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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
© France-Spiritualités™






CHAPITRE XIII

Suite du séjour de Saint-Martin à Strasbourg. – Ses relations avec le chevalier Silferhielm. – Nouveaux ouvrages de Saint-Martin : L'Homme de désir, Le Nouvel Homme.
Saint-Martin et Schelling. – L'Ecce Homo écrit pour la duchesse de Bourbon. – La transformation philosophique de l'auteur.


1788-1791

Le neveu de Swedenborg, attiré à son tour par la vieille ville impériale du Rhin devenue française, mais recevant avec distinction un grand nombre d'illustres étrangers, y rencontra Saint-Martin et prit sur lui un grand ascendant. Ce fut au commencement du séjour de Saint-Martin à Strasbourg, époque où celui-ci en était encore aux idées et aux ouvrages du théosophe scandinave. Il se lia donc avec Silferhielm dans l'intérêt de ses plus chères, études, et écrivit d'après ses conseils son ouvrage, Le Nouvel Homme. Plus tard, initié à la science de Bœhme, il aurait suivi dans la composition de son écrit la direction de ce dernier, qui s'occupait d'un monde spirituel très différent de celui de Swedenborg.

      En effet, c'est avec les esprits des défunts que le savant minéralogiste de Stockholm entretenait volontiers son commerce le plus intime, tandis que les aspirations de Bœhme s'élevaient beaucoup plus loin, et que ses inspirations descendaient de plus haut. Mais à cette époque, Swedenborg était encore pour Saint-Martin un guide d'autant mieux suivi qu'au moment même où il se rencontrait avec le parent du célèbre Voyant, on venait de publier, sinon le plus complet, du moins le plus facile des Exposés de sa doctrine que l'on ait en français, l'Abrégé des ouvrages d'Emmanuel Swedenborg. Cet ouvrage, publié à Stockholm d'après le titre qu'il porte, me semble réellement avoir paru à Strasbourg, si j'en juge par tout l'aspect typographique.

      Il y avait alors dans cette ville une forte clientèle pour le merveilleux de tout genre. C'était peu d'années au paravant que Strasbourg avait reçu Cagliostro avec un enthousiasme qui effaçait toutes les manifestations les plus éclatantes dont le célèbre Sicilien avait été l'objet ailleurs. On comprend, d'après cela, les sympathies qui accueillirent le voyageur suédois et l'ascendant qu'exerça dans certains cercles le neveu de l'homme du siècle qui partageait encore, même après sa mort, avec Cagliostro et Lavater les hommages que les amis de la science céleste prodiguaient si généreusement à ceux qu'ils croyaient bien initiés aux mystères de l'éternité. Le chevalier Silferhielm plaisait par lui-même, abstraction faite de la personne de son oncle ou des attraits de sa doctrine. Ses paroles étaient empreintes elles-mêmes de cette simplicité qui distingue le volume que je viens d'indiquer et qui parle de la vie des cieux sans aucune affectation de mystère, ni dans les idées ni dans le langage. Loin de là, c'est un singulier laisser aller qui y domine. D'abord toute cette dogmatique céleste est tirée des textes de Swedenborg et, en place de toute démonstration savante, appuyée uniquement sur les visions qu'il a eues. Puis, ces visions n'ont rien de bien mystérieux ni de très étrange. C'est d'une part la terre avec ses habitudes, ses idées, ses mœurs, son idiome et son écriture, transportés dans les cieux ou dans les enfers. Ce sont d'autre part les enfers et les cieux avec leurs habitants, leurs vues et leur langue, transportés sur la terre. Il en résulte que, loin de s'y sentir trop surpris, on ne se trouve pas assez dépaysé.

      Or telles ne sont pas du tout les allures ordinaires de Saint-Martin, ni celles de son maître dom Martinez et de ses amis. Ils aiment les termes abstraits et mystérieux. Ils ont un style de convention ; ils prennent les mots astral, centre, incréé, cause active et intelligente, nombres, mesures et autres en leur sens. Dans l'exposé de la doctrine de Swedenborg, au contraire, chaque chose est nommée par son nom reçu. Le mystère n'y est pas absent ; mais il est dans la pensée plutôt que dans la phrase. En effet, Swedenborg dit expressément : « Le sens spirituel est caché dans tous les termes et dans tous les passages de l'Ecriture ; voilà pourquoi elle est sainte et divinement inspirée. »

      Il y avait donc dans le commerce du baron de Silferhielm et dans la doctrine qu'il professait, dans ces commentaires surtout que transmet la tradition orale, un double attrait, le mystère dans la pensée et la simplicité dans le langage. Voilà l'ascendant que Saint-Martin subit quand il composa, à la demande du chevalier, son quatrième ouvrage, Le Nouvel Homme.

