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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
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CHAPITRE XII

Le séjour de Saint-Martin à . – Sa rencontre avec madame la duchesse de Bourbon.
Ses relations avec les savants et les mystiques : Oberlin, madame de Bœcklin, R. Salzmann, mesdames d'Oberkirch, de Frank, de Roseinberg, la comtesse Potoka.
Ses nouvelles études. – Sa conversion au mysticisme de Bœhme. – Le paradis, l'enfer et le purgatoire terrestres de Saint-Martin.


1788-1791

Les trois années que Saint-Martin alla passer à ont été à la fois les plus décisives pour sa doctrine et pour ses idéalités. Je ne veux pas dire pour ses affections, ce qui d'ailleurs se confond tout naturelle ment dans une âme mystique.

      Il s'écoula bien peu de temps entre son voyage d'Italie et son arrivée à , dont il est facile de déterminer la date. Saint-Martin nous apprend lui-même qu'il fut arraché de cette ville par un ordre de son père, après un séjour de trois ans, au mois de juin 1791, à l'époque de la fuite de Varenne. Prises à la lettre, ces deux indications fixent son arrivée au mois de juin 1788. Or, en la rapprochant de sa visite à Etupes, il en résulte qu'il ne se trouve pas d'intervalle pour un voyage en Allemagne, qui aurait eu lieu à cette époque et qu'il me paraît difficile d'admettre, ainsi que je l'ai déjà dit.

      Saint-Martin ne dit pas un mot sur les motifs qui ont pu l'engager à se diriger sur en quittant Rome, à s'y établir malgré d'anciennes habitudes qui l'attachaient à Lyon en dépit des apparences, et malgré ses prédilections réelles pour Paris. Mais il est aisé de comprendre qu'il avait entendu parler de Bœhme par ses amis de Londres et qu'on l'avait entretenu à Etupes des facilités qu'il trouverait à pour faire connaissance avec l'illustre théosophe. était d'ailleurs un des principaux théâtres des expériences mesmériennes et venait d'être celui des initiations si fameuses et des cures si extraordinaires du comte Cagliostro. Alfieri venait à peine de quitter l'Alsace qu'il avait habitée, ainsi qu'avaient fait Voltaire et Gœthe, et que Rousseau avait voulu visiter avant eux. Jamais un ensemble d'excitations plus séduisantes pour un aussi vif admirateur des grands écrivains du siècle et pour un adepte de Martinez ne s'était encore rencontré ; et si la princesse de Wurtemberg ne l'a pas mis elle-même au courant des attraits littéraires et mystiques qu'il trouverait là, c'est peut-être à la baronne d'Oberkirch, qui visitait souvent Etupes, qu'il faudrait, attribuer son pèlerinage vers la vieille cité du Rhin.

      D'après sa note sur , la maison de la spirituelle baronne fut une de celles qu'il y fréquentait habituellement.

      A ne consulter que cette note, ou du moins à ne la consulter qu'un peu superficiellement, il y rechercha surtout le monde aristocratique et quelques hommes d'études. Mais avec un peu plus d'attention on voit très bien que ce qui l'intéresse réellement, c'est ce qu'il appelle ailleurs ses objets.

      Son premier point de vue est d'ailleurs assez morose et son jugement général sur les personnes avec lesquelles il se trouve en rapport à , un peu sévère, je ne dis pas injuste.

      « J'ay vu des hommes qui n'étoient mal avec personne, mais dont on ne pouvoit pas dire non plus qu'ils y étoient bien ; car ils n'avoient pas assez de mesures développées (termes favoris de Saint-Martin) pour être saisis de ce qui est vrai et vif, ni choqués de ce qui est mal et faux. C'est à où j'ay fait cette observation. »

      Cela est dur. Je dois même faire remarquer que si telles sont les premières lignes du voyageur, rien ne m'autorise réellement à dire que les sentiments qu'il y exprime ne furent que ses premières impressions.

      Fussent-elles transitoires ou permanentes, qu'est-ce qui a pu les motiver ?

      , il y a soixante-dix ans, et avant les trois ou quatre révolutions essentielles qui en ont fait une ville française de mœurs comme de langue et de nationalité, avait conservé des habitudes de froideur et de réserve très propres à nous expliquer les rudes appréciations de l'observateur. Je ne veux pas même rappeler, pour le justifier, que c'est le commun penchant des voyageurs de généraliser leurs rapides observations. En effet, chacun se passe à son tour le privilège de s'y laisser aller, et si tous se moquent de ce coureur de chaises de poste du dernier siècle qui trouvait que les femmes de Troyes avaient les cheveux roux, ceux de la maîtresse de poste du relais de Troyes étant d'un blond animé, tous sont plus ou moins entraînés par la force des choses à ces généralisations téméraires. Saint-Martin a donc pu très légitimement formuler son jugement tel qu'il a fait ; car, après tout et tel qu'il est, il va fort bien à toutes les villes du monde : c'est le portrait du cœur humain pris en un moment de brouillard.

      Après la sentence morale vient, sous la formule accoutumée de Saint-Martin, l'énumération des personnages principaux, ou plutôt des principales maisons qu'il a fréquentées ; car, pour lui, c'est presque toujours la famille qui est l'essentiel, c'est rarement le chef.

