A l'exemple du franc-maçon Savalette, qui, après l'insolent manifeste du
duc de
Brünswick (25
juillet 1792), s'était présenté aux municipes, à la tête d'une troupe de volontaires armés et équipés par lui, en demandant que l'on décrétât la levée en masse,
Saint-Martin contribua au grand effort de la nation en donnant du 16 septembre 1792 au 07 mars 1793 une somme totale de 1,650 livres pour l'équipement des trois cent mille volontaires que la République envoyait, à
Lyon, en Vendée et sur les frontières, vaincre les rébellions Ide l'intérieur et les armées coalisées contre la France.
Saint-Martin resta à
Petit-Bourg jusqu'en
octobre 1793 : « J'étais à
Petit-Bourg, écrit-il dans ses mémoires, lors de l'exécution d'Antoinette le 16
octobre 1793 » ; puis il vint à
Paris. La Terreur régnait sur la France. Les armées de
Brünswick avaient été vaincues
à
Valmy et les bombes des républicains
incendiaient
Lyon. La plupart des loges maçonniques
étaient dissoutes, et, parmi celles qui existaient, toutes,
sauf deux ou trois, ne pouvaient se réunir par suite de la
dispersion de leurs membres. Le
Grand-Orient de France voyait ses
archives dispersées et la majeure partie de ses officiers
victimes des excès révolutionnaires. Une seule
des loges de cette puissante association continuait ses
réunions, la loge du
Centre des amis. A
plus forte raison les Philosophes écossais, les
Philalèthes, les Philadelphes et les Elus-Coëns
étaient-ils obligés de suspendre leurs
assemblées et toute correspondance qui eût pu
sembler suspecte au Comité de sûreté
générale. La mère-loge
écossaise du
Rite Philosophique s'était
éteinte en léguant tous ses droits à
la loge de
Saint-Alexandre-d'Ecosse. La loge des
Amis-réunis,
le temple du Trésor et celui de la rue de la
Plâtrière étaient
abandonnés. Parmi les
Philalèthes,
les uns, comme Savalette, étaient aux armées ;
d'autres comme De Gleichen et De
Bray avaient quitté la
France ; d'autres enfin, comme Roëttiers de Montaleau ou De
Saint-Léonard, étaient emprisonnés
comme suspects. Et si quelques
Elus-Coëns,
dont l'Epréménil,
Amar et Prunelle de Lierre,
siégeaient encore dans les Assemblées du pays
[Note de l'auteur :
D'Epréménil, conseiller au parlement de Paris,
avait été membre de la Constituante ; il fit aux
idées de 1789 autant d'opposition qu'il en avait fait au
gouvernement avant la Révolution. Amar trésorier
de France dout un auteur a écrit qu' « il se
faisait gloire de sa piété devant ceux qui en
avaient le moins » fut membre du Comité de Salut
Public de la Convention. Prunelle de Lierre, homme religieux et de
mœurs austères, siégea à la Convention
nationale où il vota le bannissement de Louis XVI.],
Salzac s'était retiré à
Metz
près de Frédéric Disch,
l'abbé Fournié vivait en Angleterre, De Calvimont
avait disparu, et D'
Ossun et De Bonnefoy avaient
émigré en Italie. Les
directoires de la
Stricte-Observance
rectifiée n'étaient pas plus heureux.
Celui d'Auvergne, le seul qui eût une loge en
activité, celle de
La Bienfaisance,
à
Lyon, était en proie à toutes les
horreurs d'un siège sans merci. Les bombes
pulvérisaient les archives provinciales que Willermoz
n'avait pas eu le temps d'emporter de la loge située hors
des murs, elles détruisaient la plupart de celles
déposées dans la ville
[Note
de l'auteur : M. Papus a publié dans son ouvrage sur Martinès
de Pasqually une lettre de Willermoz au landgrave de Hesse,
grand-maître de la Stricte-Observance rectifiée
depuis le 02 novembre 1792, lettre qui relate ces faits. Cet auteur a
malheureusement cherché à créer une
confusion entre l'Ordre de la Stricte-Observance
rectifiée et l'Ordre des Elus-Coëns,
sous prétexte que Willermoz avait entre les mains quelques
documents relatifs à ce dernier Ordre.]
et tuaient l'excellent abbé
Rozier que le
philalèthe Roëttiers de Montaleau, alors en prison
à
Paris avait remplacé dans ses fonctions au
Grand-Orient
de France. Puis, la ville étant tombée
aux mains des assiégeants, Willermoz était
emprisonné
[Note
de l'auteur : Willermoz et Roëttiers de Montaleau furent remis
en liberté après le 9 thermidor.]
et son
frère Jacques décapité ainsi
que l'avocat du roi, Willanès, le comte de
Virieu et
quelques autres qui avaient servi dans l'armée lyonnaise.
Saint-Martin ne resta que quelques
mois à
Paris. Atteint parle décret du 27
germinal, an II, qui éloignait de la capitale tous les
nobles, il s'empressa de retourner à
Amboise : «
Je
pars, écrivait-il le 30 germinal, en vertu du
décret sur les castes privilégiées et
proscrites. Et c'est parmi elles que le sort m'a fait naître
». D'ailleurs il ne resta pas longtemps à
Amboise,
car la République l'appela à l'Ecole Normale de
Paris : « Tous les districts de la République ont
ordre d'envoyer à l'Ecole Normale de
Paris des citoyens de
confiance, pour s'y mettre au fait de l'instruction qu'on veut rendre
générale ; et quand ils seront instruits, ils
reviendront dans leur district pour y former des instituteurs. L'on m'a
fait l'honneur de me choisir pour cette mission, et il n'y a plus que
quelques formalités à remplir pour ma propre
sûreté, vu ma tache nobiliaire qui m'interdit le
séjour de
Paris jusqu'à la paix ».