      Ce volume ne parut qu'en 1796, mais il fut écrit à Strasbourg, et il nous fait voir où en était son auteur à cette époque. En effet, grâce à cette simplicité de langage qu'aimait le chevalier, il s'y trouve des pages d'une parfaite clarté et d'un style excellent ; mais pour ce qui est de la doctrine, elle en est plus haute et plus belle en apparence qu'en réalité.

      En voici l'idée fondamentale.

      L'âme de l'homme est primitivement une pensée de Dieu ; mais l'homme n'est plus ce qu'il fut dans sa primitive jeunesse. Il est le vieil homme, et il faut qu'il devienne le nouvel homme, l'homme primitif ; il faut du moins qu'il devienne ce qu'a voulu la pensée créatrice. Pour rentrer dans sa vraie nature, qu'il apprenne à penser par son vrai principe. Dans cette pensée est son renouvellement, et dans ce renouvellement sa puissance, sa gloire. Elle donnera à ses sens obscurcis, emprisonnés, l'ouverture qui leur manque. Elle donnera à son être l'éclosion, que dis-je, l'explosion qu'il réclame. Elle le rendra semblable à Dieu tout-puissant, maître de l'univers, car au fond, bien au fond, l'homme, c'est la pensée divine.

      Cette doctrine n'est ni celle des textes sacrés ni celle de la pure raison. Mais, on le sait, nul mystique ne se contient dans les limites de l'un ou l'autre de ces deux domaines ; il est, au contraire, de la nature même du mysticisme de les franchir tous deux avec la même confiance. Mais le point de départ de ces vues essentiellement métaphysiques est essentiellement biblique et rationnel. Seulement la portée de tous les éléments qui en fournissent le fond est forcée.

      En effet, l'homme ou son âme est bien une œuvre de la pensée divine ; cela est de bon christianisme et de saine philosophie ; mais elle n'est pas une pensée de Dieu. Une pensée de Dieu est de Dieu et reste à Dieu. Elle ne s'altère pas ; elle ne devient pas un homme, ni le vieil homme, ni le nouvel homme. Pris à la rigueur, le langage de Saint-Martin enseignerait réellement ce panthéisme mystique qu'on trouve chez tous ceux des théosophes de l'Orient et de l'Occident du moyen-âge et du nôtre qui, à force de vouloir glorifier la Divinité en tout, la confondent avec tout. Mais ce n'est pas ainsi qu'il l'entend. L'homme est pour lui une création de la pensée divine et non pas une pensée de Dieu. Saint-Martin se lance parfois dans les voies de l'extase, mais il ne va pas jusqu'au panthéisme ; il ne professe ni celui de la Kabbale ni celui de la Gnose, ni celui de Xénophane ni celui de Spinosa. Loin de là, il combat dans ce livre même le spinosisme, qui lui fait horreur comme à Malebranche. De nos jours soyons sobres en condamnations, le passé nous en dispense, il a fait œuvre pour deux. Nous aimons l'exactitude ; mais en pressant les termes, respectons la pensée. En développant nos dons d'investigation dans la voie des suspicions, nous finirions par voir du panthéisme dans bien des textes, même dans les plus apostoliques ; et je crois vraiment, tant nous sommes devenus farouches, que nous ne permettrions plus à personne de parler comme saint Paul, qui dit aux épicuriens et aux stoïciens d'Athènes, sur les hauteurs de l'Aréopage, sur la place du Grand Marché : « C'est en lui (Dieu) que nous sommes et que nous nous mouvons. »

