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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
© France-Spiritualités™






CHAPITRE IX

Relations de Saint-Martin avec la marquise de Chabanais, la duchesse de Bourbon et madame de B.
Une entrevue avec la maréchale de Noailles. – Un séjour auprès du duc de Bouillon. – La seconde publication : Le Tableau naturel.


1777-1778

Deux femmes ont le rare privilége de ne recevoir de la plume de Saint-Martin que des éloges, madame de Chabanais et madame de B. Et il paraît qu'elles ont exercé toutes deux sur sa pensée l'influence la plus heureuse ; qu'elles l'ont inspiré pour ainsi dire, c'est-à dire qu'elles l'ont fait penser et fait parler avec une élévation et une facilité qu'il ne se retrouvait pas au même degré dans le commerce ordinaire de la vie. Le fait n'est ni extraordinaire ni même très rare ; mais la manière dont Saint-Martin en parie mérite l'attention.

      Voici ce qu'il nous dit de madame de Chabanais, une des plus éminentes d'entre ses amies spirituelles, mais non pas la première toutefois :

      « Les personnes à qui je n'ay pas convenu ont été communément celles qui ne m'ont pas connu par elles mêmes, mais par les opinions et les doctrines des autres, ou par leurs propres passions et par leurs propres préjugés. »

      C'est un peu les maltraiter ou se traiter trop bien soi même, ce semble.

      « Celles qui m'ont laissé me montrer ce que je suis ne m'ont pas repoussé, et au contraire elles m'ont aidé à me montrer encore davantage. Parmi celles qui m'ont le plus fait sortir de moi-même, je dois compter la marquise de Chabanais. Bien entendu que ma B. est avant tout. »

      La plus éminente de toutes les personnes qui l'ont aidé le plus à se montrer, c'est donc madame de B., que par abréviation Saint-Martin nomme souvent très simplement ma B.

      Qui est cette personne si éminente ? qui est ma B. ?

      C'est ce que nous dirons un peu plus tard, et avec tout le développement que demande la question ; mais, puisqu'il paraît que les rapports de Saint-Martin avec madame la duchesse de Bourbon remontent à cette époque, écartons à l'instant même la seule interprétation qui ait eu cours jusqu'à présent et qui est tout à fait fausse. J'entends celle qui prétendait reconnaître sous ces initiales madame la duchesse de Bourbon elle-même. M. de Saint-Martin était gentilhomme, de petite maison, il est vrai, mais bien élevé, et jamais il n'appela une princesse du sang ma B. Il fut l'ami intime de la duchesse de Bourbon ; il fut en quelque sorte son directeur spirituel ; mais ce n'est jamais dans un style d'intimité, c'est toujours dans le langage commandé par l'élévation du rang de la princesse, et avec les convenances que lui impose sa propre éducation, qu'il en parle. Et plus la sœur du duc d'Orléans, la femme séparée du duc de Bourbon, la mère du duc d'Enghien, dont il fut l'ami et le protégé, dont il eut l'honneur d'être l'hôte habituel quand il habitait Paris, et dont il demeura le conseiller intime toute sa vie, quelque lieu qu'il habitât, plus cette pieuse princesse, dis-je, essuyait d'infortunes, plus le langage de Saint-Martin devenait respectueux.

      Cette relation remontait-elle aux premières années de l'indépendance de Saint-Martin, c'est-à-dire à l'époque même où il quitta le service ? Je ne le pense pas. Antérieure aux voyages de Saint-Martin et à son séjour de , elle fut postérieure, je crois, à la grande intimité du théosophe avec madame de Lusignan et madame de la Croix. C'est chez ces deux dames, surtout chez la première, au Luxembourg, et non pas chez la princesse, au palais Bourbon, qu'il écrivit le second de ses ouvrages, Le Tableau naturel, dont nous allons parler tout à l'heure. Or c'est le contraire qui aurait eu lieu, si sa liaison avec la duchesse de Bourbon avait été plus ancienne. Quoi qu'il en soit d'ailleurs de la date en question, deux autres relations de Saint-Martin doivent être indiquées ici pour donner une idée plus com plète, soit du monde qu'il voyait à cette époque, soit de la manière dont il s'y posait, traitant de puissance à puissance avec les personnages les plus considérables, et au besoin même trop gaiement peut-être.

