecroisement de fines raies, creusées légèrement dans l'os même avec quelque pointe de métal, imitait, comme avec une enfantine maladresse, les mailles d'un fragment de résille.

      Canterel appela notre attention sur des lettres runiques de manuscrit, fac-similées sur certain bord vertical en papier faisant partie de la toque d'avocat, confectionnée, dit-il, avec des morceaux du Times. Puis il nous montra qu'une ressemblance existait entre elles et les réticulaires marques frontales, qui, on le découvrait en les examinant bien, constituaient toutes, sauf les dernières d'en bas, à droite, des runes de forme bizarre, inclinées de maintes façons et jointes les unes aux autres ; deux mots du texte sans espaces créé ainsi par les pseudo-mailles étaient placés chacun entre des guillemets gravés de la même manière que le reste.

      La chose qu'avait remarquée subitement tout à l'heure le jeune homme épié par nous n'était autre, évidemment, que le rapport mystérieux associant les signes du front et ceux du bord de la coiffure.

      Maintenant il avisait sur la table une petite ardoise, pourvue d'un crayon à mine blanche, et s'en servait pour transcrire en lettres de notre alphabet le texte frontal, constamment effleuré par son index gauche, qui lui en désignait tour à tour chaque morceau.

      Lorsqu'il eut fini, nous ne pûmes guère, de notre poste, distinguer sur l'ardoise que deux mots « BIS » et « RECTO » qui, plus lisibles que les autres pour être exclusivement composés de majuscules, devaient correspondre, vu les places respectives qu'ils occupaient dans l'ensemble, aux deux termes que des guillemets signalaient dans l'original.

      Se conformant à quelque injonction contenue dans les lignes qu'il avait écrites à l'instant, le jeune homme, traversant la pièce, prit dans la bibliothèque un important volume, dont le dos mon trait, à la suite d'un titre fort long, ce sous-titre : « Tome XXIV – Roture ».

      Après être venu se rasseoir à la table, en face du crâne, que sa main recula pour faire du champ libre, il posa le livre devant lui et l'ouvrit à la première page, constituée par plusieurs alinéas bien distincts, imprimés sur du riche papier de couleur bise. Ensuite il se mit à compter les lettres d'un d'entre eux ? en les touchant légèrement l'une après l'autre avec la pointe du crayon blanc. Parfois, arrivant à quelque nombre déterminé, il reproduisait sur le bas de l'ardoise la lettre touchée en dernier lieu – puis continuait l'opération, après s'être un instant, comme pour y puiser une indication nécessaire, désigné à lui-même, du bout fraîchement utilisé de son crayon blanc, tel point de la transcription du texte frontal.

      On remarquait à l'endroit choisi par lui dans le livre, imprimés avec du caractère très gras qui les faisait trancher sur le reste de l'alinéa en jeu, d'une part ce fragment : « ...cédille figurant un aspic... » et d'autre part celui-ci : « ...évêque portant la subtunique... ».

      Quand le jeune homme eut terminé son nouveau travail, une série de lettres blanches, qui, ayant été moulées une à une, se mon traient toutes fort nettes, composait, au bas de l'ardoise, ces trois mots : « Vedette en rubis », qui se suivaient sans que les deux espaces voulus existassent entre eux.

      Sur la table, un écrin tout ouvert contenait un curieux objet d'art, un peu plus haut que large, qui n'était autre qu'un fac-similé d'affiche théâtrale, grand comme les cartes de visite du plus important modèle. Il consistait en une plaque d'or dans laquelle s'incrustaient d'innombrables petites pierres précieuses qui en garnissaient toute la surface. Des émeraudes claires formaient le fond, alors que le texte était fait d'émeraudes sombres. Douze noms de grosseurs variées, en caractères de saphirs, ressortaient chacun sur un partiel fond rectangulaire en diamants, dont les dimensions s'appropriaient aux siennes. Au-dessus d'eux flamboyait un nom fait de maints rubis, qui, se détachant sur une bande en diamants suffisamment spacieuse pour lui, les écrasait tous par sa taille prédominante. On lisait, avant d'atteindre le titre, qu'il s'agissait d'une centième.

      Bientôt, l'objet d'art dans la main gauche, le jeune homme examinait avec minutie, à travers une loupe prise sur la table, la vedette en rubis.

      Au bout d'un temps assez long, semblant avoir fait une remarque, il enfonça, par une pesée risquée avec l'ongle, un des innombrables rubis, qui se releva aussitôt lâché.

      Ne conservant plus entre les doigts que l'objet d'art, il essaya, l'ongle appuyé de nouveau sur le rubis à ressort, diverses manœuvres – dont une aboutit soudain au glissement, vers la droite, de la surface aux pierreries, mince couvercle à coulisses qui laissa voir, dans l'intérieur de la plaque, très évidée, quelques feuilles de papier presque impalpables formant une liasse pliée en quatre.

      Il prit et déploya ces feuilles, couvertes de fin texte manuscrit, puis en commença la lecture, après avoir, de sa place même, lancé dans la cheminée sa cigarette finie.

      Aux manières qu'il eut bientôt on put deviner que chaque ligne le faisait pénétrer plus avant dans les profondeurs de quelque hideux secret insoupçonné.

      C'était avec difficulté, en tremblant, qu'il tournait les pages, sans cesse plus avidement dévorées par lui.

      Parvenu au bout de l'écrit, il s'immobilisa, en proie à une inconsciente stupeur.

      Puis une réaction se produisit, et, se tordant les mains, il parut envahi par un flot de pensées effroyables.

      Enfin, reconquérant son calme, il se prit, les coudes sur le bord de la table, à réfléchir longuement, le front appuyé dans ses paumes.

      Il sortit de sa méditation avec la froide assurance que donne la possession d'un plan immuablement arrêté.

      Le verso de la dernière feuille manuscrite portait en son milieu, tracée fort gros sous la ligne finale du texte, cette signature : « François-Jules Cortier », que ne suivait aucun post-scriptum.

      Trempant une plume dans l'encre, le jeune homme se mit, en serrant, à écrire sur la demi-page blanche que ce verso lui offrait. Après l'avoir noircie presque entièrement, il signa ce nom : « François-Charles Cortier » en forçant son écriture – puis, sous le premier c, non pourvu encore d'annexe, dessina vite dans la position voulue, avec l'aisance que procure une longue routine, un serpent recourbé qui servit de cédille.

      En reportant, avec un brusque soupçon, les yeux sur l'autre signature, on découvrait que celui qui en était l'auteur avait aussi, en guise de cédille, exécuté avec sa plume un serpent exigu.

      L'encre une fois sèche, le jeune homme, après en avoir refait une liasse, replia en quatre toutes les feuilles ensemble puis les serra dans leur cachette d'or, dont le couvercle à pierreries, toujours engagé dans ses coulisses, fut refermé par un soigneux effort de son pouce – jusqu'au probant bruit sec final, que nous perçûmes un peu malgré l'absence de tout nouvel œil-de-bœuf.

      Bientôt la mignonne affiche précieuse, exactement remise en place, brilla comme au début dans son écrin ouvert.

      Après être allé ranger dans la bibliothèque le livre dont il s'était servi, le jeune homme, revenant à la table, frotta du bout de l'index, pour n'y rien laisser subsister, la surface entière de l'ardoise – puis retransporta la tête de mort, qui, par ses soins, finit, toujours coiffée de sa toque, par faire derechef, sous son globe de verre, le principal ornement de la cheminée.

      Un instant plus tard, sa main droite, fouillant une de ses poches, en ressortait armée d'un revolver, tandis que l'autre défaisait promptement tous les boutons de son gilet.

      Appuyant, à l'endroit du cœur, le canon sur la chemise, il pressa la détente, et, saisis par le bruit du coup de feu qui retentit incontinent, nous le vîmes tomber raide sur le dos.

      A ce moment Canterel nous emmena, pendant que l'aide, ouvrant brusquement la porte, pénétrait dans la chambre.

      La femme du peuple et son fils, qui n'avaient pas perdu un détail de la scène, se tenaient maintenant embrassés avec émotion.


*

*       *


      Nous continuâmes, dans le sens ordinaire, à longer le mur transparent, derrière lequel n'apparaissait plus que du terrain libre, qui semblait attendre de nouveaux personnages.

      Parvenu à l'extrémité de l'immense cage, Canterel tourna une première fois à gauche – puis une deuxième, après avoir suivi d'un bout à l'autre la paroi de verre, longue d'une dizaine de mètres, qui formait là un angle droit avec chacun des deux murs principaux ; maintenant, nous marchions lentement auprès du maître, dans la direction de l'esplanade, contre celui de ces deux derniers murs en vitres qui, pour nous, était encore nouveau.

      S'arrêtant bientôt Canterel, le doigt tendu vers l'intérieur de la cage, nous désigna, dressée à trois pas du vitrage qui nous empêchait de l'atteindre et garnie de diverses manettes, une importante masse cylindrique en métal sombre, pouvant mesurer deux pieds de diamètre sur cinq d'élévation. Le maître nous apprit que c'était là un appareil électrique de sa façon, dont la mission consistait à rayonner, sitôt qu'il fonctionnait, un froid d'une grande intensité. Six autres appareils, identiques à ce dernier, constituaient avec lui, sur toute la longueur intérieurement disponible et suivant une symétrie parfaite, une rangée parallèle au nouveau mur fragile, dont le milieu était marqué par une vaste porte vitrée à deux battants, actuellement close, montrant une structure exactement conforme à celle du restant de la cage.

      Après nous avoir révélé que le concours des sept grands appareils cylindriques suffisait à établir dans la cage entière une basse température continuelle, Canterel revint un moment sur ses pas – puis, laissant en arrière la transparente encoignure contournée en dernier lieu, se mit, avec notre groupe, à continuer de suivre l'allée de sable jaune, qui, rigoureusement rectiligne jusqu'à certain coude obtus assez lointain, faisait, à l'endroit que nous foulions, obliquer régulièrement ses deux bords l'un vers l'autre afin de reprendre sa largeur normale.

      Pendant que chaque pas nous éloignait davantage de la géante cage de verre et de l'esplanade, le maître éclairait notre esprit par ses paroles sur tout ce que nos yeux et nos oreilles venaient de percevoir.


*

*       *


      Voyant quels réflexes merveilleux il obtenait avec les nerfs faciaux de Danton, immobilisés dans la mort depuis plus d'un siècle, Canterel avait conçu l'espoir de donner une complète illusion de la vie en agissant sur de récents cadavres, garantis par un froid vif contre la moindre altération.

      Mais la nécessité d'une basse température empêchait d'utiliser l'intense pouvoir électrisant de l'aqua-micans, qui, se congelant rapidement, eût emprisonné chaque trépassé, dès lors impuissant à se mouvoir.

      S'essayant longuement sur des cadavres soumis à temps au froid voulu, le maître, après maints tâtonnements, finit par composer d'une part du vitalium, d'autre part de la résurrectine, matière rougeâtre à base d'érythrite, qui, injectée liquide dans le crâne de tel sujet défunt, par une ouverture percée latéralement, se solidifiait d'elle-même autour du cerveau étreint de tous côtés. Il suffisait alors de mettre un point de l'enveloppe intérieure ainsi créée en contact avec du vitalium, métal brun facile à introduire sous la forme d'une tige courte dans l'orifice d'injection, pour que les deux nouveaux corps, inactifs l'un sans l'autre, dégageassent à l'instant une électricité puissante, qui, pénétrant le cerveau, triomphait de la rigidité cadavérique et douait le sujet d'une impressionnante vie factice. Par suite d'un curieux éveil de mémoire, ce dernier reproduisait aussitôt, avec une stricte exactitude, les moindres mouvements accomplis par lui durant telles minutes marquantes de son existence ; puis, sans temps de repos, il répétait indéfiniment la même invariable série de faits et gestes choisie une fois pour toutes. Et l'illusion de la vie était absolue : mobilité du regard, jeu continuel des poumons, parole, agissements divers, marche, rien n'y manquait.

      Quand la découverte fut connue, Canterel reçut maintes lettres émanant de familles alarmées, tendrement désireuses de voir quel qu'un des leurs, condamné sans espoir, revivre sous leurs yeux après l'instant fatal. Le maître fit édifier dans son parc, en élargissant partiellement certaine allée rectiligne afin de se fournir un emplacement favorable, une sorte d'immense salle rectangulaire, simplement formée d'une charpente métallique supportant un plafond et des parois de verre. Il la garnit d'appareils électriques réfrigérants destinés à y créer un froid constant, qui, suffisant pour préserver les corps de toute putréfaction, ne risquait cependant pas de durcir leurs tissus. Chaudement couverts, Canterel et ses aides pouvaient sans peine passer là de longs moments.

      Transporté dans cette vaste glacière, chaque sujet défunt agréé par le maître subissait une injection crânienne de résurrectine. L'introduction de la substance avait lieu par un trou mince, qui, pratiqué au-dessus de l'oreille droite, recevait bientôt un étroit bouchon de vitalium.

      Résurrectine et vitalium une fois en contact, le sujet agissait, tandis qu'auprès de lui un témoin de sa vie, emmitouflé à souhait, s'employait à reconnaître, aux gestes ou aux paroles, la scène reproduite – qui pouvait se composer d'un faisceau de plusieurs épisodes distincts.

      Durant cette phase investigatrice, Canterel et ses aides entouraient de près le cadavre animé, dont ils épiaient tous les mouvements afin de lui porter parfois un secours nécessaire. En effet la réédition exacte de tel effort musculaire fait pendant la vie pour soulever quelque lourd objet – alors absent – entraînait une rupture d'équilibre qui, faute d'intervention immédiate, eût provoqué une chute. En outre, au cas où les jambes, n'ayant qu'un sol plat devant elles, se fussent mises à monter ou à descendre un escalier imaginaire, il eût fallu empêcher le corps de tomber soit en avant, soit en arrière. Une main prompte devait se tenir prête à remplacer tel mur inexistant où fût venue s'appuyer l'épaule du sujet, disposé par moments à s'asseoir dans le vide si des bras ne l'eussent reçu.

      Après identification de la scène, Canterel, se documentant soigneusement, effectuait en un point de la salle de verre une reconstitution fidèle du cadre voulu, en se servant le plus souvent possible des objets originaux eux-mêmes. Dans les cas où il y avait des paroles à entendre, le maître faisait pratiquer, à un endroit favorable du vitrage, un très petit œil-de-bœuf, simple ment fermé à la colle par un disque en papier de soie.

      Livré à lui-même et habillé conformément à l'esprit de son rôle, le cadavre, trouvant en place meubles, points d'appui, résistances diverses, affaires à soulever, s'exécutait sans chutes ni gestes faussés. On le ramenait à son point de départ après l'achèvement de son cycle d'opérations, qu'il recommençait indéfiniment sans nulle variante. Il retrouvait l'immobilité de la mort dès qu'on lui retirait, en la saisissant par un minuscule anneau mauvais conducteur, la tige de vitalium, qui, introduite à nouveau dans son crâne, sous l'abri dissimulateur des cheveux, lui faisait toujours reprendre son rôle au point initial.

      Quand les scènes l'exigeaient, le maître payait des figurants pour y tenir tels emplois. Le corps enveloppé de forts tricots sous le costume réclame par leur personnage et le chef garanti par une épaisse perruque, ils étaient à même de séjourner dans la glacière.

      Tour à tour les huit morts suivants, amenés à Locus Solus, subirent le traitement nouveau et revécurent des scènes qui résumaient divers enchaînements de faits.

      1° Le poète Gérard Lauwerys, conduit par sa veuve, que soutenait seul, dans sa folle douleur, l'espoir de la résurrection factice promise par Canterel.

      Pendant les quinze dernières années écoulées, Gérard avait publié avec succès à Paris une série de remarquables poèmes, où il excellait à rendre la couleur locale des contrées les plus diverses.

      La nature de son talent le contraignant à voyager sans cesse, le poète emmenait à ses côtés par le monde, pour éviter de continuelles séparations déchirantes, sa jeune femme Clotilde – qui, ainsi que lui, maniait passablement chacune des principales langues européennes – et son fils Florent, enfant robuste que ne fatiguait nullement la vie errante.

      Traversant un jour en berline les sauvages défilés calabrais de l'Aspromonte, Gérard subit l'attaque d'une troupe de brigands, menés par le fameux chef Grocco, dont on citait les coups d'audace envers maints voyageurs qu'il rançonnait chèrement.

      Atteint d'un coup de poignard à la jambe gauche dès son premier essai de résistance, Gérard fut capturé ainsi que Florent, alors âgé de deux ans.

      Grocco avertit aussitôt Clotilde, laissée libre, qu'elle ne pouvait sauver les deux captifs de la mort qu'en lui apportant, avant une date qu'il fixa pour leur exécution capitale, une somme de cinquante mille francs. Puis il prit dans sa ceinture une écritoire munie de feuilles timbrées et força le poète, auquel pas un mot de la sentence n'avait échappé, d'établir en faveur de Clotilde une procuration apte à faciliter tous déplacements de fonds.

      Conduits avec leurs bagages sur le sommet d'un mont abrupt, Gérard et Florent furent écroués dans une ancienne chapelle faisant partie d'une vieille forteresse abandonnée où Grocco campait tant bien que mal.

      Le poète, à la réflexion, n'entrevit aucune chance de salut. Grocco, le prenant à grand tort pour un oisif riche en train de voyager par goût, avait fixé bien trop haut le prix de la rançon, dont le cinquième à peine se trouvait susceptible d'être réalisé par Clotilde. Et, quand l'argent n'arrivait pas, jamais le fameux ban dit ne retardait d'un seul instant l'heure d'une exécution.

      Pourtant, après de longues méditations, Gérard découvrit un moyen hasardeux de sauver au moins la vie de Florent. Par la promesse de quelques milliers de francs, que Clotilde, il le savait, était à même de réunir sans peine, le poète gagna son geôlier, un certain Piancastelli, qui, passant pour le plus astucieux de la bande, résolut de tenter un coup hardi avec la seule aide de sa concubine Marta.