      Saint-Martin dit à la vérité des choses étranges, inacceptables pour les esprits critiques. Il affirme que Dieu même ne prend corps que par son opérer ; que le Mikrothéos, l'homme, le petit Dieu, répond au Makrothéos, au grand Dieu ; que l'homme est esprit divin ; que la créature doit continuer, dans sa région à elle, la pensée, la parole et l'œuvre de Dieu. Il ne s'agirait que de l'interpréter, dans des textes de ce genre, avec un peu de bonne volonté pour le trouver tout à fait schellingien. Par exemple, il dit bel et bien : « Le premier moment de la création est la distinction de la créature du Créateur. Le second moment est la réunion dans la différence. » Cela donnerait à qui le voudrait absolument le principe même du système de l'identité. Mais, on le sait, nul ne résiste à un interprète bien décidé à trouver dans quelques textes, un peu forcés, d'une part, un peu aidés de l'autre, ce qu'il y cherche. On a pratiqué ce système à l'égard de Schelling et de Saint-Martin, et l'on a trouvé entre les deux penseurs d'étonnantes analogies. Et pourtant Saint-Martin, qui a pu friser l'Allemagne en chaise de poste et habiter à Strasbourg au moment où Schelling publiait ses premiers écrits, n'a jamais lu une page ni professé une théorie quelconque de son illustre contemporain. Il offre avec Schelling des analogies frappantes, cela est vrai, mais elles sont facilement expliquées par la source commune où ils puisèrent tous deux avec trop de confiance, j'entends le philosophe teutonique.

      Toutefois, à l'époque où Le Nouvel Homme fut écrit, Saint-Martin connaissait peu ou point les ouvrages de Bœhme, et ce ne fut pas là qu'il puisa ses apparences de panthéisme. Il les avait prises à l'école de Bordeaux.

      Quant à son Nouvel Homme, il nous apprend que plus tard il aurait fait son livre autrement. Cela ne se comprend pas très bien. Il en conçut le projet et l'esquissa dans les premiers mois de sa rencontre avec le neveu de Swedenborg, mais il ne l'acheva qu'au temps où il suivait avec tant d'ardeur l'étude de Jacques Bœhme. L'ascendant du célèbre théosophe devrait donc s'y faire sentir par la raison que la nouveauté des impressions ou des idées en accroît l'influence ; et puisqu'il ne publia l'ouvrage que six à sept ans après, il avait bien le temps d'y corriger ce qui ne lui allait plus en 1796.

      Deux raisons me font croire, en effet, que dans l'intervalle il le retoucha plus qu'il ne dit. C'est d'abord l'esprit de l'ouvrage lui-même considéré dans ses affinités avec le théosophe teutonique (voir surtout p. 422). C'est ensuite la déclaration de l'auteur, qu'il aurait dû l'écrire autrement tout entier. On ne s'aperçoit de la nécessité de se corriger à ce point qu'en essayant de le faire sérieusement. D'ailleurs, pourquoi aurait-il donné en 1796 un livre composé en 1789, et n'exprimant plus sa véritable doctrine ? Aussi, de fait, cela n'est pas. Au contraire, Le Nouvel Homme est, à peu de chose près, le véritable miroir de toute sa philosophie.

      Toutefois, un livre inspiré par le neveu de Swedenborg doit porter quelque peu le cachet de la doctrine de ce dernier, et ce cachet s'y fait voir réellement dans quelques points de vue fondamentaux. Ainsi, Saint-Martin nous y dit que l'univers, l'univers temporaire ou sensible, le petit monde, est détaché de l'univers éternel, du grand monde, et par là même détaché de l'ange de celui-ci ; mais qu'il cessera d'exister dans sa différence, dès qu'il sera complétement rempli de l'éternité. C'est par l'organe homme, répondant à l'organe Dieu, que s'accomplit ce magnifique procès. Notre rentrée dans la pensée divine tient à l'avénement de celle-ci dans notre âme, ou, pour conserver le style figuré de l'auteur, notre résurrection avec Dieu ne peut avoir lieu que par l'ensevelissement de Dieu en nous. Son avènement en nous fait le nouvel homme en nous. Nous avons perdu la filialité de Dieu, le Fils de Dieu nous la rend ; il nous rend Dieu en nous ramenant à Dieu.

      Tout cela se ressent des théories de Swedenborg. Mais le reste est bien de Saint-Martin, et quelques-unes des vues les plus essentielles de l'ouvrage sont d'un théosophe qui va son chemin à lui.