      Il connaissait depuis plusieurs années déjà, nous l'avons vu au chapitre VI, madame la maréchale de Noailles. C'est dans ces dernières années, vers 1780, que cette connaissance devint plus intime. Saint-Martin eut le gouvernement de la pensée mystique de sa noble amie, y apportant ce degré de décente familiarité qui convient dans des amitiés toutes spirituelles. Il nous apprend lui-même que madame de Noailles, qui n'était pas savante, fut presque trop curieuse. Elle étudiait le livre Des Erreurs et de la Vérité, et dans son impatiente ardeur à vouloir comprendre, elle alla le chercher un jour au Luxembourg où il dînait.

      « Elle arriva, dit Saint-Martin, le livre sous le bras et rempli de petits papiers pour marques. Je sais que je n'entrai pas grandement en matière avec elle, et que même je lui expliquai les lettres F. M. (Franc-Maçonnerie) d'une manière cocasse et ridicule, que je me suis reprochée depuis. La personne qui était en tiers avec nous ne me laissait pas assez libre sur mon vrai sérieux pour que je le fusse aussi sur ma vraie gaieté ; mais cela n'est point une excuse. »

      Dans la seconde de ses belles relations pendant ces années, Saint-Martin trouva, au contraire, une capacité remarquable pour les choses abstraites et, sous ce point de vue, ces rapports l'intéressèrent vivement, à cause du rang de la personne et à cause de son entourage. La connaissance fut intime aussi, et dès le début.

      « Le duc de Bouillon, écrit-il, chez qui j'allais passer quinze jours à sa terre de Navarre, en 1780, est un de ceux en qui j'ai trouvé le plus de justesse d'esprit et d'aptitude à saisir les choses abstraites.
      Je vis chez lui madame Dubarry, et je remarquais avec quelle affectation on parlait bas en sa présence. Quoique son règne fût passé depuis plusieurs années, on la traitait toujours en princesse et en favorite.
      Macdonald, ancien camarade à moi, était retiré chez le duc, dont il était parent (1). Il y était bienvenu parce que le duc était en effet un excellent homme, et surtout avait une bien grande sensibilité. Je vis en lui un contraste bien frappant : il souffrait de voir seulement égorger un poulet ; mais il a assisté d'un bout à l'autre au supplice de Damiens, parce que ce Damiens était l'assassin de son ami intime. »

      C'est là réellement un trait de stoïcisme, car on sait quel fut ce supplice, et quel déluge de propositions barbares le crime de Damiens et la question du mode de sa punition provoquèrent de toutes parts.

      Le duc fixe toute l'attention du théosophe dans la société ; et ses excellentes dispositions pour les choses abstraites le charment à ce point, qu'à l'exception d'un seul et trop fameux personnage, il mentionne à peine le reste de la société.

      L'on n'a pas besoin de dire que les choses abstraites que le duc de Bouillon saisissait si bien sont les choses du monde supérieur, les grands objets du théosophe. Il était tout simple que celui-ci fût heureux de voir sa pensée si bien accueillie par l'ami intime de Louis XV, puisque le duc de Bouillon jouissait de cette rare faveur avec une grande dignité. On sait que Louis XV s'attachait à peu d'hommes, même d'entre ceux que leur rang élevait le plus.

