Comme nous l'avons déjà dit,
Saint Martin passa
l'année de 1774 à
Lyon, dans d'assez mauvaises conditions morales.
Peu satisfait de la politique de Willermoz, il comprenait d'autant moins les raisons
qui faisaient agir ce dernier qu'il était de moins en moins partisan des
travaux maçonniques en commun et qu'il n'avait plus guère d'estime
que pour les travaux individuels. Cependant, il ne voulait pas froisser un ami
qui le soutenait depuis un an et il bornait sa protestation à assister
le moins possible aux séances de la loge provinciale d'Auvergne, sous prétexte de travaux particuliers.
L'année 1775 devait apporter quelques changements
dans cette vie de contrainte. Cette année là, il se produisit en
effet un certain dévoilement des mensonges de la
Stricte-Oservance.
Cela eut lieu à l'occasion d'un convent qui se tint à Brunswick
du mois de mai au mois de
juillet, convent où assistèrent les représentants
de vingt-trois loges sous la présidence du
duc de Brunswick.
Presque toutes les provinces avaient ardemment demandé
que le
frère De Hund prouvât d'une manière fondée la
légitimité de ses pouvoirs, afin que cette question de même
que celle des
Supérieurs Inconnus fût enfin éclaircie.
A ce convent se présenta un certain Stark qui avait
été
initié dans la
Stricte-Observance, sous le nom
d'Eques
ab Aquila fulva, et qui avait appris à connaître à
fond le système
templier et à en percer les faiblesses. Il se donnait
pour chancelier du Grand Chapitre d'Ecosse et comme envoyé par les S. I.
de ce
corps suprême pour instruire les
frères des vrais principes
de l'Ordre et pour leur communiquer ses sublimes secrets. Il ajoutait naturellement
que Johnson était un imposteur ; que le
baron de Hund n'avait jamais possédé
les hautes connaissances de l'Ordre, et qu'il en conviendrait lui-même ;
mais que lui, Stark, était assez disposé à remplir sa mission
si les
frères voulaient se soumettre aveuglément aux lois qu'il
pourrait leur dicter. L'assemblée était incertaine, quand le
frère
trésorier représenta qu'avant de promettre une soumission aveugle
à des
Supérieurs Inconnus et à des exigences dont
on ignorait la nature et l'étendue, il fallait au moins vérifier
les pouvoirs qui autorisaient Stark à traiter avec l'assemblée.
Cet avis prévalut, car les
frères qui, depuis plusieurs années,
avaient envoyé aux S. I., par l'entremise de leurs prétendus délégués,
des contributions qui s'élevaient à plusieurs milliers de rixdales,
n'étaient pas fâchés de recevoir quelques éclaircissements.
Mais ce fut en vain qu'on s'efforça d'obtenir de Stark l'exhibition de
ses titres et des éclaircissements sur les obligations qu'il prétendait
imposer. Les
frères refusèrent donc d'en passer par où il
voulait.
De Hund, sommé à son tour de fournir des explications,
raconta qu'il avait été reçu Chevalier du
Temple en 1743
à
Paris, dans une loge dont il ignorait le nom, en présence de lord
Kilmarnock et de lord Clifford ; qu'on ne l'avait pas désigné expressément
comme grand maître, mais qu'on lui avait laissé supposer qu'il avait
cette qualité. Il raconta aussi qu'il avait reçu plus tard une
patente
signée du nom de Georges et que, par l'intermédiaire d'
agents inconnus,
il avait correspondu avec des Supérieurs non moins inconnus dont les lettres
venaient d'Ecosse ; que le
frère Marschal lui avait remis avant sa mort
le matricule de l'Ordre, pièce que De Hund produisait à l'appui
de son assertion mais qui ne contenait autre chose qu'une
division de l'Ordre
en provinces. Deux lettres qu'il donnait comme les nouvelles les plus récentes
qu'il eût reçues du Grand Chapitre renfermaient, en termes ambigus,
le contraire à peu près de ce qu'elles semblaient devoir prouver.
De Hund déclarait d'ailleurs ne pas reconnaître l'obligation de se
justifier, et ne pouvoir, en vertu de son serment, donner d'autres explications.