      Saint-Martin ébaucha à Strasbourg un second ouvrage qu'il publia plus tard, et encore sous un titre biblique, Ecce homo. Il le composa, non pas à la demande, mais pour les besoins spéciaux de madame la duchesse de Bourbon ; et il nous apprend lui-même, dans sa curieuse lettre à Kirchberger du 28 septembre 1792, le dessein qu'il y poursuivait. La piété un peu étroite de la princesse, son penchant à s'aider de toutes sortes de moyens, sa foi exagérée aux merveilles des magnétiseurs et aux oracles des somnambules, ne trouvaient que trop d'aliments dans la ville où Cagliostro avait fait si aisément tant de miracles, et M. de Puységur tant de cures. Les appréhensions et les bouleversements de l'époque enfantaient une rare curiosité et de singulières investigations sur l'avenir. La princesse, très préoccupée de sa position personnelle depuis l'émigration d'un mari sorti de France avec son père et son fils, nourrissait volontiers ses dispositions naturelles pour tous les genres de crédulité. Elle inquiéta Saint-Martin. Il eut à ce sujet, nous dit-il, une vive notion. Cela signifie-t-il que son amitié lui fit voir avec une grande netteté son devoir d'éclairer la princesse ? ou bien veut-il nous dire que sa pensée conçut très clairement l'idée du moyen qu'il fallait employer ? En examinant la brochure qu'il écrivit, j'incline pour ce dernier sens.

      Quoi qu'il en soit, il y peint avec une éloquence émue et souvent très heureuse, les splendeurs dont était vêtu l'homme entrant dans la création, les misères où il est tombé en écoutant le principe du désordre qui ne cesse de lui faire sentir sa puissance, et la gloire à laquelle il est assuré d'aller s'il se laisse rappeler dans la vraie voie.

      L'Ecce homo est ainsi Le Nouvel Homme sous une forme plus populaire. Et Saint-Martin est puissant dans le rôle de peintre de la décadence humaine. En sincère Juvénal de l'humanité, il est très incisif quand il aborde les fausses missions et les fausses manifestations du temps. Les fausses missions, ce sont les clairvoyances et les cures merveilleuses du magnétisme ; les fausses manifestations, ce sont toutes ces apparitions que des esprits de la région astrale font à ceux qui, par des moyens quelconques, savent se mettre en rapport avec eux. C'est le principe des ténèbres qui les a souvent mises en avant, et les met toujours en avant selon la diversité des temps. « Un des signes particuliers qui doit nous mettre en garde au sujet de ces missions extraordinaires, c'est ce fait, que le plus souvent ce sont les femmes qui sont choisies de préférence aux hommes pour être comblées de faveurs. Ces missions en promettent toujours à leurs agents... Or, pour quelques hommes qui remplissent des rôles dans plusieurs de ces merveilles et de ces manifestations, les femmes s'y glissent en foule et sont presque partout employées pour en être les organes et les missionnaires. Avec une habileté qui nous jette dans des aberrations bien funestes, le principe des ténèbres fait qu'avec de simples puissances spirituelles, de simples puissances élémentaires ou figuratives, peut-être même avec des puissances de réprobation, nous nous croyons revêtus des puissances de Dieu ! C'est par là que ce perfide principe nous voile notre titre humiliant d'Ecce homo, qu'il entretient en nous l'orgueil et l'ambition de vouloir briller par nos puissances. C'est ainsi que fit la Servante des Actes ! »

      Saint-Martin, dans ce passage, fait allusion à la pythonisse de Philippes, esclave qui enrichissait ses maîtres par les prédictions qu'elle vendait pour de l'argent. Ce fait allait à merveille aux desseins de l'auteur. Il établissait ces trois points : que les esprits qui communiquent ce don choisissent pour organes les femmes ; que ce sont, ou peuvent être tout aussi bien de mauvais génies que de bons ; qu'en ce cas, au lieu de chercher à les garder et au lieu de les suivre, il faut les chasser comme fit saint Paul de l'esprit de Python.

      La circonstance qu'une servante nourrissait ses maîtres par ce commerce, ajoutait à la force de la leçon tirée de cet exemple.

