L'année 1778, qui vit l'extraordinaire arrêt
rendu par un parti du Grand-Orient contre la plus ancienne Grande Loge de son
obédience au bénéfice d'un régime étranger,
vit aussi le premier et le dernier convents que tinrent à
Lyon les
Directoires
templiers d'Auvergne, d'Occitanie, de
Bourgogne et de
Septimanie, sous la présidence
du Grand-Maître provincial d'Auvergne, J.-B. Willermoz, en
vue d'examiner
les divers moyens permettant une utilisation immédiate du traité
passé avec le Grand-Orient de France.
Ce convent, qui devait manifester l'importance prise par
la
Stricte Observance et la Grande Loge de Brünswick dans les affaires
du Grand-Orient de France, échoua par suite des manuvres des
Philalèthes
auprès de la Grande Loge de
Lyon et dans le
Directoire même de
Bourgogne.
Paganucci, secrétaire général de
La Bienfaisance,
nous dit en effet
[Note de l'auteur : Paganucci. Mémoire
pour servir à l'Histoire de la Stricte Observance. M. 1788. pp. 35,
36.] que les membres du
Directoire de
Bourgogne, au sein duquel les
Philalèthes avaient de nombrenx affiliés : De Beyerlé,
de Stroganoff, Dièderichs, Haffner, de Saint-Evremond, etc, firent tous
leurs efforts pour que la ridicule
fable temptière sur Pierre d'
Aumont
et ses
compagnons fût supprimée. On préconisa différents
systèmes, entre autres l'
Ecossais rectifié suisse de De Glayre,
et celui dont faisaient usage depuis 1770 la loge et le chapitre de Saint-Théodore
de
Metz, sous le nom d'
Ecossais rectifié de Saint-Martin, que l'on
attribue faussement, à cause d'une homonymie, à Louis Claude de
Saint-Martin [Note de l'auteur : Tout le monde connaît
l'histoire de ce chevalier romain qui, de son épée, coupa en deux
son manteau et en donna une moitié à un pauvre. Il existe un grand
nombre de systèmes écossais rectifiés. Les plus connus sont
l'Ecossais rectifié de Dresde pratiqué en Allemagne avant l'établissement
de la Stricte-Observance ; l'Ecossais rectifié dit de Swedenborg
; l'Ecossais rectifé de De Glayre ; l'Ecossais rectifié de Tshoudy ;
et l'Ecossais rectifié de Saint-Martin. La plupart des auteurs qui
ont parlé de ce dernier l'ont attribué faussement à Louis-Claude
de Saint-Martin, et M. Papus n'a pas manqué de rééditer une
erreur qui lui semblait servir sa thèse. Nous verrons d'ailleurs plus loin
que Saint-Martin a pris la peine de réfuter une légende qui s'était
répandue dans les divers milieux maçonniques et qui est reproduite
sans examen dans les ouvrages de la plupart des historiens français et
étrangers.]. Dans ce dernier système, il est en effet
question d'une
légende chrétienne, celle du chevalier bienfaisant
(le chevalier romain canonisé sous le nom de
Saint Martin) de la cité
sainte (Rome),
légende qui est une sorte d'
adaptation des vertus charitables
de l'Hospitalier de la
Palestine et qui, dans la circonstance, présentait
le grand avantage d'échapper aux soupçons des gouvernements. Bode
à prétendu en effet que la police lyonnaise demanda la suppression
de la
fable templière comme attentatoire à la sûreté
de l'état, et qu'elle avait menacé de
fermer les loges des
Directoires
si ceux-ci ne renonçaient pas au système
templier, que le gouvernement
regardait comme une sorte de conspiration permanente contre les successeurs de
Clément V et de
Philippe le Bel.
S'il est impossible d'écarter le témoignage
de Paganucci, il est fort difficile d'admettre l'
histoire de l'intervention poticière
telle qu'elle nous est présentée. On se rend parfaitement compte
que la suppression plus ou moins ostensible d'une
fable de rituel n'aurait pu
modifier en rien l'
esprit politique des
Directoires, si cet état d'
esprit
existait ; et que, dans ces conditions, s'il y eut réellement intervention
de la police, la suppression demandée sous
couleurs politiques cachait
très probablement une manuvre de cette Grande Loge de
Lyon condamnée
six mois auparavant à propos du traité des
Directoires. Il est clair
que les droits de suprématie de la maçonnerie nationale devaient
être quelque peu rétablis par le reniement apparent d'une partie
du système de la direction de Brünswick, puisque ce reniement semblait
séparer moralement les
directoires français des
directoires étrangers.
Quoi qu'il en soit, le fait est qu'après quelque discussions
sur l'opportunité de la
fable templière, on résolut de la
supprimer et de la remplacer par quelque autre récit moins compromettant.
Après examen de plusieurs systèmes parmi lesquels l'
Ecossais
rectifié de De Glayre, que présentaient les loges de la
Suisse
française, et l'
Ecossais rectifié de Saint-Martin, que présentaient
les députés de la province de
Bourgogne, l'assemblée élabora
le grade du « Chevalier bienfaisant de la cité sainte
[Note
de l'auteur : Dit aussi Chevalier de la Bienfaisance. Ce grade se rapproche
d'ailleurs davantage de l'hospitalier templier que du Chevalier bienfaisant de
l'Ecossais de Saint-Martin ; mais après le convent de Wilhemsbad, il inclinera
vers l'Ecossais de Saint-André.] », qui participe quelque
peu de ces deux systèmes, en se bornant à établir la
connexion
avec l'ordre des anciens
templiers par un enseignement historique dans le dernier
des degrés qui constituaient l'ordre intérieur, celui d'Eques-professus
ou de Grand Profès. Ce convent eut pour la
Suisse un autre résultat
: elle fut élevée au grade de sous-prieuré, mais demanda
et obtint une indépendance absolue quant à la question financière
et quant aux constitutions et aux réformes qu'elle jugerait à propos
de faire dans son domaine.