Cette déclaration, jointe à la nullité
de sa
patente, n'était pas faite pour dissiper les appréhensions
d'hommes un peu clairvoyants. Aussi les membres du convent, en présence
des contradictions et des récits invraisemblables de Stark, de Jacobi,
de Prangen, de De Hund et de quelques autres, résolurent-ils de faire eux-mêmes
leur enquête sur ces ténébreux récits et d'en finir
avec ces S. I. dont on les bernait depuis si longtemps. En présence du
lamentable abus fait de la confiance des
frères, on était bien décidé
à ne reconnaître désormais d'autres chefs que ceux qui auraient
été l'objet d'un choix libre et à n'obéir à
d'autres lois que celles que l'on aurait faites soi-même et qui auraient
été adoptées à la majorité des voix.
Le rôle de De Hund était fini. Il abandonna
son invention et se retira dans ses terres en laissant tous ses
templiers en proie
au plus grand trouble.
On conçoit que de tels éclaircissements n'étaient
pas faits pour réjouir les membres de
La Bienfaisance et en particulier
Saint-Martin. Ce dernier, à qui le manuscrit du livre
des
Erreurs et de la Vérité avait rapporté quelque
argent, quitta d'abord
Lyon pour voyager en Italie. Puis, trouvant que l'hospitalité
que lui donnait Willermoz lui créait de trop grandes obligations, et bien
décidé, à la suite de quelques petits dissentiments maçonniques,
à recouvrer sa
liberté, il partit brusquement pour
Paris. Nous le
retrouvons dans cette ville au commencement de
juillet, assez confus de sa fugue,
consommant inutilement, comme il le dit lui-même, son temps et son
argent,
mais bien décidé à ne plus céder à Willermoz.
Aux lettres de ce dernier, il répond en se défendant ravoir voulu
critiquer la conduite du Grand-Maître provincial d'Auvergne, mais il désire
vivre dorénavant chez lui et dans une complète
liberté. Cependant,
il croirait exposer ses
frères à des remarques très préjudiciables
au bien de l'Ordre s'il quittait
Lyon après avoir quitté la maison
de Willermoz, et surtout si ses
frères soupçonnaient la cause de
sa fuite. Sa conscience est tranquille parce que, dit-il, « ses motifs sont
purs et qu'il ne cherche que le bien de tous en cherchant le sien, car il n'y
a qu'un seul point de réunion pour tous les hommes. » Ce passage
est précieux parce qu'il renferme la thèse que le
mystique Saint-Martin
soutiendra durant toute sa vie, puisque nous retrouvons la même thèse
dans cette note de lui, écrite quelques
jours avant sa mort : « L'Unité ne se trouve guère dans les associations ; elle ne se trouve que dans notre jonction individuelle avec
Dieu. »
Saint-Martin veut bien revenir à
Lyon, mais c'est
à la condition de vivre isolé. Si cela convient à Willermoz,
il le prie d'aller lui louer une petite maison dans un endroit qu'il lui désigne,
maison qui présentera les conditions requises pour ses opérations.
Mais comme il ne faut pas que les
frères s'étonnent de ce nouveau
genre de vie, la chimie servira de prétexte : « Je paraîtrai,
dit-il, y avoir pris un
goût infini, désirer vivement d'être
plus à portée de suivre M. Privat dans ses opérations, et
pour cet effet avoir jugé nécessaire de prendre un logement dans
ses cantons. »
On voit aisément qu'il s'agit ici non pas de chimie
ou d'
alchimie, mais bien d'opérations analogues
sinon identiques à
celles des
Elus-Coëns. Nous disons « analogues
sinon identiques
» parce que nous croyons que
Saint-Martin songeait déjà à
cette époque à transformer les données de son ancien maître
et à modifier le cérémonial des
Elus-Coëns comme
il le fit très certainement deux ans plus tard, ainsi que nous le verrons
dans la suite
[Note de l'auteur : Voir à ce sujet
la tettre écrite à Willermoz, le 30 juillet 1775. Cette lettre a
été publiée intégralement, croyons-nous, dans l'Initiation
d'octobre 1898, où elle est à peu près incompréhensible
sans les présents commentaires.].