      Toutefois, Saint-Martin ne veut pas aller trop loin. Il ne veut pas dire qu'il n'y a point de bons esprits qui se communiquent aux hommes ; qu'il faut rompre tout commerce avec le monde spirituel ; que tous ceux qui en transmettent les oracles sont des imposteurs. Saint-Martin, qui pense le contraire, ne veut pas enseigner des choses semblables ; et vers la fin de son opuscule, comme effrayé de sa vivacité, il adoucit les traits un peu enflammés qu'il a lancés d'une main si vigoureuse. Il proclame sa foi à l'innocence des agents de ces missions, de ces manifestations et de ces promesses. Il admet ce qu'on appelle des choses extraordinaires, et en particulier le pouvoir de faire des cures merveilleuses.

      Il croit si bien aux miracles et en veut si sérieusement, que tout à coup il en vient à une agression fort vive, et fort inattendue ici, contre les ministres de la religion, pour cause de négligence ou d'impuissance à l'endroit du merveilleux. De quatre pouvoirs que leurs fondateurs ont exercés, ils en ont laissé tomber deux : celui de connaître les mystères du royaume de Dieu et celui de guérir les maladies. Ils n'exercent plus que celui d'opérer la Cène du Seigneur et de remettre les péchés.

      Le mot opérer la Cène est bizarre ; mais, je crois l'avoir déjà fait remarquer, Saint-Martin appelle volontiers les actes du culte des opérations.

      Viennent ensuite des conseils aux hommes de désir, c'est-à-dire aux âmes qui aspirent à reprendre les splendeurs de leur grandeur originelle, l'image de Dieu, de ce Dieu qui, dans son abaissement terrestre et au dernier jour de sa manifestation, fit dire de lui, avec dédain, les mots : Voilà l'homme ! Ces mots, on les aurait dits avec adoration, si l'on avait connu celui qui en fut l'objet. On les dirait aussi avec admiration de l'homme, s'il reprenait sa puissance primitive.

      Ces conseils terminent le petit opuscule fait pour une princesse qui en avait si grand besoin.

      Saint-Martin publia, pendant son séjour à Strasbourg, un autre ouvrage écrit dans cette ville où il voyait tant de monde dans une assez grande intimité. Commencés à Londres, sur les instances de M. Thiemann, sous le titre de L'Homme de désir, titre emprunté aux textes et au langage de dom Martinez, ses deux petits volumes parurent à Lyon en 1790. J'ignore si l'auteur se rendit lui-même dans cette ville pendant son séjour en Alsace, ou s'il en confia l'impression à ses amis. Il paraît qu'il aimait à publier à Lyon, où il avait des relations de librairie et des partisans dévoués.

      On qualifie cet ouvrage de Recueil d'hymnes, et ce sont réellement des pages d'une ardente aspiration vers l'état primitif de l'âme ; ce sont réellement des pages inspirées, d'un style élevé et en quelque sorte davidique : mais ce n'est pas de la poésie. Quant au mérite de création, c'est à peine si l'on y surprend une idée peu attendue ou une image nouvelle. On ne doit pas y chercher non plus un progrès bien sensible dans la pensée. C'est, toutefois, le travail d'un philosophe profondément religieux. Quelques personnes, le célèbre Lavater et le fidèle baron de Liebisdorf à leur tête, en ont proclamé l'excellence : le second, avec abandon ; le premier, en avouant qu'il n'en comprenait pas toujours la doctrine. L'auteur lui-même nous dit qu'il y a semé çà et là, comme par une anticipation prophétique, des germes que l'étude ultérieure de Jacques Bœhme a plus tard mieux développés dans sa pensée. Voir au bout de quelque temps dans ses propres pages un peu plus qu'on n'y avait vu en les écrivant, est une bonne fortune si rare, qu'il faut s'en applaudir partout où elle se rencontre. Toutefois l'auteur ne se laisse aller à ces aveux qu'on pourrait prendre pour de l'amour-propre, qu'en recevant les éloges si flatteurs et si vifs du savant baron de Berne et de l'éloquent prédicateur de Zurich. Je crois, d'ailleurs, que le phénomène s'explique assez naturellement. Il peut nous arriver aisément, lorsqu'au bout de quelque temps, et après de notables progrès, nous relisons nos propres pages, de voir avec les nouvelles clartés qui se sont faites dans notre pensée les questions traitées imparfaitement autrefois. Dans ce cas, si nous distinguons bien les différentes époques de nos méditations et les différents états de notre esprit, nous ne nous faisons aucune illusion, et loin d'attribuer à notre passé des perspectives prophétiques, nous y voyons plutôt nos anciennes ténèbres. Si, au contraire, nous ne démêlons pas avec soin le passé et le présent, il est tout simple que nous croyions avoir été plus prophètes que nous ne le fûmes.