Ces diverses décisions expliquent les soupçons
des
historiens maçonniques qui conclurent des opérations du convent
de
Lyon que le reniement du système
templier avait été plus
apparent que réel. Leurs soupçons sont d'autant mieux fondés
que les provinces françaises, et en particulier celle d'Auvergne, reçurent,
comme par le passé, leurs instructions et leurs ordres de la Grande-Maîtrise
de Brünswick.
D'ailleurs, et c'est ici l'occasion de le dire, car nous
ne voudrions pas que l'on pût nous accuser de chercher à noircir
les desseins de la
Stricte-Observance, les
Directoires templiers n'étaient
point révolutionnaires. Leurs membres étaient des
royalistes d'une
espèce particulière dont la politique, la même en somme que
celles des anciens
templiers et des
jésuites, consistait surtout dans la
mise en tutelle des princes et des souverains. La déposition du comte de
Haugwitz, ministre d'état prussien, qui avait été chargé,
dans l'ordre de la
Stricte-Observance, de la direction particulière
des
frères templiers de Prusse, de Pologne et de Russie, en 1777, est formelle
à cet égard : « Si je n'en avais pas fait moi-même l'expérience,
dit-il, je ne pourrais donner d'explication plausible de l'insouciance avec laquelle
les gouvernements ont pu
fermer les yeux sur un tel désordre, un véritable
status in statu. Exercer une
influence dominante sur les trônes et
les souverains, tel était notre but comme il avait été celui
des chevaliers
templiers [Note de l'auteur : De Haugwitz.
Mémoire
présenté au Congrès de Vérone.]. » Ils y parvinrent quelque peu, puisqu'en 1775, l'Ordre comptait déjà
vingt-six princes
[Note de l'auteur : Bode qui, tout d'abord
partisan de la Stricte-Observance, avait fini par comprendre que cet
Ordre ne pouvait plus que compromettre la Franc-Maçonnerie, a écrit
à ce sujet : « En vérité, qu'on s'imagine que le
secret de cet Ordre vienne à la connaissance de ces princes qui possèdent
les anciens biens de l'Ordre et qu'ils croient qu'on voulût les leur arracher,
et l'on se persuadera aisément que la Franc-Maçonnerie serait
en grand danger d'être persécutée. (Examen impartial du
livre intitulé des Erreurs de la Vérité, 1781, MSS
publié en 1791.)] ; mais nous ne voyons pas que leurs formules
de vengeance se soient exercée à d'autres dépens qu'à
ceux de la mémoire du roi, du pape et des traîtres qui avaient
causé la chute de l'ancien ordre des
templiers. Bien plus, ils ne prirent
aucune part au grand mouvement de 1789, car la Révolution ne pouvait
mettre obstacle à leurs projets, et, s'ils ne la reniaient pas, ils estimaient
que les temps n'étaient pas venus. C'est ce qui ressort clairement de
ce passage du manifeste du
duc de Brünswick, Grand-Maître de la
Stricte-Observance
templière :
« Le temps de l'accomplissement est proche mais sachez-le,
cet accomplissement c'est la
destruction. Nous avons élevé notre
construction sous les ailes des ténèbres, pour atteindre le sommet
d'où nous pourrions enfin plonger librement nos regards sur toutes les
régions de lumière. Mais ce sommet est devenu inaccessible : l'obscurité
se dissipe et une lumière, plus effrayante que l'obscurité même,
vient soudain
frapper nos regards. Nous voyons notre édifice s'écrouler
et couvrir la terre de ruines ; nous voyons une
destruction que nos mains ne peuvent
plus arrêter. Et voilà pourquoi nous renvoyons les constructeurs
de leurs
ateliers. Du dernier coup de marteau, nous renversons les colones des
salaires. Nous laissons désert le
Temple détruit, et nous le léguons
comme un grand-uvre à la postérité, chargée
de le relever de ses ruines et de l'amener à un complet achèvement.
Les ouvriers actuels l'ont détruit, parce qu'ils ont hâté
leur travail avec trop de précipitation. »
Il est assez difficile de se rendre compte des résultats
qu'auraient put obtenir la
Stricte-Observance et sa chevalerie
templière,
si la Révolution n'avait pas eu lieu. Les déclarations emphatiques,
faites à ce sujet, semblent manquer de fondement et être aussi vides
que cette
Stricte-Observance, condamnée à s'éteindre
misérablement vingt ans après la Révolution.
Aussi ne voyons-nous dans le manifeste précédent
qu'une protestation de l'aristocratie, protestation semblable à celle que
le
duc de Brünswick, chef des armées coalisées contre la France,
devait envoyer de Coblentz à l'Assemblée législative et dont
le ton insolent devait amener l'internement de Louis XVI au
Temple. Mais n'anticipons
pas. Si, comme l'a écrit Ferdinand de Brünswick, la
Stricte-Observance
templière avait été « élevée sous
les ailes des ténèbres », elle devait effectivement tomber
quand la lumière se manifesterait sur un système qui ne prêtait
que trop aux soupçons, et que devaient définitivement compromettre
ses rapports avec la
Société des Illuminés. Ceci nous
amène à dire quelques mots de cette société appelée
à jeter un si grand discrédit sur la Maçonnerie tout entière.