La
Société des Illuminés fut fondée vers 1776 par un certain Weishaupt, professeur à l'Université d'Ingolstadt en Bavière, homme plus illuminé qu'éclairé, mais dont on ne saurait nier le grand zèle pour le bien de l'humanité. Weishaupt profita de sa position de professeur pour réunir « privatissimè » ses auditeurs sous le prétexte d'une répétition. Il leur exposait le résultat de ses recherches philosophiques, les engageait à lire Bayle, Jean-Jacques Rousseau et autres auteurs, et les exerçait à considérer les événements de l'époque avec l'il de la critique. Ensuite il leur recommandait expressément une grande prudence et une grande discrétion, leur promettait un degré de lumière plus élevé, leur donnait un nom de guerre et les nommait
illuminés. Weishaupt, qui avait repris pour son compte l'idée des
Supérieurs Inconnus de la
Stricte-Observance, communiqua ses projets à quelques confidents dont il fit ses premiers apôtres sous nom d'
aréopagites. Il convint avec eux qu'il serait le chef connu seulement des premiers
disciples qui ne seraient eux-mêmes connus que de
leurs
disciples immédiats. Dans la suite, ce club d'étudiants prit
de l'extension ; des membres étrangers y furent admis, et Eichstdt
et Munich reçurent des institutions semblables.
Dans le principe, la Société exista sans aucun rapport avec
la confrérie des francs-maçons, dont ni Weishaupt, ni les premiers
membres ne faisaient partie. Mais en 1778, un affilié nommé Zwackh
(Caton), qui avait été reçu maçon dans une loge d'Augsbourg
et qui avait compris tout le parti que les
Illuminés pourraient
tirer de la multitude des francs-maçons répandus en
Europe, proposa
à Weishaupt d'entrer dans la confrérie franc-maçonnique.
Weishaupt accepta avec empressement : « Que je vous dise une nouvelle, écrivait-il
à un de ses affiliés ; je
pars pour Münich et vais me faire
recevoir maçon afin de cimenter une alliance entre eux et nous. »
Mais ce n'était pas une alliance que recherchait Weishaupt. Cette alliance
était impossible, parce qu'elle aurait contredit les principes essentiels
de la
Franc-Maçonnerie. Weishaupt rêvait un accaparement. C'est en
vain qu'on lui dit, lors de son
initiation, que toute discusion politique était
bannie des loges et qu'un véritable franc-maçon ne pouvait être
hostile au gouvernement ou à la
religion de son pays. Weishaupt savait
ce que devenaient ces assurances dans son illuminisme ; il crut aisément
qu'il en serait de même chez les francs-maçons. Présenté
sous les auspices de Zwackh à la loge
Théodore au Bon Conseil
de Münich, il y fut reçu, y fit recevoir bon nombre de ses affiliés
et y recruta même quelques adhérents.
La loge
Théodore au Bon Conseil avait été
instituée à Münich en 1775 par la mère loge
Royal
York, à
l'amitié de Berlin. Elle avait pour
vénérable,
lors de la réception de Weishaupt, l'
illustre professeur
Franz von Baader
qui était loin de prévoir les projets de Weishaupt et les funestes
suites de son
initiation.
Entré dans la
Franc-Maçonnerie, Weishaupt commença ses manuvres
occultes et s'efforça d'y recruter dans le plus grand secret de nouveaux illuminés. Profitant des relations que les loges maçonniques
ont entre elles, il ne tarda pas à s'affilier un grand nombre de maçons.
Sa méthode était celle des
Jésuites, dont il avait été
l'élève. Elle consistait à chercher le point faible de celui
dont il désirait l'affiliation ; à ne point contrarier te futur
illuminé dans ses opinions, sous réserve de l'amener lentement aux
idées de la secte ou de s'en servir habilement si ses opinions étaient
irréductibles : « Ainsi, a écrit
Mounier, ceax des illuminés qui avaient des intentions pures, ou ne connaissaient
pas les vraies opinions des fondateurs de cet Ordre, ou étaient comme eux
égarés par une fausse doctrine. Ils leurs croyaient une morale austère,
et devaient le penser, puisque ces derniers répétaient sans cesse
que, pour être digne de contribuer au bonheur des hommes, il fallait avoir
soi-même une vie irréprochable, que ce bonheur n'existait pas sans
la vertu, et que la meilleure leçon qu'on pouvait en donner était
celle de l'exempte. Ils ignoraient ce qu'on a su depuis, que Weishaupt et ses
amis intimes se recommandaient d'agir avec dissimulation pour pouvoir mieux observer
[Note de l'auteur : Mounier : De l'influence attribuée
aux Illuminés sur la Révolution de France, p. 192. Nous nous
plaisons à citer ici Mounier, parce que cet auteur est le seul qui se soit
efforcé, avec la plus grande impartialité, de défendre les
Illuminés.]. »
C'est ainsi que Weishaupt réussit, sans se démasquer,
à grouper dans ses
Illuminés les hommes aux idées
les plus disparates.