      Plusieurs bandits avaient ainsi au camp une amante qui, étrangère à toute discipline, allait à son gré aux villes proches pour y effectuer divers achats. Marta, libre comme ses compagnes, enlèverait secrètement Florent pour le rendre à Clotilde en échange de la somme convenue, qu'elle rapporterait à Piancastelli. Dès lors, les deux complices, pour éviter toutes représailles, quitteraient promptement le repaire de Grocco.

      Le poète renonçait à sa propre évasion pour assurer celle de son fils. Fréquemment Grocco passait devant la chapelle, située au niveau du sol, et, par la fenêtre, apercevait Gérard, dont le départ eût à l'instant provoqué une poursuite acharnée. Au contraire, en demeurant à son poste, le père ne pouvait manquer de protéger la fuite de l'enfant, fuite chanceuse que la nature du pays promettait de rendre longue et difficile.

      Craignant de voir ceux qu'il faisait prisonniers établir, en vue de lui échapper, des communications avec le dehors, Grocco, toujours, leur interdisait formellement la possession de plumes ou de crayons.

      Piancastelli, bravant pour quelques moments ce décret, mit le reclus en mesure de prescrire par lettre à Clotilde la remise d'une somme déterminée à l'inconnue qui lui rendrait Florent.

      Le lendemain, avant l'aube, Marta, munie de la lettre, partit avec l'enfant dissimulé sous son manteau.

      Mais, ce jour-là, Grocco, apprenant soudain l'imminent pas sage d'un groupe de riches voyageurs bons à capturer, emmena en expédition Piancastelli, dont il prisait fort, pour toute occasion d'importance, l'aide et les conseils.

      Un nouveau geôlier, Luzzatto, fut donné à Gérard, qui trembla dès lors à la pensée de voir l'évasion de Florent découverte et comprise – car il était grand temps de rattraper Marta.

      En apportant le premier repas, Luzzatto, par bonheur, ne s'était pas soucié de Florent, qu'il devait croire endormi encore dans certain petit grabat mis en un coin de pénombre. Mais le père songeait que ce remplaçant, à sa prochaine visite, remarquerait sûrement l'absence de l'enfant et que tout se saurait, hélas ! avant que Marta ne fût à l'abri des poursuites.

      Gérard chercha un subterfuge propre à conjurer le danger.

      Contre un des murs de la chapelle où on le détenait, gisait en plusieurs morceaux, parmi les vestiges d'un autel, une statue grandeur nature de la Vierge, près de laquelle, séparé des bras maternels qui le soutenaient jadis, l'Enfant Jésus était demeuré intact. Le poète résolut d'utiliser cet enfant de pierre pour donner le change à Luzzatto.

      Afin d'adoucir la plaie que sa jambe gauche offrait depuis l'attaque de la berline, il avait reçu de Grocco un onguent dont la teinte se confondait sans heurt avec celle de la chair.

      Il prit l'enfant divin et, recouvrant d'une couche d'onguent visage, oreilles et cou, l'étendit dans le grabat de Florent. Satisfait de l'illusion obtenue, il ne songea plus qu'à dissimuler entièrement les cheveux de pierre. Seul un petit bonnet blanc pouvait sembler naturel. Mais comment fabriquer un pareil article ? Gérard, suivant une habitude adoptée pour tous ses voyages, n'avait sur lui que du linge de couleur qui, assez voyant, eût fourni un bonnet suspect.

      Une fenêtre seulement éclairait la chapelle. Munie d'une forte grille mise là jadis contre les envahisseurs nocturnes, elle marquait le fond d'une étroite alcôve extérieure créée par un enfoncement de la façade. Contre un des coins de ce retrait s'entassaient maintes bribes de rebut – rognures, croûtes, trognons ou épluchures.

      A tout hasard, le détenu, en vue de son projet, chercha quelque élément propice dans cette réserve, que la grille, formant un peu ventre vers le dehors, lui permettait d'examiner.

      Apercevant au sommet du tas force épluchures de poires, il se souvint que, la veille, un des bandits avait volé dans une charrette de paysan un plein panier de crassanes dont tout le camp s'était régalé. Il tenait le fait de Piancastelli, qui lui avait servi un de ces fruits à souper.

      Gérard, traversé par une idée soudaine, recueillit, en passant le bras entre deux barreaux, tous les filaments blancs constituant le prolongement des queues, dont il les sépara. Ôtant les pépins et leur entourage, il eut d'épais cordons primitifs, bientôt divisés soigneusement en de nombreux fils minces, dont ses doigts novices, tissant et nouant sans relâche, firent, à force de persévérance, un bonnet acceptable. Parée de cette coiffure et couverte jusqu'au cou, le visage vers le mur, la statue donna l'illusion d'un enfant véritable. L'onguent imitait bien la chair, et le bonnet semblait être en linge.

      Le poète eut soin de restituer au tas mis par lui à contribution tout le compromettant résidu tombé de ses mains pendant sa tâche.

      Quand Luzzatto vint avec le repas de midi, Gérard, domptant une terrible émotion, le pria de faire silence, pour respecter, dit-il, le sommeil de Florent, souffrant depuis le matin. Le geôlier, jetant un coup d'œil vers le coin sombre du grabat, fut dupe du stratagème. La même scène se renouvela le soir avec succès à l'entrée du souper.

      Dans la première partie de la nuit, des bruits de serrure éveillèrent Gérard. La nouvelle expédition de Grocco avait dû réussir, car on enfermait des prisonniers dans les salles voisines.

      Le lendemain, Piancastelli, reprenant ses fonctions de geôlier, admira l'expédient du poète, dont le récit calma en lui d'obsédantes inquiétudes éprouvées depuis le précédent matin. Par prudence, la statue fut maintenue intacte à sa place, pour leurrer, le cas échéant, tels visiteurs inattendus.

      Marta revint après cinq jours d'absence. Clotilde, découverte sans peine, lui avait remis, en échange de Florent, la somme stipulée – plus une tendre lettre pour Gérard, parlant de mille audacieux projets de délivrance.

      Un matin, chargé par Grocco de se renseigner sur la prochaine présence dans l'Aspromonte d'une opulente voyageuse, Piancastelli, dont la mission devait durer deux jours, vit là une occasion de quitter le camp pour jamais avec Marta et l'argent.

      Gérard approuva son dessein et lui fit de reconnaissants adieux.

      Grâce à l'habileté du poète, soucieux d'assurer à Piancastelli une désertion sans entraves, Luzzatto, redevenu geôlier, prit pour Florent, pendant un jour encore, la statue du grabat ; mais ses soupçons s'éveillèrent le lendemain, et, s'approchant de la couchette, il comprit tout. Grocco, averti, fit une enquête et devina le rôle joué par Piancastelli et Marta, qui, maintenant hors d'atteinte sans idée de retour, échappaient à ses représailles.

      Voulant tromper par le travail son attente d'une mort proche et certaine, Gérard chercha quelque moyen d'écrire malgré la défense de Grocco.

      Le jour même du drame, comme la berline, au sortir d'un village, montait une côte en compagnie d'enfants pauvres tendant tous à l'envi leurs mains pleines de fleurs fraîches cueillies, Gérard avait acheté un bouquet pour Clotilde, qui, prenant aussitôt une rose dans l'ensemble, s'était plu à la passer au revers du donateur. Prisonnier, le poète avait pieusement conservé ce doux souvenir de celle qu'il n'espérait plus revoir.

      Gérard, songeant maintenant à employer comme plume une des épines de cette rose, les arracha toutes sauf la plus longue, au-dessus de laquelle, avec son ongle, il trancha la tige, se trouvant ainsi en possession d'un instrument commode.

      On lui accorda, sur sa demande, la jouissance de quelques livres trouvés dans son bagage ; parmi eux, un grand dictionnaire fort ancien commençait et finissait par une feuille blanche qu'avait ajoutée le relieur – et offrait ainsi quatre vastes pages intactes, prêtes à recevoir un travail important.

      Gérard savait que son sang, amené par une piqûre de l'épine, eût pu lui servir d'encre ; mais il craignait de faire deviner sa ruse en tachant malgré lui son linge ou ses habits.

      Il se dit que, réduite en poudre, une matière durable, telle qu'un métal par exemple, pourrait, en colorant des caractères tracés à l'eau, seul liquide disponible, donner, après assèchement naturel, un texte lisible et stable.

      Mais quel métal pulvériser ?

      Tout en acier, les barreaux de la fenêtre étaient inattaquables, et la chapelle, dont seuls des verrous extérieurs fermaient la porte, montrait une complète nudité. Par bonheur, lorsque avant de l'incarcérer on avait pris à Gérard bijoux et monnaies, une antique pièce d'or de touchante provenance était restée inaperçue.

      Pendant un été passé jadis en Auvergne, Clotilde, enfant, jouait souvent, non loin d'une ruine féodale, sous d'épais ombrages constituant un classique but de promenade. Un jour, en creusant le sol avec sa bêche pour entourer de fosses une forteresse de sable due à son labeur, elle fit sauter une pièce d'or, qui fut reconnue, à l'examen, pour un écu à la chaise du XIVe siècle. Fière de sa trouvaille, Clotilde voulut porter en bracelet l'écu pendu à une chaînette d'or. Jeune fille, elle continua de mettre le frêle bijou, dont on allongea la chaînette. En recevant sa bague de fiançailles elle en fit présent à Gérard, pour qu'il ceignît à son poignet cet objet qui, depuis l'enfance, ne l'avait pas quittée. Nuit et jour le poète garda au bras l'émotionnante relique, dont les bandits, en le fouillant, n'avaient pu deviner la présence, grâce à l'abri de la manchette.

      Tenus par deux traverses courbes scellées dans le mur, les barreaux de la fenêtre se terminaient par des piquants, dont l'acier pouvait, en usant l'écu, fournir une poudre d'or.

      Cet écu, si précieux pour le couple au point de vue affectif, serait ainsi détérioré. Mais plus tard, aux yeux de Clotilde veuve, la valeur spéciale en jeu ne pourrait qu'être accrue par des remarques intimement liées au chant du cygne de son poète, dont elle rachèterait sans nul doute à Grocco les bijoux et le bagage complet.

      Vu la fragilité présumable des futurs caractères, que le moindre frottement devait suffire à brouiller, Gérard, pour profiter du solide abri de la reliure, se promit de remplir les deux feuilles blanches sans les détacher du volume. Son œuvre, en outre, parviendrait plus sûrement ainsi à Clotilde, qui, son rachat de souvenirs conclu, vérifierait à coup sûr la présence de chaque chose, celle d'un livre ancien plus que toute autre.

      Pour éviter de dégrader le volume qui, représentant un prix élevé, méritait mieux que de simplement servir à procurer quelques pages vierges, le prisonnier résolut d'associer étroitement ses vers à la prose de l'auteur. Étranger à l'ouvrage, le futur poème eût déparé l'ensemble, qu'il enrichirait, au contraire, si son sujet en découlait. Constituant pour les deux feuilles en cause une garantie contre le déchirement expulseur, cette intimité substantielle donnerait aux strophes autographes des chances d'infinie durée en assurant à l'écriture précaire l'éternelle protection de la reliure. De plus, le poète embellirait ainsi son œuvre, tant le livre, intitulé Erebi Glossarium a Ludovico Toljano, était fait pour alimenter et conduire la plainte suprême d'un condamné.

      Après toute une vie consacrée à l'étude profonde et spéciale de la mythologie, Louis Toljan, fameux érudit du XVIème siècle, avait clairement réuni en deux remarquables dictionnaires, nommés l'un Olympi Glossarium, l'autre Erebi Glossarium, les innombrables matériaux sans cesse accumulés par lui durant trente années de patientes recherches.

      Là, classés par ordre alphabétique, dieux, animaux, sites ou objets touchant aux deux surnaturels séjours ont leur nom escorté d'un texte copieux, où documents et anecdotes, citations et détails s'entassent judicieusement.

      Tout mot étranger à l'Olympe d'une part et de l'autre à l'Érèbe est exclu de la nomenclature.

      Imprimés en latin et tenus aujourd'hui encore pour un pré cieux monument, ces deux ouvrages, fort rares, ne subsistent plus guère que dans telles illustres bibliothèques publiques. Mais depuis longtemps chez les Lauwerys, écrivains de père en fils, on se transmettait un exemplaire du deuxième – exemplaire intact que Gérard, avec admiration, feuilletait quotidiennement. Pris dans son plus large sens, le mot « Erèbe » se rapporte là au complet ensemble des Enfers.

      Or, pour jeter un dernier cri sur le seuil de la tombe, où donc puiser mieux qu'à cette source, dont le seul séjour des morts avait fourni les éléments ?

      Gérard traça le plan d'une ode où, poétiquement dotée de survie païenne, son âme, arrivant dans l'Erèbe, aurait maintes visions, qui toutes, en vue de la fusion souhaitée, seraient inspirées par tels passages du livre.

      Pour produire, le poète, rebelle à tout travail méthodiquement régulier, procédait toujours par efforts intenses mais éphémères, se privant de repos, de sommeil et de nourriture jusqu'à l'achèvement de sa tâche ; après quoi un terrible épuisement le contraignait à s'interdire pour longtemps la moindre pensée créatrice. Doué d'une infaillible mémoire, il terminait tout mentalement avant de prendre la plume.

      En soixante heures consécutives, dont chaque seconde fut employée, Gérard composa, suivant les règles adoptées, son ode, qu'il termina au début d'une aurore.

      Il recueillit alors soigneusement, à la fenêtre, une dose de poudre d'or que lui donna l'écu, rayé longuement par le piquant inférieur d'un des barreaux d'acier.

      Puis, avec l'épine trempée dans l'eau de sa cruche, il commença d'écrire son ode sur la blancheur convenue, saupoudrant de poussière d'or, après chaque strophe, tous les caractères, encore frais.

      Peu à peu couverte jusqu'en bas, la véritable première page du dictionnaire, bientôt sèche, montra un clair texte doré, quand Gérard eut, en économe, récupéré, au moyen de deux glissades bien conduites, les grains de poudre non captés par l'eau.

      Remplissant de la même façon le verso de la feuille liminaire puis les deux faces de la dernière, le poète acheva son ode et signa.

      Jaloux de puiser encore, dans quelque autre absorbante occupation, l'oubli de pensées cruelles qu'il sentait prêtes à l'assaillir de nouveau, Gérard, incapable pour longtemps, après son gigantesque effort, de toute besogne productrice, résolut de se rejeter sur de ternes exercices mnémoniques.

      Le dictionnaire de l'Erèbe offrait maints récits attachants bons à se mettre en mémoire, mais dangereux pour le cerveau surmené de Gérard, qui, après chaque formidable accès de travail, allait jusqu'à se défendre tout contact avec les livres imprégnés d'imagination.

      Avide, plutôt, de texte froidement scientifique, il choisit dans son stock d'ouvrages l'Eocène, étude savante concernant la seule période géologique désignée par le titre. Poète, il aimait feuilleter souvent cette œuvre, à cause d'une remarquable série de planches en couleurs qui transportaient dans les abîmes du passé planétaire l'esprit saisi de vertige enivrant. Il songea qu'apprendre là, en se cachant les gravures, des alinéas sans étincelle lui octroierait contre ses obsessions un dérivatif exempt de péril. Mais Gérard sentait bien que, pour triompher d'une tâche aussi ardue, il lui fallait une règle fixe et sévère, sachant le contraindre, jusqu'au dernier jour, à un irrémissible labeur quotidien.

      A la fin du livre s'éternisait, partout sur deux colonnes, une fine nomenclature alphabétique de tous les sujets traités – animaux, végétaux ou minéraux – chacun fournissant, à la suite de son nom, l'indication des pages qui l'étudiaient.

      Cinquante journées, en comptant la présente, le séparant encore de la date immuable de sa mort, Gérard chercha si une page de l'index n'offrait pas juste le même nombre de mots cités. Sur le haut de la quinzième, qui répondait à ses désirs, il écrivit, avec son habile procédé, ces mots : « Jours de cellule », dont le dernier était justifié par la rigueur de son incarcération.

      Deux mots nouveaux, « Actif » et « Passif », furent tracés, pour servir de titres, l'un, à l'endroit, au-dessus de la première colonne, l'autre, à l'envers, au-dessous de la seconde. En effaçant quotidiennement à partir du début de la page, toujours avec l'épine, l'eau et la poudre d'or, un des cinquante noms appelés désormais à représenter ses cinquante dernières journées de réclusion, Gérard verrait à la fois augmenter son actif, constitué par le nombre de jours accomplis, et diminuer son passif, ou somme des jours encore à faire.

      Il s'imposerait, à chaque rature, la tâche d'apprendre par cœur, entre son lever et son coucher, tout ce qui traiterait du nom biffé dans les pages désignées par l'index.

      Ainsi mis par lui-même, de façon saisissante, en possession de la stricte obligation voulue, le prisonnier, commençant sur l'heure, se conforma, sans fléchir, à sa ligne de conduite, trouvant à souhait l'oubli dans ses arides exercices de mémoire.

      Trois semaines avant la date fatale, il crut rêver, en recevant dans ses bras Clotilde, qui, folle de joie, apportait au camp la somme libératrice. Jadis fort liée avec elle au couvent, une certaine Éveline Bréger, d'origine modeste, avait, grâce à sa grande beauté, fait un splendide mariage. Perdue de vue par Clotilde, qui était restée dans l'ignorance de son changement de fortune, Éveline, en feuilletant un périodique, avait lu les détails du drame de la berline, suivis de notes biographiques sur Gérard – et sur sa femme, dont on nommait la famille. Son cœur s'était ému des angoisses qu'endurait son ancienne camarade, à qui généreusement elle avait envoyé le montant de la rançon exigée.

      Remis en liberté sur-le-champ, le poète obtint de Grocco, qui se montra bon prince, la permission de prendre avec lui, en tant que poignants souvenirs de sa captivité, l'enfant de pierre à l'étrange bonnet, les deux livres parés d'écriture d'or et la tige à unique épine. Quant à l'écu, toujours ignoré, il pendait ainsi qu'auparavant à son poignet.