      « Et icy, dit-il, je dois me rappeler au moins les noms de plusieurs personnes qui m'y ont intéressé ou que j'y ai vues (le nom de ma chère B... est à part de tous ces noms). »

      En effet, il nomme les familles de Frank, de Turckheim, d'Oberkirch, de Baltazar, de Mouillesaux, d'Aumont, de Klinglin, de Lutzelbourg, de Saint-Marcel, Lefort, Falkenheim, Delort, et quelques autres. Mais il fait l'énumération de ces noms uniquement parce qu'il a besoin d'en graver le souvenir dans sa mémoire ; il n'y ajoute rien ou presque rien pour nous, quoiqu'il pose un peu au fond, comme tous ceux qui rédigent leurs souvenirs.

      Parmi les personnes qu'il vient de nommer, il y en a qui figurent un peu dans l'histoire locale. La baronne de Frank, à la tête de sa maison de banque, a longtemps exercé une sorte de mécénat auquel il n'a manqué qu'un Horace ; le nom de la baronne d'Oberkirch a reçu un beau lustre par des Mémoires pleins d'esprit et d'imagination qu'a publiés son petit-fils, le comte de Montbrison ; la famille de Klinglin a joué un rôle dans quelques unes des plus considérables révolutions du pays ; celle de Turckheim, qui a figuré dans plusieurs de nos chambres législatives, a fourni dans la personne du baron Jean d'Altdorf un diplomate et un historien estimé.

      En vrai militaire, Saint-Martin cite ceux des officiers de la garnison qui portaient un nom un peu distingué : Mercy, Murat (ce n'était pas le futur roi des Deux-Siciles), Tersac, de Vogué, Chasseloup, d'Hauterive (ce n'était pas l'ancien condisciple, le mystique ou l'extatique ami de Saint-Martin), Laborde, etc.

      Saint-Martin, dont la note est trop courte, ne mentionne parmi les savants qu'il a vus, que l'antiquaire Oberlin, le frère du célèbre apôtre du Ban de la Roche, Blessig, Haffner, le P. Ildefonse, bénédictin d'Ettenheim, et un professeur d'astronomie et de mathématiques dont il ne se rappelle plus le nom.

      En vrai amateur de musique, car il cultivait le violon, il ajoute à ces savants le nom de Pleyel avec l'épithète de fameux.

      A ces noms, qu'il donne la plupart altérés, qu'ils soient allemands ou français, Saint-Martin joint, encore ceux de quelques étrangers plus ou moins illustres qu'il connut à , tels que le comte de Welsberg, ancien ministre à Vienne ; M. Wittenkof (Wittinghof, de Courlande, parent de madame la baronne de Krudener).

      Au premier aspect on dirait que Saint-Martin n'est allé en Alsace que pour en visiter les familles les plus notables ; et tout ce qu'il aurait fait à ressemblerait singulièrement à ce qu'il avait fait à Londres, à Rome, à Toulouse, à Lyon ou à Versailles.

      Et pourtant il s'y est passé quelque chose de plus ; car cette même note, qui débute d'un ton si maussade et si peu flatteur, se termine ainsi : « Je dois dire que cette ville de est une de celles à qui mon cœur tient le plus sur la terre. »

      Que s'y est-il donc passé pendant les trois ans qu'il l'a habitée ? et quels charmes la vieille cité des bords du Rhin avait-elle pu offrir à son cœur, pour qu'il y tînt plus qu'à nulle autre sur la terre ?

      A cette époque la jeunesse russe, allemande et scandinave de la plus haute aristocratie s'y rencontrait aux cours d'histoire et de diplomatie de Koch, futur législateur et futur tribun, avec la jeune aristocratie de France. Metternich s'y coudoyait avec Galitzin et Narbonne. Une grande aisance, une ample et cordiale hospitalité, des mœurs peut-être plus douces et plus pures qu'ailleurs régnaient encore dans les plus honorables familles de la société. Un reste d'institutions électives et délibérantes demeurait à l'ancienne ville libre et impériale. Tout cela pouvait plaire à l'esprit de Saint-Martin ou se prêter à ses vues de propagande, s'il voulait renouer ses relations avec la noblesse russe, qui l'avait comblé d'hommages à Londres et appelé à Saint-Pétersbourg. Mais tout cela n'a pas dû suffire pour le charmer au point qu'il l'a été.

      On n'est pas davantage dans la vraie voie quand on s'imagine qu'il faut chercher son secret dans une courte phrase de sa note que je n'ai pas encore signalée, et qui nomme, parmi les personnes qu'il voyait, la baronne de Rosemberg, « qui voulait m'emmener à Venise pour fuir la révolution de France ; la belle comtesse de Potoka, qui m'avait promis de m'écrire et qui n'en a rien fait. »

      Sans doute, Saint-Martin aimait la société des femmes distinguées par de hautes aspirations de mysticisme ou de piété. Il s'y attachait profondément et même avec enthousiasme : il nous le dira et le prouvera tout à l'heure. Mais il se défiait beaucoup de celles qui n'arrivaient pas à un sérieux progrès dans la spiritualité, ou qui ne s'y prêtaient pas. Il ne se passionnait pas le moins du monde pour celles qui l'arrêtaient dans son développement propre, si sincère que fût, d'ailleurs, son amitié pour elles, témoin madame la duchesse de Bourbon elle-même, dont il parle toujours avec estime, jamais avec chaleur. Il nous faut même remarquer que cette princesse se trouvait à en même temps que lui, et qu'il ne la nomme pas même. Or, si jamais elle eût mérité une mention exceptionnelle, c'eût été en ce moment. Elle venait d'Etupes et s'était établie sur les bords du Rhin pour des raisons de famille et des raisons politiques. Quoique séparée de son mari, qui émigra de bonne heure avec son père, le prince de Condé et son fils le duc d'Enghien, elle était avec lui dans les meilleurs termes où elle pouvait être. De plus, et sans nul doute, le désir de trouver à les pieuses consolations de M. de Saint-Martin, dont elle aimait la direction, avait pesé dans la balance pour lui faire prendre le chemin de l'Alsace. Aussi Saint-Martin, qui avait pour elle une de ces amitiés qui ne se démentent jamais, lui faisait-il habituellement à le sacrifice des heures de recueillement qu'il aimait le plus, celles du soir. Il l'accompagnait volontiers au spectacle, qu'il aima toujours, quoiqu'il s'en privât souvent pour des plaisirs plus doux à son cœur charitable.