Ces hommes n'avaient pas hésité à compter
parmi les Illuminés quand on leur avait dit qu'il s'agissait « d'intéresser
l'humanité au perfectionnement de son intelligence, de répandre
les sentiments humains et sociaux, d'arrêter et d'empêcher les mauvais
desseins dans le monde, etc., etc. » ; mais ils eussent été
fort surpris de se trouver ensemble. C'est pourquoi nous trouvons parmi les Illuminés
: l'
évêque Häfelin (Philon), le professeur
Franz von Baader
(Celse), le fameux « éclaireur » Nicolaï (Lucien), le
baron ministre Waldenfels (Chabras), les princes Louis, Ernest et Auguste de Saxe-Gotha
et Charles Auguste de Saxe-Weimar (Timoléon, Walther et Eschyle), Théodore
de Dalberg, prince
évêque de Constance (Bacon), et même le
duc Ferdinand de Brünswick (
Aron), grand-maître de la
Stricte-Observance
Templière, Zimmernann, Dietrich, de
Mirabeau, etc., etc. Une telle
société, qui aurait pu vivre sous un régime franc-maçonnique,
ne pouvait subsister comme secte. Si l'on ajoute à cet élément
de
destruction le
germe plus dangereux qu'apportait une foule d'amtiés
incapables et indignes, qui fondaient sur la
Société des Illuminés
toutes sortes d'espérances égoïstes ou exagérées
et la couvraient d'
opprobre, tristes
adeptes dont quelques uns, comme l'indiquent
les actes d'informations, avaient des tendances positivement mauvaises, parce
qu'ils n'entendaient sous le nom de lumière rien autre chose que l'acquisition
des moyens de saper l'ordre établi et de répandre de vagues doctrines,
et dont d'autres faisaient écrire à Weishaupt : « Je suis
privé de tout concours.
Socrate [Note de l'auteur
: Le juriste Bauer.], qui serait un homme précieux, est constamment
ivre ; Auguste a la plus mauvaise réputation ; Alcibiade
[Note de l'auteur : Hoheneicher de Freising.] reste toute la journée
installé aux côtés de l'hôtesse pour laquelle il soupire,
etc. », on comprendra sans peine qu'avec de tels S. I., la société
de Weishaupt devait fatalement s'écrouler dès que les ténèbres
dont s'entouraient les fondateurs commenceraient à se dissiper. Weishaupt
le sentait bien, et, dans une autre lettre où il parle de Merz (Tibère),
qui avait tenté un crime de viol : « Que dirait notre Marc-Aurèle
(M. Feder), dit-il, s'il savait à quelle race de débauchés
et de menteurs il s'est associé ? N'aurait-il pas honte d'appartenir à
une Société dont les chefs promettent de si grandes choses et exécutent
si mal le plus beau plan ? » Nous verrons plus loin comment l'écroulement
se produisit. Mais à l'époque où nous sommes, en 1778-1779,
les ténèbres n'étaient pas encore dissipées, et Weishaupt
était parvenu à réunir plus de six cents affiliés,
tant dans le monde
profane que dans les divers systèmes maçonniques
de l'Allemagne, en particulier dans la
Stricte-Observance, qu'il désirait
vivement gagner à ses sujets pour pénétrer ensuite en France.
Mais revenons aux
Elus-Coëns, à Willermoz
et à
Saint-Martin, que toutes ces digressions sur la politique des
Philalèthes
et des
Directoires de la
Stricte-Observance au sein du
Grand-Orient, ainsi
que sur la formation de la Société des Illuminés, nous ont
forcés de négliger quelque peu.