      Or, c'étaient les principaux épisodes de cette réclusion, si marquante dans son existence, que Gérard Lauwerys, mort, revivait sous l'influence de la résurrectine et du vitalium.

      Le décor voulu fut édifié dans la glacière et complété par les accessoires-souvenirs, que le poète avait religieusement gardés jusqu'à sa fin, provoquée par une affection rénale. On n'oublia pas d'établir un autel en ruine et une gisante statue cassée de la Vierge ayant les bras posés à souhait.

      Pour donner le champ libre au défunt, on dut enlever à l'Enfant Jésus l'onguent et le bonnet qui le paraient depuis si longtemps puis effacer des deux livres les fragiles caractères d'or.

      Dès lors, le cadavre agit de temps à autre devant Clotilde en larmes. Adolescent déjà, Florent assistait près de sa mère à la troublante résurrection, qui procurait aux deux affligés quelques instants de douce illusion.

      On ôtait de nouveau, après chaque séance, à la tête de pierre son enduit rose et sa coiffure, aux deux livres leur texte doré.


*

*       *


      2° Mériadec Le Mao, décédé à quatre-vingts ans.

      Vite reconnue par Rozik Le Mao, sa veuve, la scène qu'il accomplit était de fort touchant caractère.

      Les époux Le Mao avaient passé toute leur vie en Bretagne, dans leur ville natale, Plomeur, qui, pleine encore de couleur locale et fidèle aux vieilles traditions, garde notamment en vigueur une curieuse coutume concernant la célébration des noces d'or.

      Là, tout couple arrivant à compter cinquante années de chaîne conjugale va en cérémonie, au jour anniversaire de son lointain hymen, entendre une messe à Sainte-Ursule, la plus ancienne église de la localité.

      Au milieu de l'office, le prêtre, après une courte allocution, extrayant d'un précieux coffret de métal un grand et vieil étau en feutre couleur fer du plus simple modèle, descend vers les deux époux, qui se lèvent, puis, les postant l'un en face de l'autre, fait s'étreindre leurs mains droites, pour mettre aussitôt le tout bien uni qu'elles composent entre les mâchoires ouvertes du faux outil.

      Tous trois en fer véritable, l'écrou, la vis et le ressort, celui-ci très faible, assurent le fonctionnement de l'ensemble.

      Tourné par le prêtre, l'écrou, attirant la vis, rapproche les mâchoires, qui, formant en bas, par l'effet d'une jointure à chape, un angle variable, viennent dès lors, sans douleur vu leur mollesse, infliger aux deux patients une pression symbolisant leur solide union cinquantenaire. Libérés au bout d'un moment, les conjoints se rassoient, et la messe s'achève.

      Servant de temps immémorial à chaque célébration de noces d'or, l'objet s'appelle « Étau indu », à cause de l'insolite caractère amoureux de son immixtion si tardive dans la vie des vieilles gens. Son nom complet brille explicitement, en lettres de grenats, sur une des faces du coffret qui le renferme.

      Mariés jeunes, les Le Mao, avec tout le cérémonial d'usage, avaient récemment fêté leurs noces d'or à Plomeur, et Mériadec s'était permis, par tendre espièglerie, de tourner lui-même à l'aide de sa main gauche, avec une force et une insistance inusitées, l'écrou du faux étau, semblant vouloir par là resserrer encore ses liens conjugaux.

      Peu après, atteint de péricardite, Mériadec, venu à Paris pour consulter, était mort entre les bras de Rozik.

      Et les moments revécus par lui à Locus Solus étaient ceux où l'étau avait rempli son rôle.

      Sur demande circonstanciée, la vieille église de Plomeur consentit à prêter l'étau et son coffret. Rozik, touchée de voir quelle scène entre toutes prédominait, à chaque réveil factice, dans la mémoire du mort, voulut braver malgré son âge le froid de la glacière et jouer elle-même son personnage, pour sentir à nouveau sa main pressée par la main aimée. Un figurant à perruque tonsurée fit le prêtre.


*

*       *


      3° L'acteur Lauze, mort à cinquante ans de congestion pulmonaire – et amené par sa fille Antonine, encore presque enfant.

      Poussée par un culte fervent pour le talent de son père vers le désir d'une résurrection momentanée qu'elle considérait, avec raison, comme ayant maintes chances d'être uniquement inspirée par les planches, Antonine vit bientôt le cadavre jouer de nouveau pendant un instant, comblant ainsi ses désirs, le premier rôle d'un drame retentissant intitulé Roland de Mendebourg, nom d'un personnage historique dont la vie, bien choisie pour remplir cinq actes, est à bon droit illustre.

      Roland de Mendebourg naquit en 1148 d'une noble famille du Bourbonnais, province où, à cette époque, suivant un singulier usage, tout enfant de marque passait à son apparition entre les mains d'un astrologue, qui cherchant quelle étoile présidait à sa venue au monde, employait un procédé spécial pour lui en graver le nom dans la nuque sous forme de monogramme. Usant de précautionneuse douceur, l'homme de science, avec des instruments ad hoc, introduisait une à une très avant dans la peau de l'arrière cou, perpendiculairement à celle-ci, de minuscules aiguilles prodigieusement fines, longues d'une ligne à peine et aimantées à leur pointe – en s'arrangeant pour qu'à la fin leur masse touffue, visible sous l'épiderme, constituât la figure voulue, dès lors fixée à jamais. Le but de l'opération était de mettre le sujet en contact incessant, pendant sa vie entière, avec l'astre désigné, qui, au moyen de ses effluves magnétiques, attirés par les pointes aimantées, devait le protéger et le guider.

      On choisissait la nuque comme emplacement pour qu'en la grande majorité des cas les effluves, tombant du ciel, eussent à traverser le cerveau avant d'aboutir aux aiguilles – et versassent ainsi de précieuses clartés dans le siège de la pensée.

      Roland de Mendebourg, dès ses premiers vagissements, fut conduit chez l'astrologue Oberthur, qui, le déclarant né sous l'influence de Bételgeuse, lui grava comme monogramme dans la nuque, en se servant de l'alphabet gothique, un signe réunissant ces trois lettres : B, T, G.

      Des relations s'étant créées, à l'occasion de cet événement, entre les Mendebourg et Oberthur, celui-ci fut, plus tard, chargé d'instruire Roland, qui acquit auprès de lui un goût marqué pour les sciences.

      A vingt-cinq ans, maître de ses biens, Roland, marié selon son cœur et père de deux garçons, goûtait un calme bonheur dans le château fort de ses aïeux, lorsqu'un événement grave amena sa ruine.

      Sans contrôle il confiait la gérance de son domaine à son vieil intendant Dourtois, qui, depuis près d'un demi-siècle, servait sa famille avec la plus stricte honnêteté. Pour toutes sommes à régler ou dispositions a prendre, Dourtois recevait de Roland des blancs seings à remplir librement.

      Toujours, à l'heure du coucher, Dourtois faisait dans le château une tournée d'inspection, afin de vérifier la fermeture de chaque issue. Un soir, après l'accomplissement de ce devoir, il découvrit, en réintégrant sa chambre, les traces d'un incendie restreint, dont la cause lui parut claire. Campée sur une hauteur, l'imposante demeure des Mendebourg subissait parfois de violents coups de vent ; une cire allumée, mise sur une table de chêne devant la fenêtre, avait dû enflammer les rideaux, gonflés jusqu'à elle par quelque souffle brusque, assez puissant pour s'immiscer par les joints des battants vitrés ; des rideaux, le feu avait gagné la table, vite brûlée, puis, ne rencontrant que des murs de pierre et un sol en dallage, s'était de lui-même éteint.

      Or Roland avait, ce jour-là, donné un blanc-seing à Dourtois, qui s'était hâté de mettre la pièce sous clé dans un tiroir de la table en chêne.

      Convaincu que le précieux parchemin s'était consumé avant d'avoir pu tomber en des mains étrangères, l'intendant s'inquiéta peu de l'événement et, le lendemain, narra tout à Roland, qui lui remit un nouveau blanc-seing.

      En fait, l'embrasement était l'œuvre d'un valet paresseux et vil nommé Quentin, spécialement préposé au service de Dourtois. Ayant, un jour, vu l'intendant remplir un blanc-seing du maître, Quentin s'était dit qu'une pièce de ce genre, dérobée intacte, pourrait le conduire à la fortune. Sans cesse aux aguets depuis lors, il avait aperçu, la veille, Dourtois en train de serrer dans la table un parchemin d'aspect reconnaissable. Forçant le tiroir à la première absence de l'intendant, il s'était saisi du blanc-seing, non sans allumer ensuite, pour assurer sa paix en dissimulant le vol, un incendie rationnellement imputable à quelque attaque du vent.

      Pour toute signature le parchemin portait un cob dessiné par Roland.

      Au IXème siècle, beaucoup de seigneurs, ne sachant lire ni écrire, apprenaient tant bien que mal à camper un grossier dessin, qui leur servait à signer les actes importants. Ils parvenaient plus facilement, en effet, à créer avec la plume telle forme familière à leur vue que le froid assemblage de lettres composant leur nom. Si pauvre qu'il fût, le croquis identifiait, mieux encore que ne l'eût fait un fragment d'écriture, la main exécutrice. Choisis par ces illettrés à blason que guidaient leurs goûts respectifs, les sujets de vignettes variaient à l'infini : personnages, bêtes ou choses concernant la guerre ou la vénerie, les arts, les sciences ou la nature. Tel sujet, une fois adopté puis officiellement enregistré, constituait à jamais pour toute la famille du seigneur en jeu, dans la suite des générations, une typique signature que les filles conservaient immuable au-delà du mariage – chaque membre se distinguant par son faire personnel dans l'accomplissement du dessin, dont le tracé, même s'il savait écrire, lui était imposé au bas de tous les actes marquants, auxquels l'apposition de son nom dûment paraphé n'eût octroyé aucune valeur.

      Plus tard, l'usage de l'écriture se généralisant peu à peu, les familles en cause, à diverses époques obtinrent chacune la suppression de son seing spécial ; certaines, fort rares – notamment celle des Mendebourg, que le cas en question concernait – étaient pourvues encore du leur au XIIème siècle.

      Or le lointain Mendebourg illettré auquel on devait le choix du sujet de vignette brillait, entre tous, comme cavalier hors ligne rempli de gracieuse maîtrise en selle – et, fort petit, ne mon tait jamais que certains chevaux moyens de race anglaise déjà nommés cobs de son temps. D'emblée, sa préférence, pour l'adoption d'une signature, s'était portée sur le type de ses montures favorites. Roland, après tant d'autres Mendebourg, ne pouvait donc valider un acte qu'en dessinant un cob au-dessous du texte.

      Ce détail était connu de Quentin, qui voulait transformer à son profit la précieuse feuille volée en une donation entièrement autographe des biens globaux de Roland, car il savait qu'en justice une écriture étrangère eût servi de base à de dangereuses plaidoiries invoquant un abus de blanc-seing.

      Le valet acheta, moyennant la moitié des futurs bénéfices, le concours d'un certain Ruscassier, chef d'un groupe de maraudeurs qui depuis peu saccageaient le pays. Il s'agissait de capturer Roland, qui faisait chaque jour, en lisant quelque ouvrage de science, une solitaire promenade en forêt, puis de l'amener, par un subterfuge, à écrire en bonne place le texte convoité. On eût pu tenter, même sans le vol préalable, de s'emparer ainsi de lui pour le contraindre, sous menace de torture et de mort, à rédiger l'acte voulu en signant de son cob ; mais, sachant que Roland eût enduré supplices et trépas plutôt que de ruiner ses enfants en abandonnant tous ses biens, Quentin avait tenu à user de ruse.

      Le cob du blanc-seing se trouvait juste sous le milieu de la feuille, que Quentin plia en deux de façon très coupante, afin de fixer ensuite l'une contre l'autre, avec une colle transparente, les deux moitiés haute et basse du verso.

      L'ensemble offrait, dès lors, l'aspect d'une épaisse et courte feuille simple, sur le vierge côté bien offert de laquelle, pour sauver sa vie, Roland écrirait docilement, en le signant de son nom, un acte qu'il croirait nul. En séparant ensuite avec une lame les deux parties collées, facilement lavables, on aurait, en redressant le parchemin, une pièce en règle, grâce au cob favorablement situé – pièce dont Roland, proverbialement plein de scrupuleuse loyauté, ne songerait pas un instant, Quentin en était sûr, à contester la valeur.

      Appréhendé au cours d'une de ses studieuses marches sous bois, Roland fut conduit au campement des maraudeurs. Quentin se garda de paraître, car le captif, songeant qu'un de ses familiers ne pouvait ignorer la particularité du cob, eût, en le voyant, flairé le piège véritable.

      S'adressant à Roland en le nommant, Ruscassier lui donna le choix entre la mort et l'immédiate autoruine, désignant le fameux parchemin, préparé avec une écritoire sur un ballot servant de table.

      Comme on s'y attendait, le prisonnier, pour avoir la vie sauve, subit sans peine des exigences qu'il jugeait sans portée réelle et, s'agenouillant devant le ballot, se dit prêt à écrire.

      Sur une injonction précise, dont Quentin était l'instigateur, Roland, qui, ayant des enfants, ne pouvait légalement faire abandon de ses richesses, reconnut, par cédule, devoir à Ruscassier huit cent mille livres, somme représentant, selon des dires autorisés, la totalité de son avoir. D'avance, dans un écrit en bonne forme, Ruscassier avait déclaré que Quentin possédait moitié de la créance.

      Roland signa son nom au bas de l'acte, en tête duquel, guetté par Ruscassier, il avait dû, pour se soumettre à une catégorique prescription de la loi, tracer, en manière de titre, le mot « Cédule ».

      Après avoir juré, par contrainte, qu'il s'abstiendrait du moindre essai de représailles contre les auteurs du complot, Roland recouvra sa liberté.

      Le lendemain, assis à sa table de travail, il annotait un de ses auteurs scientifiques préférés, lorsqu'on lui annonça Ruscassier. Introduit sur son ordre, celui-ci réclama son dû, en parlant de la cédule qu'il tenait à la main.

      Roland voulut, pour prendre une innocente revanche, faire avec quelque moquerie à son oppresseur de la veille, dont il escomptait joyeusement la déconvenue, les révélations concernant le cob traditionnel.

      Continuant ses annotations sans même tourner la tête vers Ruscassier, qui, debout devant la porte refermée, se trouvait juste à sa droite, il dit ironiquement :

      « Vraiment... une cédule ?... Qu'offre-t-elle comme signature ?...

      – Un cob », répondit Ruscassier.

      Sur ce dernier mot, qui lui notifiait sa ruine complète et celle des siens, Roland tourna la tête vers son interlocuteur avec une formidable violence et ressentit aussitôt, accompagnée d'un rapide et instinctif geste de secours, une fugitive douleur dans la nuque à l'endroit précis de la triple lettre aimantée. Sans en faire cas, il se leva pour marcher, livide, jusqu'à Ruscassier et vit son cob authentique sur le terrible parchemin, qui, bien redressé sans traces de pli ni de colle, lui apparut clairement comme l'un des blancs-seings confiés à Dourtois.

      Quoi qu'il en fût, mise sous un texte écrit de sa main, cette signature – que depuis sa fondation, vieille de trois cents ans, aucun des siens n'avait jamais reniée – constituait à son gré un engagement formel, auquel, selon les prévisions de Quentin, il comptait faire aveuglément honneur, sans même invoquer le cas d'obtention par violence.

      Congédiant Ruscassier avec promesse de paiement rapide, il manda Dourtois.

      Une fois instruit des événements, l'intendant, resongeant à l'incendie d'abord attribué au hasard, soupçonna Quentin, qui, interrogé, avoua tout cyniquement et, rappelant avec arrogance qu'un serment obligeait Roland à rester neutre vis-à-vis des coupables, fut simplement chassé sur l'heure.

      Roland, anéanti, réalisa tous ses biens et paya les huit cent mille livres à Ruscassier, forcé de partager avec Quentin.

      Retiré avec les siens dans la ville de Souvigny, Roland, pauvre, se livra plus ardemment que jamais à l'étude des sciences et donna, pour vivre, des leçons de physique ou de chimie.

      Souvent, intrigué, l'ex-châtelain repensait, non sans en chercher la cause, à cette douleur qu'il avait, pour la première fois de sa vie, éprouvée à la nuque dans la seconde terrible où le mot cob était tombé des lèvres de Ruscassier. En recommençant, avec la même brusquerie fabuleuse, le mouvement de tête effectué alors, il parvenait parfois à s'infliger la mystérieuse souffrance en jeu. Mais nombreux étaient les cas où le tic, malgré toute la violence mise, demeurait indolore. A la longue, Roland découvrit que la venue ou le défaut du mal dépendait du point de l'espace auquel il faisait face. Multipliant dès lors les expériences, il fut contraint d'admettre finalement, malgré les révoltes opiniâtres de sa raison, cette conclusion incroyable : en n'importe quel lieu clos ou découvert, quand, se trouvant vis-à-vis le nord, il tournait subite ment la tête soit à l'est, soit à l'ouest, la sensation apparaissait – alors qu'une orientation initiale de sa personne vers tous autres points cardinaux laissait sans nul effet ses plus prestes pivotements céphaliques.

      Roland se rappela qu'effectivement il avait juste devant lui certaine fenêtre en pan coupé donnant au nord, lors de la fatale visite de Ruscassier, debout à sa droite.