      Mais, malgré cette affection si sincère, ce ne fut pas la présence de la princesse qui fit de la ville de le séjour préféré du théosophe. Qu'on en juge par ses belles confidences sur l'influence qu'elle exerçait sur son esprit, confidences qui s'étendent sur ses principaux attachements., et confidences qui nous feront bien comprendre, je crois, l'amitié si exceptionnelle qu'il voua à la personne qu'une seule fois il nomme en toutes lettres, et qu'il désigne d'ordinaire par les mots, ma B... ou ma chérissime B...

      Ces confidences nous feront voir en même temps ce que nous devons penser réellement de toutes ces prédilections féminines qui paraissent jouer un rôle si con sidérable dans la vie du grave mystique.

      « Plusieurs personnes ont été funestes à mon esprit, mais non pas de la même manière. La première voulait absolument le faire mourir d'inanition ; la seconde, qui était ma tante, voulait ne le nourrir que de vent ; la troisième, qui est W..., opérait sur lui comme un étouffoir ; la quatrième, qui est madame de La Cr..., lui mettait les fers aux pieds et aux mains ; la cinquième, qui est madame de L..., lui eût été utile si elle n'avait pas voulu le couper en deux ; la sixième, qui est madame de Cosl...., le grattait en-dessous et le déracinait ; la septième, qui est madame de B... B..., lui mettait un cilice pointu sur tout le corps. »

      Cette appréciation, qui est peut-être un peu plus symbolique et surtout plus épigrammatique qu'il ne fallait, est fine, à la fois sérieuse pour le fond et railleuse pour la forme.

      A l'exception de la troisième de ces diverses et piquantes individualités, et à l'exception de la première, qu'il ne veut pas même laisser deviner à son lecteur – car ses réticences témoignent qu'il n'écrit pas pour lui seul – nous mettons facilement les noms complets. Et sans bien comprendre peut-être toute la portée de ces épigrammes figurées, nous nous faisons une idée suffisante de la nature de ces rapports mystiques. Madame W... nous reste aussi inconnue que le personnage qu'il ne veut pas nous livrer du tout. Saint-Martin nomme un prince Woronzow, mais il ne nomme pas la princesse, que d'ailleurs, en sa qualité d'étrangère, il n'aurait pas pu traiter bien convenablement d'étouffoir. On reconnaît du premier coup madame de La Croix, mais on ne voit nullement comment cette grande dame, qui prenait si bien son vol et donnait si gracieusement audience aux esprits au milieu même de la compagnie dont elle était entourée, mettait l'esprit de son ami aux fers. Etait-ce quand il composait près d'elle ses belles pages du Tableau naturel ? On ne comprend pas davantage comment madame de Lusignan, chez qui il composa une partie du même ouvrage, coupait son esprit en deux. Etait-ce pour en retenir sur la terre au moins l'un des deux ? Madame de Coislin, car c'est d'elle qu'il s'agit au n° 6, en dépit de l'orthographe, jouait un rôle plus dangereux encore pour l'esprit de Saint-Martin : elle le détachait du monde céleste où il avait jeté racine, en grattant le sol sous la racine même. Madame la duchesse de Bourbon, nommée la dernière, se bornait du moins à faire souffrir son esprit ; mais elle le faisait souffrir, car elle lui mettait un cilice pointu sur tout le corps, figure un peu hardie pour un esprit, mais qui exprime la douleur que la princesse faisait éprouver à son ami, à la voir dans sa crédulité consulter des somnambules et d'autres praticiens d'un ordre inférieur.

      Dans tous les cas, ce n'était pas la personne qui suivait si mal le théosophe dans les hautes sphères de la spiritualité et arrêtait ainsi le libre développement de son esprit, ce n'était pas madame la duchesse de Bourbon, qui, par sa présence, répandait sur la ville de cette magie qui la fit qualifier de paradis. Quels autres attraits ou quels développements inattendus, Saint-Martin, qui n'appréciait les villes, comme les personnes, que d'après leur rang dans l'ordre de ses objets et de ses grandes aspirations, lui a-t-il donc présentés ?

      Il ne le dit pas nettement, mais il le fait deviner en vingt endroits, où éclate un sentiment unique dans son âme, un sentiment qu'il ne confond avec aucun autre. Il a trouvé à une source de spiritualité, non pas inconnue, mais inabordée jusque-là, Jacques Bœhme. Cette source, un théosophe très savant, Rodolphe Salzmann, et une femme très aimable, madame de Bœcklin, la lui ouvrirent en l'initiant à l'étude de cet illuminé, et en le décidant à apprendre l'allemand, les anciennes traductions, française ou anglaise, du philosophe teutonique ne pouvant lui donner aucune idée de tout ce que renfermaient les originaux.