Nous avons vu comment, dès la mort de Martinès
de Pasqually en 1774, plusieurs scissions s'étaient produites dans l'ordre
des
Elus-Coëns. Parmi ces derniers, les uns s'étaient ralliés,
avec Willermoz, à l'ordre de la
Stricte-Observance templière,
tandis que d'autres continuaient leurs travaux sous la direction du
Tribunal
Souverain de Caignet de Lestère, successeur de Martinès de Pasqually
[Note de l'auteur : Il est remarquable que M. Papus, qui
connaissait cependant l'existence d'un successeur légitime de Martinès
de Pasqually, ait gardé à son égard un silence prudent. Par
contre, le même auteur s'est efforcé de faire de Willermoz l'unique
successeur (?) de Martinès : Is fecit qui prodest.],
et que
Saint-Martin cherchait de son côté à se libérer
des compromissions de Willermoz, au bénéfice d'un mouvement qui
n'apparaît pas encore très nettement mais qui va se préciser
dans la suite.
Ces diverses scissions devaient s'accentuer de plus en plus.
C'est que le Grand-Souverain des
Elus-Coëns, Caignet de Lestère,
étant mort le 19 décembre 1778
[Note de l'auteur
: Quand la nouvelle de cette mort parvint en France, beaucoup de personnes crurent
qu'il s'agissait de Martinès de Pasqually ; c'est pourquoi la date 1778
est donnée par plusieurs auteurs comme celle de la mort de Martinès.],
après avoir transmis ses pouvoirs au T.P.M.
François Sébastien
de Las Casas
[Note de l'auteur : M. Papus, qui s'est abstenu
de parler de Caignet de Lestère, dont il orthographie le nom « de
Lester » n'a pas même soupconné l'existence de Sébastien
de Las Casas.], ce dernier ne jugea pas à propos de renouer
les relations rompues par les événements des quatre dernières
années. Quant à
Saint-Martin, après être resté
quelque temps avec l'Ordre des Elus-Coëns, il devait s'en détacher
définitivement à la suite des événements que nous
allons raconter.
On a prétendu que
Saint-Martin, ayant à porter
son action au loin (?), « avait été obligé de faire
certaines réformes » dans l'Ordre des
Elus-Coëns [Note de l'auteur : Voyez Papus, Martinisme et Franc-Maçonnerie, Paris, Chamuel, 1899, p. 20.]. Le mot est joli; mais, outre que l'on ne voit pas en vertu de quelle autorité
Saint-Martin prétendait réformer un Ordre dont, pas plus que Willermoz, il n'avait la direction, nous montrerons, puisque l'on nous y contraint, le piteux résultat de ces tentatives de réforme.
En effet, à partir de 1778,
Saint-Martin ne dissimule
plus ses véritables intentions. Elles transparaissent clairement de quelques
lignes de son
Portrait a écrites
au sujet des
Elus-Coëns de Normandie : Dumainiel, Wuherick, De Varlette,
Felix, Duval,
Frémicourt, etc.
«
Frémicourt,
écrit-il, est un de ceux qui a été
(
sic) le plus loin dans l'
ordre opératif.
Mais il s'en est retiré par le pouvoir d'une action
bienfaisante qui l'a éclairé. Je
n'étais pas assez avancé dans ce genre ni dans
aucun autre genre actif, pour faire un grand rôle dans cette
excellente société, mais on y est si bon qu'on
m'y a accablé d'amitiés. »
Cette action bienfaisante ne
serait-elle pas celle de
Saint-Martin ? Cela ne paraîtra pas
impossible quand on aura confronté ces lignes avec celles
écrites par
Saint-Martin au sujet d'une visite aux
Elus-Coëns
de
Versailles :
« Pendant le peu de
séjour que j'ai fait dans cette ville de
Versailles, j'y ai
connu MM. Roger,
Boisroger, Mallet, Jance, Mouet. Mais la plupart de
ces hommes avaient été
initiés
par les formes. Aussi mes intelligences étaient-elles un peu
loin d'eux. Mouet est un de ceux qui étaient les
plus propres à les saisir. »
La confrontation des deux passages précédents nous montre déjà clairement l'opposition faite par
Saint-Martin de ses
intelligences à l'
ordre opératif, au
genre actif et à
l'initiation par les formes des Elus-Coëns.
M. Matter, qui avait constaté, dans des fragments de procès-verbaux des
Elus-Coëns de
Versailles, «
une sorte de terminologie analogue à celle des loges maçonniques », avait interprété l'expression «
initiés par les formes » par : «
initiés par des cérémonies extérieures, cérémonies peut-être trop analogues à celles des loges qui lui donnaient si peu de satisfaction
[Note de l'auteur : Voyez Matter, Saint-Martin, Paris, Didier, 1862, p. 94]. » On voit que la véritable interprétation est :
initiés par les manifestations sensibles obtenues au moyen de cérémonies.