      Sous le point de vue de l'œuvre, si ce n'est des études, cette époque est, en général, une des plus belles de la vie de Saint-Martin. Et c'est une merveille de voir ainsi un gentilhomme de petite naissance et de fortune médiocre, un simple officier, sans doute très studieux, mais peu instruit encore, philosophe peu remarqué comme tel et écrivain sans éclat, jouer, au seul nom de ses hautes aspirations et d'une piété peu mûrie, peu sensible, un rôle aussi considérable dans un si grand nombre des premières ou des meilleures maisons du pays. Sa sphère d'activité a des limites assez étroites ; son influence y est bornée, et si recherché qu'il soit dans le monde, il n'y est pas secondé, il n'y est pas compris. Les femmes, qui l'accueillent si bien, abaissent son esprit, dit-il, et sauf de rares exceptions, les hommes l'écoutent et le laissent comme une espèce de singularité. Dans la littérature, il n'a pour lui aucun des écrivains si nombreux, si brillants, si écoutés de cette génération sceptique ici, incrédule plus loin, matérialiste par-ci par-là, sensualiste partout. Au contraire, de ceux que tout le monde lit, chacun combat ses opinions et ses tendances. Dans ce siècle si charmant, tous convoitent la lumière sans doute, mais tous la veulent douce et agréable. On la rejette, si peu qu'elle soit austère de forme ou dure à entendre ; on la fuit surtout si elle se présente un peu nuageuse ou mystique. Or celle qu'apporte Saint-Martin dans son premier ouvrage est précisément cela. Elle est d'ailleurs si vieille qu'on la croyait morte.

      Tout cela est vrai, et malgré tout cela Saint-Martin, à cette époque et au milieu de ce monde si frivole, fut recherché de ceux-là mêmes qui étaient le plus décidés à ne pas le suivre. On se plaignait sans doute de l'obscurité de sa doctrine, et l'on avait raison ; mais ce sont d'ordinaire ces voiles un peu calculés de la part de l'auteur qui piquent le plus la curiosité aristocratique. Quand on est du nombre des élus, on serait fâché que la doctrine fût plus claire ; elle ne serait plus alors un privilège ; accessible à la foule indiscrète, elle ne vaudrait plus l'honneur de la recherche.

      Toutefois le petit nombre des élus, les véritables initiés du spiritualisme de Saint-Martin et tous ceux qui aspiraient à le devenir à leur tour voulaient sérieusement un enseignement plus net et plus direct. Jusque-là il n'avait exposé sa doctrine que dans un langage qui en dérobait la prompte et facile intelligence, si bien que le grand critique du siècle avait pu, au moment de mourir, sans trop d'injustice, frapper ensemble la forme et le fond de la même foudre. Il importait que la pensée du maître fût mieux posée, avec plus de clarté, moins de termes de théologie et surtout de théurgie. Les amis du théosophe eux-mêmes le lui disaient ainsi que ses amies. Madame de la Croix et madame de Lusignan étaient elles-mêmes à la tête de ces dernières. Du moins ce fut chez elles, partie chez la première, partie chez la seconde, qu'il se mit à rédiger un nouvel ouvrage, tou jours dans le même sens que le premier, autre de forme, mais n'offrant pour le fond que le développement et la confirmation du premier.

      Il y acquiesça et développa cette idée fondamentale, qu'il faut expliquer les choses par l'homme, et non pas l'homme par les choses.

      Au premier aspect, ce n'est là qu'un paradoxe ambitieux ; car c'est l'univers où nous sommes engagés, l'univers où nous ne sommes qu'un atome, qui nous ex plique ; ce n'est pas l'atome, ce n'est pas l'homme qui explique l'univers. Mais d'abord Saint-Martin dédaigne réellement le paradoxe, quand même en apparence il semble l'aimer et, qui plus est, le prodiguer. Sa pensée n'est pas toujours vraie, mais il n'est rien de plus sé rieux ni de plus sincère que sa pensée. Ensuite, celle qui forme le fond de son nouveau travail se prête réellement au plus bel enseignement du monde au moyen d'une simple explication.