      A ces deux personnages, dont l'un devait prendre la première place dans les affections de Saint-Martin, et dont l'autre eut la même place dans celles de Young-Stilling, il s'en joignit plusieurs autres, qu'on ne nomme qu'en passant. Ce sont le major de Meyer, le baron de Razenried, madame Westermann, et une personne que le voyageur ne désigne que par le nom de la rue qu'elle habitait.

      C'est ce groupe de six personnages très divers, mais très liés entre eux, auxquels se rattachaient assurément bien d'autres, qui embellit la vieille et savante cité aux yeux du théosophe. Et je vais essayer de coordonner le mieux qu'il me sera possible ce qu'il m'a été donné de recueillir sur chacun d'eux, les prenant dans l'ordre inverse de leur importance pour Saint-Martin.

      La personne qu'il ne nomme pas, mais qui figure dans la correspondance de madame de Bœcklin avec la baronne de Razenried, portait un nom allemand très poétique, mais aussi difficile à écrire qu'à prononcer pour un débutant tel que Saint-Martin. Elle s'appelait mademoiselle Schwing (aile), et son esprit s'élevait volontiers dans les plus hautes régions du monde spirituel. Eelle avait des visions ou des apparitions qui ressemblaient plus à celles de Swedenborg qu'à celles de l'abbé Fournié ; elle voyait, non pas comme ce dernier, des esprits d'un ordre supérieur, mais des trépassés ; elle en suivait les progrès ou l'élévation successive dans l'autre monde, à la grande joie de leurs familles et de ceux de ce monde qui s'intéressaient à leur sort.

      La dame Westermann avait ces dons de seconde vue qui étaient jadis si communs dans certaines contrées de l'Allemagne, de la Suède et de l'Ecosse. Elle voyait, en esprit, suivant les traditions que je consulte, les événements qui se passaient à de grandes distances, et il circulait à ce sujet, dans le cercle des intimes de Saint-Martin, des récits fort extraordinaires. Dans sa note, le théosophe prend d'abord à l'égard de la voyante une attitude de réserve. Il lui donne avec un peu de dédain l'épithète de cordonnière, étrange dans la bouche d'un admirateur enthousiaste de Bœhme, le cordonnier. Il semble mettre le crédit qu'il lui accorde sous le pavillon d'un autre, en disant qu'elle avait la confiance de Salzmann. Le fait est qu'il change un instant après, qu'il ne manque pas lui-même de la consulter, sur l'avis de madame de Bœcklin, lors de l'aventure romanesque, et qu'il finit par constater qu'on lui répondit assez juste, mais qu'il ne dit pas un mot sur cette aventure.

      Le troisième personnage mystique qu'il nomme, le baron de Razenried, noble étranger arrivé en France très souffrant, à l'époque où l'on opérait à sous l'installation de M. de Puységur les grandes cures magnétiques, avait trouvé dans cette ville un médecin d'une vive clairvoyance, une jeune fille d'une rare beauté, et avait fini par lui offrir sa main et son nom. A la grande joie de la famille, la jeune baronne, d'origine très bourgeoise, n'avait pas tardé à prendre le ton et les manières de la meilleure compagnie, le goût des lettres et des saines études. Nous avons sous les yeux des Vues sur le ciel étoilé qu'elle doit avoir écrites d'inspiration, comme Jacques Bœhme écrivait la plupart de ses traités. Elles ne portent pas plus le cachet de la science que celui de la révélation ; mais quand l'astronomie était moins avancée, elles ont pu faire le charme du cercle intime de la belle baronne. Si elles ne font plus celui de personne par leur valeur scientifique, elles peuvent, plaire à tout le monde par l'élévation de la pensée et même par l'éclat d'un style que madame de Razenried était loin de mettre dans ses pages ordinaires, ses lettres familières, par exemple.

      Le major de Meyer, que Saint-Martin met à la tête de tous ses amis de , querellait ces Vues au nom de l'astronomie savante. Il leur accordait cependant, comme aux expérimentations magnétiques, un intérêt sérieux. A la différence de son neveu, Frédéric de Meyer, écrivain plus connu, il était d'une nature mi-sceptique, mi-croyante ; mais dans sa correspondance, que j'ai sous les yeux, il cite des textes de Saint-Martin avec autant de sympathie que son neveu le fait lui-même dans ses lettres et dans ses Feuilles périodiques pour la culture supérieure de l'intelligence.

      Le personnage qui fut, je crois, le principal initiateur de Saint-Martin à l'étude du philosophe teutonique, Rodolphe de Salzmann, comme l'appelaient ses correspondants d'Allemagne depuis qu'il avait reçu de la cour de Saxe-Meiningen des lettres de noblesse et un brevet de conseiller de légation, titres dont il n'a jamais fait usage pour son compte, – Salzmann était un savant avancé dans le mysticisme ordinaire et dans la haute théosophie. Il faut le distinguer de son cousin Daniel Salzmann, l'ami de Gœthe et de Herder, singulièrement célébré par le premier et par les biographes de l'incomparable poète. Insister ici sur la distinction des deux Salzmann, dont aucun n'a marqué dans les lettres françaises, quoique l'un des deux ait été journaliste pendant quarante ans, serait chose inutile. Qu'il nous soit permis seulement de dire en passant, dans l'intérêt de la critique historique et pour l'appréciation de la valeur réelle de ce qu'on appelle l'autorité du témoignage, que les propres concitoyens et les amis des deux les ont si souvent confondus ensemble qu'enfin ils les ont fondus eu un seul et même personnage. L'excellent Schubert, un des principaux mystiques de notre temps et celui-là même qui s'est fait remarquer en France par une touchante biographie de madame la duchesse d'Orléans, raconte très sérieusement qu'il a visité en 1820 le mystique Salzmann, l'ami de Gœthe. Or, l'ami de Gœthe était mort en 1812, et Schubert n'avait jamais eu avec lui le moindre rapport ; il n'en connaissait le nom que par les mémoires si poétiques de Gœthe, et il était per suadé que son ami véritable, Salzmann le mystique, qu'il a réellement visité en 1820, portait encore sur sa noble physionomie d'aigle les traces du génie qui avait charmé le poète. Or, Rodolphe Salzmann n'avait jamais eu de relations avec Gœthe.

