Nous avons écrit dans notre précédente Notice que « peu d'années après le départ de Martinès de Pasqually pour les Antilles, une scission se produisit dans l'Ordre qu'il avait si péniblement formé ; certains
disciples restant très attachés
à tout ce que leur avait enseigné le maître, tandis que d'autres,
entraînés par l'exemple de
Saint-Martin, abandonnaient la pratique
active pour suivre la voie incomplète et passive du
mysticisme ».
En effet, durant les cinq années qu'il passa à la loge de
Bordeaux,
Saint-Martin avait déjà manifesté quelque éloignement
pour les travaux de Martinès de Pasqually, et tendait déjà
à s'affranchir du dogmatisme rituélique des loges et à le
rejeter comme inutile. Majs à la vérité il ne tenta rien
avant la mort de Martinès, survenue en 1774 ; tandis qu'un autre
frère,
le R. C. Du Roy d'
Hauterive, n'attendit pas cet événement pour manifester
dès 1773 des tendances fâcheuses pour le
rite des
Elus-Coëns.
Nous n'avons malheureusement pas la lettre qui mentionnait
les agissements du T. P. M. Du Roy d'
Hauterive et nous devons nous contenter de
la réponse du Grand Souverain, réponse dont le passage suivant est
d'ailleurs suffisamment explicite :
« Quant à l'égard de ce qu'aurait pu
dire le T. P. M. Du Roy, je vous instruis du contraire. Il ne suffit pas de penser
comme nous pour être un franc et légitime maçon et un «
parfait chevalier des temples particuliers et généraux, car alors
serait élu ou G. A. qui voudrait s'il avait eu en mains les instructions
et explications secrètes de ces grades, et l'Ordre serait à la merci
complète de tous les défaillants, comme vous pouvez le comprendre.
Aussi les propos du T. P. M. Du Roy m'étonnent de la part d'un
frère
instruit qui, quand il combattait nos établissements, me reprochait des
vues semblables à celles qu'il aurait aujourd'hui. Cependant voyez et instruisez-moi
de sa façon d'agir envers nos membres, et je vous exhorte à veiller
à ce que tous nos postulants aient bien reçu leurs instructions
dans le
symbolique, ou qu'ils les reçoivent comme émules selon ce
que j'ai mandé à mon T. S. de
Paris. Pour le reste faites-en la
collation selon mes propres instructions et avec le cérémonial que
vous aurez du P. M. Substitut.
Faute de quoi vous ferez des membres sans aucun des pouvoirs
de leur grade et (qui) ne seront d'aucune utilité à l'Ordre encore
qu'on les avance après de semblables profanations, et ainsi vous n'auriez
pas nui à l'Ordre seul mais plus gravement aux sujets désireux de
s'instruire et de progresser dans le bien. De plus, vous ne devez pas prendre
exemple sur ma bien trop grande facilité à récompenser le
bon vouloir de quelques émules qui ne remplissaient pas les conditions
; mais vous souvenir de tous les ennuis que m'a procurés cette facilité
et cela lors de nos établissements de
Bordeaux et dans la personne des
sieurs
Lardy, Duguers (Bonnichon) et autres, par suite de quoi je me suis résolu
à abandonner au conseil de mes T. S. tout ce qui m'est adressé.
C'est un pâtiment auquel je me résigne volontiers dans l'intérêt de l'Ordre. »
Votre affectionné
frère et maître
DON MARTINÈS DE PASQUALLY. G. S.
[Note de l'auteur : Extrait d'une lettre inédite au frère De Gaicheux,
du 16 novembre 1773. Anciennes archives Villaréal. D. IX.]
On voit d'après cet extrait que, déjà
à la fin de 1773, le
frère du Roy d'
Hauterive semblait considérer
le cérémonial des divers grades comme une chose fort accessoire,
et cherchait très probablement à faire partager son opinion par quelques membres de l'Ordre. Ce qui est certain,
c'est que d'
Hauterive se sépara de l'Ordre quelques années plus
tard ; et l'on peut se demander s'il n'y a pas une relation entre
les tendances manifestées par d'
Hauterive en 1773 et la ligne de conduite
que devait tenir
Saint-Martin dans la suite.