      En effet, nos facultés internes et cachées, dit Saint Martin, sont les vraies causes de nos œuvres externes. Cela est facilement démontré. Eh bien, de même dans l'univers entier ce sont les puissances internes qui sont les vraies causes. La cause primitive des phénomènes externes est une puissance interne, et il est aisé de voir que l'étude de l'homme donne la clef de la science des choses. C'est que, loin de vouloir nous cacher la vérité, du moins les vérités fécondes et lumineuses qui sont l'aliment de l'intelligence humaine, loin de vouloir les dérober à nos regards, Dieu les a écrites dans tout ce qui nous environne. Il les a écrites dans la force vivante des éléments, dans l'ordre et l'harmonie de tous les phénomènes du monde. Mais il les a écrites beaucoup plus clairement encore dans ce qui forme le caractère distinctif de l'homme. Or, s'il a tant multiplié à nos yeux les rayons de sa propre lumière, ce n'est pas, certes, pour nous en interdire la connaissance. Au contraire. Aussi, étudier la vraie nature de l'homme et induire des résultats que donne cette étude la science de l'ensemble des choses, les apprécier aux rayons de la lumière la plus pure : tel est le grand objet du philosophe.

      Et tel fut celui des volumes que Saint-Martin fit paraître à Lyon, en 1782, sous ce titre : Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers. Edimbourg, 2 vol. in-8°.

      Cette nouvelle publication, beaucoup plus lucide que la première, ne le fut pas assez et ne répondit pas au grand désir de ses amis, ni au besoin de constante clarté qui est celui de tout lecteur, ni à ces habitudes de simplicité élégante et un peu populaire, commune, qui était le goût de l'époque. Aux yeux du public comme à ceux des amies spirituelles de l'auteur, le second ouvrage de Saint-Martin porte encore trop le cachet de quelques singularités trop chères à son auteur, et l'on put prévoir dès lors que c'était là, non pas une manière, mais une sorte de forme naturelle de sa pensée dont il ne se corrigerait jamais entièrement.

      Il y a des partis pris, des locutions favorites auxquelles il devait renoncer difficilement. Ainsi Dieu est appelé tantôt le premier mobile, tantôt la cause primitive, tantôt la vie. Les forces de la nature sont qualifiées de puissances supérieures ; les phénomènes, d'actions. Saint-Martin a d'autres idiotismes. Ainsi, pour pénétrer dans le sanctuaire des facultés divines, il faudrait connaître quelques-uns des nombres qui les constituent. Les nombres sont des vertus ; le Verbe est le type du symbolisme universel, et la nature est l'œuvre univer selle de ces facultés invisibles. Cela se rapprochait singulièrement, et comme par anticipation, de ce que l'auteur devait trouver plus tard dans Jacques Bœhme sur les principes et l'essence des choses. Ne nous arrêtons pas à d'autres singularités qui sont pourtant plus inexplicables peut-être. C'est ainsi que le nom de Lyon est encore une fois supprimé sur le titre du volume et remplacé par celui d'Edimbourg. Et, dans un avis que personne ne leur demandait assurément sous cette forme, les éditeurs déclarent : qu'ils tiennent d'une personne inconnue le manuscrit de cet ouvrage ; que la marge en est chargée d'un grand nombre d'additions d'une écriture différente de celle de l'auteur, et qu'elles sont marquées de guillemets ce afin qu'on pût les distinguer du travail lui-même, dans le cas où elles venaient (sic) d'une personne à laquelle l'auteur avait prêté son manuscrit. »

      Voilà, pour un écrivain qui a débuté par un volume très grave et très philosophique sur les erreurs et la vérité, des paroles propres à faire naître bien des erreurs.

      Au surplus, ces habitudes de pseudonymie affectée, qui ne sont plus dans nos goûts et qui n'ont plus de raison d'être pour personne, ne doivent être jugées qu'au point de vue des vieilles lois et des vieilles mœurs. Le fait est qu'elles n'ont jamais eu de motifs assez sérieux pour M. de Saint-Martin, dont la pensée fut toujours si réservée et le respect pour les choses saintes si profond. Quel intérêt avait-il à dérouter le lecteur sur le lieu d'impression de son ouvrage à une époque où les mauvais livres avaient seuls besoin du pavillon d'Amsterdam, de celui de Londres ou de celui de Lausanne ?