      Si Saint-Martin se rendit à pour y étudier le mysticisme allemand, et en particulier les écrits de Bœhme, traduits en anglais par son ami Law, il n'y pouvait mieux s'adresser qu'à Rodolphe Salzmann. Issu d'une de ces anciennes familles de sa ville dont la plus haute ambition était de figurer dans le ministère évangélique, dans une chaire de l'université ou sur la chaise curule d'un Quinze ou d'un Treize, le jeune théosophe, après de solides études de droit et d'histoire, avait habité l'Allemagne et fréquenté la plus savante de ses écoles, celle de Gœttingue, avec son élève, le baron de Stein, depuis le célèbre ministre de Prusse. Jouissant d'une fortune indépendante et partageant ses loisirs entre des travaux de religion et de politique, il dirigeait, quand Saint-Martin le rechercha, un journal et écrivait des volumes de haute piété, c'est-à-dire de mysticisme et de théosophie. Il publiait beaucoup sans jamais mettre son nom à aucun de ses ouvrages. Une correspondance assez étendue, mais très intime, avec les mystiques de Lyon, de Genève, de la Suisse allemande et de l'Allemagne en général, le mettait d'autant mieux au courant, qu'il dirigeait lui-même « la librairie académique. »

      Toutes ces études lui avaient donné une entière familiarité, d'une part avec les textes sacrés, d'autre part avec ceux de Jane Leade, de Pordage, de Law, de Swedenborg et de Jacques Bœhme. Il possédait surtout les interprètes des écrits apocalyptiques et il affectionnait particulièrement les questions qui jouent un rôle si considérable dans ces textes. Rien n'allait mieux à Saint Martin. La scrupuleuse exactitude de l'érudition germanique ne l'effarouchait pas. Grandes furent un instant les sympathies des deux théosophes. Mais il y avait des divergences sur des questions essentielles, soit de théorie, soit de pratique, et même sur le principe très mystique de la fuite du monde, fuite que Saint-Martin, homme du monde, voulait tempérée, et que Salzmann, homme de cabinet, voulait absolue ; fuite que le premier aimait plus en théorie, le second plus en pratique. D'un autre côté, Salzmann voulait contenir le mysticisme dans ces limites évangéliques où se mouvait l'âme à la fois tendre et ambitieuse de Fénelon, un peu entraînée par les extases de madame Guyon ; Saint-Martin, au contraire, ne goûtait pas madame Guyon, parlait peu ou point de Fénelon, et ajoutait volontiers à la portée légitime des saintes Ecritures les traditions occultes de son ancien maître, dom Martinez. Enfin, Salzmann, tout en tenant beaucoup à l'existence du monde spirituel et à la science de nos rapports avec lui, rejetait absolument la théurgie, dans ses opérations comme dans ses principes. Saint-Martin, au contraire, blâmant les opérations, professait les principes de l'art.
D'ailleurs, la piété sincère et les sérieuses aspirations qui devaient rapprocher les deux théosophes ne les unirent pas. La stoïque austérité de l'un, si adoucie qu'elle fût dans ses formes et dans son langage, contrastait trop avec l'humble et gracieuse tenue d'âme de l'autre, pour que leurs rapports prissent les caractères de l'intimité et les conditions de la permanence. Au moment de la séparation, ce fut, non pas à Salzmann que Saint-Martin donna son portrait, mais à madame Salzmann, femme d'un grand caractère, d'une rare prudence et plus sceptique que croyante, mais pleine d'admiration pour la séduisante humilité du mystique. Après leur séparation ils n'échangèrent plus que quelques lettres. A la correspondance de Salzmann Saint-Martin préféra celle du baron de Liebisdorf, qui sympathisait avec ses principes théurgiques et l'aidait dans ses traductions de Bœhme ; à la correspondance de Saint-Martin, Salzmann préféra celle du conseiller Young-Stilling, qui sympathisait avec ses doctrines millénaires et l'assistait dans ses études pneumatologiques.

      La première, la plus grande place dans les affections spirituelles de Saint-Martin, fut prise par madame de Bœcklin ; c'est à elle qu'il aime à rapporter le plus fécond événement de sa vie d'études, la connaissance du théosophe de Gœrlitz. Et de même qu'il mit le célèbre philosophe teutonique au-dessus de tous ses autres maîtres, il mit madame de Bœcklin au-dessus de toutes ses autres amies. D'après mes notes, il a donné trois fois son portrait, et je viens de nommer celle des trois personnes qui a reçu de sa main la charmante gouache aux traits fins et inspirés que j'ai recueillie. Madame de Bœcklin est la seconde ; mais je dois dire que dans la pensée de Saint-Martin il n'y avait pas de comparaison possible entre elle et les deux autres. La place que cette aimable allemande occupait dans son âme est, je crois, unique même dans l'histoire du mysticisme. Du moins je n'y connais pas d'autre Egérie qui ait été l'objet, de la part d'un théosophe, de sentiments aussi élevés, rendus dans des termes aussi vifs que le sont ceux de Saint-Martin parlant de madame de Bœcklin.