Le fait est qu'un peu avant la mort de Martinès de
Pasqually,
Saint-Martin se rendit à
Lyon où il fit avec d'
Hauterive
une série de conférences dans la loge de Willermoz
[Note
de l'auteur : Parmi ces conférences, celle intitulée : « Des
voies de la Sagesse » nous a été conservée. On
n'y trouve que des pensées morales, sans aucune question dogmatique.],
La Bienfaisance, et où il écrivit son premier livre intitulé
des Erreurs et de la Vérité
: « C'est à
Lyon, dit-il, que j'ai écrit le livre intitulé
des Erreurs et de la Vérité
je l'ai écrit par désuvrement et par colère contre
les philosophes. J'écrivis d'abprd une trentaine de pages, que je montrai
au cercle que j'instruisais chez M. de Villermas (
sic), et l'on m'engagea à
continuer. Il a été
composé vers la fin de 1773 et le commencement
de 1774, en quatre mois de temps, et auprès du
feu de la cuisine, n'ayant
pas de
chambre où je pusse me chauffer. Un
jour même, le pot de la
soupe se renversa sur mon pied et le brûla assez fortement. »
Saint-Martin fut-il très satisfait de ce séjour
à
Lyon ? Nous ne le pensons pas, pour diverses raisons : « Mon premier
séjour à
Lyon en 1773, 1774, 1775, nous dit-il lui-même, ne
m'a pas été beaucoup plus profitable que celui de 1788. J'y éprouvais un repoussement très marqué dans l'ordre spirituel »
[Note
de l'auteur : Ce passage et le précédent sont extraits du Portrait
de Saint-Martin, autobiographie qui n'a pas encore été publiée
intégralement.]. Ce qui occasionnait ce repoussement dans l'ordre
spirituel, et ce sur quoi
Saint-Martin n'insiste pas, l'
Histoire maçonnique
va nous l'apprendre. Mais il est nécessaire de faire ici une digression
un peu longue et de reprendre l'étude de cet Ordre de la
Stricte-Observance
templière dont nous avons différé jusqu'à présent
de développer la formation et le système.
Le créateur de ce système, le
baron de Hund,
riche gentilhomme de Lusace, d'intelligence ordinaire, mais très porté
aux idées aventureuses et doué d'une forte dose de vanité
et d'une riche imagination, avait entendu parler durant son séjour à
Paris, en 1743, d'une
légende sur la prétendue continuation de l'ancien
ordre des
templiers officiellement aboli vers 1313. De retour en Allemagne, il
imagina, de concert avec un
frère Marschall, ancien grand-maître
provincial de la Grande Loge de Londres pour la Haute-Saxe, de rétablir
cet ancien Ordre des
Templiers en s'appuyant sur la
Franc-Maçonnerie, et
de chercher à recouvrer les biens de cet Ordre. En conséquence,
ils commencèrent à s'efforcer de rétablir le plan du domaine
de l'Ordre ; mais devant les difficultés que présentait le rétablissement
de certaines provinces, ils adoptèrent une nouvelle répartition
des provinces. Elle eut lieu d'après les bases suivantes :
1°
la Basse-Allemagne avec la Pologne et la Prusse ;
2° l'Auvergne
;
3° l'Occitanie ;
4° l'Italie et la Grèce
;
5° la
Bourgogne et la
Suisse ;
6° la Haute-Allemagne
;
7° l'Autriche et la Lombardie ;
8° la Russie
et
9° la Suède
[Note de l'auteur
: A la vérité, il y eut trois répartitions successives des
provinces : une première tout imaginaire en sept provinces, une seconde
basée sur les documents relatifs aux Templiers, et une troisième
adaptée aux nécessités de l'époque.]. Ces
provinces furent elles-mêmes divisées administrativement en
directoires,
prieurés, sous-prieurés, etc., d'une façon quelque peu arbitraire
; sauf cependant la première et la sixième province, pour la
division
desquelles on utilisa la répartition des loges maçonniques existantes,
loges que l'on devait s'efforcer de faire entrer dans le système. Marschall
et De Hund travaillèrent ensuite à composer leurs rituels et établirent
six grades. Aux trois grades, apprenti,
compagnon et maître, ils ajoutèrent
un Maître écossais, un Novice et un Chevalier
templier que l'on divisa
lui-même en quatre classes : celles d'Eques (chevalier), d'Armiger (porteur
d'armes), de Socius (allié), et d'Eques-professus ou grand profès.