      Ce qui s'est passé dans l'esprit de Saint-Martin au sujet de son Homme de désir, s'explique aisément par la raison qu'en peu de temps il a fait de sensibles progrès.

      En effet, le célèbre théosophe en a fait en Alsace de plus grands qu'il n'a pensé lui-même. Son séjour dans cette ville s'était prolongé pendant trois ans, lorsqu'il en fut arraché si violemment par un ordre de son père. La douleur qu'il en éprouvait et l'empressement qu'il mit à y retourner, au nom de « la bagarre de Varennes » qui, certes, n'avait rien à faire dans cette affaire, montre dans tout son jour le prix qu'il attachait à cette résidence. La seule vraie et grande raison de cet attachement, ce n'est pas dans son cœur et dans ses relations avec madame de Bœcklin, malgré ce qu'il en croit et ce qu'il en dit, c'est dans son esprit et dans ses conquêtes faites à Strasbourg qu'il faut la chercher. Madame de Bœcklin, la spirituelle Allemande qui lui a fait apprendre la langue de Bœhme, n'est que le symbole le plus sensible de sa transformation, que l'objet chéri auquel sa mystique tendresse aime à rattacher son enthousiasme. Saint-Martin a éprouvé à Strasbourg, avec l'aide d'une âme grande et affectueuse, la plus noble jouissance d'un noble esprit, le sentiment d'une puissante modification. Et tour à tour il attribue cette modification aux écrits d'un théosophe qui le transporta dans une sphère supérieure à celle où il avait vécu jusque-là, et à ses entretiens avec la personne qui lui ouvrit ces nouveaux horizons.

      Ce serait là bien assez, je crois, pour expliquer son enthousiasme pour Strasbourg en même temps que la transformation qu'il y subit, mais ce n'est pas tout : ce n'est pas même le plus essentiel pour expliquer les deux.

      Habituellement très grave et très réservé au nom de sa raison, très soumis au nom de sa foi, M. de Saint Martin était par sa nature entière vif jusqu'à la pétulance, gai jusqu'à l'épigramme, actif au point de tout embrasser, d'une prodigieuse réceptivité d'esprit et de cœur. Son esprit, formé par L'Art de se connaître soi même d'Abbadie, par les Méditations de Descartes et par Le Contrat social et l'Emile de Rousseau, – son esprit ainsi formé, très impressionnable et très excité, avait été profondément frappé du spectacle de la libre Angleterre. Tout à coup transporté en Italie, il passe de Rome, sans transition, dans une ville française de nom, mais allemande et protestante de pensée ; une ville où se plaisait singulièrement une colonie française très nombreuse et très puissante, mais pleine de curiosité et de déférence pour les nouveautés où elle se trouva mêlée et qu'elle n'avait pas même soupçonnées de loin. A ce moment cela donnait à Strasbourg le plus singulier aspect. Des étrangers distingués par la naissance et par la fortune, attirés par l'amour de cette espèce de France encore si allemande et si cordiale de mœurs, mais déjà si française de sympathies et d'idées, ajoutaient aux agréments du commerce et aux sources d'instruction. En général, cette époque était belle. On était en 1788. C'était l'aurore des plus vives aspirations de la pensée nationale à ses plus glorieuses destinées. Les utopies de la raison, car elle aussi a ses utopies, n'étaient pas exclues de ce mouvement universel mais d'ailleurs très pacifique des esprits. Des accents émus, retentis sant sur les rives un peu agitées de la Seine, faisaient vibrer tous les cœurs parmi ces Français des bords du Rhin, si jeunes encore dans les annales du pays, Dans les contrées voisines, le mouvement, un peu autre, n'était pas moins beau. Il était plus grave. C'était l'ère des plus grands et plus hardis enseignements de la philosophie allemande. Le magnifique complément de la Critique de la raison pure, celle de la raison pratique parut au moment même où le Philosophe inconnu, déjà célèbre, venait de s'installer à Strasbourg. Il ne savait pas encore l'allemand, et il ne le sut jamais assez bien pour lire facilement les écrits de Kant. Mais ces écrits étaient lus, sinon dans toutes les familles qu'il voyait, du moins dans celles dont il s'honorait le plus d'être accueilli. Or ils remuaient tout, changeaient toutes les études et donnaient à toutes les idées une importance que jusque-là on n'accordait pas aux produits abstraits de la pensée. On respirait ces hardiesses d'examen et de critique, ces nobles vertus de l'esprit, non pas seulement dans les ouvrages de philosophie, mais dans les livres de morale, de politique et de littérature. Strasbourg, il est vrai, n'offrait pas de penseurs éminents, pas d'écrivains nationaux. Il y a quatre-vingts ans, ses poètes et ses orateurs, bégayant à peine le français, publiaient leurs œuvres en allemand et même en Allemagne. Toutefois on eût dit que, Français de conquête depuis sept générations sans l'être ni de mœurs ni de langue, ils s'impatientaient eux-mêmes de leur étrange situation. Aussi les principes et le mouvement national tout entier de 1788 et 1789 ne rencontrèrent nulle part en France, pas même à Paris, plus de bruyantes sympathies et ne firent éclater plus de verte jubilation qu'à Strasbourg. L'esprit protestant, très heureux de son droit d'examen, qui n'est pourtant le monopole de personne, l'esprit philosophique, très plein de ses récentes libertés et de ses prochaines perspectives de triomphe, s'y appuyaient l'un l'autre, flattés là même où l'on se défiait un peu de ces libertés et de ces perspectives qui d'ailleurs ont toujours eu pour elles, les unes et les autres, la même légitimité.