      Consistant en de nombreux picotements nettement localisés, la douleur provenait évidemment des multitudes de pointes aimantées qu'offrait le monogramme de la nuque. Roland, songeant au mode d'introduction jadis employé par Oberthur, savait que les minuscules aiguilles, quand il se tenait droit, étaient placées dans sa peau perpendiculairement à un plan vertical qui eût touché ses deux épaules. La connaissance de ce fait, jointe à ses observations sans nombre, le conduisit, à force de méditations investigatrices, aux termes de cette hypothèse, qui, bien qu'obstinément rejetée par lui pour son étrangeté inadmissible, s'imposait victorieuse ment comme cadrant seule avec toutes choses : la pointe aimantée des aiguilles subissait une mystérieuse attirance vers le nord. Quand Roland se postait de manière à fixer le septentrion, toutes les pointes, directement sollicitées en avant, opposaient, dès qu'un brutal mouvement du cou les entraînait ailleurs, une certaine résistance d'où naissait le picotement pénible – logiquement absent dans chaque autre cas.

      Roland avait bien démêlé la cause réelle de sa capricieuse douleur. Ses notions d'homme du XIIème siècle, toutefois, le forçaient à se débattre craintivement contre la nouveauté trop hardie d'une vérité à ce point inouïe, qui le pénétrait d'une secrète joie en s'affermissant de plus en plus dans son esprit, enivré par le pressentiment d'une prodigieuse trouvaille.

      Pour éprouver la justesse de sa théorie, il emplit d'eau un récipient – et posa transversalement sur deux petits fétus de paille parallèles, flottant à la surface, une longue aiguille aimantée, dès lors pourvue d'une parfaite liberté d'évolutions.

      Et Roland, ébloui par la grandeur de sa découverte, dont il entrevoyait les sublimes conséquences maritimes, put constater, le cœur palpitant, que l'aiguille, déplacée en n'importe quel sens, ramenait toujours, pour l'y maintenir fixement, sa pointe vers le nord.

      Il porta au roi Louis VII son invention gigantesque, apte à faire réaliser tant de progrès à la navigation, à sauver des flots tant de vies humaines, à conduire au relèvement de tant d'étonnantes terres encore inconnues. Enthousiasmé, le souverain, en récompense, lui donna une fortune.

      On eut dès lors, à bord de chaque navire, une aiguille aimantée qui montrait le nord, soutenue par deux fétus de paille sur l'eau d'une fiole à demi pleine. Appelé marinette (3), cet instrument primitif était l'ancêtre du compas véritable, qui n'apparut, muni d'une rose des vents, que trois siècles plus tard.

      Ayant racheté son château, Roland, riche à nouveau, se mit à bénir les étranges circonstances de son désastre, sans lesquelles jamais il n'eût fait sa découverte immortelle. Seul, en effet, un mouvement de tête d'une fantastique brusquerie parvenait à provoquer la douleur de nuque. Or, pour déterminer fortuitement pareille fougue, il ne fallait rien moins que l'annonce brutale, faite à une âme sereine, d'une ruine complète et sans recours. Par un bizarre enchaînement de faits, la perception du monosyllabe cob avait, d'un seul coup, plongé Roland, confiant et ironique, jus qu'au fond du plus sombre abîme. Un mot plus long eût peut-être amené moins d'instantanéité dans le phénomène psychique et, partant, dans le fameux pivotement de tête, dès lors incapable d'engendrer le mal révélateur.

      Quant aux deux complices, Ruscassier et Quentin, bientôt réduits à rien par le jeu et les bombances, ils s'étaient fait incarcérer pour de nouveaux délits.

      Sur ce sujet, le dramaturge Eustache Miécaze avait bâti une vivante pièce. Dans un prologue, le savant Oberthur tirait l'horoscope de Roland nouveau-né tenu par son père – puis préparait, non sans en expliquer les secrets et le but, l'opération sous-occipitale, qui ne commençait qu'au baisser du rideau. Cinq actes, situés un quart de siècle plus tard, évoquaient ensuite, dans leurs moindres détails, la tragique aventure du blanc-seing et ses conséquences d'abord funestes, mais finalement $radieuses.

      Revêtu d'un costume à col bas, laissant voir en gris foncé dans sa nuque l'interne monogramme stellaire, dû en réalité à un faible maquillage extérieur, Lauze avait maintes fois joué avec grand succès le rôle de Roland – personnage complexe, tour à tour saturé de calme bonheur familial auprès de son épouse et de ses fils, effondré sous le coup de ses revers, courageux dans le malheur, hanté par la gestation de sa noble découverte – enfin ivre de légitime gloire.

      Mort, il rejouait facticement le plus marquant épisode du drame, celui où le mot cob, jeté par Ruscassier tenant la cédule, devenait la cause indirecte de certaine douleur postérieure du cou, si grosse d'éternelles conséquences mondiales.

      Attentif à jeter juste au moment voulu, pour que l'illustre mouvement de tête eût bien l'air d'en résulter, la dernière des deux syllabes composant sa réponse, un figurant se chargea du rôle de Ruscassier, et tout fut mis en œuvre – accessoires et décor, costumes exacts et maquillage spécial de la nuque du cadavre – pour donner à la fille de l'acteur, pleine de fanatisme dans sa piété admirative, la parfaite illusion de revoir son père en scène.


*

*       *


      4° Un enfant de sept ans emporté par la typhoïde, Hubert Scellos, dont la mère, jeune veuve désormais seule au monde et assaillie d'idées de suicide, ne différait l'exécution de ses tragiques projets que pour s'accorder la cruelle joie de voir une existence mensongère déroidir un moment le corps de son fils.

      Une émotion poignante s'empara de la malheureuse quand elle comprit que l'enfant revivait les minutes où, pour lui souhaiter sa dernière fête, il avait, assis sur ses genoux, récité, en la fixant tendrement, le Virelai cousu de Ronsard.

      En cette œuvre qui atteint l'absolue perfection – touchant hymne d'amour filial qu'un oiselet, exaltant les bienfaits reçus à toute heure, est censé adresser à sa mère – le poète obtient d'intensives expressions de pensées, dues à une précision lapidaire dans l'agencement des mots. Or, au XVIème siècle, les termes cousu et décousu s'appliquaient tous deux au style, soit marmoréen, soit relâché, alors que le dernier seul, de nos jours, garde encore son sens figuré. De là le surnom admiratif spontanément décerné par les masses, dès son apparition, au célèbre virelai en cause, chef d'œuvre de cohérente concision.

      Tant de recherche et de densité rendant les vers durs à retenir, Hubert Scellos, pour tout se mettre en tête, avait fourni de violents efforts préoccupants, qui expliquaient la réminiscence post vitam.

      Cette récitation, dont le gracieux défunt s'acquittait sans faute en joignant à l'intonation juste des gestes montrés et bien compris, n'avait demandé, comme mise en scène, qu'une simple chaise – sur laquelle, sans admettre la pensée de se faire remplacer, la pauvre mère, chaudement couverte, venait s'asseoir, pour prêter l'asile de ses genoux et goûter ainsi un plus complet bonheur illusoire.


*

*       *


      5° Le sculpteur Jerjeck, qui, décédé subitement sans famille, était conduit par un jeune homme, Jacques Polge, son assidu élève et chaud admirateur.

      Songeant aux dix grandes heures que Jerjeck avait, de temps immémorial, consacrées chaque jour au travail, son unique et obsédante passion, Polge, fort de maintes probabilités, espérait à bon droit voir revivre au cadavre, de préférence à toutes autres, des minutes productives. Curieux, il voulait savoir, au cas où l'événement lui donnerait raison, si son maître, dont tout le talent reposait dans les plus minutieuses finesses de détails, réaliserait une fois mort les mêmes miracles que de son vivant.

      Canterel aperçut là un intéressant moyen de montrer, d'une façon particulièrement écrasante, avec quelle rigueur absolue les tranches de vie reconstituées ressemblaient à leurs modèles.

      Ce furent bien, comme tout portait à le prévoir, des instants de labeur que revécut le cadavre, efficacement épié par Polge, dès lors amené à instruire Canterel de différents faits.

      Six mois avant, Jerjeck avait reçu à Paris la visite d'un nommé Barioulet, commerçant enrichi de Toulouse, qui, resté garçon jusqu'à la cinquantaine, devait épouser, dans un délai encore vague, une jeune fille de chez lui, séduite par sa grosse fortune.

      Terriblement épris, comme tout quinquagénaire que trouble une adolescente, le commerçant voulait, à l'occasion de son mariage, donner à chacun de ses amis quelque précieux souvenir, qui, susceptible, de rester, perpétuerait indéfiniment la mémoire d'une date suprême dont s'illuminait toute sa vie. Un bijou, s'il ne se perd pas, se démode, s'abîme – et las de sa vue on s'en défait. Seule, aux yeux de Barioulet, une œuvre d'art signée d'un nom illustre avait chance, même petite et, partant, abordable, de tenir bon dans telle famille à travers maintes générations.

      Spécialisé dans l'unique production de Gilles en marbre hauts de quelques centimètres, Jerjeck, éminemment célèbre, lui parut désigné pour recevoir sa commande.

      Il fut convenu que l'artiste exécuterait comme échantillons trois différents Gilles de marbre, qui, joyeux et rieurs à l'excès en tant qu'évocateurs d'un jour d'ardente félicité, seraient, s'ils agréaient à Barioulet, suivis d'une foule d'autres du même genre – en attendant que la grande date fût, sitôt fixée, explicitement gravée sur chaque socle.

      Le Toulousain parti, Jerjeck se mit à l'œuvre, employant de bizarres procédés dont il avait, dans son enfance, contracté l'habitude.

      Orphelin pauvre, auquel des oncles chargés de famille payaient collectivement, au prix de lourds sacrifices, l'internat dans un lycée parisien, Jerjeck avait grandi loin de tout foyer.

      Les plus belles joies de sa vie d'enfant étaient les longues visites faites en troupe aux musées par les dimanches pluvieux. Aux lendemains de ces journées bénies, il s'essayait de mémoire à reproduire tel tableau en dessinant sur ses cahiers ou telle statue en pétrissant un bloc de mie distrait de son pain.

      Au Louvre, un jour, ses regards furent médusés par le Gilles de Watteau, qu'il s'acharna, par la suite, à copier d'après son souvenir. Mais nul croquis ne le contentait. Attribuant avec raison ses déboires à la gênante pénurie de traits de plume qui, exigée par la totale blancheur du personnage enfariné, créait une grave difficulté, il imagina un subterfuge propre à lui donner au moins l'illusion d'une besogne plus copieuse.

      Il noircit d'encre une page entière – puis, à l'aide d'un grattoir, quand tout fut sec, fit, dans un coin, apparaître son Gilles par élimination.

      D'emblée ce procédé le conduisit au succès, tant l'inspirait la venue progressive sur fond sombre des fascinantes blancheurs constitutives de son héros.

      S'écartant alors du modèle, il parsema la page noire de nombreux Gilles en ratures, variant selon sa fantaisie la pose et l'expression.

      Averti par son instinct qu'une voie fertile venait de s'ouvrir sous ses pas, il s'ingénia fort assidûment, dans la suite, à confectionner, grattoir en main, sur papier largement maculé, une foule d'esquisses du même personnage, vu sous divers aspects. Il obtenait, avec les rares vestiges d'encre laissés au laiteux visage par sa lame, d'étonnants jeux de physionomie.

      Ayant tenté de modeler des Gilles en mie de pain, il crut voir une clarté brusque s'épandre sur sa vie. La statuaire, qu'il avait de tout temps préférée au dessin, faisait mieux encore s'épanouir les mystérieuses facilités que lui donnait son sujet favori. Sculpter des Gilles, cela, il le sentait, lui procurerait gloire et fortune.

      Mais comment progresser avec sa mie pour toute argile et ses doigts comme outils – sans un centime pour s'offrir mieux ?

      Il avait chaque semaine une classe de botanique du professeur Brothelande, qui, célibataire économe fixé dans la banlieue et très épris de sa science, consacrait tout le produit superflu de son traitement et de ses leçons à la culture en serre de végétaux curieux.

      Trouvant pour ses démonstrations les meilleures planches insuffisamment claires, souvent Brothelande, sans souci de l'embarras, transportait en personne, de chez lui au lycée, tel spécimen rare sur lequel devait rouler sa classe.

      Il dépaqueta un jour devant Jerjeck et ses camarades, pour leur en parler longuement, une pridiana vidua (veuve de la veille), grande fleur annamite qui, ressemblant de forme à la tulipe, doit son nom triste, évocateur de deuil, à ses étamines blanches et à ses pétales noirs.

      La pridiana vidua est surtout remarquable par le fond de sa corolle, qui sécrète une cire noire à nombreux granules blancs – appelée cire nocturne pour son aspect de firmament étoilé.

      Ayant, du haut de sa chaire, montré cette cire à toute la classe en penchant la fleur en avant, Brothelande, annonçant qu'elle se reformait lentement après chaque soustraction, en prit une faible dose avec la pointe d'un coupe-papier, qui, passant de main en main, permit aux élèves d'étudier de près, en la palpant, l'attrayante substance molle – douée d'une rare malléabilité, dont Jerjeck, quand vint son tour, fut subitement frappé.

      Heureux de constater que la pridiana vidua avait fort captivé son jeune auditoire, Brothelande promit de donner l'exotique fleur, facile à cultiver longtemps dans son pot, au vainqueur de la plus prochaine composition.

      Pensant aux pas de géant qu'un bloc de cire nocturne lui permettrait de faire dans son art, Jerjeck n'eut plus qu'un but : gagner la fleur. A force de travailler sans relâche son cours de botanique, en négligeant au risque de maintes punitions tous autres devoirs ou leçons, il conquit la première place dans l'épreuve désignée – et reçut des mains de Brothelande la pridiana vidua.

      Exact dispensateur de soins et d'eau, Jerjeck s'appliqua, jusqu'à la mort de la fleur, à recueillir par intervalles dans la corolle, où elle renaissait toujours, la cire fuligineuse, dont il eut finalement une masse importante, prompte à combler ses vœux, dès le premier essai, par son obéissante souplesse.

      Visant à une extrême finesse d'exécution, que ne pouvaient lui donner tels instruments de fortune provenant de son plumier, il songea que sa mie de pain, insuffisante comme argile, lui servirait excellemment, du moins, à façonner avec ses doigts des ébauchoirs de formes infinies et précises, bons à étrenner une fois durs.

      Mise en pratique, son idée triompha. Pourvu d'outils conçus par lui et bien rassis, il fit avec son paquet de cire, d'après le dernier dessin dû à son bizarre procédé, un Gilles spirituel et vivace. Se sentant le pied à l'étrier, il passa tout son temps libre à sculpter son héros sous mille formes, commençant par établir – à l'aide d'une silhouette blanche qui, faite au grattoir sur fond d'encre, lui inspirait de fécondes trouvailles – l'attitude, les traits et l'expression de chaque statuette.

      Sitôt une œuvre finie, la cire, roulée entre ses mains, devenait une boule unie prête à resservir.

      Jerjeck attacha bientôt une importance grandissante à son étrange travail préalable sur papier, voyant qu'il en tirait décidément ses plus lumineuses conceptions. Il fit de chaque Gilles, face et revers, deux études très poussées qui le guidaient pas à pas pour le modelage – et prit même, presque sans le vouloir, trouvant là instinctivement une aide singulière pour sa tâche de sculpteur, l'habitude de reproduire à la surface de la molle statuette noire, en alignant finement tels granules blancs de la cire nocturne, les évocateurs traits d'encre laissés avec tant de talent sur la feuille par son prestigieux grattoir. Ainsi l'œuvre, après achèvement, formait en quelque sorte le négatif exact du Gilles dont le double dessin fournissait le positif. Quand venaient à manquer les granules superficiels, Jerjeck en puisait de sous-jacents dans l'épaisseur même de la cire, enfonçant au contraire en cas de pléthore, pour les recouvrir ensuite ceux qui l'eussent, inutilisables, empêché d'établir telle vierge unité noire.

      Cette tactique plastico-linéaire fut pour Jerjeck féconde en immenses résultats – et l'amena finalement à produire d'exquis chefs-d'œuvre, qui, sans elle, l'artiste le sentait, n'eussent pas atteint le même degré de perfection.

      Ainsi, sans maîtres, Jerjeck se fit, dès l'adolescence, un splendide talent, auquel, ses études terminées, il dut un prompt succès.

      Or jamais il ne put, malgré diverses tentatives, changer ses originelles façons de travailler. Seul un double dessin au grattoir éclairait bien la genèse de chacun de ses Gilles, et il préférait à l'invariable série d'ébauchoirs offerte par les marchands ses outils en mie de pain, qui, du moins, pouvaient recevoir de lui, suivant tels besoins, mille formes toujours nouvelles aptes à contenter ses plus subtils désirs – non sans parvenir vite à une dureté suffisante ; quant à la cire nocturne, qu'un horticulteur lui fournissait sur commande, elle se prêtait plus commodément que toute autre matière, par la présence naturelle de ses grains blancs dans sa masse noire, au marquage net et saisissant des traits copiés sur le modèle.

      Une fois un Gilles achevé, il en faisait exécuter, pour le commerce, des reproductions en marbre où ne figurait nullement le tracé linéaire, qui ne constituait en somme qu'un auxiliaire pour le modelage. Mais cet auxiliaire était puissant et, par son importance, faisait dire à Jerjeck qu'il n'eût, sans lui, jamais conquis une complète maîtrise. L'artiste remerciait donc le hasard grâce auquel était venu jadis jusqu'en ses mains un peu de cette cire nocturne, dont le neigeux mouchetage rare sur fond noir l'avait irrésistiblement incité à sculpter avec traits le négatif exact du dessin justement très blanc qui le guidait ; son nom devait un rayonnement supplémentaire à la pridiana vidua présentée, certain jour mémorable, en classe de botanique.