      C'était donc par un autre ordre d'idées qu'il mettait en avant son Edimbourg ou d'autres noms fictifs, sur lesquels nous ne voulons pas insister ; il y avait là peut être quelque reste de ces habitudes maçonniques qu'ailleurs il aimait peu.

      Par une timidité déplacée ou par une affectation de profondeur plus déplacée encore, ces nouveaux voiles déparèrent un grand nombre de pages, et, obscurités voulues ou non, ils en paralysèrent un peu le succès. Toutefois, sous le rapport du fond et de la composition comme sous celui du style, il y a dans ces volumes un progrès très sensible. On y surprend des vues réellement admirables, témoin celles qui découvrent dans l'univers même ce la preuve évidente de l'existence des puissances physiques supérieures à la nature. » Sans doute, au premier aspect, cette assertion est plus piquante que vraie ; et l'on se demande avec surprise s'il y a bien dans la nature quelque chose de supérieur à la nature. en quel sens peut-il donc être dit que les puissances physiques, c'est-à-dire naturelles, sont supérieures à l'univers ? Eh bien, la solution que Saint-Martin sait nous donner du problème qu'il pose si hardiment, plaît à la fois à la raison par le fond des idées et au goût par les attraits du style.

      « Quel que soit le centre des révolutions des astres errants, dit-il, leur loi leur donne à tous une tendance à ce centre commun, par lequel ils sont également attirés. »

      Cela est dit dans le sens de l'ancienne astronomie, qui n'admettait qu'un seul centre ; mais cela est encore vrai dans la nouvelle, qui, à son tour, met l'hypothèse d'un centre commun au-dessus du fait de la pluralité des centres, quoique ce centre ne soit plus Alcyon. Mais continuons à écouter Saint-Martin.

      « Cependant nous les voyons (les astres) conserver leur distance de ce centre, s'en approcher tantôt plus, tantôt moins, selon les lois régulières, et ne jamais le toucher ni s'unir à lui.
      En vain l'on oppose l'attraction mutuelle de ces astres planétaires, qui fait que, se balançant les uns par les autres, ils se soutiennent mutuellement, et résistent tous par là à l'attraction centrale ; il resterait toujours à demander pourquoi l'attraction mutuelle et particulière de ces centres ne les joint pas d'abord les uns aux autres, pour les précipiter tous ensuite vers le centre commun de leur attraction générale. Car, si leur balancement et leur soutien dépend de leurs différents aspects et d'une certaine position respective, il est sûr que, par leurs mouvements journaliers, cette position varie, et qu'ainsi, depuis longtemps, leur loi d'attraction aurait dû être altérée, de même que le phénomène de permanence qu'on leur attribue.
      On pourrait avoir recours aux étoiles fixes, qui, malgré l'énorme distance où elles sont des autres astres, peuvent influer sur eux, les attirer comme ceux-ci attirent leur centre commun, et les soutenir ainsi dans leurs mouvements.
      Cette idée paraîtrait grande, sage ; elle semblerait entrer naturellement dans les lois simples de la saine physique. Mais, dans le vrai, elle ne ferait que reculer la difficulté.
      Quoique les étoiles fixes paraissent conserver la même position, nous sommes si éloignés d'elles, que nous n'avons sur ce point qu'une science de conjecture.
      En second lieu, quand il serait vrai qu'elles sont fixes comme elles le paraissent, on ne pourrait nier qu'en différents endroits du ciel il n'ait paru de nouvelles étoiles, qui ensuite ont cessé de se montrer ; et je ne cite que celle qui fut remarquée par plusieurs astronomes en 1572, dans la constellation de Cassiopée. elle égala d'abord en grandeur la claire de la Lyre, puis Syrius, et devint presque aussi grande que Vénus Périgée, de sorte qu'on la voyait à la vue simple en plein midi. Mais ayant perdu peu à peu sa lumière, on ne l'a plus revue. D'après d'autres observations, on a présumé qu'elle avait fait des apparitions précédentes, que sa période pourrait être de trois cents et quelques années, et qu'ainsi elle pourrait reparaître sur la fin du dix neuvième siècle.
      Si nous observons de telles révolutions, de tels changements, parmi les étoiles fixes, on ne peut douter que quelques-unes d'entre elles n'aient un mouvement. Il est certain aussi que la variation d'une seule de ces étoiles doit influer sur la région à laquelle elle appartient, et y porter assez de prépondérance pour en déranger l'harmonie locale.
      Si l'harmonie locale peut se déranger dans une des régions des étoiles fixes, ce dérangement peut s'étendre à toutes les régions. Elles pourraient donc cesser de garder constamment leur position respective, et céder à la force de l'attraction générale qui, les réunissant comme tous les autres astres à un centre commun, anéantirait successivement le système de l'univers.
      On ne voit point arriver de semblables désastres ; et si la nature s'altère, c'est d'une manière lente, qui laisse toujours un ordre apparent régner devant nos yeux. Il y a donc une force physique invisible, supérieure aux étoiles fixes, comme celles-ci le sont aux planètes, et qui les soutient dans leur espace, comme elles soutiennent tous les êtres sensibles renfermés dans leur enceinte. Joignant donc cette preuve aux raisons d'analogie que nous avons déjà établies, nous répétons que l'univers n'existe que par des facultés créatrices invisibles à la nature, comme les faits matériels de l'homme ne peuvent être produits que par ses facultés invisibles ; qu'au contraire les facultés créatrices de l'univers, comme nos facultés invisibles, existent nécessairement et indépendamment de nos œuvres matérielles. »