Toujours est-il que les années qui suivirent apportèrent
un grand changement dans les
vues de
Saint-Martin. De même que les premiers
chrétiens étaient surpris des miracles d'
Apollonius de Tyane ou
de
Simon le Magicien, de même
Saint-Martin éprouvait quelque inquiétude
des surprenantes opérations d'un
Saint-Germain, d'un Schröder ou d'un
Cagliostro, et commençait à regarder d'un il soupçonneux
les étranges manifestations de l'école de Martinès de Pasqually.
Madame de La
Croix, elle-même, cette grande admiratrice du livre
Des
Erreurs et de la Vérité, qui en avait recueilli l'auteur
à
Paris, et chez laquelle
Saint-Martin devait écrire une partie
de son
Tableau Naturel, n'était
pas à l'abri de ses soupçons. Il est vrai que cette Madame de La
Croix était assez inquiétante. Exorciste de possédés
et trop souvent possédée elle-même, elle se vantait surtout
d'avoir détruit un talisman de lapis-lazuli que le
duc de
Chartres avait
reçu en Angleterre du célèbre Falk Scheck, grand rabbin des
juifs, « talisman qui, disait-elle, devait conduire le prince au trône
et, qui fut brisé sur ma poitrine par la vertu de mes prières. »
Elle et
Saint-Martin cherchèrent à s'endoctriner et ne réussirent
qu'à se brouiller.
C'est que
Saint-Martin, comme en témoignent sa vie,
ses ouvrages et sa correspondance, avait fort peu de considération pour
les manifestations sensibles. D'où venait cette aversion ? Peut-être
d'une certaine crainte, car il nous avoue lui-même qu'à l'école
de Martinès de Pasqually, il lui arrivait souvent « de laisser tomber
son
bouclier, ce qui faisait de la peine au maître. » Peut-être
aussi de ce que lui-même n'était pas, selon ses propres expressions,
« assez avancé dans ce genre ni dans aucun autre genre actif. »
Il ressort, en effet, de tous les écrits de
Saint-Martin,
et cela suffirait à prouver qu'il n'avait pas reçu de Martinès
de Pasqually une
initiation complète, qu'il ne voyait aucun moyen physique
de contrôle sur ce qu'il nomme le sensible, l'externe, le physique, etc.,
et que, ne pouvant reconnaître la véritable source des manifestations
sensibles, il les dédaignait quand il ne les redoutait pas.
Nous ne rééditerons pas tout ce qui a été
écrit à ce sujet par
Saint-Martin ou par ses biographes et commentateurs,
car ce serait outrepasser les bornes de notre travail. Nous nous bornerons à
citer quelques lignes où se trouvent condensées toutes les raisons
données par
Saint-Martin : « Je dois
ajouter que, si la puissance
mauvaise peut tout imiter, la puissance bonne intermédiaire parle souvent
comme la puissance suprême elle-même. C'est ce qu'on a vu à
Sinaï, où les simples Elohim ont parlé au peuple comme étant
le seul
Dieu, le
Dieu jaloux
[Note de l'auteur : Voy. Lettre
à Kirchberger, publiée par MM. Schauer et Chuquet dans Correspondance
inédite de Saint-Martin, p. 118.]. » Il est croyons-nous
difficile d'aller plus toin que
Saint-Martin dans la suspicion des phénomènes
sensibles. Que prétend-il donc ? Il prétend que le seul criterium
de toute manifestation réside dans une conscience éclairée
par la prière. C'est ce qu'il appelle la voie interne ou intérieure
; voie en faveur de laquelle il combattra plus ou moins ouvertement, dès
1777, le cérémonial et les formules
théurgiques dont faisaient
encore usage les quelques temples
Elus-Coëns du nord de la Loire,
restés sous l'administration du Tribunal Souverain de
Paris et sous la
direction spirituelle du Grand-Maître R. C. et Grand Souverain Caignet de
Lestère
[Note de l'auteur : Et non Lester, comme
l'écrit M. Papus qui, ne connaissant de l'existence des Elus-Coëns
que ce que lui en ont appris quelques lettres de Martinès à Willermoz,
a feint de croire que ce dernier était le successeur de Martinès
de Pasqually.], successeur de Martinès de Pasqually.