      Jerjeck envoya bientôt à Barioulet trois exultants Gilles de marbre, faits par phases suivant sa méthode habituelle. La réponse l'amusa par son style, où éclatait l'esprit fruste et pratique de l'ancien commerçant non affiné par la fortune. Barioulet lui écrivait naïvement : « Je suis content de vos trois Gilles et vous commande une grosse dito, chacun dans une pose différente. »

      Ces mots : « une grosse dito », visant des œuvres d'art citées pour leur délicate perfection, provoquèrent le rire de Jerjeck, qui, la lettre sitôt achevée, se mit à la tâche pour le premier des cent quarante-quatre Gilles requis. Polge, alors en train de modeler à quelques pas, entendait son maître, qui lui avait communiqué l'épître, dire par moments, secoué d'une brusque hilarité : « Une grosse dito ! »

      Gaiement lancée par le cadavre, cette courte phrase surtout avait permis à Polge de reconnaître la scène reproduite, qui n'était autre, en effet, que celle amenée par la lettre de Barioulet.

      Pourvu de son matériel exact des derniers temps, Jerjeck, mort, fit, en ratures d'abord, en cire nocturne ensuite, un Gilles identique à celui qui, de son vivant, avait paru dans les minutes en cause. L'expérience, renouvelée, fut chaque fois concluante, touchant l'extraordinaire finesse de l'œuvre ainsi créée.


*

*       *


      6° Le sensitif écrivain Claude Le Calvez, qui, peu de temps avant sa fin, atteint à son su d'une affection d'estomac sans recours et nerveusement terrifié par l'approche de la mort, avait demandé lui-même à être, dès son dernier soupir, accommodé à souhait dans la glacière de Locus Solus, trouvant un peu d'adoucissement à ses angoisses devant le néant dans la pensée d'agir encore après le grand moment redouté.

      L'heure venue, on s'aperçut que les façons du défunt se rapportaient à un traitement médical récemment suivi par lui.

      L'année précédente, un illustre praticien, le docteur Sirhugues, avait trouvé le moyen d'émettre certaine lumière bleue qui, bien que très faible d'éclat, contenait une merveilleuse puissance thérapeutique et se chargeait, intensifiée par une immense lentille, de rendre promptement de la vigueur à tout valétudinaire soumis après dévêtement, soit de jour, soit de nuit, à ses mystérieux rayons.

      Placé au foyer de la lentille, le sujet, en proie à une folle surexcitation et souffrant d'une cruelle brûlure générale, s'efforçait de fuir. Aussi l'enfermait-on étroitement dans une sorte de cage cylindrique à forts barreaux, qui, établie juste au lieu indiqué, avait reçu le nom de geôle focale.

      D'un maniement encore précaire la rendant souverainement dangereuse, l'étrange lumière, à peine agissante sur la vue et rebelle à toute photométrie, eût pu tuer le turbulent détenu, en cas de soudaine prodigalité fortuite et insoupçonnée de l'appareil qui la créait ; comme toute marque tracée sur une surface quelconque mise près du foyer de la lentille s'effaçait vite à son terrible contact, Sirhugues songea que, par sa contenance dans la geôle aux moments voulus quelque gravure déjà ancienne ayant fait preuve d'exceptionnelle résistance pourrait jouer le rôle d'avertisseur.

      Grâce à d'actives recherches, il trouva chez un antiquaire, en réponse à ses désirs, un plan de Lutèce gravé sur soie, qui, remontant au roi Charles III le Simple, était le fruit d'un fait émouvant.

      Visitant un jour, proche la partie nord-ouest de l'enceinte, un des plus pauvres quartiers de Lutèce, Charles III avait frémi de dégoût devant d'inextricables dédales de petites ruelles sombres et puantes.

      Rentré dans son palais, il demanda un plan de la ville puis, avec un large trait de plume, traversa le quartier en cause d'une ligne strictement droite, qui, dépassant de ses deux bouts, afin de mieux attirer l'attention, l'enceinte, régulièrement courbe à cet endroit, avait l'aspect d'une sécante.

      Ordre fut donné de percer une spacieuse avenue suivant l'exacte indication fournie par la portion intra-muros de la ligne, pour assainir le triste coin où, faute d'air et de clarté, sévissaient de nombreuses maladies.

      Le lendemain, Charles III fit exposer au centre du quartier intéressé le plan à la marque prometteuse, pour que les habitants pussent d'avance se réjouir. On indemnisa ceux que lésaient les démolitions, et l'œuvre s'accomplit.

      Vers le premier tiers des travaux, un pauvre ouvrier graveur nommé Yvikel, habitant une ruelle obscure et infecte entre toutes, avait vu soudain la brise et le soleil entrer à flots dans sa maison, dont la façade, par chance, était sur l'alignement de la nouvelle avenue.

      Or Yvikel, veuf, n'avait au monde que sa fille unique Blandine, adolescente de fragile nature, qui, depuis un an, pâle et secouée par la toux, déclinait de jour en jour, clouée en son lit par la faiblesse.

      S'épuisant de travail pour payer soins et remèdes, Yvikel avait résolu de se tuer après le décès de son enfant, qui seule l'attachait à la vie – quand l'enivrante transformation de son logis lui fit concevoir l'espoir d'une guérison.

      Le printemps commençait. Blandine, de son lit, traîné contre la fenêtre ouverte, se grisa éperdument d'oxygène et de rayons. Pleurant de bonheur, son père la vit reprendre des forces et du teint, tandis que les quintes s'espaçaient. La victoire était complète au moment où s'achevait l'avenue. Dans son délire de joie, Yvikel voulut témoigner par un hommage divin sa reconnaissance au roi, dont l'œuvre louable était la cause de son ardente félicité.

      C'était l'usage alors, quand par des prières à telle adresse on obtenait quelque merveilleuse guérison, de faire graver sur soie, en réservant le parchemin aux seuls textes religieux, un sujet naïf où l'auteur du miracle, auréole, au front, tendait sa main puissante vers le chevet occupé par l'être cher sauvé de la mort. L'œuvre, encadrée, servait d'ex-voto et venait accroître tel groupe de ses pareilles, qui partout ornaient en foule les autels de Jésus, de la Vierge et des saints.

      Yvikel, qui, fort habile en son art, avait plusieurs fois, sur commande, exécuté des ex-voto de ce genre, projetait d'en offrir un au roi.

      Or, tel que ceux qui, le front nimbé, allongeaient le bras, sur les soyeuses gravures, vers le lit de souffrance, Charles III avait eu nettement, en créant d'un rigide trait de plume la fameuse artère, son geste guérisseur, qu'il fallait évoquer pour obéir à la coutume.

      Avec sa meilleure encre, Yvikel, prodigue de temps et de soins, grava sur soie, en s'inspirant de l'original toujours exposé au cœur même du quartier, un plan de Lutèce traversé, en place voulue, par une large sécante – puis fit encadrer l'œuvre pour l'envoyer au roi, expliquant son action dans une lettre enthousiaste, où, non sans en montrer longuement la cause, il relatait la guérison de sa fille. Touché, Charles III pensionna Yvikel et fit mettre au dos de l'ex-voto l'épître lisible en partie derrière une vitre.

      Or, après tant de siècles, le plan et la sécante avaient encore une surprenante vigueur, due aux mille soins exceptionnels apportés dans l'exécution de la gravure ainsi qu'au choix spécial de l'encre et à la présence de la soie, plus apte que toute autre matière à garder sans altération une effigie reçue.

      Retirant la lettre de l'objet pour la lire toute, Sirhugues avait appris l'anecdote puis complété ses informations par des recherches.

      Il mit à diverses reprises le plan dans la geôle focale – et le vit résister victorieusement aux attaques de la lumière bleue.

      Comme chaque fois un léger affaiblissement des lignes, inexistant pour l'œil nu, se produisait néanmoins, prouvant que les puissants effluves avaient quand même une certaine prise sur elles, on pouvait être sûr qu'en cas d'effervescence subite de la source lumineuse l'œuvre pâlirait vite, annonçant ainsi le danger.

      Sirhugues tirait grand profit de l'aventure d'Yvikel, dans laquelle tout s'était allié pour inciter l'honnête graveur, armé de procédés perdus depuis, à établir sur soie, avec des soins inusités dont sa lettre au roi faisait mention, cette gravure prodigieusement durable, si utile maintenant pour l'emploi de la geôle focale.

      Il fallait en outre à Sirhugues, pour chaque séance, une gravure moins solide, dont l'effacement progressif dans la geôle lui permît de régler son courant.

      Seuls ceux restés bons, après l'épreuve d'un grand demi-siècle au moins, parmi des exemplaires quelconques, tirés en un stock unique le même jour et de même façon, pouvaient lui donner des indications fixes.

      Fort en peine pour trouver dans le passé quelque abondante édition ni dispersée ni détruite, Sirhugues fit paraître en note, dans divers périodiques spéciaux, son desideratum – et reçut bientôt la visite du grand éditeur de gravures Louis-Jean Soum, qui lui apportait mille exemplaires d'une caricature de Nourrit datée de 1834.

      Au début de cette année-là, l'éminent chanteur s'était couvert de gloire en prodiguant généreusement sa voix au timbre énorme dans sa belle création d'Énée à l'Opéra.

      Au troisième acte, penché, parmi des roches, sur une sorte de puits qui devait le conduire aux enfers, Énée appelait Caron par plusieurs « hôô » sans cesse plus élevés et plus forts. Le dernier, très perché, fournissait à Nourrit, par une habile attention du compositeur, l'occasion d'émettre, avec sa puissance maxima, son fameux ut aigu, cité dans toute l'Europe. Or cette note, suivie d'une explosion d'enthousiasme, était le clou de chaque représentation et faisait beaucoup parler d'elle.

      Josolyne, l'un des premiers caricaturistes de l'époque, résolut d'exploiter la vogue de ce son transcendant.

      Il fit une charge où l'on voyait le célèbre de sortir de la bouche de Nourrit, penché vers les enfers, et parvenir au nadir, après s'être propagé à travers toute la terre.

      Par là, Josolyne voulait indiquer que la note renommée, sans se soucier d'aucun obstacle, résonnait jusqu'aux régions stellaires.

      La maison Soum, alors tenue par le bisaïeul de Louis-Jean, tira de l'œuvre mille exemplaires, dont la vente devait, à chaque représentation d'Énée, accompagner celle du programme.

      Josolyne offrit l'original même à Nourrit, en lui exposant ses projets, certain de le voir flatté par une telle glorification de sa voix.

      Mais le ténor, connu d'ailleurs pour son esprit lunatique et violent, vit seulement le côté burlesque de l'œuvre, qu'il déchira nerveusement, révolté d'être ainsi tourné en ridicule. Il s'opposa formellement, en outre, à la sortie des mille reproductions.

      Josolyne, nature indulgente, prit en philosophe son parti de la chose et régla le graveur, en le priant de garder chez lui l'édition malchanceuse, pour le cas où il serait un jour possible de la mettre en circulation.

      Peu après, Josolyne disparut subitement un soir, sans donner prise à aucune recherche.

      Au bout de trente-cinq ans, il fut légalement considéré comme mort et on exécuta ses volontés testamentaires.

      Alors octogénaire, le bisaïeul de Louis-Jean Soum apprit officiellement que la fatale édition jadis invendue lui était léguée sans réserve – mais, par délicatesse, décréta péremptoirement que ni lui ni ses successeurs, tant que manquerait la preuve certaine du trépas de l'illustre caricaturiste, ne se permettraient de toucher à ce qui, en somme, pouvait continuer à n'être qu'un dépôt.

      Sous l'aïeul puis sous le père de Louis-Jean, nul incident ne survint.

      Or, dernièrement, en démolissant une vieille maison dans un des bas quartiers de Paris, on avait trouvé, muré dans un retrait de la cave, un cadavre non dévêtu, facile à identifier grâce au nom inscrit par le tailleur dans chaque pièce d'habillement.

      C'était le corps de Josolyne, qui, artiste névropathe et bohème, grand amateur de crapuleuses orgies, auxquelles imprudemment il se livrait paré de bijoux et portefeuille en poche, avait dû, le soir de sa disparition, se laisser entraîner par une fille dans un repaire où l'attendaient la mort et le dépouillement.

      La prescription couvrant le crime, on n'ouvrit pas d'enquête.

      Désormais Louis-Jean Soum pouvait, sans arrière-pensée, disposer de l'édition si longtemps inutilisée.

      Il se demandait encore quel parti en tirer, quand la note de Sirhugues avait frappé son regard et déterminé sa démarche.

      Sirhugues acheta le stock sans marchander, ébloui par la rare aubaine qu'il devait à la fois au caractère ombrageux de Nourrit, au mystère qui si longtemps avait plané sur la disparition de Josolyne et au scrupuleux excès de probité des Soum. Huit cent seize exemplaires de ton identique lui restèrent, après élimination de ceux dont le temps irremplaçable, se chargeant d'accomplir un indispensable office, avait, en les altérant, dévoilé l'infériorité, originairement inconnaissable.

      Il fut décidé qu'une caricature de Nourrit, mise en la geôle focale, serait sacrifiée, pendant le début de chaque séance, au difficile réglage du courant, que Sirhugues modérerait ou pousserait tour à tour suivant telles manifestations de hâte ou de paresse observées par lui dans l'escamotage de l'œuvre.

      Dès lors, Sirhugues chercha quel était le meilleur subterfuge à employer pour que, durant chaque emprisonnement de malade dans la grille cylindrique, le plan de Lutèce et la charge astronomique fissent avec continuité, comme il importait, rigoureusement face à la lumière bleue, sans pouvoir, même passagèrement, recevoir de l'ombre du sujet, au détriment de leur mission, ni lui en donner, au préjudice du traitement – malgré la turbulente mobilité qui, là, s'emparait des plus calmes.

      Après de longues réflexions, il fit exécuter, en le destinant au patient, un casque étrange, surmonté d'une pivotante aiguille aimantée après laquelle devaient pendre les deux gravures – qu'on exposerait à nu, sans même admettre l'obstacle d'un verre protecteur. Offrant juste, pour avoir été fabriqué sur commande bien déterminée, le poids nécessaire au parfait équilibre de l'aiguille, un cadre neuf, dans lequel chaque fois le fortuit élu des exemplaires caricaturaux viendrait prendre place pour garder la tension voulue, fut, ainsi que celui du plan de Lutèce, muni de deux crochets suspenseurs. Un aimant, intelligemment manié à côté de la geôle par un homme attentif, forcerait l'aiguille, sans même la toucher, à conserver, en dépit de tout, la bonne orientation. Grâce à cet ensemble d'artifices, les deux gravures demeureraient toujours vis-à-vis le rayonnement bleu, sans que le malade et elles courussent le risque réciproque de se faire de l'ombre.

      Un miroir, convenablement situé et tourné, permettrait au manipulateur de l'appareil photogène d'épier chacune des deux gravures malgré l'obstacle de la lentille.

      C'est alors qu'on avait amené à Sirhugues l'infortuné Claude Le Calvez, dans l'espoir qu'un énergique reconstituant externe suppléerait quelque temps à l'alimentation déjà devenue, dans son cas, à peu près impossible.

      De quotidiens séjours dans la geôle focale rendirent en effet du nerf au pauvre condamné, dont ils retardèrent la mort de plusieurs semaines.

      Or Le Calvez, pendant sa première incarcération, avait donné les signes d'une exaltation terrible, qui s'était peu à peu atténuée au cours des épreuves suivantes. Et c'étaient les minutes angoissantes de cette séance initiale – à partir de l'instant où, sur un brancard, on l'avait conduit, plein d'appréhension, devant la geôle focale – qui, vu l'ébranlement profond qu'elles avaient causé en lui, revenaient facticement au jour depuis sa mort.

      Sirhugues apprit ce fait qui lui suggéra une idée. Il voulut voir si la lumière bleue pourrait avoir quelque effet régénérateur sur un corps maladif doué par Canterel de vie artificielle – et vint pour cela, à l'intention de son défunt client, tout agencé lui-même en lieu désigné comme s'il se fût agi d'un sujet ordinaire, – en maintenant même la précaution relative au plan de Lutèce, pour supprimer toute chance de détérioration photogénique du cadavre. A son point de vue spécial l'événement fut négatif, mais, dans l'espoir d'un résultat futur, il tint à multiplier les essais.


*

*       *


      7° Une jeune beauté d'outre-Manche, accompagnée de son mari le riche lord Alban Exley, pair d'Angleterre, qui, tendre ment impatient de voir la trépassée renaître un moment auprès de lui, eut le cœur serré, à la réalisation de son rêve, par certains côtes tragiques du moment revécu.

      Epousée pauvre par amour et devenue ainsi lady et pairesse, Ethelfleda Exley, esprit léger grisé par l'argent et les titres, n'avait jamais songé, depuis son mariage, qu'à sa parure et à la perfection vantée de sa personne physique.

      Elle avait notamment adopté, à l'instar des premières élégantes de Londres, une mode récente concernant certain étamage des ongles, qui, supérieur à tous systèmes de polissage, créait au bout de chaque doigt une sorte d'étincelant petit miroir. Opérateur adroit, l'inventeur du procédé, après complète insensibilisation locale, séparait avec une drogue spéciale la chair et l'ongle, dont il étamait la face interne, avant de le recoller solidement à l'aide d'un second produit de sa façon. L'étain employé, savamment doué d'une demi-transparence, laissait non sans atténuation, à la lunule sa blancheur et à tout le reste, moins la portion réservée aux ciseaux, sa discrète nuance rosée.

      A mesure que l'ongle poussait, il fallait, de temps à autre, que l'inventeur le décollât de nouveau, pour étamer, à sa base, la mince bande neuve.

      Cerveau naturellement vain et fragile, Ethelfleda se montrait en outre faible de raison depuis une grave émotion ressentie en son enfance au fond de l'Inde, où son père, jeune colonel, était mort sous ses yeux au cours d'une excursion, la gorge broyée par la mâchoire d'un tigre dont l'attaque subite n'avait pu être pré venue. D'intarissables flots vermeils coulant de la carotide ouverte avaient, pour jamais, donné à Ethelfleda l'horreur nerveuse du sang et, jusqu'à un certain point, des objets de couleur rouge. Incapable d'habiter une chambre tendue de rouge ou de revêtir une robe rouge, elle avait toujours, depuis lors, incliné vers la bizarrerie.