      N'est-ce pas là un ensemble d'idées propres à mettre la cosmologie dans la vraie voie, et tenir le compte qu'il faut de deux ordres de phénomènes, les uns forcés par les lois inhérentes à la nature, les autres non forcés et dépendants de ce gouvernement suprême, qui est, après tout, la loi véritable du monde et rend seule raison de la marche finale de tout ? Car, si la cause primitive, disons plus simplement, si Dieu n'a pas abdiqué, son gouvernement, son règne subsiste. Or, du moment que l'on ne reconnaît plus dans l'univers que des phénomènes forcés, à quoi notre raison y réduit-elle le règne de la raison suprême ? Qu'il me soit permis de ne pas insister ici sur un ordre d'idées que j'ai un peu développées dans un autre endroit (Philosophie de la religion, 2ème vol.), mais aussi de me féliciter d'une rencontre si imprévue de mes pages avec un texte si remarquable du théosophe qui m'occupe.

      En effet, ce texte prête à des inductions puissantes en faveur d'une cosmologie essentiellement théiste, essentiellement corrective d'une cosmologie purement matérialiste.

      C'est pour des fins un peu différentes, mais très élevées encore, que le théosophe présente la belle série des idées que nous venons d'entendre, et il s'empresse de passer à une théorie qui lui tient fort à cœur, celle de puissances ou d'êtres supérieurs qui gouvernent les puissances ou les forces matérielles du monde comme notre âme gouverne notre corps. C'est pour lui une théorie de prédilection, qu'on peut lui laisser, mais une théorie fort ancienne et qui fait comme le fond de toute sa doctrine.

      Voici comment il présente ses inductions en faveur de l'existence des puissances supérieures si nécessaires dans son système.

      « De tous ces faits, il résulte que, si les œuvres matérielles de l'homme ont démontré en lui des facultés invisibles et immatérielles, antérieures et nécessaires à la production de ces œuvres, et que, par la même raison, l'œuvre matérielle universelle ou la nature sensible nous ait démontré des facultés créatrices, invisibles et immatérielles, extérieures à cette nature, et par lesquelles elle a été engendrée, de même les facultés intellectuelles de l'homme sont une preuve incontes table qu'il en existe encore d'un ordre bien supérieur aux siennes et à celles qui créent tous les faits matériels de la nature. C'est-à-dire, qu'indépendamment des facultés créatrices universelles et de la nature sensible, il existe encore hors de l'homme des facultés intellectuelles et pensantes, analogues à son être, et qui produisent en lui les pensées ; car, les mobiles de sa pensée n'étant pas à lui, il ne peut trouver ces mobiles que dans une source intelligente, qui ait des rapports avec son être ; sans cela, ces mobiles n'ayant aucune action sur lui, le germe de sa pensée demeurerait sans réaction, et par conséquent sans effet. »

      J'ai dit qu'on peut lui laisser cette théorie et en faire abstraction. Et en effet, il la corrige par celle que veut la raison et qu'il professe avec beaucoup de netteté : le gouvernement absolu d'une seule volonté, d'une loi unique, d'un principe suprême.