      Il la célèbre tantôt d'une façon attentivement choisie, tantôt héroïquement familière. C'est elle qui est ma B.

      Dès le début de sa note sur , il dit sur les noms qu'il veut fixer dans sa mémoire : « Le nom de ma chère B. est à part de tous ces noms. » Et dès le début de leur liaison son amie B. est son oracle. « Ma B. me fit consulter la cordonnière Westermann, lors de l'aventure romanesque. » Ces deux lignes sont, à la vérité, tout ce que madame de Bœcklin obtient de lui dans cette note. Mais si est pour lui la ville de France par excellence et son paradis, c'est grâce à madame de Bœcklin. Et s'il regarde comme un malheur, comme une catastrophe, d'être arraché de , c'est qu'il lui faut se séparer de madame de Bœcklin. On ne saurait le dire mieux qu'il ne le fait.

      « Un des traits de celui qui n'a cessé de me combattre (on verra qui), est ce qui m'arriva à en 1791. Il y avait trois ans que j'y voyais tous les jours mon amie intime ; nous avions eu depuis longtemps le projet de demeurer ensemble sans avoir pu l'exécuter ; enfin nous l'exécutons. Mais au bout de deux mois, il fallut quitter mon paradis pour aller soigner mon père. La bagarre de la fuite du roi me fit retourner de Lunéville à , où je passai encore quinze jours avec mon amie ; mais il fallut en venir à la séparation. Je me recommandais au magnifique Dieu de ma vie pour être dispensé de boire cette coupe ; mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice fût horrible, il le fallait faire, et je le fis en versant un torrent de larmes.

      « L'année suivante, à Pâques, tout était arrangé pour retourner près de mon amie, une nouvelle maladie de mon père vient encore à point nommé arrêter tous mes projets... » (Portrait, 187.)

      Comment qualifier et comment expliquer ce langage ?

      Serait-ce là un feuillet arraché de quelque roman sentimental du dernier siècle ? Gœthe, violemment séparé par ordre de son père d'auprès de mademoiselle Frédérique Brion de Sessenheim, aurait-il peint autrement son désespoir ?

      Dans tous les cas, Alfiéri se séparant à Rome de la comtesse Albany ne gémit pas plus pathétiquement.

      C'est là peut-être faire un rapprochement téméraire. Mais il ne saurait compromettre M. de Saint-Martin, car il ne peut y avoir eu d'autre affection entre lui et Charlotte de Bœcklin qu'un amour purement platonique. En effet, c'est en vain qu'on admettrait, pour la plus facile des explications, la plus simple des hypothèses, un de ces sentiments profanes qui se glissent d'autant plus facilement dans les âmes mystiques qu'elles sont plus disposées à de saintes tendresses et moins défiantes en raison même d'une pureté qu'aucune défaillance n'a pu éclairer encore. D'abord M. de Saint-Martin n'est pas un novice. Il se connaît en attachements. Nous l'avons vu, ceux de sa jeunesse, encore trop présents à sa pensée, sont une des plus amères douleurs de sa vie. Il se les reproche, et il n'étalerait pas avec tant d'abandon, il ne glorifierait pas d'une manière si éclatante la plus nouvelle de ses faiblesses, si elle ressemblait aux plus anciennes. Sans doute il y a bien des nuances dans l'amitié, et il est évident que jamais Saint-Martin n'a eu des sentiments et des mots pareils pour aucun homme ; mais il aime les traits saillants et les figures hardies. D'ailleurs la preuve qu'il ne s'agit dans tout cela que d'une de ces amitiés exaltées et de ces tendresses mystiques qui se conçoivent si bien dans le commerce des âmes spirituelles, c'est que madame de Bœcklin, née la même année que Saint-Martin, et par conséquent âgée de quarante-huit ans, était alors mère de plusieurs enfants et grand'mère ; que l'aînée de ses filles était mariée depuis quelques années à M. de Montrichard, qui fut depuis lieutenant général. Madame de Bœcklin, même beaucoup plus jeune, n'eût pas prêté davantage à de communes inductions, et si avancée qu'elle fût en âge, son rare mérite explique parfaitement le style de son ami. Allemande bien née, très instruite, portant avec honneur et avec un grand air, avec l'air de son caractère un peu impérieux, un des beaux noms de l'Alsace, belle encore, elle joignait à ces avantages tous les attraits de la bonté la plus aimable et la plus aimante. Mais elle se fût bien gardée de nourrir une passion dont elle connaissait les violences et les châtiments par la vie du frivole époux dont elle était séparée, et dont elle avait à commander les respects par sa conduite. Sa position était difficile. Protestante de naissance et devenue catholique par des considérations de famille, elle sut, avec toute la délicatesse de tenue que donnent le monde, l'étude et son sexe, concilier les égards dus aux prêtres qui la dirigeaient avec les convictions évangéliques qu'elle gardait. Je vois dans ses lettres qu'elle accorda fort bien, avec les goûts de mysticité qu'elle avait pris, les habitudes d'une grande liberté d'esprit. Elle se nourrissait de Jacques Bœhme, et traitait le théosophe Salzmann comme un maître vénéré. Elle distinguait, elle aimait Saint-Martin plus qu'aucun autre, mais aucun indice ne prouve que son exaltation ait jamais égalé celle de Saint-Martin. Dans une correspondance intime, qu'elle commença quatre ans seulement après la mort de Saint-Martin et qui dura jusqu'en 1818, avec sa meilleure amie, la baronne de Razenried, le nom de Saint-Martin n'est pas mentionné une seule fois. Elle parlait de lui avec les rares amis de sa modeste vieillesse, mais peu et sans que jamais sa parole permît d'en induire autre chose qu'un sincère attachement, je le sais, et elle mettait infiniment au-dessus de lui leur maître commun, Jacques Bœhme, dont elle demeura la docile élève.