      Lord Alban Exley, fils affectueux autant que prévenant époux, ne se séparait jamais de sa vieille mère, dont la santé précaire l'inquiétait. C'était avec elle et Ethelfleda qu'il avait passé en France le précédent mois d'août, dans un vaste Hôtel de l'Europe dominant une des brillantes plages de la côte normande.

      Sportsman accompli, fervent d'équitation et de manège, Alban s'était fait suivre là d'une partie de ses écuries.

      Un après-midi, devançant sa femme qui achevait de s'apprêter, il venait de s'installer, guides en mains, dans son spider – ou léger phaéton de campagne. Ambrose, son jeune groom, attendait à la tête des chevaux le moment de gravir, au départ, l'étroit siège de derrière.

      Bientôt Ethelfleda, confuse de son retard, parut, pleine de hâte, ses gants encore pliés, tenant en main, par tendre attention conjugale, une rose-thé distraite d'un bouquet exempt de toute nuance voisine du rouge, dont son mari, le matin même, lui avait fait hommage.

      Interrompant son élan, un certain Casimir, vieillard octogénaire portant la livrée de l'hôtel, la rattrapa pour lui présenter un pli.

      Depuis soixante ans en service dans l'établissement, Casimir, maintenant gratifié d'une sinécure, ne s'occupait plus que du classement et de la remise des lettres.

      L'enveloppe offerte par lui montrait, dans sa suscription noire, le mot pairesse tracé à l'encre rouge au-dessus du nom : Lady Alban Exley.

      Mort un an avant un frère aîné célibataire, le père d'Alban – nommé Alban aussi – n'avait jamais été que lord de courtoisie étranger à la pairie. Aussi, pour distinguer les deux ladies Alban Exley, avait-on respectivement recours aux termes douairière et pairesse.

      Or l'épître en question émanait d'une jeune femme qui, demandant à regret un secours d'argent, suppliait Ethelfleda, son amie d'enfance, de lui garder le plus grand secret. La crainte spéciale d'une confusion entre belle-mère et bru avait amené la signataire, en quête de tel voyant soulignement, à un emploi partiel d'encre rouge.

      Son ombrelle et ses gants dans la main gauche, Ethelfleda tendit, pour prendre la lettre, sa main droite armée de la rose, dont la tige, pressée par son pouce, s'appliqua sur l'enveloppe.

      Voyant ressortir, en cette couleur rouge redoutée, le mot qui entre tous, justement, servait à la désigner de façon sûre, elle se fixa sur place, impressionnée, et, ne pouvant réprimer une crispation nerveuse, se piqua le pouce à une épine oubliée par le fleuriste.

      Par sa vue abhorrée, le sang tachant la tige et le papier accrut son trouble, et, prise de répulsion, elle ouvrit instinctivement les doigts pour laisser choir hors de son regard les deux objets rougis.

      Mais son ongle de pouce, depuis que le mouvement accompli en avait changé l'orientation, lui dardait dans la prunelle, par sa large et claire lunule dont la blancheur était particulièrement favorable, un reflet rouge crûment lumineux provenant de certaine vieille lanterne célèbre dans le pays.

      C'est à la fin du XVIIIe siècle qu'un Normand, Guillaume Cassigneul, avait fondé sous le nom d'Hôtel de l'Europe l'établisse ment en jeu, encore exploité de nos jours par ses descendants.

      Au-dessus de l'entrée il avait fait suspendre, en guise d'enseigne diurne et nocturne, une lanterne large et haute, dont le côté en façade portait, peinte sur verre, une carte de l'Europe où chaque pays offrait une nuance spéciale, le rouge, couleur attirante, se trouvant réservé à la patrie.

      Quand vinrent les campagnes de l'Empire, Cassigneul, rempli d'enthousiasme et très occupé de sa lanterne, fit, date par date, mettre en un rouge identique à celui de la France chaque contrée subjuguée, sans excepter l'Angleterre, qu'il jugea réduite par le blocus continental.

      Dès la nouvelle de l'entrée dans Moscou, la Russie, à son tour, subit l'unifiante opération, et l'Europe entière fut alors gagnée par la pourpre de l'état suzerain.

      Orgueilleusement, Cassigneul, inspiré par la monochromie de cette partie du monde sans frontières, nomma sa maison, par l'addition d'un seul mot : Hôtel de l'Europe française.

      Il dut reprendre, à l'heure des revers, l'appellation primitive – mais garda intacte la carte unicolore, comme un précieux et parlant souvenir de l'apogée napoléonienne.

      Lors d'une récente reconstruction de l'hôtel, on avait soigneusement remis à son ancien poste la lanterne légendaire, dont l'histoire, de tout temps répétée de bouche en bouche, constituait une efficace réclame.

      Ethelfleda, qui, à son arrivée, avait remarqué cette provocante rougeur, s'était contentée depuis lors, chaque fois qu'elle passait là, d'en détourner ses regards.

      Or, c'est illuminée par un ardent rayon de soleil, en train de luire à travers une vaste marquise abritant le seuil, que l'Europe se reflétait maintenant dans la lunule de son ongle.

      Cruellement bouleversée déjà, la jeune femme resta hypnotisée par cette brillante tache rouge, dont la forme caractéristique était pour elle nettement reconnaissable malgré l'interversion de l'occident et de l'orient.

      Immobile, angoissée, elle dit, sans accent, choisissant d'instinct, sous l'empire de l'ambiance, le français, qu'elle parlait comme sa langue maternelle :

      « Dans la lunule... l'Europe entière... rouge... tout entière... »

      Dur d'oreille vu son âge, Casimir ne l'entendit pas. N'ayant rien remarqué de ce qui se passait d'insolite, il s'était mis en devoir de ramasser lettre et rose-thé. Mais la raideur de ses vieux reins arrêta ses doigts à mi-chemin, et, d'une voix forte et brève qui intimait la hâte, il appela, pour être suppléé, le groom de lord Exley.

      Casimir, qui, dans sa lointaine adolescence, avait servi comme tigre chez un dandy parisien de l'époque romantique, ne s'était jamais déshabitué, pour s'adresser aux valets de pied jouvenceaux, du terme, caduc depuis longtemps, auquel tant de fois il avait répondu.

      Ce fut donc ce seul mot : « Tigre » qu'alors il prononça le verbe haut, en fixant le jeune domestique, son doigt tendu vers le trottoir.

      Obéissant au regard et au geste plutôt qu'au substantif, pour lui dénué de sens, le groom, quittant la tête des chevaux, vint agripper fleur et missive pour les tendre à Ethelfleda.

      Mais celle-ci, ayant, du fond de son hypnose douloureuse, perçu, non sans un frémissement, le vocable émis par Casimir avec une sèche puissance, crut à un cri d'alarme et, soudain hallucinée, vit devant elle – ainsi qu'en témoignèrent ses attitudes hagardes et ses paroles, françaises comme les précédentes – son père aux prises avec le fauve qui l'avait jadis égorgé.

      Ajoutée aux trois secousses déséquilibrantes qui s'étaient si vite succédé, la sanglante réapparition maladive de la scène même d'où découlait sa faiblesse mentale assena le coup de grâce à la malheureuse.

      Elle se prit à donner des signes de complète folie, sans reconnaître Alban, éperdu d'inquiétude, qui, accourant aussitôt, tandis qu'Ambrose retournait devant les chevaux, la reconduisit doucement à leur appartement.

      A dater de ce jour, son état ne fit qu'empirer. Dans son délire tout lui apparaissait revêtu d'une couleur rouge sang.

      Transportée à Paris, elle fut examinée par un grand spécialiste, qui, bien documenté par Alban, trouva la cause de la forme spéciale prise par sa vésanie. Rencontrant, à une minute d'ébranlement aigu, un terrain depuis si longtemps mauvais sous certains rapports détermines, la fameuse tache pourpre ensoleillée contenue en un reflet d'ongle avait, par ses contours évocateurs, conduit la fragile Ethelfleda à la vision démesurée d'une Europe réelle totalement rouge. Ainsi engagée sur une dangereuse pente, elle avait en sombrant quelques secondes plus tard dans la folie, franchi brusquement d'elle-même une série d'étapes extensives, jusqu'au moment où l'univers entier était devenu rouge à ses yeux.

      Combinée avec son érythrophobie, cette absolue généralisation de la couleur qui, pour elle, s'associait si douloureusement avec l'idée du sang fit de sa vie un perpétuel enfer.

      Tous traitements échouèrent, et, minée par le martyre qu'elle endurait, la pauvre folle dépérit et mourut.

      Accablé de chagrin et songeant à l'immense part qu'avaient prise dans le drame, au fatal instant, la puissance et la netteté du reflet hypnotiseur, Alban exécra l'étameur d'ongles, dont l'invention était en somme la principale cause de son deuil.

      Or Ethelfleda, morte, accomplissait à nouveau la funeste et frappante sortie durant laquelle, si brusquement, elle avait perdu le sens.

      Instruit des faits en cause, Canterel reconstitua tout servilement.

      Les ongles de la jeune femme ayant pousse depuis le décès, il fit venir de Londres, à prix l'or, l'inventeur-manucure, qui, sur sa demande, effectua, sans insensibilisation cette fois, le supplémentaire étamage requis – d'abord au pouce droit, appelé à se mettre si en vue, puis même aux neuf autres doigts pour éviter un choquant défaut d'unité. Le maître s'arrangea pour qu'Alban ne vît pas celui qui, depuis son malheur, lui inspirait tant d'aversion.

      Amoureusement détenue comme souvenir par le veuf, la rose-thé, dont on eût pu laver la tige encore tachée du sang d'Ethelfleda, était trop fanée pour paraître. Canterel en fit donc exécuter un certain nombre de copies artificielles, ayant chacune son épine en bonne place.

      Puis on se procura, pour les utiliser une à une, des enveloppes identiques à celle du jour néfaste, indélébilement maculée, dont la suscription fut, sur toutes, exactement reproduite à la main. Chacune, au moment de servir, recevrait, avant d'être cachetée, une lettre en papier blanc qui lui donnerait à souhait de l'épaisseur et de la consistance.

      Dès lors, Alban, heureux surtout de revoir Ethelfleda en pleine raison pendant les rapides instants qui précédaient la remise du pli, ne put se lasser du court spectacle renouvelable offert à son avidité. Il y jouait lui-même son rôle en compagnie de deux figurants, l'un très vieux, l'autre adolescent, qui remplaçaient Casimir et le groom. Un rayon factice était projeté sur la lanterne par une lampe électrique, qu'on s'abstenait d'allumer quand, l'heure et la pureté du ciel s'y prêtant à la fois, le soleil lui-même éclairait de façon satisfaisante et stable la rouge carte géographique. Avant chaque séance on collait soigneusement, par tous les points d'une de ses deux faces, une fragile petite outre neuve de couleur chair, plate et ronde, sur l'endroit le plus charnu qu'offrait la première phalange du pouce droit d'Ethelfleda. A l'heure dite, l'épine d'une des roses-thé artificielles, la crevant sans peine, en faisait couler un liquide rouge imitant le sang.

      La tige d'une fleur fausse n'étant guère lavable, chaque rose ne servait qu'une fois – de même que chaque enveloppe, bonne à jeter après le maculage rouge.


*

*       *


      8° Un jeune homme, François-Charles Cortier – suicidé mystérieux introduit à Locus Solus dans des conditions très spéciales.

      Les actes que Canterel obtint du cadavre provoquèrent la découverte d'une précieuse confession manuscrite, qui permit de rebâtir clairement en pensée un drame retentissant, jusqu'alors environné d'ombre.

      A une date lointaine déjà, un homme de lettres, François-Jules Cortier, veuf depuis peu et père de deux jeunes enfants, François-Charles et Lydie, avait acquis près de Meaux, pour y vivre toute l'année en travailleur profond dont l'absorbant labeur exigeait une calme ambiance, une villa s'élevant solitaire au milieu d'un vaste jardin.

      Doté d'un front remarquablement saillant dont il tirait orgueil, François-Jules préconisait au profit de sa gloire la science phrénologique. Dans son cabinet, une large étagère noire était pleine de crânes bien rangés, sur les curiosités desquels il pouvait savamment discourir.

      Un après-midi de janvier, comme l'écrivain se mettait à la tâche, Lydie, alors âgée de neuf ans, vint demander affectueuse ment la faveur de jouer auprès de lui, en montrant par la vitre des flocons de neige qui, tombant dru, la cloîtraient au logis. Elle tenait une poupée-avocate, jouet qui, forme palpable d'un propos à l'ordre du jour, faisait fureur cette année-là, où pour la première fois on voyait des femmes au barreau.

      François-Jules adorait sa fille et redoublait de tendresse envers elle depuis qu'il s'était, à regret, privé de François-Charles, placé récemment à onze ans, en vue de fortes études, interne dans un lycée de Paris.

      Il dit « oui » en embrassant l'enfant, non sans lui faire promettre la plus silencieuse sagesse.

      Soucieuse de ne pas devenir un cause de distractions, Lydie alla s'asseoir à terre, derrière la table, grande et chargée, où s'accoudait son père, qui dès lors ne pouvait la voir.

      Jouant sans bruit avec sa poupée, elle fut apitoyée, en songeant à la neige, par l'impression de fraîcheur que donnait à ses doigts la figure de porcelaine – et, vite, comme s'il se fût agi de quelque personne transie, coucha l'avocate sur le dos devant l'âtre tout proche où flambait un grand feu.

      Mais bientôt, la chaleur faisant fondre leur colle, les deux veux de verre, presque en même temps, tombèrent au fond de la tête.

      L'enfant, chagrinée, ressaisit la poupée, qu'elle dressa devant ses regards pour examiner de près les effets de l'accident.

      L'avocate se détachait alors sur le mur paré de l'étagère noire, et Lydie, malgré elle, fut soudain frappée du rapport d'expression établi entre les têtes de morts exposées et le rose visage artificiel par la commune vacuité des orbites.

      Elle prit un des crânes et, tout heureuse d'avoir trouvé un jeu nouveau, s'imposa la tâche attrayante de compléter une fois, par tous les moyens inventables, la ressemblance observée.

      Ainsi que l'exigeaient l'austérité de la tenue et le sérieux de la profession, toute la chevelure de l'avocate se tassait en arrière, sans apprêt, dans une résille sévère, excluant frisure et chignon.

      Fabriqué, vu l'ordre secondaire de sa destination, à l'aide de quelque méthode économique trop sommaire pour atteindre à la précision, le léger filet, non exempt de raideur, dépassait en avant sous la toque, en s'appliquant sur le front nu.

      Lydie jugea que son premier devoir était de copier sur le crâne cet entrecroisement de lignes ténues, qui, au point de vue de l'identification entreprise, tirait une grave importance de sa proximité si grande avec les deux vides orbitaires, où siégeaient les fondements de l'analogie en cause.

      La fillette, qui, sous la direction de sa gouvernante, s'exerçait à de fins travaux d'aiguille, avait en poche un petit nécessaire à broderie. Elle en tira le poinçon, dont la pointe, guidée avec force par sa main, traça en divers sens, dans l'os frontal du crâne, de fines et courtes raies obliques. Maille par maille, une sorte de filet finit par se graver ainsi sur toute la région voulue, non sans trahir, par l'imperfection de ses étranges zigzags, l'amusante maladresse de l'enfance.

      Il fallait maintenant au crâne une toque pareille à celle de l'avocate.

      Sous la table de travail, une corbeille à papier regorgeait de vieux journaux anglais.

      Esprit curieux et enthousiaste, avide d'approfondir toutes les littératures dans leur texte original, François-Jules avait poussé fort loin l'étude de maintes langues vivantes ou mortes.

      Pendant le cours presque entier du mois précédent, il s'était chaque jour procuré le Times, où abondaient alors les plus sérieux commentaires sur un événement qui le passionnait.

      Un voyageur anglais, Dunstan Ashurst, venait de rentrer à Londres après une longue exploration polaire, remarquable, à défaut du moindre pas gagné vers le nord, par la glorieuse découverte de plusieurs terres nouvelles.

      Notamment, lors d'une reconnaissance pédestre tentée à travers la banquise loin de son navire pris par les glaces, Ashurst, sur son chemin hasardeux, avait trouvé une île absente de toutes les cartes. Près du rivage, sur le sommet d'un monticule, une caisse de fer gisait au pied d'un mât rouge, planté là pour en signaler la présence. Forcée, elle livra uniquement un grand parchemin vieux et obscur couvert d'étranges caractères manuscrits.

      A peine réinstallé dans la capitale anglaise, Ashurst montra le document à de savants linguistes qui en tentèrent la traduction.

      Rédigée en vieux norois avec signature et date encore nettes, l'antique pièce, tout en runes, émanait du navigateur norvégien Gundersen, qui, parti pour le pôle vers l'an 860, n'avait jamais reparu. Comme il était remarquable qu'à une époque aussi reculée on eût pu fouler déjà l'île au mât rouge – perchée à une latitude qui, pour être atteinte de nouveau, avait exigé par la suite plusieurs siècles d'efforts – le monde entier s'enthousiasma soudain pour le document, d'autant plus apte à semer partout l'effervescence que beaucoup de ses lignes, presque effacées, donnaient lieu à des interprétations contradictoires.

      Tous les journaux du globe s'appesantirent sur l'absurde question du jour, surtout ceux d'outre-Manche. Le Times, en plus des versions multiples proposées par de compétents esprits, réussit même à donner quotidiennement de fac-similaires passages du parchemin, sous la forme – voulue par les mesures du texte original – de quelques lignes très étendues, dominant, sous un titre d'article large d'une demi-page, les trois colonnes invariablement consacrées au célèbre sujet. François-Jules, qui, très versé dans la connaissance du vieux norois et des runes, s'était vite enflammé pour le problème, découpait toutes ces reproductions fidèles pour les porter sur lui et y pâlir à chaque moment perdu – écrivant au dos de chacune, afin d'éviter toute confusion, ses remarques la concernant, dont il surchargeait à l'encre les lignes imprimées quelconques s'y trouvant échues.