      « Le principe suprême, dit-il, source de toutes les puissances, soit de celles qui vivifient la pensée dans l'homme, soit de celles qui engendrent les œuvres visibles de la nature matérielle ; cet être nécessaire à tous les êtres, germe de toutes les actions, de qui émanent (mot fatal, plume qui trahit) continuellement toutes les existences ; ce terme final, vers lequel elles tendent, comme par un effort irrésistible, parce que toutes recherchent la vie ; cet être, dis-je, est celui que les hommes appellent généralement Dieu. »

      Telles sont les considérations fondamentales par les quelles Saint-Martin prouve que c'est bien l'homme et ce qui est en lui qui explique l'univers ou la nature des choses, que ce n'est pas celle-ci qui explique l'homme. L'homme est supérieur à la nature, tient aux puissances supérieures et plus essentiellement au principe suprême, de qui émanent continuellement toutes les existences.

      Telle est en substance toute la théorie de Saint-Martin sur le rapport de l'homme avec Dieu et avec l'univers, théorie prise de haut, et qui serait dans le fond très acceptable si elle nous était présentée, en d'autres termes. Elle est alliée à une théorie sur les puissances spirituelles qui ne tient pas au principe et qu'on en peut détacher. Elle est fondée sur une idée non pas contestable seulement, mais si bien contestée qu'aucune philosophie n'ose plus la soutenir, l'émanation. Cela est vrai. Mais elle est étayée de quelques-unes de ces grandes hypothèses qu'aujourd'hui toute philosophie est un peu tentée de professer dans certaines limites. Ecrite par une plume à la fois plus libre et plus nette que celle d'un théosophe, professée par exemple par l'homme de son temps que Saint-Martin admirait le plus, par Jean-Jacques Rousseau, qui savait à la fois blâmer l'incrédulité de son siècle et parler à ce siècle le langage de la raison la plus austère et la plus pure, cette théorie d'un spiritualisme à la fois très fin et très profond, qui place l'homme si haut en dépit du dogme de la chute, et le montre appelé à un rôle si éminent malgré son impuissance, répondait au rationalisme le plus ambitieux du jour. L'homme aime tant à faire Dieu à son image, qu'il fait volontiers de même pour l'univers. Il a toujours aimé à se qualifier de petit monde ; un pas de plus, et il devenait le type du grand.

      Qui sait ? écrite par un de ces dictateurs de l'intelligence qui ont de si beaux privilèges, cette théorie produisait, dans les esprits une de ces révolutions qui changent le cours des idées, fondent une école, illustrent une page de l'histoire, et comptent parmi les grands faits dans la pensée de l'humanité. Elle prévenait le livre d'un philosophe qui, sous nos yeux, nous présente le monde comme une volonté, de cet étrange Schopenhauer, qui vient de terminer une carrière à la quelle la renommée n'a pas fait, défaut, si excentrique que fût sa marche.

      On a dit de Saint-Martin que sa philosophie de la nature était l'idéalisme. Soit ; mais ce fut le sien, et son idéalisme ne ressemble à celui de personne. C'est comme son panthéisme : on s'y heurte partout, mais toujours on y touche à l'idée d'un Dieu personnel ; c'est comme sa théocratie, où domine toujours l'idée que le vrai sacerdoce est celui du vrai théosophe, mais que l'Eglise doit rester étrangère aux affaires de ce monde. En effet, il aime à la distinguer toujours de la religion, et pour lui l'Eglise est bien le spirituel sans le temporel.