Comme il était nécessaire, en attendant que
les promoteurs de ce système eussent trouvé quelques hauts personnages
pour l'appuyer, de donner à l'Ordre l'autorité qui lui manquait,
Marschall et De Hund imaginèrent de placer leur création sous les
auspices de
Supérieurs Inconnus, personnages actifs dont le mystère
cacherait l'irréalité, tout en laissant supposer de hautes personnalités ayant en main l'instruction et la direction de l'Ordre. Marschall et De Hund décidèrent
aussi que chaque
frère recevrait un nom de guerre et ils rédigèrent
l'acte d'obédience que l'on devait signer aux
Supérieurs Inconnus
ou S. I. en
entrant dans l'Ordre
templier. Cet acte était divisé
en
six points d'obéissance absolue
[Note de
l'auteur : Voir le texte dans Menge, Geschichte des Loge Pforte, etc.,
p. 81 et suiv., et dans Fessler, Histoire critique. On s'engageait notamment,
en signant cet acte, à renoncer aux obligations et aux pratiques des autres
observances ; ce qui explique amplement la conduite de Martinès de Pasqually
à l'égard de Bacon de la Chevalerie.], d'où le
nom de
Stricte Observance donné à l'Ordre
templier.
Tout était déjà disposé. Les
messages des S. I. avaient été préparés, et le
frère
Marschall avait présenté De Hund aux francs-maçons de sa
loge de Kittliz, comme ayant reçu la grande maîtrise
templière
pour l'Allemagne, sous le nom d' « Eques
ab Ense » ; quand Marschall,
inquiet des suites qu'aurait toute cette affaire, jugea prudent de se retirer.
Cet abandon ne découragea pas De Hund, qui distribua
de nombreux titres de chevaliers et réussit à faire signer son fameux
acte d'obédience dans plusieurs loges de la Saxe et du Brunswick. Cependant,
sa réalisation aurait sans doute rencontré de grands obstacles si
un événement inattendu ne lui eût procuré une grosse
réclame dans toute l'Allemagne.
Un certain aventurier nommé Becker, qui se cachait
sous le nom de Johnson, ayant eu vent des projets de De Hund, essaya de supplanter
ce dernier dans l'
esprit de ses partisans et de lui enlever le bénéfice
de son entreprise. Ce Johnson était très habile. Connaissant la
fatuité de De Hund tout en soupçonnant sa hâblerie, il ne
lui contestait pas le titre de Grand-Maître ; mais il se prétendait
lui-même envoyé par les S. I. pour réformer l'Ordre
templier,
et, tout en affirmant que lui, Johnson, avait des pouvoirs illimités, il
assurait que De Hund commandait à vingt-six mille hommes et que l'Ordre
lui faisait un revenu de plusieurs milliers de louis d'or ; que le convent de
l'Ordre se tenait en permanence dans un endroit fortifié gardé nuit
et
jour par des chevaliers en armes et que la flotte anglaise était à
la discrétion de l'Ordre. Il racontait aussi qu'il n'existait de caisses
qu'en trois endroits de la terre, savoir à Ballenstädt, dans les
montagnes
de la Savoie et en Chine ; que l'Ordre possédait encore des manuscrits
de Hugo de Paganis, grand-maître des
templiers. Il ajoutait que quiconque
s'attirait la colère de l'Ordre était perdu
corps et
âme.
Il portait aux
théologiens une haine sans bornes : « Cette canaille,
disait-il, ne se doute guère des châtiments que l'Ordre lui réserve.
»
De Hund, de son côté, prétendait que
les récits de Johnson étaient vrais ; mais il prenait soin d'
ajouter
qu'il était
faux que Johnson eût l'autorité qu'il se donnait
et qu'il n'appartenait à personne, sauf à lui, Grand-Maître de l'Ordre en Allemagne, de conférer des grades supérieurs
aux trois premiers : « Jusque-là il était resté dans
l'ombre, mais il considérait désormais comme un devoir de faire
publiquement partie de la Franc-maçonnerie et il invitait les
frères
à lui prêter serment d'obéissance et de
fidélité
et à attendre les instructions des S. I. »
Cependant, De Hund, considérant la situation comme
dangereuse, cherchait une occasion de se débarrasser de Johnson sans trop
de scandale. N'en trouvant pas, il s'éleva enfin fortement contre lui.