      Le grimoire finit par s'élucider entièrement et révéla en détails, sans toutefois en éclaircir le dénouement tragique, un voyage boréal qui, vu le temps lointain de son accomplissement, semblait miraculeux.

      L'incident étant clos, François-Jules, le matin même, avait, au cours d'un rangement, jeté pêle-mêle au panier coupures et exemplaires du Times.

      Lydie prit au hasard, dans la corbeille, un numéro du célèbre journal, attirant en même temps, sans le vouloir, trois coupures runiques, à demi engagées dans l'intérieur de l'épais dernier pli.

      Détachant une feuille intacte, elle la fronça partout perpendiculairement à une circulaire portion lisse ménagée en son milieu – puis eut recours aux ciseaux de son nécessaire pour ne laisser que la hauteur voulue à la toque ainsi ébauchée.

      Pour l'étroit bord vertical indispensable au parachèvement de l'objet, Lydie utilisa les trois bandes à runes, qui, l'ayant frappée par leur forme allongée, semblaient s'offrir à elle comme pour lui éviter un surcroît de découpage.

      Armée, grâce au nécessaire, d'un dé puis d'une aiguille que traversait un long fil blanc, elle put, en cousant, ceindre entière ment le bas extrême de la toque avec le bord supérieur, choisi par instinct, des trois minces rubans de papier bien juxtaposés – non sans dissimuler chaque fois, en lui octroyant la vue intérieure, le côté gribouillé par les annotations de son père.

      Le travail terminé, elle posa la fragile coiffure sur le crâne et, satisfaite de la ressemblance obtenue, entreprit de réparer le désordre du tapis. Le nécessaire, peu à peu, recouvra son contenu, partout éparpillé, puis fut remis en poche – et le journal mutilé, bientôt replié naturellement, réintégra le panier. Quant à l'encombrant et chaotique résidu plissé de la toque tombé sous l'effort de ses ciseaux, Lydie jugea plus décent de le brûler et, prenant soin, vu la petitesse de ses bras, de se glisser derrière le garde-feu pour pouvoir viser juste, en jeta l'inutile masse au milieu de l'âtre.

      Voyant, après une brève attente, que tout prenait à souhait, elle se tourna légèrement pour sortir de son torride enclos.

      Mais à cet instant, par suite d'un déploiement du à la combustion, tout un coin enflammé du papier, après avoir pointé en l'air, s'inclina obliquement hors du brasier, en imitant le mouvement de quelque vasistas en train de s'ouvrir grâce aux charnières de sa base horizontale.

      Le feu de ce brandon avancé se communiqua, par-derrière, aux courtes jupes de Lydie, qui ne découvrit l'accident qu'au bout de plusieurs secondes, alors que de larges flammes commençaient à l'environner.

      A ses cris, François-Jules dressa la tête puis se mit debout, livide. Embrassant la pièce du regard pour y trouver le meilleur élément de sauvetage, il bondit sur la fillette et, l'enlevant a deux mains sans souci de ses propres brûlures, courut l'envelopper étroitement dans un des gros rideaux de la fenêtre. Mais, attisées au vent de l'indispensable course, les flammes grondèrent pendant un long moment, malgré les efforts insensés du malheureux père, qui, les yeux hors des orbites, s'acharnait à rendre de tous cités l'emmaillotement plus hermétique. Après l'extinction, enfin obtenue, Lydie, transportée dans son lit, fut condamnée par deux médecins mandés en hâte.

      Prise de délire, la fillette contait sans cesse, en les commentant, les moindres choses faites par elle entre l'affectueux « oui » de son père et le fatal embrasement.

      Elle succomba le soir même.

      François-Jules, fou de douleur, mit pieusement, pour toujours, sur la cheminée de son cabinet – non sans l'abri d'un globe de verre – le crâne aux marques frontales, coiffé de sa toque fragile. Symbolisant la dernière belle heure de son enfant bien aimée, ces deux objets étaient devenus pour lui des reliques inestimables.

      Peu après ce drame horrible, François-Jules, avec de nouveaux pleurs, vit mourir poitrinaire – contaminé par sa femme, décédée un an avant lui – son meilleur ami, le poète Raoul Aparicio, auquel le liait, depuis les bancs du lycée, la plus fraternelle affection.

      Aparicio, que la maladie avait endetté, laissait une fille, Andrée, qui, exacte contemporaine et grande camarade de la pauvre Lydie, ne conservait de proche qu'un oncle sans fortune ayant femme et enfants.

      Père encore pantelant de chagrin, François-Jules pour pouvoir en s'illusionnant croire au retour de la disparue, prit chez lui l'indigente orpheline, qui, douce et ravissante, lui inspirait une vive tendresse. Nature aimante, François-Charles, que de fréquents sanglots secouaient encore à la pensée de Lydie, apprit avec joie la venue de cette sœur nouvelle.

      Les ans passèrent, développant la beauté d'Andrée Aparicio, devenue à seize ans une merveilleuse adolescente au corps souple, avec de lourds cheveux d'or illuminant un fin visage éclatant, parc d'admirables yeux verts immenses et candides. Et François-Jules vit alors, avec effroi, son affection paternelle pour l'orpheline faire place à une passion dévorante, insensée.

      Malgré l'absence de tout lien de parenté, sa conscience le blâmait d'aimer cette enfant qui, élevée par lui, l'appelait père, et il garda secret son nouveau sentiment.

      Maîtrisant ses désirs, il goûtait le profond bonheur de vivre sous le même toit qu'Andrée, de la voir et de l'entendre chaque jour – et de se sentir, matin et soir, chancelant d'ivresse en la baisant au front.

      A dix-huit ans, par l'épanouissement complet de sa jeunesse, Andrée mit le comble au trouble de François-Jules, qui, ne pouvant se contenir davantage, projeta une immédiate démarche matrimoniale.

      Rien, en somme, n'allait matériellement à l'encontre de l'union rêvée. A défaut de tout amour, un élan de gratitude envers l'homme qui l'avait recueillie ferait acquiescer Andrée, sans doute heureuse, d'ailleurs, de voir une situation venir au-devant de sa pauvreté.

      Choisissant pour lui-même la carrière suivie par son père, qui lui avait transmis ses dons d'écrivain, François-Charles travaillait alors tout le jour en vue de la licence ès lettres. Après le dîner, quittant François-Jules et Andrée, il consacrait, seul dans sa chambre, une grande heure encore à l'étude – puis allait par le dernier train coucher en plein Paris pour se rendre de bon matin dans les bibliothèques, ne regagnant ensuite Meaux qu'à la brune.

      Un soir, pendant le labeur de son fils, non sans d'effrayants battements de cœur, François-Jules dit, balbutiant presque :

      « Andrée... chère enfant... te voici d'âge à te marier... Je veux te parler d'un projet... renfermant le bonheur de ma vie... Mais, hélas !... je ne sais... si tu accepteras... »

      Rougissante, la jeune fille tressaillait de joie, se méprenant à ses paroles.

      Elle et François-Charles s'étaient de tout temps réciproquement adorés. Enfants, par les jours de vacances, ils égayaient la maison ou le jardin du bruit de leurs jeux mêlés de purs baisers. Adolescents, ils se confiaient leurs rêves, discutaient de communes lectures. Et dernièrement, se sentant tout l'un pour l'autre, ils s'étaient juré de s'unir, n'attendant qu'un moment propice pour s'ouvrir à François-Jules, dont l'enthousiaste approbation ne leur semblait pas douteuse.

      Andrée, pensant que l'allusion contenue dans la phrase énoncée pouvait seulement viser son hymen avec François-Charles, répondit sur-le-champ :

      « Père, soyez heureux, car d'avance vos désirs s'étaient réalisés. Aimée de François-Charles que j'aime, je me suis promise à lui, qui déjà m'a choisie. »

      Selon François-Jules, jusqu'alors sans ombrage, François-Charles et Andrée, grandis ensemble, ne s'accordaient mutuellement que la chaste tendresse habituée à régner entre le frère et la sœur.

      Foudroyé, il vit accourir son fils à un prompt appel explicite lancé joyeusement par Andrée – puis reçut sans perdre contenance les remerciements de l'heureux couple.

      Bientôt le jeune homme partit pour la gare, et, béni encore par Andrée jusqu'au seuil de sa chambre, François-Jules, une fois seul, subit une crise terrible.

      Souligné par une complète ressemblance de trait et d'allure, le contraste que formait avec son déclin propre l'écrasante jeunesse de son fils exaspérait ses tortures jalouses.

      « Elle l'aime !... » râlait-il, rendu fou par l'image de François-Charles prenant Andrée.

      Durant de longues heures, il arpenta sa chambre, crispant les mains et gémissant tout bas.

      Tout à coup la conception d'un plan téméraire lui rendit l'espoir. Malgré son fils désormais dressé entre eux deux, avouant humblement son amour, il supplierait Andrée de devenir sa femme, en lui montrant que de sa réponse dépendait la vie ou la mort du bienfaiteur de son enfance. Par pitié, elle consentirait...

      Sa résolution prise, une indomptable envie lui vint de tenter à l'instant la démarche. Oh ! mettre fin à ses tourments atroces... vite... vite... sentir un seul mot d'elle changer son enfer en indicible félicité !

      Et livide, chancelant, hagard, il gravit un étage puis entra chez Andrée.

      Il faisait petit jour. La jeune fille dormait, angéliquement belle, ses cheveux d'or épars autour de son cou nu.

      Eveillée par les pas de François-Jules s'approchant, elle lui sourit d'abord.

      Mais, se rendant compte soudain de l'excentricité de l'heure et de l'anomalie de la visite, elle conçut une intense frayeur, qu'augmentèrent l'aspect terrifiant et les traits décomposés de l'insomniaque.

      « Père, qu'avez-vous ?... » dit-elle. « D'où vient votre pâleur ?

      – Ce que j'ai ? » bégaya le malheureux.

      Et, par mots entrecoupés, il lui dépeignit son irréfrénable amour.

      « Tu seras ma femme, Andrée », dit-il, joignant les mains, « sinon... oh !... je mourrai, moi... moi... ton bienfaiteur. »

      Anéantie, la pauvre enfant se croyait la proie d'un cauchemar.

      « J'aime François-Charles », murmura-t-elle ; « je ne veux être qu'à lui... »

      Ces paroles, rencontrant la sensibilité à vif de François-Jules, furent pareilles au fer rouge appliqué sur la plaie.

      « Oh ! non... non... pas à lui... à moi... à moi... » s'écria-t-il, le geste et le regard suppliants.

      Elle répéta, d'une voix plus ferme :

      « J'aime François-Charles ; je ne veux être qu'à lui. »

      Cette phrase maudite sonnant de nouveau à ses oreilles acheva d'égarer François-Jules, qui eut plus nettement que jamais la vision, si effroyable pour lui, de son fils possédant Andrée.

      Il dit, les lèvres tremblantes : « Non... pas à lui... non... non... à moi... à moi... » et tâcha d'étreindre la jeune fille, affolé par le cou nu et les formes exquises devinées sous une fine batiste.

      La malheureuse tenta un cri. Mais à deux mains il lui saisit la gorge, répétant, sur un ton terrible :

      « Non... pas à lui... à moi... à moi... »

      Ses doigts, serrant longtemps, ne se détendirent qu'après la mort.

      Puis il se rua sur le cadavre.

      Une heure après, réintégrant sa chambre, François-Jules, redevenu lui-même, fut terrifié par l'horreur de son crime. Au torturant chagrin d'avoir tué son idole se mêlaient, dans son esprit, l'effroi du châtiment et l'angoisse de voir la pire des hontes souiller son nom et rejaillir sur son fils.

      Puis l'infortuné s'apaisa, en songeant que, tout s'étant passé en silence, aucun témoignage ne pourrait surgir – et que, n'ayant jamais rien laissé transpirer de son amour, il défierait aisément le soupçon derrière sa vie entière d'irréprochable honneur. A huit heures, la servante habituée à réveiller chaque jour Andrée donna l'alarme, et François-Jules fit lui-même appeler la justice.

      L'examen attentif des lieux fournit l'absolue certitude que nul pendant la nuit ne s'était immiscé dans la demeure – où deux hommes seulement avaient couché, François-Jules d'une part, de l'autre Thierry Foucqueteau, jeune domestique engagé depuis peu.

      François-Jules semblant hors de cause, on suspecta unanime ment Thierry, qui, malgré ses ardentes révoltes, fut arrêté sous prévention d'assassinat suivi de viol.

      Accouru de Paris à un pressant appel de son père, François Charles, devant le cadavre outragé de celle qui devait ensoleiller sa vie, hurla de douleur comme un dément.

      L'affaire suivit son cours, et aux assises, où l'on admit l'absence de préméditation, Thierry, contre lequel conspiraient toutes les apparences, fut, en dépit de ses véhémentes dénégations, condamné au bagne perpétuel.

      Convaincue de son innocence, sa mère, Pascaline Foucqueteau, honnête fermière des environs de Meaux, lui jura, lorsqu'il partit, d'avoir pour seul but désormais sa réhabilitation.

      Miné par le remords, François-Jules, qu'obsédait nuit et jour l'image du pauvre forçat subissant mille tourments à sa place, perdit le sommeil et la santé ; son foie, que de tout temps il avait eu pour organe faible, s'attaqua dès lors grièvement et le conduisit en peu d'années jusqu'au seuil du tombeau.

      Se voyant perdu, il voulut rédiger une confession qui pût, après sa mort, faire innocenter Thierry, dont jamais les atroces maux immérités n'avaient cessé de le hanter.

      Forcé à se taire de son vivant par l'épouvante des suites judiciaires et pénales qu'aurait eues pour lui son aveu et par la perspective du trop complet éclaboussement qu'eût octroyé à François Charles l'odieux scandale de son procès, il acceptait l'idée d'un franc mea-culpa posthume.

      Mais il résolut d'enfermer son écrit, afin de pallier la honte appelée à s'en dégager, dans quelque sûre cachette qui, célébrant elle-même sa gloire, ne pût se découvrir qu'au terme d'une série de manœuvres propres à faire sans cesse toucher du doigt des particularités honorifiques pour lui.

      Il avait jadis remporté le plus grand succès de sa carrière avec une alerte comédie jouée toute une saison à Paris.

      Au début de son souper de centième, il avait ouvert en le sortant des plis de sa serviette, un écrin où, montrant une largeur égale aux deux tiers de sa hauteur, brillait à plat, tout en pierres précieuses serties dans une plaque d'or, un petit fac-similé de son affiche du jour même, commandé à un joaillier d'art par tous ses amis cotisés. Grâce à une dense multitude d'émeraudes offrant deux tons distincts, le texte se détachait nettement en vert foncé sur un fond vert pâle. Dans treize blancs emplacements rectangulaires de tailles diverses dus à de la poussière de diamant apparaissaient treize noms d'acteurs, dont douze en lettres bleues plus ou moins grosses, faites de saphirs assemblés – et un, le premier et le plus énorme, en voyants caractères rouges comprenant des masses de rubis. Cette formule enviée : « 100e représentation de » trônait dans le haut.

      François-Jules pensa que, choisi pour cachette, cet objet, commémorant le plus triomphal jour de sa vie, pourrait, mieux que tout autre, envelopper de gloire la boue de sa confession.

      Sur ses ordres longs et précis, un habile orfèvre parisien, par un complet évidage, changea invisiblement en une sorte de boîte plate à l'extrême l'élégante plaque d'or – dont le dessus chargé de pierreries devint un couvercle à glissières ne pouvant se manœuvrer qu'après le jeu de certain système d'arrêt actionnable par une pression de l'ongle sur un rubis à ressort de la grande vedette. Le coupable se jura d'enfouir là ses terribles aveux.

      Quant aux agissements devant peu à peu conduire à la trouvaille de l'écrit, François-Jules décida qu'en partie ils auraient trait à certaines conséquences d'un lointain fait historique.

      En 1347, peu après le fameux siège de Calais, Philippe VI de Valois voulut récompenser l'héroïsme des six bourgeois qui, pieds nus et la corde au cou, étaient volontairement allés vers Édouard III en croyant marcher à la mort et, satisfaisant ainsi aux exigences du monarque ennemi, avaient sauvé la ville d'une destruction certaine, pour ne devoir ensuite leur grâce imprévue qu'à l'intercession de Philippine de Hainaut.

      D'abord disposé à leur conférer la noblesse, Philippe VI jugea le don exagéré en songeant que l'aventure, tout en plaçant haut leur courage puisqu'ils pensaient livrer leur vie, avait en somme bien tourné, sans leur causer le moindre dommage.

      Or, à une prouesse d'un pareil genre, accomplie au surplus par des notables de condition aisée, ne pouvait convenir qu'un prix honorifique, vu l'exclusion forcée de toute pensée ayant pour objet quelque rémunération pécuniaire.

      Choisissant un moyen terme, le roi se promit de décerner aux six héros, tout en les maintenant dans leur roture, certains privilèges nobiliaires.

      Il existait plusieurs grandes familles dans chacune desquelles tous les aînés de la branche primordiale prenaient invariablement le même prénom, inscrit sur les parchemins officiels avec tel aspect évocateur dévolu à l'une de ses lettres ; il s'agissait, suivant les cas, soit d'un t affectant la forme d'une épée debout sur sa pointe, soit d'un o changé en bouclier par des fioritures intérieures – tantôt d'un z qu'une subtile dislocation métamorphosait en éclair d'orage, tantôt d'un i figurant un cierge allumé – ici d'un c devenu faucille, là d'un s créant un cours d'eau. L'intéressé, en signant, savait avec routine exécuter promptement la lettre vignette. Celle-ci, sorte de complément aux divers attributs du blason, constituait une distinction d'un genre particulièrement rare et apprécié, à laquelle s'ajoutait toujours la très insigne prérogative d'être admis à recevoir le sacrement du mariage des mains d'un évêque portant la subtunique – rouge vêtement qui, ostensiblement plus long que la tunique pontificale le recouvrant, était réservé aux plus hautes solennités ecclésiastiques.