      Plus cette publication tranchait avec celles de l'époque à laquelle elle parut, plus elle pouvait faire de bruit et soulever de critiques. Il n'en fut rien. Dans le monde des lettrés nul ne voulut s'y attaquer, nul n'osa en faire l'éloge. Mais ce fut autre chose dans la sphère des intimes ou des initiés. Telle fut, aux yeux des martinézistes, l'importance de cette publication, qu'elle mit son auteur hors ligne, et qu'en 1784 la Société des philalèthes de Paris, considérant Saint-Martin comme le successeur naturel de Martinez, l'invita à s'unir avec elle pour l'achèvement de l'œuvre commune. Les travaux de cette Société avaient pour objet apparent, la conciliation des idées de Swedenborg, qui voyait si familièrement les esprits, et celles de Martinez, qui ne disposait de leur puissance qu'au moyen de certaines opérations. Mais ces travaux étaient, en réalité, moins des études de pneumatologie que des recherches pour la découverte de quelques-uns de ces grands mystères dont se préoccupent si volontiers certaines associations plus ou moins secrètes. Le but réel des philalèthes était, suivant M. Gence, que nous avons encore connu, la recherche du grand œuvre. Les pages que j'ai sous les yeux, pages sauvées des divers naufrages de cette Société, ne justifient pas cette assertion ; mais puisque ces sortes de choses ne s'écrivent pas, il est évident que le silence ne prouve rien. Au point de vue de ses études, de ses sympathies et de sa mission toute spiritualiste, l'appel des philalèthes ne pouvait guère flatter Saint Martin, et il refusa de s'y rendre. Ses vues étaient à la fois autres que celles de dom Martinez, celles de Swedenborg, et même celles des conciliateurs de l'un et de l'autre. On voit, par son Tableau naturel, la gravité et la portée de ses études, et l'on comprend que si Swedenborg lui-même, qui était homme d'une science si haute, cessait dès lors de le satisfaire, bien qu'il étudiât encore, il ne pouvait plus désormais se souvenir des opérations de l'école de Bordeaux qu'avec quelque antipathie, ni prendre la moindre part à celles de l'école de Paris. S'il ne méprisait pas absolument les recherches alchimiques, il les mettait du moins bien au-dessous des opérations théurgiques, qui déjà l'intimidaient et lui répugnaient dans sa jeunesse. A l'époque où nous le suivons, il ne rompait pas encore avec les amis des sciences occultes, mais ce n'était pas dans leurs rangs qu'il cherchait ses partisans, et quelques succès que ses publications aient trouvés là, ils le flattèrent peu. Il demandait, au contraire, ceux du monde qu'il fréquentait, et ceux du public qu'il voyait avec douleur suivre ses adversaires.

      Adversaires est le mot ; car, se considérant lui-même comme le principal représentant de la spiritualité, il regardait les incrédules comme ses ennemis personnels.

      Aussi, bien loin de songer à se dérober au grand public ou au grand monde, en se jetant au sein des associations secrètes et des œuvres mystérieuses de sa personne et avec ses lumières, avec celles auxquelles il aspirait si sérieusement, dans les sciences mathématiques comme dans les sciences morales, – loin de s'enfouir là, disons-nous, il cherchait le plus grand jour et sui vait les travaux des plus illustres compagnies. Pour satisfaire son ambition la plus ardente, celle de trouver la clef de toutes les études humaines, il avait besoin d'en embrasser, d'en examiner au moins les sommités, et il tenta tout à coup très résolûment d'aborder le monde savant, dont les préoccupations étaient les seules qui lui inspirassent un sérieux intérêt.


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(1)  Ce n'est pas le duc de Tarente, sans doute, qui avait vingt ans de moins que Saint-Martin, et qui fît sa première campagne à l'âge de dix-neuf ans, dans le régiment irlandais de Dillon.

Note de l'auteur sur le chapitre : Saint-Martin écrit Fournier au lieu de Fournié. C'est à Bordeaux que Fournié est entré dans la société de Pasqualis.




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