      Sans doute, pour mieux apprécier ces rapports, c'est sa correspondance avec son ami continuée jusqu'en 1803 qu'il faudrait pouvoir consulter, et j'espère bien qu'elle n'est pas détruite ; mais, jusqu'à ce jour, tous les efforts que j'ai pu faire pour la retrouver sont demeurés stériles. Et, à vrai dire, si ceux qui la possèdent veulent bien, dans l'intérêt d'une curieuse étude à faire et d'une belle amitié à produire au grand jour, consentir à la faire connaître, je suis bien assuré qu'elle ne compromettra personne. Une amie de Saint-Martin aimait à lui dire que ses yeux étaient doublés d'âme, et je crois bien que cette amie est celle dont il s'agit ; mais la réponse même de Saint-Martin montre combien la remarque de madame de Bœcklin était pure. Elle avait aux yeux de son ami le grand mérite de reproduire sous une forme acceptable les remarques trop vives et trop directes que les regards de mesdames de Menou et de la Musanchère lui avaient adressées dans sa jeunesse à Nantes. Je ne crois pas d'ailleurs que la correspondance désirée ajouterait beaucoup de traits nouveaux à la physionomie de ces rapports, telle que nous la connaissons.

      Pour le reste, il ne doit entrer dans l'idée de personne de vouloir discuter une question de goût, à savoir si madame de Bœcklin avait bien réellement, sur toutes les personnes de son sexe, cette supériorité que lui attribue un juge éminent, élevé à bonne école et recherché des femmes les plus distinguées de son temps. A mon jugement, la correspondance de madame de Bœcklin avec madame de Razenried n'explique pas l'enthousiasme, mais justifie fort bien la sérieuse permanence de l'amitié de Saint-Martin, amitié dont il donne lui-même les motifs et dépeint le caractère. En effet, c'est le progrès que madame de Bœcklin lui a fait faire dans la haute spiritualité, le rare don qu'elle possédait de l'élever par sa parole, si ce n'est par sa seule présence, dans les plus hautes sphères de la mysticité, don qu'il ne paraît avoir trouvé au même degré dans aucune autre de ses amies – c'est là ce qui la mettait pour lui hors ligne, ravissait son esprit, et faisait de un paradis qui lui rendait insipide tout autre lieu.

      « Il y a, nous dit-il dans ses notes, trois villes en France dont l'une est mon paradis, et c'est ; l'autre est mon enfer (Amboise), et l'autre est mon purgatoire (Paris).
      Dans mon paradis, je pouvois parler et entendre parler régulièrement des vérités que j'aime ; dans mon enfer, je ne pouvois ni en parler, ni en entendre parler, parce que tout ce qui tenoit à l'esprit y étoit antipathique : c'étoit proprement un enfer de glace ; dans mon purgatoire, je ne pouvois guère en parler, et je n'en entendois jamais parler que de biais ; mais encore valait-il mieux en entendre parler de biais ou de bricole que de n'en entendre parler du tout : aussi je me tenois dans mon purgatoire quand je ne pouvois pas aller dans mon paradis. » (Portrait, 282.)

      Le grand moyen employé par la magicienne célébrée si solennellement pour charmer en même temps qu'élever l'esprit de son ami, ce fut absolument le même qu'en chrétienne convaincue et sévèrement conduite par les épreuves, elle emploie aussi dans sa correspondance avec son amie : la parole des textes sacrés gravés dans sa mémoire par l'éducation de sa jeunesse, parole qu'elle ne cessait de lire et qu'elle cite, devenue mystique et catholique, comme aurait pu le faire la huguenote la plus biblique du seizième siècle. C'est là, sans nul doute, ce qui explique quelques uns des plus beaux et plus emphatiques éloges que son ami prodigue aux saintes Ecritures, et le sincère amour qu'il leur porte, quoiqu'il les déserte ou les dépasse sans cesse pour ses doctrines propres. Il est sensible à l'autorité de ces textes ; mais il faut que ce soit son amie qui les lui cite pour qu'il en ressente toute la puissance dans ses épreuves, ses peines et ses douleurs. Ecoutons-le, à ce sujet, sur une des années les plus graves de sa vie :