Johnson témoigna une grande indignation et ne demanda pour réunir
les preuves de sa justification qu'un délai de vingt-quatre heures dont
il profita sagement pour prendre la fuite
[Note de l'auteur
: Dans la suite, on reconnut que ce Johnson avait commis, sous le nom de Leuchte,
de nombreuses escroqueries dans toute l'Allemagne. Condamné pour vol d'une
caisse publique, il fut arrêté et enfermé au château
de la Wartbourg, où il mourut en 1776.].
Quant à De Hund, il parla avec tant d'assurance, en
frappant sur son
épée, que les
frères présents ne
firent aucune difficulté pour admettre qu'il avait bien réellement
reçu du dernier grand-maître des
Templiers réfugiés
en Ecosse le titre de Grand-Maître provincial d'Allemagne, sous le nom de
Chevalier de l'
Epée (Eques
ab Ense).
Comme le nouveau sytème donnait satisfaction aux ambitieux,
le
frère Schubart de Kleefeld (Eques a Strutione), homme adroit, persuasif
et possédant une grande expérience du monde, et que De Hund avait
gagné à sa cause, n'eut pas grande peine à obtenir en peu
de temps un grand nombre d'adhésions. Lui-même, nommé Sous-Prieur
et pourvu de beaux appointements, faisait miroiter aux yeux des
frères
un plan financier destiné à enrichir les chevaliers pauvres. D'après
ce plan, on se proposait de former, avec les droits des réceptions extraordinaires
et des promotions ajoutés à une mise de fonds, s'élevant,
pour chaque chevalier, à la somme de cinq cents rixdales (environ 2500
francs) un fonds que l'on centuplerait au moyen de spéculations commerciales.
Inutile de dire que ce plan ne fut par réalisé.
Lorsque Schubart se trouva à la tête d'une fortune suffisante, il
déclara qu'il renonçait à l'administration des biens de l'Ordre,
et toutes les brillantes espérances qu'il avait données à
ses adhérents s'évanouirent en fumée, au grand désappointement de ces derniers.
Cependant, grâce aux habiles promesses de Schubart
et à l'activité de Hund et d'un
frère Jacobi que le grand-maître
s'était adjoint, l'Ordre avait fait quelques progrès. Outre un grand
nombre de maçons de la Prusse, du Brunswick, du Mecklembourg, du Hanovre,
du Danemark et de la Courlande, il comptait parmi ses membres le
duc Ferdinand
de Brunswick qui travaillait à créer à Brunswick même
une grande loge de direction.
Mais les ressources d'une riche imagination ne sauraient
suppléer la vérité, et De Hund ne devait pas tarder à
être écrasé par sa propre construction.
Comme les S. I. commençaient à montrer une
certaine incertitude dans l'administration de l'Ordre et que, malgré leur
science infuse, ils faisaient trop souvent preuve d'une
ignorance manifeste ;
comme, tout en accablant de mandements leurs sujets liés par d'étroits
serments, ces supérieurs aussi autoritaires qu'inconnus ne semblaient pas
savoir exactement ce qu'ils voulaient, De Hund se vit bientôt pressé
de toutes parts de demandes d'éclaircissements.
Privé de conseils, il ne pouvait que répondre
ce qu'il avait toujours dit sur la continuation de l'Ordre des
Templiers et sur
leurs S. I. que, disait-il, il ne connaissait pas lui-même et dont il recevait
les ordres. Comme il se retranchait derrière un prétendu serment,
les
frères ne purent rien en tirer, mais commencèrent à le
considérer avec une certaine défiance.
Cependant les affaires de l'Ordre allant de mal en pis, on
songea à convoquer une assemblée de tous les chefs
patents du système, assemblée qui eut effectivement lieu en mai 1772, au château de Brühl, à Kohlo en Lusace. Le
duc Ferdinand de Brunswick y fut nommé Grand-Maître
général, tandis que De Hund, après avoir affirmé sa
légitimation sur son
épée, ne fut élu Grand-Maître
que dans les loges de la Haute et Basse Saxe, du Danemark et de la Courlande.
Vu son
goût pour les
hommages et les pompes extérieures, on lui laissa
la direction du cérémonial et le choix des titres en lui enlevant
toute autre attribution.