Saint-Martin se rendit
aussitôt à
Paris. II s'y installa, rue de
Tournon,
maison de la
Fraternité, et peu de
jours après?
il alla monter la garde au
Temple ou végétait
encore le jeune prince Louis XVII. En
janvier 1795, il entre
à l'Ecole Normale où il « s'honore d'un
emploi si neuf dans l'
histoire des peuples, d'une carrière
d'où peut dépendre le bonheur de tant de
générations ». Sa mission le contrarie
sous certains rapports, mais il veut apporter son grain de sable au
vaste édifice que
Dieu prépare aux nations ; car
il est encore persuadé comme
Mirabeau dans ses plus beaux
jours que la Révolution française fera le tour du
globe.
Saint-Martin voit toujours la Révolution de haut, et
abstraction faite des accidents, quels qu'ils soient, il
lit dans les
grandes destinées de son pays celles de
l'humanité.
A l'Ecole Normale,
Saint-Martin ne
suivit pas un cours de philosophie tel qu'il lui en fallait un. Il
n'avait que des leçons d'idéologies,
Condillac
corrigé par
Garat, un professeur qui n'était pas
un philosophe. Aussi, au lieu d'étudier
Descartes ou bien
Malebrancbe et Leibnitz, qu'il semble ignorer, il s'attache plus que
jamais au spiritualisme
théosophique de
Boehme.
L'Ecole Normale fut fermée
le 30
floréal de l'an IV et
Saint-Martin revint
Amboise. Il
y reprit une correspondance très suivie avec le
baron de
Liebisdorf de Berne. Ce dernier ramassait de tous les
côtés, à Londres, en Allemagne,
à Saint-Pétersbourg et en
Suisse, les nouvelles
et les publications qui pouvaient intéresser le
théosophe, et
Saint-Martin reprenait ces nouvelles en
sous-œuvre, quand son temps n'était pas absorbé
par la publication des
Considérations
philosophiques et religieuses sur la Révolution
française ou de l'
Eclair sur l'Association
humaine, par un mémoire
présenté à l'institut de Berlin ou par
les traductions de quelques fragments de
Boehme.
La correspondance des deux amis dura
jusqu'en 1799, année où Liebisdorf mourut sans
avoir vu
Saint-Martin. Cette mort laissa dans l'
âme du
théosophe un vide que rien ne fut en état de
remplir, car la correspondance de ses autres amis ne
présentait pas un intérêt aussi vif au
point de
vue du développement
mystique.
Celle de madame de
Boecklin, sa « chérissime amie » de
, et celle de la
duchesse de Bourbon, pour laquelle il avait
écrit l'
Ecce
Homo, avaient sans doute d'autres
attraits, mais si l'on en
juge par les pages qui nous restent, ces
lettres ne donnaient pas le même aliment à
l'
esprit de
Saint-Martin. La correspondance de Monsieur et de Madame
d'Effinger qui suivit celle du
baron de Liebisdorf leur oncle, cessa
aussi promptement qu'avait cessé celle de Salzmann. Dès lors, personne n'entretint plus
Saint-Martin ni de Young-Stilling, ni de Lavater, ni de la fille du célèbre ministre, ni du très
mystique Eckartshausen. Quelques amis lui restaient : le comte Divonne, qui, revenu d'un exil de plusieurs années passé près du
mystique Law, en Angleterre, pouvait l'entretenir des uvres de Jane Leade « mais, nous dit
Saint-Martin avec une pointe d'amertume, Divonne ne connaissait pas
Boehme » ; Maubach et Gombaud et enfin Gilbert, qui devait hériter un
jour des manuscrits et des livres de son ami. De d'
Hauterive il n'est plus question.
L'admiration de
Saint-Martin pour
Boehme s'accrut avec les années.
Boehme fut pour le théosophe plus qu'une amitié, ce fut un culte. En même temps qu'il écrit
L'Esprit
des choses et
Le Ministère de l'Homme-Esprit, il publie de 1800 à 1802 des traductions de son auteur
favori :
L'Aurore naissante et
Les Trois principes de l'Essence divine. Il mit la dernière main en 1803 aux
Quarante questions sur l'âme et à
La Triple vie de l'homme et mourut d'une attaque d'apoplexie le 13
octobre 1803 chez un de ses amis à Aunay. Cet homme excellent n'avait vécu que soixante ans.
Cependant, qu'était-il advenu de la
Franc-Maçonnerie et en particulier des
Philalèthes, des Elus-Coëns et de cette Stricte-Observance rectifée dont
Saint-Martin s'était définitivement
séparé en 1790 et dont Villermoz dirigeait encore la Loge de
Lyon en 1793 ?
La
Franc-Maçonnerie avait échappé à grand-peine à la terrible tourmente révolutionnaire. A peine sortis de prison, les
philalèthes Roëttiers de Montaleau et de
Saint-Léonard, secondés par quelques dignes maçons des loges
Centre des Amis,
Amis de la liberté et
Martinique des Frères réunis, s'efforcèrent de reconstituer le
Grand Orient de France. Parmi ces maçons dévoués, nous retrouvons les
frères Randon de
Lucenay, Astier, Gillet de Lacroix, alors membres de cette loge du
Centre des Amis qui avait été fondée à
Paris, en 1789, par le
Grand Orient de France, et dont Roëttiers de Montaleau était
vénérable.