      « Vers la moitié du mois de septembre, l'an 1792, j'ay été rappelé, par autorité de mon père, de mon paisible séjour de Petit-Bourg à Amboise. Sans les puissants secours de mon ami Bœhme, et sans les lettres de ma chérissime amie B..., j'aurois été anéanti dès les premiers moments que j'ay été rendu dans ma ville paternelle, tant étoient nuls les soins que j'avois à y rendre et les appuis que j'avois à y attendre. Encore, malgré ces deux soutiens, j'ay éprouvé de telles secousses de néant, que je puis dire avoir appris à y connaître l'enfer de glace et de privation. Cependant j'y ai trouvé aussi quelques légers tempéraments, et j'en parlerai dans des articles à part ; mais, hélas! combien ces tempéraments sont faibles en raison de ce qu'il me faudroit ! Mon Dieu ! mon Dieu ! que votre volonté soit faite ! Ma chérissime amie me manda à ce sujet le passage de saint Paul (I Cor., VII, 20) : Que chacun reste dans la vocation où Dieu l'a appelé. Il y a un grand sens pour moi dans cette citation ; car j'étois sous cette même puissance lorsque l'on m'a ouvert la carrière. »

      J'avoue, pour mon compte, qu'ici je ne comprends pas tout. Saint-Martin se plaint des secousses de néant qu'il a éprouvées, par la raison qu'il avait si peu de devoirs à rendre à son père et si peu d'appuis à attendre des gens d'Amboise. Le sentiment de son inutilité et la privation si subitement venue de tout ce qui l'avait charmé à , ont pu lui peser ; mais sage et pieux, ayant Bœhme et les lettres de son amie, com ment s'est-il laissé aller à ce qu'il appelle des secousses de néant ? Qu'est-ce que ces secousses ? Sont-ce encore de ces idées de mort, de ces éblouissements d'esprit, de ces aberrations de cœur qui l'avaient légèrement secoué dans d'autres occasions ? Est-ce là ce qui explique le recours de son amie à la voix des textes sacrés, à cette solennelle parole : Que chacun reste dans la vocation où Dieu l'a appelé ? Ou bien ne s'agit-il que d'amener le théosophe à se résigner au rôle que Dieu lui donne auprès de son père ? Mais alors que veulent dire ces mots énigmatiques : « J'étais sous cette même puissance quand on m'a ouvert la carrière. » D'ordinaire il désigne ainsi l'époque de son initiation à Bordeaux. avait-il alors des secousses de néant ? Et à quelle puissance les attribuait-il ?

      Que de mystères il reste toujours dans la vie de l'homme, même de celui qui se peint avec le plus de modestie et de sincérité !

      On dira peut-être que l'amour des saintes lettres et ce culte de Bœhme, que madame de Bœcklin sut inspirer à son ami, n'expliquent pas tout ce qui est en question ; que les mêmes textes sacrés cités au théosophe par le plus éloquent des prêtres ou le plus saint des fidèles, par saint Paul lui-même, n'auraient pas fait sur lui la même impression qu'en lui arrivant par la plume d'une femme d'un grand air et belle encore. J'en conviens, et j'ajouterai qu'au dire de plusieurs personnes, la parole de cette femme avait tous ces rares attraits d'esprit et de douceur qui sont comme les priviléges de son sexe. Mais je n'admets pas que cela élaircisse en rien la question, car Saint-Martin, qui se plaint si poétiquement de l'influence funeste que les femmes, y compris madame de Bourbon, ont exercée sur son esprit, n'aurait jamais rendu des hommages aussi éclatants à des qualités essentiellement féminines. Et il nous dit très sérieusement que madame de Bœcklin n'était pas femme.

      « Souvent j'ay remarqué que les femmes, et ceux des hommes qui se laissoient féminiser dans leur esprit, étoient sujets à nationaliser les questions de choses, comme le ministère anglois a voulu nationaliser la guerre qu'il nous a faite en cette présente année 1793. elles songent plutôt à mettre à couvert leur individu que la vérité et la justice. J'excepte toujours de ce jugement ma délicieuse amie B..., qui n'est pas femme. » (Portrait, 348.)

      Cela coupe court à toute hypothèse qui voudrait voir des faiblesses où il n'y eut que des affections sublimes.

      En somme, il demeure bien constant que ce fut une heureuse mortelle que madame de Bœcklin de Bœcklinsau, née Charlotte de Rœder ! Unique dans les annales de l'humanité, à toutes les grâces de son sexe elle a joint toutes les qualités du nôtre ! Elle a eu du nôtre tout ce qui le distingue le plus, l'autorité, et toutes les vertus de l'esprit ! Et cela au jugement du plus illustre de ses amis et du plus célèbre des mystiques de notre âge.

      Cependant ce ne fut pas elle seule, et ce ne furent pas les seules études qu'elle fit faire à Saint-Martin qui amenèrent dans les vues de son ami le progrès et la révolution philosophique qu'il date de .

      Ce fut d'abord sur les conseils d'un personnage qu'il ne nomme même pas dans sa note sur cette ville, qu'il entreprit l'ouvrage qu'il y écrivit. Ce furent ensuite quelques circonstances spéciales qui modifièrent profondément sa pensée. Il y a donc lieu de compléter, par toutes sortes d'indications, sa note très incomplète sous plusieurs rapports.

      En effet, M. de Saint-Martin, arrivé dans la vieille cité des bords du Rhin avec des vues assez étroites en matière de science, d'histoire, de philosophie et de critique, en sortit au bout de trois ans avec des lumières générales qu'aucune femme, si distinguée qu'elle fût, ni aucun homme, n'avait pu lui donner, et il n'a pu les tenir que de l'ensemble des idées et du mouvement au sein duquel il avait vécu, observateur d'un esprit très délié, d'une âme susceptible du plus rapide et plus con sidérable développement.




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