      Recourant à cette double institution, le roi fit partiellement illustrer, suivant sa propre fantaisie, le principal prénom de chacun des six Calaisiens, en le déclarant transmissible sous son nouvel aspect par voie de primogéniture, avec l'habituelle conséquence matrimoniale touchant la subtunique.

      Or, dans le groupe fameux comptait un certain François Cortier, qui, ancêtre direct de François-Jules, avait vu sa cédille changée par Philippe VI en aspic infléchi. Depuis lors, dans sa descendance, tous les aînés, appelés François avec adjonction fréquente d'un second prénom distinctif, avaient, en signant gros, donné à l'annexe du premier c l'apparence animale requise – et jusqu'au milieu du grand siècle, d'où date sa suppression, la subtunique épiscopale avait présidé au mariage de chacun.

      L'exemple de Philippe VI fut suivi par ses successeurs, et, au cours de l'histoire, des bourgeois, à maintes reprises, après différents hauts faits, reçurent, sans pour cela changer de caste, d'aristocratiques avantages.

      Aussi, quand sous Louis XV il écrivit son colossal ouvrage sur les Armoiries, prérogatives et distinctions des grandes familles françaises, Saint-Marc de Laumon, sur vingt-cinq tomes, n'en consacra que vingt-trois à la noblesse, réservant l'avant-dernier à la plus marquante portion de la roture à privilèges et le dernier au restant. Puis l'auteur projeta d'établir une disparité au tirage en réservant aux tomes de la noblesse un luxueux papier bis refusé à ceux de la roture ; mais, à la réflexion, il ne condamna finalement que le dernier seul au banal papier blanc, jugeant le pénultième digne encore d'un riche porte-texte. Dans les vingt trois premiers volumes, aux meilleures maisons, dont les armoiries donnaient lieu aux reproductions les plus belles, fut réservé, comme plus avantageux et commode pour le regard, l'endroit des feuillets, qui, paginés d'un seul côté, exigeaient, pour la désignation de l'une ou l'autre de leurs deux faces, l'adjonction à leur numéro d'ordre d'un des mots recto et verso – par lesquels s'établissait avec netteté pour les noms, ainsi classés utilement en deux catégories, une marque de prépondérance ou d'infériorité. Après une courte hésitation de Saint-Marc de Laumon, les deux tomes sur la roture, pour l'unité de l'ouvrage, reçurent une entière application de l'inhabituelle méthode, bien qu'étrangers à la cause première de son adoption – cause purement esthétique basée sur la beauté plus ou moins grande promise aux images héraldiques ; toutefois le vingt-quatrième garda sur le dernier son avantage complet, les noms occupant les rectos de celui-ci valant moins que ceux portés aux versos de celui-là. Vu leur importance et surtout leur insurpassable ancienneté d'inauguration, ce fut page 1, recto, tome XXIV, en un paragraphe explicite, que figurèrent, avec le déterminant trait d'héroïsme de l'aïeul, les deux privilèges de la famille Cortier, dont le chef d'alors, flatté de la circonstance, acquit un exemplaire global de l'encombrant ouvrage, qui, accaparant à lui seul tout un rayon de bibliothèque, s'était depuis lors soigneusement transmis de père en fils jusqu'à François-Jules.

      Celui-ci, très fier de son origine, si vieille et illustre, tenait à s'en servir comme correctif d'opprobre, en rendant nécessaire à la rencontre du pot aux roses un examen copieux du rehaussant paragraphe – qu'il plaça sous ses yeux pour rédiger ainsi, sur feuille volante, une limpide formule, non sans souligner deux termes spécialement honorifiques :

      « Prendre dans l'ouvrage de Saint-Marc de Laumon le tome bis de la roture et choisir au recto de la page 1, dans l'alinéa des Cortier, les lettres 17, – 30 – 43 – 51 – 74 – 102 – 120 – 173 – 219 – 250 – 303 – 348 – 360 – et 412. »

      Empruntées à bon escient aux mots les plus saillants du glorieux texte à remémorer, ces lettres, juxtaposées, constituaient cette courte sentence si clairement désignative : « Vedette en rubis » – qui, incitant à scruter obstinément le provocant nom rouge de l'affiche-bijou, déterminerait à coup sûr la découverte du ressort, suivie de près par celle de la cachette.

      Exprès, François-Jules avait ordonné à l'orfèvre de situer, au cours de son travail, l'initial point de manœuvre dans le gros nom aux reflets pourpres, qui, prédominant et seul de sa couleur, était facile à indiquer laconiquement sans équivoque possible.

      Mais, de la formule même, François-Jules voulait que la trouvaille atténuât son infamie, en faisant une réclame forcée à certain objet éminemment palliateur, qui n'était autre que le crâne sous globe dont le front aux marques bizarres et la toque légère lui rappelaient de manière si tragique les suprêmes agissements de sa fille Lydie.

      Le fait, presque enfantin, d'avoir pieusement conservé cette relique ne trahissait-il pas en effet, à sa haute louange, un touchant amour paternel appelant la sympathie ?

      Examinant l'émouvant souvenir, il chercha un moyen de faire participer du même coup à la révélation de la formule l'étrange toque et le réseau frontal, qui, en tant que créés par Lydie, devaient plus que le reste, vu l'esprit du projet, être signalés à l'attention.

      Bientôt, son idée fixe d'associer réseau et toque pour une tâche commune lui fit apercevoir une sorte de ressemblance entre les mailles gauchement gravées sur os et les runes parant le bord vertical du couvre-chef improvisé.

      Inspiré par cette remarque, François-Jules, déplaçant le globe, approcha la tête de mort – puis, s'armant d'un couteau dont la pointe lui servit de burin et le tranchant de grattoir, se livra sur le rets grossier à un long travail transformateur, ajoutant ici, effaçant là, non sans utiliser le plus possible les traits anciens. Il parvint ainsi à camper sur le front du crâne, tout en la gardant française, la formule entière en caractères runiques, lisibles quoique penchés en tous sens, déformés et soudés. Chacun des deux mots soulignés dans le modèle, qu'il eut soin de brûler, fut habilement mis entre guillemets, et, vu l'inexistence du moindre chiffre runique, les numéros figurèrent en toutes lettres. La besogne achevée, il restait encore quelques mailles, qui simple ment se passèrent d'emploi. Réinstallé à son poste, le crâne, toujours coiffé de la toque, reçut de nouveau l'abri du globe. Tout en conservant un aspect général de filet délié, les signes du front offraient avec les avoisinantes runes sur papier un rapport assez frappant pour rendre presque sûr un futur éveil d'attention et, partant, mettre en repos la conscience du coupable – non sans laisser cependant flotter autour du monstrueux secret de rassérénantes chances d'éternelle irrévélation.

      D'une fine écriture serrée qui recouvrit plusieurs feuilles, François-Jules écrivit alors sa confession sur du colombophile, papier ultra-mince réservé aux messages qu'emportent les pigeons. Véridiquement il exposa tout ab ovo, sans omettre finalement le pour quoi des curieuses étapes destinées à précéder la palpation de son manuscrit, qui, bien plié, fut enseveli sans peine dans son étroite cachette d'or à pierreries.

      Ne supportant depuis longtemps qu'une alimentation dérisoire, François-Jules venait d'atteindre à un degré de faiblesse qui le contraignit à prendre le lit. Il garda auprès de lui la clef de son cabinet fermé, pour préserver le front modifié du crâne-relique de toute remarque prématurée propre à faire découvrir son secret avant sa mort – qui survint au bout de deux semaines.

      Quand arriva le moment des classements qui suivent tout décès, François-Charles, entrant un soir, après son repas, dans le cabinet de son père, s'assit à la table de travail, encombrée de paperasses qu'il commença de voir une à une.

      Après deux heures de triage ininterrompu, il s'accorda un temps de repos et, se levant, non sans porter une cigarette à ses lèvres, marcha, en quête de feu, vers une boîte de la régie ouverte sur la cheminée. La première bouffée obtenue, comme il secouait l'allumette pour l'éteindre et la jeter ensuite dans les cendres, ses yeux tombèrent distraitement sur le crâne à la toque, bien éclairé par certain lustre électrique suspendu au milieu du plafond.

      Apte à être saisi par le moindre aspect insolite d'un objet familier à ses regards depuis son enfance, François-Charles sentit soudain son attention éveillée par les marques frontales, qui, jadis quelconques, formaient maintenant une série de signes étranges, ressemblant, il le remarqua de suite, à ceux du bord de la légère coiffure.

      Intrigué, il mit l'abri de verre à l'écart et, emportant le crâne avec sa toque, vint se rasseoir à la table. Là, pouvant commodément, de près, examiner le front à loisir, il s'aperçut qu'en effet le réseau, par suite de modifications subtiles, constituait plusieurs lignes de texte runique.

      Se sentant sur la voie de quelque révélation émanant sans nul doute de celui qu'il pleurait, François-Charles éprouva une impatiente curiosité, d'ailleurs pure de toute appréhension, car son père avait toujours incarné à ses yeux la droiture et l'honneur.

      Lettré trop accompli pour ignorer les runes, il eut vite fait de transcrire en caractères français, sur une petite ardoise à crayon blanc ornant la table, l'énoncé mystérieux – non sans mettre entièrement en majuscules attirantes les deux mots que des guillemets recommandaient à l'attention. Il alla prendre alors, dans une grande bibliothèque voisine de la cheminée, le volume désigné – puis, une fois réinstallé, obtint au bas de l'ardoise, en faisant dans le paragraphe des Cortier la sélection de lettres voulue, la brève sentence : « Vedette en rubis. »

      Devant lui brillait l'affiche-bijou, qui, de tout temps, couchée dans un écrin ouvert, avait orné la table de François-Jules.

      Il s'en saisit – puis, au moyen d'une loupe qui traînait à portée de sa main parmi plumes et crayons, éplucha le marquant nom rouge.

      A la longue, il découvrit dans la plaque d'or une imperceptible entaille circulaire entourant de très près l'un des rubis, qui, sous un léger effort aussitôt tenté par lui du bout de l'ongle, s'enfonça pour se relever une fois libre.

      Dès lors, posant la loupe, il n'eut besoin que de quelques tâtonnements pour trouver le restant du secret, et la plaque, doucement ouverte, livra son contenu.

      Jetant de loin dans l'âtre sa cigarette achevée, François-Charles, très intéressé au vu de l'écriture paternelle, se mit à lire l'atroce confession.

      Peu à peu sa face se décomposa, tandis que ses membres tremblaient. Andrée, sa compagne chérie, sa fiancée, aimée de son père, tuée puis violée par lui !...

      Une sorte d'hébétude suivit chez lui l'achèvement de la lecture.

      Puis d'infernales angoisses l'étreignirent. Fils d'assassin ! Ces mots, il croyait les sentir stigmatiser son front.

      Incapable de survivre à sa honte, il décida de mourir dans la nuit même.

      Mais quel parti adopter touchant la confession ? Propre dénonciateur de son père s'il abandonnait au grand jour ce document trouvé par lui, auteur, s'il l'anéantissait, d'une éternisation de tortures à l'endroit d'un innocent, François-Charles semblait, de toutes manières, condamné à un rôle odieux.

      Seule lui restait la ressource de tout remettre en l'état primitif. Ainsi passif, il laisserait l'exacte somme de hasard acceptée par son père présider au déterrement du secret, qui demeurerait ouaté par les divers remparts d'honneur – dont la pensée l'attendrissait au milieu de ses affres.

      Sur une demi-page blanche subsistant au bout de la confession, François-Charles, voulant, par scrupule de conscience, qu'on pût un jour connaître et juger sa conduite, consigna d'abord les faits de sa terrible soirée puis, non sans leurs motifs, ses projets immédiats concernant le réensevelissement des aveux et son suicide.

      Complété de la sorte, le document réintégra l'affiche-bijou, bientôt fermée et remise à plat sur l'interne velours de son écrin.

      Puis, ayant replacé dans la bibliothèque le volume de Saint Marc de Laumon – et tout effacé sur l'ardoise, François-Charles rétablit sous son globe, au milieu de la cheminée, le crâne toujours paré de sa fragile coiffure.

      Dès lors, sortant de sa poche un revolver chargé, que la prudence, vu l'isolement de son habitation, lui prescrivait de porter toujours, il ouvrit son gilet et tomba mort, une balle dans le cœur, tandis qu'on accourait au bruit de la détonation.

      Le lendemain, la nouvelle fit grand fracas dans les environs.

      Pascaline Foucqueteau, cramponnée à l'idée de la réhabilitation de son fils, soupçonna l'existence de quelque mystérieux rapport entre l'assassinat d'Andrée et ce suicide qu'aucun ne pouvait expliquer.

      Sachant, par des articles de presse, tout ce que Canterel tirait des morts, elle songea que, facticement ranimé, François-Charles devrait logiquement revivre, comme ayant été plus frappantes pour lui que nulles autres, les minutes, sans doute grosses de révélations précieuses pour la cause de Thierry, durant lesquelles tels faits l'avaient poussé à se détruire.

      Grâce à de fiévreuses démarches, publiant partout son idée, elle obtint de la justice que le corps, en vue d'un supplément d'instruction, fût transporté d'office de la maison de Meaux, où l'on mit les scellés, jusqu'à Locus Solus – malgré la résistance de la famille, composée de proches cousins qu'effrayait, par ses menaces de scandale, la troublante éventualité d'une révision de l'affaire Foucqueteau.

      François-Charles apprêté par Canterel, choisit pour renaître, comme l'indiquait certain tragique geste final de brusque chute, les derniers moments de sa vie, durant lesquels, tout le prouvait dans son attitude, il avait, à coup sûr, été constamment solitaire, fait qui, défendant d'espérer sur eux la moindre source verbale de renseignements directs – alors qu'ultérieurement nul récit, et pour cause, ne pouvait en avoir été tracé à quiconque par le suicidé – rendait fort difficile leur complète reconstitution.

      Apprenant du moins sans peine, par ceux qui avaient trouvé le cadavre, en quel lieu précis s'était déroulée la scène intrigante, Canterel, notant mathématiquement tous les pas et mouvements de son sujet, se rendit à la maison meldoise, où on leva pour lui les scellés.

      Parvenu au cabinet de travail, il comprit, avec ses notes et un peu de raisonnement, que François-Charles avait d'abord marché vers la cheminée, où il s'était saisi de la tête-de-mort-avocate.

      L'attention attirée vers cet objet, Canterel, dont le savoir immense n'était pas sans embrasser les runes, reconnut de suite les signes couvrant le bord de la toque, auxquels lui parurent étrangement ressembler ceux du front.

      Ôtant le globe à son tour, il vit, de près, que c'était bien des caractères runiques qu'offrait l'osseuse surface rayée – et bientôt eut clairement sous les yeux, copiée de sa main en lettres françaises sur son calepin de poche, la formule conductrice.

      Par la même subtile filière que François-Charles, sur les cadavériques manigances duquel ses notes précises, sans cesse consultées, lui facilitaient sa tâche, Canterel finit par atteindre la confession, qu'il remit à la justice, après avoir lu en entier à Pascaline Foucqueteau rayonnante les longs aveux du père et le sombre post-scriptum du fils.

      Ramené du bagne, Thierry, dont le procès fut succinctement révisé pour la forme, reconquit, avec lustre, la liberté en même temps que l'honneur.

      Pascaline manquait de paroles pour remercier Canterel de l'artificielle résurrection de François-Charles, sans laquelle les fameuses runes crâniennes, dont le déchiffrage constituait pour son fils-martyr la seule porte vers le relèvement, eussent peut-être passé inaperçues longtemps encore, sinon toujours.

      Prenant en horreur tout ce qui se rapportait au crime révoltant dont l'auteur était de leur sang, les cousins-héritiers, se gardant bien de réclamer à Canterel le cadavre méprisé du fils de l'assassin, vendirent à l'encan le contenu de la villa de Meaux, qui fut – d'ailleurs vieille et indigne de regrets – ignominieusement vouée par eux à une complète démolition.

      Désireux de mettre au point la scène qui avait attiré, comme étant évidemment la plus saillante en effet de toute son existence, le choix du suicide, Canterel acquit à la vente presque tout le contenu du cabinet de François-Jules et put ainsi reconstituer les lieux dans la glacière.

      D'après un journal qui en fac-similé l'avait publiée in extenso, il fit, en prescrivant l'imitation de l'écriture et de la signature, copier sans post-scriptum la terrible confession sur des feuilles de papier colombophile destinées à prendre place dans l'affiche-bijou – non sans exiger, pour les utiliser successivement, maints exemplaires de la dernière, forcée de présenter à chaque expérience une vierge demi-page que le mort remplirait.

      Dès lors il contraignit souvent feu François-Charles à recommencer son dramatique soir suprême, sur la prière de Pascaline et de Thierry, qui ne pouvaient se lasser de venir contempler les agissements auxquels, somme toute, ils devaient leur bonheur. C'était le fatal revolver lui-même qui servait, chaque fois chargé à blanc.


*

*       *


      Enveloppé de fourrures, un aide de Canterel mettait ou enlevait aux huit morts leur autoritaire bouchon de vitalium – et faisait au besoin se succéder les scènes sans interruption en ayant régulièrement soin d'animer tel sujet un peu avant de réengourdir tel autre.


__________________________________________________________________________________________________
(3)  Marinette, – compagne du marin.




Site et boutique déposés auprès de Copyrightfrance.com - Toute reproduction interdite
© 2000-2024  LB
Tous droits réservés - Reproduction intégrale ou partielle interdite

Taille des
caractères

Interlignes

Cambria


Mot de passe oublié
Créer un compte ALCHIMIE & SPAGYRIE MARTINISME, MARTINEZISME & MYSTICISME OCCULTISME & MAGIE MAGNETISME, RADIESTHESIE & ONDES DE FORMES THEOSOPHIE ASTROLOGIE & ASTRONOMIE ROSE-CROIX & ROSICRUCIANISME SPIRITISME & TRANSCOMMUNICATION PRIÈRE & TEXTES INSPIRANTS