      Voilà l'atmosphère, si nouvelle pour lui, que Saint-Martin revenu d'Italie se sentit d'autant plus heureux de respirer qu'elle différait davantage de celle d'où il sortait, et qu'il y était mieux préparé par la lecture de Rousseau et l'étude de Burlamaqui. Aussi, loin de s'y trouver dépaysé, il s'y mouvait avec une volupté inconnue, jouissant d'un bien-être spirituel que rien ne venait troubler. On était libre dans ce pays, point hardi ; assez philosophe, point déiste. De ces tendances vers le sensualisme vulgaire qui descendaient ailleurs jusqu'au matérialisme et touchaient à l'athéisme, il n'y avait pas même de représentant en Alsace. Or c'étaient là les deux aberrations que Saint-Martin détestait le plus et qu'il s'irritait davantage d'avoir à combattre.

      Telles sont les vraies causes de la transformation qu'il sentit dans tout son être, et voilà le secret de son enthousiasme pour l'heureuse personne qui fut pour lui la personnification de Strasbourg. Ma chérissime B. n'est pas un mythe, mais elle est un symbole dans la vie du théosophe.

      Les résultats ou les fruits positifs de sa métamorphose philosophique sont pour l'observateur attentif aussi sensibles que ceux de sa transformation mystique. Les trois ouvrages composés ou ébauchés en Alsace portent des traces nombreuses d'habitudes nouvelles, plus pures, plus sérieusement spéculatives. La résolution si grave qu'il devra prendre quelques années plus tard, d'embrasser la carrière de l'enseignement ; son entrée aux écoles normales pour s'y préparer, la lutte qu'il y soutiendra, non pas au nom du spiritualisme contre le matérialisme, mais au nom du rationalisme contre le sensualisme ; la science et la fermeté qu'il mettra à réfuter un maître célèbre et habile : voilà les fruits et les résultats de sa transformation philosophique.

      Cependant trois années de disette succédèrent aux trois années d'abondance qui firent le charme de toute sa vie et la plus douce consolation de ses dernières an nées ; et du paradis des bords du Rhin il faut maintenant passer avec Saint-Martin dans l'enfer des bords de la Loire, à Amboise. Nous avons vu avec quelle douleur il se sentit arracher de Strasbourg par les ordres de rappel de son père. Ces ordres furent pourtant son salut. Il ne trouva dans son humble ville natale ni les Lebas, ni les Saint-Just, qu'il aurait rencontrés à Strasbourg, précédés de fanatiques plus inexorables, et suivis de plus grossiers imitateurs. S'il avait pu prolonger d'une seule année son séjour dans cette ville où sans cesse il brûlait de retourner, quelle aberration, quels crimes et quels vides il y aurait trouvés en place de tous les enchantements qui avaient ravi son âme avide d'enseignements et faite pour tous les genres de lumières !




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